Voyage à la Nouvelle-Calédonie (Garnier)/03

Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 177-192).
Troisième livraison

Vue de l’île Ouen et du canal Woodin. — Dessin de Moynet d’après une vue de côte (carte marine).


VOYAGE À LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI


Navigation autour de la Nouvelle-Calédonie, — Le Mont-d’Or. — Un massacre de colons et ses suites. — Le Magnagna.

De retour à Port-de-France, je reçus l’ordre de me tenir prêt à partir pour le Nord afin d’y reconnaître des terrains où l’on avait trouvé quelques parcelles d’or. J’abandonnai donc l’exploration des environs de Nouméa et m’occupai exclusivement de mes préparatifs de voyage.

Je devais être débarqué à Poëbo, à l’autre extrémité de l’île[2]. On a établi en cet endroit, depuis la découverte de l’or, un poste composé d’un brigadier et de deux gendarmes, mais malgré la présence de ces représentants de l’ordre civilisateur, Poëbo est en plein pays sauvage. J’allais donc me trouver au milieu des anthropophages, parcourant leurs territoires, leurs montagnes, obligé de me tenir constamment sur le qui-vive, dans des parages où notre autorité était à peu près inconnue, et sur lesquels bien souvent des récits peu engageants d’actes de cannibalisme circulaient dans Nouméa, parmi les caboteurs. Mais j’en avais pris franchement mon parti, et je ne comptais pas me laisser dévorer sans protestation ni résistance.

D’ailleurs sept soldats d’infanterie de marine, hommes d’élite, devaient m’accompagner avec la double mission de veiller sur tous mes pas et d’aider à tous mes travaux. En conséquence, au commencement de janvier 1864, je m’embarquai sur une belle goëlette de la station navale, la Calédonienne ; nous devions, comme d’habitude, naviguer entre la ligne de récifs et la terre. De cette façon, tous les soirs, d’assez bonne heure, nous pouvions aborder à une baie pour y passer la nuit. Ordinairement nous avions aussi le temps d’aller à terre et de voir un peu de pays.

Pour nous rendre à Poëbo, il nous fallut d’abord courir dans le Sud pour doubler la pointe méridionale de l’île et remonter ensuite jusqu’à notre destination, en suivant la côte orientale. Nous longeâmes ainsi plus de la moitié du littoral de l’île ; peu de points importants de la côte m’échappèrent, et il me fut surtout permis de visiter les plus intéressants.

En sortant du port de Nouméa et en se dirigeant vers le Sud, on se trouve en face du pic appelé le Mont-d’Or. Vue du large, cette belle montagne est d’un aspect remarquable. Son énorme masse est complétement détachée de toute chaîne et son flanc descend verticalement sans contour, comme une muraille de roches gigantesques superposées. Entre le pied de cette montagne et la mer, se déroule une bande de terrain légèrement inclinée vers le rivage et couverte de pâturages, sillonnés de toutes parts par les filets d’eau tombant du Mont-d’Or et formant des cascades dont l’une est souvent visitée par les touristes. Cette plaine nourrit aujourd’hui de nombreux troupeaux de bœufs.

Une station assez importante couronne un monticule, au bord de la mer, et l’on se douterait peu, en voyant la tranquillité qui règne dans ces lieux, qu’ils ont été le théâtre d’un drame épouvantable, dont la date ne remonte qu’à quelques années.

Un sous commissaire de la marine, M. Bérard, séduit par l’heureuse situation de cette plaine, en avait acheté une partie au gouvernement français, avait donné sa démission et le premier dans l’île avait jeté les fondations d’une sucrerie ; il habitait sa concession avec sa jeune fille et dix travailleurs blancs. C’était en 1859 ; les kanaks de la tribu qui réside en ce moment sur les rives du Balari, ruisseau qui coule au pied du Mont-d’Or, n’étaient pas encore bien soumis.

Un jour que ces colons étaient tous au travail, les kanaks réunis en grand nombre, les assaillirent à coups de hache et en tuèrent sur-le-champ quatre ou cinq ; les autres purent se réfugier dans une petite case, devant laquelle les assaillants s’arrêtèrent un instant, craignant qu’elle ne renfermât des armes à feu ; malheureusement il n’en était rien ; toutefois, ceux qu’elle abritait résolurent de vendre leur vie le plus cher possible. Ils commencèrent par semer les abords de la case de fragments de bouteilles, afin de couper les pieds des assaillants, s’armèrent de morceaux de bois et de projectiles de toute sorte, et attendirent.

Pendant quelques instants les naturels rôdèrent autour de l’habitation, s’en approchèrent peu à peu et, voyant qu’il n’en sortait ni tonnerre ni éclair, ils en devinèrent le motif. Une joie farouche éclata alors parmi eux, des hurlements de bonheur éclatèrent de toutes parts, glaçant le cœur des pauvres assiégés. À un signal, tous les sauvages, brandissant leurs tomahawks et poussant leur horrible cri de guerre, se précipitent à l’assaut ; aucun obstacle n’arrête cette trombe de démons déjà surexcités par l’odeur et la vue du sang qu’ils ont répandu et par l’espoir d’en répandre encore. La porte légère se brise en mille éclats sous les coups de hache et la case est envahie, La résistance n’est plus possible ; les infortunés colons essayent de la prière : le tomahawk seul leur répond ; des hurlements de triomphe retentirent encore une fois dans la campagne, et le silence se fit pour jamais sur l’habitation Bérard.

Trois personnes, deux hommes et la jeune fille de M. Bérard, échappèrent seuls au massacre. Un de ces hommes, au lieu de se réfugier dans la case, s’était glissé dans un buisson où il était resté caché, inaperçu, jusqu’au départ des Kanaks ; l’autre, nommé Bézin, était allé à Port-de-France le matin de bonne heure avec la jeune fille de son maître ; il avait rencontré quelques kanaks qui lui avaient dit : « Où vas-tu ? — À Port-de-France, » avait répondu Bézin, et il avait continué sa route ; il se rappela depuis que les naturels l’avaient longtemps suivi des yeux, en causant entre eux plus vivement que de coutume.

On résolut de punir les auteurs de cette sauvage agression, qui avaient en outre massacré un gardien du Sémaphore et sept autres colons de la vallée, située derrière Nouméa et connue aussi sous le nom de Vallée des colons. Candio, le chef de la tribu, fut livré par Jacques Quindo et Watton, petits chefs, qui depuis peu avaient répudié sa suzeraineté et s’étaient soumis à celle des Français : il sont aujourd’hui à la tête de tribus importantes. J’aurai plus tard l’occasion de parler d’eux. Candio était un grand chef qui lutta contre nous avec plus d’énergie que de bonheur ; il fut fusillé en 1859 ; sa tête fut envoyée à Brest, dans un vase d’alcool et photographiée. Je montrai un jour une de ces photographies à Jacques Quindo, l’un de ceux qui avaient livré leur compatriote ; il reconnut l’image et me dit seulement : « Candio ! » Sa figure astucieuse exprima un instant une surprise mêlée de terreur, mais bientôt reprenant son air ordinaire, il me rendit le portrait et me dit : « Candio, mon lélé, lui beaucoup coïoné Français. » (Candio, méchant, lui beaucoup tuer les Français.) Puis il tourna les talons et me quitta ; je le suivais de l’œil et le vis, la tête penchée dans l’attitude de la réflexion, s’asseoir au pied d’un cocotier. Je m’éloignai et, lorsque quelques heures après je repassai par là, Jacques Quindo était à la même place, dans la même attitude. Ce Judas sauvage qui avait vendu son chef pour quelques jouets d’Europe, était-il accessible au remords ?

La plaine qu’habitait Bérard était autrefois très-peuplée. Toute la surface en est découpée en gradins superposés selon le mode suivi par les Kanaks quand ils établissent leurs plantations. Ces gradins ou escaliers ont leur partie plane creusée et inclinée de telle sorte qu’un ruisseau, que l’on a soin de faire descendre suivant la pente directe du terrain, laisse écouler dans chacune de ces rainures, à mesure qu’il les coupe, une partie de son eau, et c’est dans ces rigoles que l’on plante le taro qui est le principal élément de la nourriture des indigènes.

Aujourd’hui, autour de Nouméa, on rencontre encore fréquemment des espaces considérables découpés de la sorte. Certaines montagnes offrent l’aspect d’un immense amphithéâtre. Mais il ne reste des kanaks qui jadis ont entrepris et mené à bonne fin ces travaux souvent considérables et très-habilement construits, que quelques misérables familles, qui cultivent à peine autour de leurs huttes un lambeau de terrain, dont les produits souvent même sont insuffisants pour les nourrir. Dans les villages plus éloignés de nous, dans les centres primitifs de population, les naturels, plus heureux, ont de véritables greniers qu’ils remplissent aux jours d’abondance et vident aux jours de disette.

Les amphithéâtres ou emplacements d’anciennes cultures de taros ne sont pas rares dans les autres parties de l’île, et je conseille à l’émigrant d’Europe, dont l’intention est de cultiver la terre en



Nouvelle-Calédonie, de choisir, s’il le peut, son lot dans ces

terrains abandonnés et de l’acheter directement au gouvernement ; il sera sûr d’avoir ainsi une propriété de première qualité et bien arrosée. À défaut d’un lot de ce genre, il devra chercher une terre contenant le magnagna, plante bien connue dans la Nouvelle-Calédonie, et qui est l’indice d’une bonne nature de sol : on la nomme bahite dans le Nord. C’est une légumineuse. Elle rampe à terre comme une liane ; on la coupe au moyen d’un hache-paille en petits fragments et on la donne aux chevaux ou aux bœufs de travail ; pour les premiers, cette herbe remplace jusqu’à un certain point les céréales. Elle forme la base d’excellentes prairies, et les chevaux maigres, affaiblis à la ville par le travail et la mauvaise nourriture, mis en liberté dans ces excellents pâturages, ne sont plus reconnaissables au bout d’un mois, tant ils ont pris d’embonpoint et de vivacité. On pourrait dire du magnagna ce que l’Arabe dit de l’orge : « Si ce n’étaient les juments qui font les chevaux, ce serait le magnagna. » Malheureusement cette plante, si l’on n’y prend garde, ne tardera pas à disparaître ; elle est déjà devenue rare dans la presqu’île de Nouméa ; et, même sur des points très-fréquentés des troupeaux, elle a complétement disparu. Il serait de l’intérêt bien entendu des propriétaires, non-seulement de veiller à la conservation de cette légumineuse, mais encore à sa reproduction au moyen de semis.


Indigène, chef de l’île Ouen. — Dessin de Loudet d’après une photographie.

La racine du magnagna est très-recherchée par les kanaks ; elle atteint la grosseur d’une betterave ; ils la font cuire sous la cendre ; elle devient alors filandreuse, et donne à la mastication des sucs très-doux, farineux et nourrissants.

Les kanaks tirent encore parti des tiges traçantes de cette plante pour la confection de leurs filets de pêche.

Je terminerai ce chapitre en disant que le Mont-d’Or renferme des gisements de minerai de chrôme de première classe, qui n’ont pas encore été exploités, bien que leur transport jusqu’à la mer soit des plus faciles ; ils pourraient être transportés à très-bas prix en Europe par les bâtiments de commerce qui approvisionnent la colonie et qui sont toujours obligés au départ d’acheter du lest à dix francs environ la tonne.


VII


Différents aspects de la Nouvelle-Calédonie. — Relation entre ces aspects et la constitution géologique du sol qui y correspond. — La baie du Sud. — Flore et faune.

La Nouvelle-Calédonie se compose généralement de chaînes de montagnes, de chaînons et de pics plus ou moins isolés ou groupés. Les seules plaines qu’on y rencontre sont formées par les deltas des grandes rivières aboutissant à la mer, après de longs circuits au pied des montagnes de |intérieur.

Quoique les lignes de faîte des chaînes montagneuses aient des directions très-variables, on remarque bientôt que la direction dominante est du nord-ouest au sud-est. Ces montagnes changent complétement d’aspect suivant que les roches qui les composent varient elles-mêmes, et ce fait ici est tellement saillant qu’il peut à lui seul, dans quelques cas, permettre à un œil exercé de désigner à l’avance le genre de roches dominantes. Ainsi les roches serpentineuses éruptives forment des sites désolés, des terrains bouleversés, abrupts, difficiles à la marche, recouverts ordinairement d’une maigre argile rouge au milieu de laquelle végètent çà et là quelques bouquets d’arbustes chétifs, à demi morts, aux branches dures, noires, sèches, cassantes, étalant à peine à leur extrémité quelques feuilles jaunies. Cependant, après avoir glissé d’abord sur ces surfaces argileuses, les eaux des pluies les ravinent, et finissent par former de petits cours d’eau le long desquels se développe une végétation vigoureuse, abondante, inextricable ; à mesure que l’on descend vers la mer, les ravins se changent en spacieuses vallées.

Tous les sites où dominent les éruptions serpentineuses, sont peu fréquentés ; ils n’ont d’autres habitants que quelques rares indigènes, qui séjournent le long de la mer, là où de nombreux bancs de coraux servant d’abri aux poissons, aux tortues et aux coquillages, leur promettent une pêche facile. C’est à peine s’ils cultivent, à l’embouchure des ruisseaux, quelques portions de cette terre peu généreuse.

Mais si de grands espaces de la Nouvelle-Calédonie offrent ce triste aspect, il en est de plus vastes encore où le paysage est tout différent. On voit alors le pays formé de collines peu élevées et de chaînes de montagnes allongées, aux lignes de faîte horizontales, aux pentes douces, aux croupes arrondies ; tout le sol est couvert d’herbages épais, élevés, au milieu desquels s’élève de distance en distance le tronc blanc de l’utile niaouli ; de nombreux petits ruisseaux circulent entre ces collines, au pied de ces chaînes ; le long de ces cours d’eau se dressent des arbres élevés, de mille essences diverses, au milieu desquels les lianes s’entrecroisent à l’infini. Ici, en nous enfonçant au-dessous de l’épaisse couche d’humus végétal, nous trouverons des roches schisteuses, des calcaires etc., en un mot, et d’une manière générale, toutes les roches autres que les roches serpentineuses éruptives.

Mais un fait digne d’attention est que dans toutes les parties où de grands cours d’eau ont pu déposer leurs alluvions et créer des plaines plus ou moins spacieuses, l’aspect des paysages Néo-Calédoniens devient invariable ; ce sont de belles forêts de cocotiers, d’abondantes et productives plantations indigènes, des groupes
Le kagou (rhynochetos jubatus). — Dessin de Mesnel d’après nature.
de verdure au milieu desquels disparaissent les étroites habitations des naturels. L’on a peine à croire en contemplant ces charmantes oasis auxquelles la nature a prodigué ses plus merveilleuses richesses, que l’homme qui a été appelé à en faire son domaine, n’y trouve d’autre jouissance que la guerre, la guerre acharnée et constante contre ses voisins et ne rêve d’autres triomphes que des festins de cannibales.

Le versant du Mont-d’Or forme sur la côte Ouest de la colonie, une limite remarquable. C’est là que l’on passe des plaines et des vallées cultivables, fertiles et peuplées du Nord, à la stérilité et à la solitude générales des montagnes abruptes qui, comme nous l’avons vu, constituent le Sud de la Nouvelle-Calédonie. Les montagnes d’origine éruptive, stériles et rocailleuses, viennent s’y terminer à pic au bord de la mer sans permettre, comme ailleurs, à une bande de sol horizontal et fertile de s’étendre sur la plage.

La bise était très-favorable et nous longions de très-près la côte. Quatre baies, correspondant à autant de cours d’eau, se succèdent entre le Mont-d’Or et le canal Woodin ; elles peuvent offrir un refuge aux navires, surtout la baie Ngo. La baie des Pirogues, qui précède cette dernière, a été ainsi nommée parce que les kanaks du Sud viennent le long de la rivière qui s’y jette chercher les kaoris avec lesquels ils construisent leurs pirogues. Ils font flotter ces arbres sur la rivière jusqu’à la mer. On re connaît pas exactement ce cours d’eau dont les bords sont très-vaseux et difficiles à suivre, mais sa force et sa largeur à son embouchure prouvent qu’il doit parcourir et arroser dans l’intérieur des plaines cultivables. Il assurerait à des colons installés sur ses bords, une voie facile pour le transport de leurs produits jusqu’au port d’embarquement, et il serait intéressant d’étudier la grande vallée encore à peu près inconnue qu’il traverse.

Le canal Woodin, large en moyenne de quinze cents mètres, sépare la grande île de l’île Ouen ; les marées y établissent tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, un courant qui atteint cinq nœuds et oblige les bateaux qui n’ont pas un vent très-favorable à mouiller sur la côte en attendant son retour : heureusement les mouillages sont ici très-bons. Au sortir de ce canal, un peu au large, on jouit d’une vue des plus pittoresques.

Le second jour de notre départ, nous mouillâmes dans la baie du Sud ou de Prony, admirable de contours et de grandeur ; mais aucun kanak n’habite sur ses bords à cause de la stérilité du sol ; elle est souvent visitée par des bâtiments de l’État, qu’y attirent un très-bon mouillage, et, en second lieu, un banc de belles huîtres d’excellente qualité ; nous en fîmes une bonne provision.

Le lendemain le commandant, retenu par le calme, me proposa une promenade en baleinière jusqu’au fond de la baie. Nous devions y visiter des sources thermales. J’acceptai avec plaisir. À mesure qu’on s’enfonce dans la baie, elle va se rétrécissant, entre deux rangées de montagnes verticales ; elle se termine par un ruisseau qui coule au milieu du pays le plus sauvage que l’on puisse imaginer. Ce ruisseau, baptisé du nom de Nécoutcho, se jette à la mer par une petite cascade ; ses bords sont couverts d’une végétation enchevêtrée et presque impénétrable. Le sol est presqu’exclusivement composé de blocs immenses de minerai de fer ; cependant, une espèce de route a été tracée par les kanaks le long du Nécoutcho. Elle pénètre assez avant dans la forêt qui couvre la montagne, et conduit à la région des kaoris ou pins colonnaires : elle sert surtout à faire descendre jusqu’à la baie les kaoris destinés par les indigènes à être transformés en pirogues.

Le kaori, de la famille des dammaras, acquiert dans ces montagnes des proportions vraiment gigantesques. il s’élance d’abord en une colonne droite et sans branche jusqu’à trente-cinq et quarante mètres de hauteur sur un diamètre à peu près constant d’un mètre trente centimètres. Quel travail ne fallait-il pas aux indigènes pour couper le pied de cet arbre, le transporter jusqu’à la mer et le creuser avec leurs anciens instruments ! Le kaori sécrète abondamment une résine du même nom que le commerce commence à utiliser.

Les eaux thermales de la baie du Sud sont situées sur la rive gauche et à l’embouchure de la rivière Nécoutcho. Elles sont chargées de sels en dissolution qu’elles déposent sur chaque point de leur passage, de sorte que leur lit s’exhausse et se déplace souvent. Elles ont ainsi couvert de leurs dépôts la petite colline sur le flanc de laquelle elles jaillissent et circulent avant de se jeter dans la rivière. Nous mesurâmes leur température : elle était de 33° cent., celle de l’air ambiant étant à 26° cent. J’ai rapporté à Port-de-France quelques échantillons de ces dépôts ; leur analyse constate dans l’eau de ces sources la présence presque exclusive du bicarbonate de magnésie qui, au contact de l’air, laisse déposer du carbonate de magnésie en perdant une partie de son acide carbonique.

Cette eau minérale pourrait très-probablement être utilisée par la médecine.

Pendant que nous montions le chemin des kaoris, mon chien Soulouque nous accompagnait. Soulouque était un jeune chien d’arrêt, mâtiné, au poil noir, luisant comme du jais, avec une seule tache blanche. Il m’avait été donné au moment de mon départ de Nouméa par un individu qui y tenait peu et le battait même quelquefois, de sorte que la pauvre bête, enchantée d’un nouveau maître qui la traitait bien, me devint en peu de temps très-attachée et, avec une intelligence digne des plus grands éloges, me rendit, pendant le pénible voyage que j’entreprenais, bien des services dont le souvenir me porte à présenter Soulouque au lecteur comme un des acteurs principaux de mon excursion, surtout en ce qui concerne la garde du camp et la chasse. Les rives du Nécoutcho furent le théâtre de son premier exploit ; il vaut la peine d’être signalé. Nous avancions lentement à cause de la difficulté du chemin, lorsque nous entendîmes, à quelques mètres de nous, dans le bois, des cris retentissants qui nous étaient parfaitement inconnus, mais semblaient indiquer un animal puissant. Curieux de connaître l’auteur de ces cris perçants : « Ka-hou, ka-hou, » je m’avançai avec précipitation, mais non sans peine, vers le point d’où ils partaient, et j’aperçus mon chien en arrêt sur l’oiseau le plus curieux que l’on puisse imaginer. Monté sur de longues jambes rougeâtres, il essayait en vain de fuir, en sautillant, Soulouque qui toujours le devançait et lui barrait le chemin : la pauvre bête cachait sa tête baissée sous ses ailes déployées et arrondies et se contentait de pousser son cri de détresse. Je pus donc la saisir délicatement de la main à la naissance des deux ailes, la soulever et l’emporter malgré ses cris et ses coups de bec qui ne pouvaient m’atteindre ; et, non moins triomphant que Soulouque, qui bondissait de joie, je vins montrer ma prise au commandant.

Cet oiseau bizarre est spécial à la Nouvelle-Calédonie ; son nom indigène, tiré de son cri, est kagou ; il a été nommé par les naturalistes Rhynochetos jubatus.

La robe du kagou est le gris cendré et le roux ; une huppe gris blanchâtre orne sa tête ; son bec est rouge, long, pointu et très-fort ; ses yeux sont d’un beau rouge limpide avec une grande prunelle noire ; il n’y voit pas de très-loin, mais de près il distingue les plus petits insectes. Ses ailes, armées de longues plumes, forment, en se déployant, un éventail parfait à roues concentriques, successivement blanches, grises ou fauves ; pointillées de taches de ces couleurs et formant des cercles qui ont pour centre le point d’attache de l’aile ; la queue, le dessous de l’aile et Le ventre sont couverts d’un long duvet soyeux, frisé, d’un noir grisâtre, tout à fait analogue au duvet qui couvre l’autruche et semble marquer le passage du poil à la plume. Le kagou a de trente-cinq à quarante centimètres de hauteur ; son corps, de la grosseur d’une poule, est plus effilé ; ses jambes rouges, fortes et assez longues sont armées de pattes solides et d’ongles très-forts.

La femelle, un peu moins grosse que le mâle, a le plumage de ses ailes moins coloré, sa huppe moins longue et moins fournie.

Ces oiseaux vivent ordinairement par couple ; ils habitent toujours le bord des torrents dans lesquels ils viennent le soir, boire et se baigner ; le jour, ils courent dans les endroits rocailleux couverts de maigres broussailles ; là, avec leurs fortes pattes ils retournent les petits cailloux sous lesquels se blottissent les insectes ; mais leurs lieux de prédilection sont Les bords des ruisseaux, dans ces forêts vierges dont j’ai parlé, où se plaît aussi le Notou ou « Carpophage Goliath. » Le kagou trouve une abondante nourriture au milieu de ce sol formé d’un détritus de feuillages en décomposition superposés depuis des siècles, et habités par de nombreux insectes, des vers surtout. Lorsqu’un des géants de ces forêts, écrasé sous le poids des siècles, meurt et se laisse tomber sur un lit de jeunes arbres qu’il brise dans sa chute, son vieux tronc se désorganise, devient spongieux et mou. C’est l’habitation de milliers d’insectes, entre autres et surtout de vers et nymphes de capricorne, que les indigènes ne dédaignent pas eux-mêmes. Alors le kagou se place sur ce cadavre végétal, son bec robuste en fouille le flanc pour en extraire ces grosses larves dont il est très-friand ; mais l’indigène a vu les traces du kagou, il tend un collet bien disposé où se laisse prendre le malheureux oiseau dont la chair est délicieuse. J’ai toujours considéré comme un sacrilége de manger un oiseau aussi curieux et aussi rare, et j’ai donné tous ceux que mon brave Soulouque m’a pris de la manière que je viens de dire, à des jardins de la colonie ou de contrées étrangères.

L’estomac du kagou diffère de celui des oiseaux ordinaires et a, paraît-il, une très-grande analogie avec celui de l’autruche ; dans tous les cas, par son plumage, l’impuissance de ses ailes qui ne lui servent qu’à cacher sa tête dans le danger, il se rapproche beaucoup des grands oiseaux d’Afrique et d’Australie, et de l’Apterix de la Nouvelle-Zélande.

Le mâle a un très-grand attachement pour sa compagne. Un jour, mon chien s’empare d’une femelle : au moment où je saisis la malheureuse bête qui criait au secours de toutes ses forces, je vois arriver à toutes jambes le mâle, beau de colère ; ses deux ailes me menaçaient, sa longue huppe blanche était hérissée sur sa tête, il faisait claquer son bec. Cette pauvre créature, — que la nature a mise sur la terre sans lui accorder de moyens de défense, — s’efforçant de venir en aide à sa compagne captive, était certes intéressante et digne de pitié, mais Soulouque, peu accessible à ce dernier sentiment, s’élança sur le pauvre kagou qui se laissa prendre sans même essayer de fuir.

La femelle pond deux œufs semblables aux œufs de poule ; elle les cache si soigneusement que les kanaks ne les trouvent que très-rarement : je n’ai jamais pu m’en procurer.

Le kagou s’apprivoise facilement ; mais ici on s’est peu occupé de l’élever en domesticité et d’utiliser son appétit pour les insectes en l’habituant à chercher dans les maisons les cancrelats qui les infestent et qu’il mange avec plaisir ; le cancrelat que nous ne connaissons pas en France, est, en Nouvelle-Calédonie, avec le moustique, l’animal le plus désagréable que l’on puisse imaginer. C’est un insecte semblable à celui que dans le sud de la France on nomme ravet ou caffard, mais beaucoup plus gros et plus hardi ; toutes les nuits, et surtout pendant la saison chaude, il se promène de tous côtés pendant le sommeil, sur votre figure, sur votre corps, rampant et rongeant même vos cheveux et votre épiderme. Quelquefois, le soir, ces insectes détestables promènent leur vol rapide et bruyant dans l’appartement et tombent lourdement sur votre visage ; ils pénètrent partout en laissant sur tout ce qu’ils touchent une odeur particulière très-désagréable. C’est le fléau de l’île.

Le kagou abonde surtout dans le sud de la Nouvelle-Calédonie. Je l’ai rencontré plus rarement dans le centre et jamais dans le nord. À l’île Ouen qui touche presque la baie du Sud, il ne peut pas vivre. Les naturels de cette île m’ont dit avoir essayé de l’y introduire, mais il y meurt bientôt ; cependant, d’après les traditions, cet oiseau abondait autrefois sur cette île. Il est probable qu’il n’y trouve plus assez de nourriture.

Il serait facile d’introduire cet oiseau en à Europe où l’on pourrait l’habituer à la vie domestique ; il nous rendrait de grands services en détruisant les insectes dans nos maisons et nos champs. Ceux qui possèdent un kagou dans la Nouvelle-Calédonie, le nourrissent ordinairement avec de la viande ; mais lorsqu’on veut régaler l’animal, on prend une pioche et devant lui on fouille le sol pour lui donner des vers. Aussi, lorsqu’un homme muni d’une pioche passe à côté du kagou, celui-ci le suit partout pas à pas, croyant que l’on va travailler à son profit. Ne suivrait-il pas la charrue chez nous ?

En quittant la Nouvelle-Calédonie, j’avais à bord quatre kagous vivants. Ils doublèrent tous le cap Horn ; mais à partir de ce moment, privés de viande fraîche, mal logés, souvent mouillés, ils moururent l’un après l’autre. Le dernier périt presqu’en vue de Brest, après quatre mois et demi de séjour à bord.

Solitaire et sauvage, le kagou échappa aux recherches de Forster et de Labillardière. MM. Vieillard et Desplanches l’ont décrit les premiers. Il est vrai que ces naturalistes habitent l’île depuis sept ou huit ans.


VIII


De la baie du Sud à Yaté.

Les calmes nous retinrent deux jours dans la splendide baie du Sud dont je parcourus les rivages, en admirant les immenses quantités de minerai de fer qui couvrent tout ce pays. Le soir même de notre départ, nous atteignîmes d’assez bonne heure Goro : la belle cascade de ce nom, n’était pas loin de notre mouillage. Ses eaux descendent d’un seul bond le long d’une montagne presque verticale. Le bassin qu’elles ont creusé au pied du rocher, invite le touriste à un bain délicieux.

À Goro, le sol n’est pas cultivable ; seulement, en divers points et notamment sur l’île Kuebüni, il est chargé de pins colonnaires (Araucaria intermedia) qui, à cause de leur hauteur, de leur diamètre, de l’absence presque complète de nœuds à leur partie inférieure, ont pu remplacer dans la colonie le sapin du Nord. Chaque année le gouvernement fait transporter au chef-lieu une quantité considérable de ces arbres. La plupart des îlots de cette région en sont du reste couverts.

La découverte de ces magnifiques végétaux, lors du deuxième voyage de Cook, fut pendant quelques jours un sujet d’étranges controverses, entre le célèbre marin et les non moins illustres savants qui l’accompagnaient.

Nous lisons à ce sujet dans sa relation :

« En aucune île de l’océan Pacifique, à l’exception de la Nouvelle-Zélande, un navire ne peut mieux se fournir de vergues et de mâts. La découverte de cette terre est précieuse, ne fût-ce qu’à cet égard. Le bois de ces arbres est blanc, dur, léger, d’un grain très-serré. La térébenthine qui suinte de l’écorce, forme, épaissie par le soleil, comme un revêtement de résine autour du tronc et des racines. Ils ont des branches plus courtes
Vampire de la Nouvelle-Calédonie. — Dessin de Mesnel d’après nature.
et plus frêles que les pins d’Europe, de sorte que les nœuds d’attache des rameaux sont presque imperceptibles quand on travaille la tige. La couronne terminale qu’ils portent à leur sommet leur donne, surtout de loin, un aspect singulier, ce qui explique comment nos naturalistes les avaient pris pour des colonnes de basaltes[3]. »

Après l’ascension de la cascade, nous allâmes avec le docteur et le second du bord, faire une promenade le long de la mer. Lorsque nous revînmes à l’embarcation, il faisait déjà noir ; nous poussions de temps en temps des cris pour nous assurer si nous approchions de nos matelots ; ceux-ci nous entendirent à la fin, mais ne reconnaissant pas nos voix, et quelque peu émus par l’obscurité de la nuit et des bois qui les entouraient, ils crurent à l’arrivée d’une troupe de kanaks et ne massèrent les uns contre les autres, sans répondre. Cependant, lorsque nous ne fûmes plus qu’à quelques pas, ils se décidèrent à parler, et s’imaginant toujours avoir affaire à des indigènes, ils nous crièrent : « Lélé tayos, beaucoup lélé. » (Bons amis, beaucoup bons.) À ces paroles, nous nous persuadâmes nous-mêmes que nous


Un envoyé français distribuant des présents à des chefs indigènes (voy. p. 178). — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

étions en face d’une troupe de kanaks et nous nous

sentîmes heureux d’avoir nos fusils que nous gardions dans la main, prêts à faire feu. Le chirurgien répondit quelques mots kanaks et je ne sais comment aurait fini cette conversation, si mon chien qui ne comprenait rien à tout ce colloque, n’était allé sauter dans la baleinière, en passant au milieu des marins. Ceux-ci le reconnurent et s’écrièrent en bon français : « Est-ce vous, lieutenant ? » Dix minutes après, nous étions à bord.

Pendant cette excursion nous avions tués, entre autre gibier, un héron blanc et un animal des plus curieux, le vampire calédonien.

Ce vampire ou roussette, une petite chauve-souris et le rat, sont les seuls mammifères propres à cette île. Le corps de la roussette a vingt-cinq centimètres de longueur ; sa tête grosse, à oreilles courtes, recouvertes de longs poils au sommet, terminée par un museau pointu, armée de dents formidables, rappelle, en miniature, la tête de l’ours ou du renard ; ses yeux sont noirs, vifs et intelligents ; tout son corps est couvert d’une fourrure fauve et noire, formée de poils assez longs ; son aile est une membrane noire de trente-cinq centimètres de longueur, garnie de petits os qui courent en divergeant comme de longs bras soudés à la membrane et se terminent par une griffe solide servant à l’animal à s’accrocher aux branches.

La femelle ne produit à la fois qu’un petit qui se tient collé au ventre de sa mère assez longtemps. Lorsqu’il est déjà fort, son poids entrave le vol de la mère et quelquefois on peut tuer ces deux pauvres créatures à coups de pierre sur les branches où elles se tiennent comme sur un point favorable pour prendre leur vol et s’enfuir. Pendant la saison qui précède la maternité, au commencement de la nuit, le mâle et la femelle décrivent des rondes fantastiques dans les airs avec accompagnement de cris discords, aigres et retentissants.

Cet animal vit ordinairement dans les montagnes et au milieu de l’obscurité des hautes forêts ; il se nourrit de graines. Lors de la fructification des niaoulis qui couvrent la campagne, les roussettes sortent de toutes parts des bois, au coucher du soleil, et viennent s’abattre sur ces arbres pour en dévorer les graines.

Les fruits mêmes du cocotier ne sont pas épargnés par le vampire.

Comme tous les animaux frugivores, la roussette est bonne à manger ; le goût de sa chair rappelle celui du lapin ; le kanak en est très-friand, mais l’idée seule d’y porter la dent répugne à beaucoup d’Européens.

Du poil de la roussette, le Néo-Calédonien fait des cordons et les réunit en masse pour former un gland volumineux que les femmes suspendent à leur collier de façon à ce qu’il leur tombe sur le dos. Le tissage de ces poils étant très-long, les cordons en acquièrent d’autant plus de prix et, comme nos monnaies, ont une valeur fixe. Ainsi, pour une certaine longueur de ces tresses, on achètera une pirogue, une femme, etc.

Une fois tressés, les poils de roussettes sont teints en rouge au moyen de la racine d’une morinda très-abondante au milieu des champs de la Nouvelle-Calédonie. J’ai apporté en France des échantillons de cette racine ; elle fournit une couleur jaune très-belle, qui passe elle-même au rouge dès qu’elle est traitée par des eaux alcalines.

Quoique ce travail de tissage et de teinture du duvet de la roussette nous paraisse bien simple, il indique cependant que le Néo-Calédonien a su tirer du seul animal à fourrure qu’il possède, tout le parti que nous aurions pu en tirer nous-mêmes.

Au delà de Goro, le vent dont la direction nous était alors très-favorable, nous poussa bientôt devant l’embouchure de la belle rivière d’Yaté où quelques mois plus tard devait se passer un des événements les plus importants de l’histoire de la colonisation néo-calédonienne.

Nous avions sous les yeux une plaine fertile dont la longueur au bord de la mer est de 27 kilomètres et la profondeur de 1 800 mètres ; elle a été formée exclusivement par les riches alluvions qu’un grand cours d’eau a superposées là depuis des siècles ; cette rivière à laquelle les Européens donnent le nom de la plaine, est une des plus grandes de l’île ; elle descend d’un groupe de formations éruptives ferrugineuses et magnésiennes qui sont stériles et désertes. Ce n’est qu’après un parcours de quarante kilomètres environ, c’est-à-dire à son embouchure, que ce courant devient presque un fleuve, arrosant la belle plaine dont j’ai parlé. Il est navigable pour de grosses embarcations et, en se mélangeant aux eaux de la mer, il forme une véritable baie. Sa largeur est de plus de cent mètres et il coule entre deux hautes berges verticales.

Au commencement de 1864, séduit par l’heureuse situation de cette plaine bien arrosée et d’un facile accès, le gouverneur de la colonie essaya d’y appliquer l’idée du travail en commun. La frégate la Sibylle venait précisément d’amener bon nombre de colons. On choisit dans la masse une société composée de vingt membres représentant des industries diverses. Il s’y trouvait un papetier, un mécanicien, deux ferblantiers, deux forgerons, un tailleur de pierres, deux mineurs, un boulanger, un charpentier, un couvreur, un maréchal ferrant, deux briquetiers, un sellier, deux agriculteurs, et deux femmes qui suivaient le fortune de leurs maris.

On donna à cette communauté trois cents hectares de terrain dans la plaine, soit quinze hectares par personne. De plus le gouvernement fit l’avance de bétail, de poules, de graines, d’outils et d’ustensiles aratoires. La direction de la société fut confiée à l’un des sociétaires, sous la surveillance d’un conseil choisi parmi les membres.

Les choses étant ainsi réglées, le 14 janvier 1864, les vingt sociétaires furent embarqués à Nouméa avec leur matériel, sur un des bateaux de la station locale, pour être conduits à Yaté. Avant leur départ, le gouverneur se rendit à bord et, dans un long discours, fit entendre aux nouveaux colons tout ce qu’il attendait de cette application des idées sociétaires.

Tel fut le début d’une innovation sur laquelle bien des gens fondaient des espérances, tandis que, il faut le dire, elle était désapprouvée par beaucoup d’autres ; et ce fut à ces derniers que les événements donnèrent raison.

L’historique de cette colonisation par communauté serait certainement très-curieux, mais nous entraînerait trop loin ; je me bornerai donc à constater, comme un simple épisode de l’histoire de l’économie politique, que ce système n’eut pas même ici un seul instant d’éclat, comme cela se voit quelquefois dans ce genre d’entreprise, et que le moment de plus grande prospérité de ces malheureux associés fut celui de leur départ. Une année ou deux après, ils durent se séparer pleins de défiance, d’aigreur, de haine les uns contre les autres, et non-seulement ruinés mais endettés.

Pourquoi ce résultat ? — Tous les subsides d’argent, de vivres, d’approvisionnements de toute espèce, leur avaient été cependant prodigués par le gouvernement pour faire prospérer une œuvre dont il était le père. Serait-il vrai que l’homme ne se développe que par le désir inné de s’élever au-dessus de ses semblables, et qu’il perd son énergie aussitôt que cette émulation égoïste et condamnable lui fait défaut ?

En remontant d’une quinzaine de kilomètres le cours pittoresque de la rivière d’Yaté, j’ai visité un site que je recommande aux touristes en quête de belles scènes naturelles ; c’est la plaine des Lacs, formée, à quatre cents mètres environ d’altitude, par l’évasement en forme de


Vue de Kanala prise du sud-est. — Dessin de Moynet d’après une photographie.

cirque des montagnes qui encadrent le bassin de la rivière. La décomposition des roches magnésiennes de son pourtour a donné à ce plateau un sol argileux et imperméable, que les eaux découlant des hauteurs environnantes ont constellé d’étangs et de lacs aux ondes bleues et profondes. Quelques-uns de ces réservoirs, les lacs Latour et Néléatea, entre autres, ont plus d’une lieue de pourtour et leur ensemble forme un paysage plein d’originalité et de grandeur.

Le soir nous atteignîmes, dans la tribu de Kuanné, une baie qui porte aussi le nom de baie du Massacre, nom accolé à bien d’autres anfractuosités des rivages océaniens et qui rappelle ici un funèbre événement.

En 1861, un capitaine au long cours, M. Darnaud, qui s’était occupé de rechercher des mines de houille dans les environs du Mont-d’Or, entreprit de faire le tour de la Nouvelle-Calédonie, seul avec trois Kanaks dans un petit bateau, et descendant à terre tous les jours pour visiter le pays. Ce malheureux n’alla pas bien loin, car, dans la baie où nous étions mouillés, les naturels le massacrèrent ainsi que ses trois compagnons, firent un festin de leurs corps, et pillèrent le bateau. — À la suite de cette affaire, le commandant Durand, alors gouverneur de la colonie, s’empressa de diriger sur ce point une expédition, pour tirer vengeance de ce meurtre.

Encore sous l’impression du récit que l’on venait de nous faire, nous descendîmes à terre bien armés. Nous trouvâmes d’abord quelques vieilles cases, qui nous parurent abandonnées, et, pendant que le second, le docteur et les hommes se baignaient ou dormaient à l’ombre, caressés par la fraîche brise de la mer, je m’avançai dans l’intérieur avec mon fusil. Je fus assez heureux dans ma promenade, pour voir plusieurs pigeons que j’abattis.

J’avais déjà sept pièces, je marchais très-lentement pour ne pas briser les branches sèches, et mon œil scrutait le feuillage profond pour y découvrir quelque nouvel oiseau, lorsque je crus voir sur ma droite et à travers une éclaircie, passer une ombre rapide. Je m’arrêtai indécis. À ce moment le bruit presque imperceptible d’une branche brisée sur le sol arriva jusqu’à moi, et une chouette blanche, oiseau qui dans ces parages ne se lève le jour que lorsqu’il voit un homme, passa tout près de ma tête, en battant l’air de ses ailes silencieuses.

Il n’y avait plus à douter ; les Kuannés étaient près de moi. Ce ne pouvait être nos hommes, puisque je les avais laissés jouant au bord de la mer.

Toutes ces pensées me sillonnèrent la tête comme un éclair, en même temps que l’horrible tableau du massacre de Darnaud me passait devant les yeux. Je dus pâlir beaucoup, car la sueur coulait froide sur mon
Le fort de Kanala vu du nord-ouest. — Dessin de Moynet d’après une photographie.
visage ; cependant, avant de reprendre ma promenade, je regardai avec attention un instant au sommet des arbres, comme si j’y eusse aperçu quelque chose ; puis je me remis en route, serrant fortement entre mes mains la crosse de mon fusil armé ; mon œil fouillait à l’avance tous les massifs, et, au lieu de continuer à m’enfoncer dans les bois je pris sur la gauche, de façon à rejoindre le rivage de la mer le plus tôt possible, recherchant sur mon chemin les éclaircies et évitant les fourrés. Enfin je me sentis heureux lorsque j’aperçus à travers le feuillage la blanche ligne des sables du rivage.

Arrivé à ce point je ralentis le pas ; et je suivais les bords de la mer comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé lorsque, tout à coup, devant moi, un Kuanné sortit du bois, puis un autre, puis un autre encore, jusqu’au nombre de sept, qui s’arrêtèrent en se groupant devant moi. C’étaient des hommes faits, entièrement nus, armés de casse-têtes, de zagaies, et de tomahawks. Quelques-uns d’entre eux s’étaient peint en noir la tête et la poitrine.

C’était la première fois que je me trouvais en face des Kuannés, et les conditions assez étranges qui avaient précédé cette entrevue la rendait encore plus émouvante pour moi ; aussi l’aspect subit de ces sept anthropophages armés, au torse nu et noirci, ne manqua pas de me


Maison d’un chef indigène, près Kanala. — Dessin de Moynet d’après une photographie.

faire éprouver une sensation profonde, que je n’ai jamais

ressentie depuis dans des circonstances autrement terribles que celle-là.

Ces enfants des bois me regardaient en silence ; je m’avançai franchement vers eux, sachant bien que, comme les bêtes féroces, il faut toujours tenir ces sauvages en face de soi, et tendant la main au plus vieux, je lui dis :

« Bonjour, Tayo. »

La franchise et le sans gêne des blancs dans des circonstances ordinaires étonnent toujours les kanaks. Ceux-ci se prirent donc à sourire, et l’un d’eux, me montrant la Calédonienne dont on apercevait la carène effilée, me dit :

« Boat belong you ? (C’est votre bateau ?)

— Oui, répondis-je, voulez-vous venir à bord ? »

Ceux qui me comprirent firent une grimace expressive qui voulait certainement dire non. Alors, leur montrant le soleil qui descendait rapidement à l’horizon, j’ajoutai : « Tout à l’heure le soleil va s’éteindre dans l’eau, adieu. » Sur ce, je m’éloignai, heureux que cette rencontre se fût terminée aussi pacifiquement.

J’avais fait quelques pas lorsque j’entendis les éclats de rire retentissants de ces Kuannés. Ils riaient tous de bon cœur, de quoi ? Je ne sais ; d’eux-mêmes peut-être qui m’avaient laissé échapper.

Le soir je racontai mon aventure au commandant, qui me dit que j’avais couru peu de danger à cause de la présence sur rade de la Calédonienne, mais que, cependant, il était toujours bon de se bien tenir sur ses gardes avec ces sauvages.


IX


De Kuanné (baie du Massacre) à Nakéty et à Kanala. — Vents régnants et cyclones.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la Nouvelle-Calédonie étant orientée nord-ouest et sud-est, les vents alisés qui règnent presque toujours dans ces parages permettent d’y atterrir très-facilement par le nord, mais s’opposent au retour. Aussi les voyages des caboteurs qui font le tour de l’île, sont-ils quelquefois très-longs. Ces caboteurs mouillent dans les endroits connus où réside ordinairement un Européen et celui-ci leur remet un chargement de porcs, de poules, etc., qu’il a achetés lui-même aux indigènes. Ce commerce est régulièrement établi sur presque toute la côte occidentale que l’on peut parcourir tout entière à partir de Nouméa sans avoir jamais besoin de sortir des récifs. À la côte orientale il faut, au contraire, sur plusieurs points, prendre le large, car les récifs touchent parfois la terre, ou bien sont tellement nombreux que la navigation devient dangereuse, d’autant plus que les cartes hydrographiques de ces parages ne sont pas encore terminées. Cette dernière côte est donc peu connue ou du moins peu fréquentée.

Le climat de la Nouvelle-Calédonie est des plus tempérés ; le thermomètre y oscille entre 20° centigrades et 28. On ne connaît aucune maladie qui soit particulière au pays. Comme les kanaks meurent ordinairement de la phthisie pulmonaire, certains médecins croient le pays très-défavorable aux Européens prédisposés à cette affection. D’autres au contraire, et je suis complétement de leur avis, envoient d’Australie ici, pour s’y guérir, les gens malades de la poitrine ; j’en ai vu plusieurs arriver bien affaiblis et s’en aller complétement remis. Le seul fléau à déplorer ici, ce sont les coups de vent qui surviennent presque tous les ans une fois, mais avec une intensité plus ou moins violente. La force du vent est alors effrayante et renverse tout ce qui n’est pas bien abrité ; j’ai vu des plaines ouvertes, sur lesquelles tous les arbres étaient couchés dans la même direction, déracinés ou brisés ; des pluies torrentielles tombent en même temps et font déborder les ruisseaux bien au delà de leurs berges. Heureusement, dans l’intérieur de l’île les vallées sont assez profondes pour abriter les cultures délicates qui, telles que celles du café, ne supporteraient pas impunément les ouragans ; au reste, on a le soin d’entourer le caféier d’une haie d’arbres de cocotiers par exemple, dont le feuillage abondant et au niveau du sol dès le jeune âge, préserve bien des plantations.

Au sud de l’île s’ouvre le grand canal que les ondes tumultueuses du pôle ont creusé entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande ; au nord dorment les tièdes vagues de la mer de corail, ou d’imperceptibles zoophytes élaborent incessamment de nouveaux archipels. La ligne de soulèvement de la Nouvelle-Calédonie et les récifs qui la prolongent sous les eaux, forment donc une digue naturelle entre deux climats opposés et deux régions maritimes très-distinctes. De là les coups de vents périodiques qui affligent annuellement l’île. Un ciel nuageux, quelques grains, la chute du baromètre sont les indices certains de leur approche. L’avis en est immédiatement donné par le gouverneur à la rade et à la ville. On voit alors le port de Nouméa, si tranquille d’ordinaire, plein d’agitation et de mouvement ; les petits bateaux hissent rapidement leur voiles blanches et profitent de la brise encore faible, pour aller mouiller dans les plus petits replis de la côte, où le vent aura plus de peine à pénétrer ; quant aux navires de fort tonnage, s’ils jugent leur situation convenable, ils mouillent de nouvelles ancres, et par diverses manœuvres se préparent à une lutte contre les éléments. On a vu dans le port de Nouméa, si bien abrité cependant, des navires parcourir toute la longueur de la rade, en chassant sur leurs ancres.

Dans la ville, même inquiétude ; comme les maisons sont entourées de vérandas, le vent qui s’engouffre sous la colonnade avancée, la soulève et l’emporte fréquemment ; mais la rupture de la véranda ne se fait pas sans péril pour la toiture elle-même, qui souvent s’envole aussi, et l’on voit alors les grandes feuilles de zinc dont elle se compose, rouler au loin avec grand bruit. Longtemps après la tourmente, on trouve souvent au milieu des herbes, à des distances assez considérables, quelques-unes de ces feuilles de métal, que le vent a emportées.

Pour prévenir ces destructions, les habitants s’empressent de consolider leurs maisons à l’aide d’une série de longues cordes qui passent par-dessus la toiture, et sont fixées solidement, par leurs deux extrémités, à des arbres ou à des pieux enfoncés en terre. Cette précaution, qui paraît bizarre d’abord, a préservé cependant plus d’une habitation ; les cordes, se tendant fortement sous l’action de l’eau de pluie, exercent une pression énorme.

Cette première précaution prise, on a recours à une autre non moins importante qui consiste à clouer intérieurement les portes et les fenêtres, de manière qu’elles ne soient pas enfoncées ; autrement le vent s’engouffrant en dessous du toit, aurait grande chance de le faire sauter.

L’expérience des retours périodiques de ces vents violents, devrait apporter dans la construction des maisons des modifications telles qu’elles fussent à l’abri du fléau. J’avais parlé à mes amis d’un projet de maisons à terrasses, d’autant plus faciles à construire que les matières élémentaires du béton ne sont pas rares dans le pays. J’aurais ensuite disposé tout autour des vérandas des charnières mobiles, placées contre les quatre murs, et soutenues à leur partie extérieure par des colonnes mobiles aussi ; de cette façon, dès que le coup de vent serait annoncé, on enlèverait les colonnes et l’on rabattrait les vérandas le long des murs ; on les fixerait dans cette position très-facilement, et une maison, ainsi transformée, ne laisserait plus aucune prise à la rafale.

Pendant ces cyclones, véritable nom de ces ouragans, le vent souffle successivement de tous les points de l’horizon, et si l’on se trouve au centre de ce cercle, ce qui nous arriva en 1865 à Nouméa, on a un moment de calme trompeur. Le ciel demeure clair, le soleil brillant, l’atmosphère est très-pure, on croit que tout est terminé, on se réjouit, on éloigne toute précaution ; mais, comme un coup de foudre, le vent revient avec toute sa violence et dans une direction diamétralement opposée à celle de la légère brise dont on avait joui pendant les quelques heures d’un calme factice.

Ces sautes de vent, aujourd’hui bien connues des marins, ont été et sont encore la cause de nombreux sinistres maritimes ; croyant au retour du beau temps, le navire se couvre de beaucoup de toile, que permet cette brise légère, mais la saute de vent a lieu si vite qu’on n’a pas le temps d’amener les voiles ; la violence de l’attaque empêche d’exécuter cette manœuvre. On est alors masqué, le navire n’obéit plus au gouvernail, la position est des plus critiques, et si l’on a la chance de s’en tirer, ce n’est pas ordinairement sans de grandes avaries.

Pendant ces orages redoutables, qui durent quelquefois trois jours, le vent est accompagné d’une pluie si abondante que nous n’en avons pas l’idée en Europe. Le baromètre descend quelquefois de 760’ à 718’. J’ai vu à Nouméa des maisons renversées, des toitures entières emportées ; la végétation surtout a beaucoup à souffrir : les branches des arbres et les arbres eux-mêmes se brisent, les plantations sont couchées et détruites, les fruits perdus, et, pour comble de malheur, les végétaux qui ne sont pas brisés entièrement, loin de conserver, après la tourmente, la verdure éternelle des pays tropicaux, paraissent avoir subi un incendie général : leurs feuilles jonchent en partie la terre, comme chez nous dans l’automne ; celles qui ont résisté sont jaunies ou noircies, et donnent aux arbres un aspect désolé.

En 1864, toutes les cannes à sucre, les bananiers, les tiges d’ignames et de patates douces furent renversées, arrachées et meurtries ; le maïs et les légumes des Européens furent dispersés ; les choux et la chicorée restèrent seuls mais avec une teinte maladive. Il fallut renoncer à la récolte des pommiers-canelle, des figuiers, des goyaviers, des corossoliers, des vignes, des citronniers, des orangers. — Les rameaux de la plupart des arbres étaient desséchés.

Cette altération profonde des végétaux est ordinairement attribuée à l’influence de l’eau de mer, que transportent ces rafales furieuses, soufflant du large ; ils recouvrent de dépôts salins l’intérieur et même l’extérieur des maisons de la ville. Cependant, comme j’ai constaté que l’étiolement des plantes s’étend jusque dans leurs racines, et parfois bien au-dessous de la surface du sol, il pourrait fort bien être dû à une autre cause, peut-être à la grande évaporation de la séve, sous l’influence du vent.

Mais je reviens à notre voyage. Nous avions une bonne brise, et notre goëlette, excellente marcheuse, nous portait rapidement vers le nord. Toute cette côte, jusqu’à Nakety, n’a rien de bien remarquable, à part les bords des rivières importantes qui forment des vallées intérieures assez fertiles. Le reste se compose de montagnes stériles qui se prolongent de l’est à l’ouest sur tout le travers de l’île. Les mines de fer dont j’ai signalé l’abondance dans la baie du Sud, à l’île Ouen et dans tout le sud, à Unia ainsi qu’à la baie du Massacre, se retrouvent encore fréquemment ici, en amas considérables. Ce minerai de fer dont on n’a tiré aucun parti jusqu’à ce jour, est cependant appelé à jouer un rôle peut-être important, car il contient une proportion de chrôme de deux pour cent environ, qui passe dans la fonte et dans les produits secondaires, fer ou acier. Or l’acier qui contient jusqu’à deux pour cent de chrôme, ne perd jamais rien de sa malléabilité. De plus, il atteint une dureté extrême, et c’est la dureté de l’acier que les industriels recherchent surtout. Ce minerai contient neuf pour cent d’eau et 73,30 pour cent de peroxyde de fer ; à l’essai il fournit 51,30 pour cent de fonte. Il reviendrait très-bon marché, car on le rencontre en petits blocs séparés formant de grands amas sur les rivages de la mer où il serait aussi facile à prendre que des galets. On pourrait l’envoyer en Australie comme chargement de retour, qui fait généralement défaut. Ce serait d’autant plus aisé qu’en cette contrée des fonderies sont établies très-près des bords de la mer à laquelle elles sont du reste reliées par une voie ferrée. Peu de temps avant mon départ de la Nouvelle-Calédonie, j’avais proposé à M. le gouverneur d’envoyer à Fitzroy, province de Queensland, vingt tonneaux de ce minerai pour en faire l’essai : j’ignore si ce projet a été mis à exécution.

L’île des Pins, dépendance de la Nouvelle-Calédonie et située à trente milles dans son prolongement sud, est presque exclusivement formée de ce minerai.

Découverte par Cook, dans les derniers jours de septembre 1774, cette île dut le nom qu’il lui donna et qu’elle a gardé à l’abondance des pins (araucaria), variété dite de Norfolk, qui revêtaient sa surface.

Pendant la journée nous passâmes devant la belle baie de Nakety, dont les bords sont entourés de forêts où l’on exploite des bois de construction de première qualité. Les terrains sont aussi très-fertiles autour de cette baie, et se prolongent jusqu’à Napoléonville ou Kanala, où s’établit en ce moment une petite cité.


Pêcheur indigène (baie de Kanala). — Dessin de Loudet d’après une photographie.

Nous entrâmes dans la baie de Kanala pour y passer la nuit. Cette baie est un long canal de cinq ou six milles de profondeur qui s’élargit à l’entrée, pour former un vaste port ; une belle rivière vient s’y jeter, après avoir arrosé de spacieuses et fertiles contrées, où sont déjà établis bon nombre de planteurs. Un poste militaire de cinquante hommes, commandé par un capitaine, est chargé de veiller à la sûreté des colons, car une tribu nombreuse et puissante habite ce pays. Les soldats travaillent en même temps à l’établissement de rues, de routes, enfin à tous les ouvrages que réclament le bien-être public et l’industrie naissante de cette contrée.

Je parlerai plus tard de cette ville et des plantations qui l’entourent : dans cette première excursion, je n’eus pas le loisir de la visiter.

À partir de Nakety et de Kanala, l’île prend un aspect différent : aux montagnes ferrugineuses du sud ont succédé des paysages plus moelleux, le sol est généralement plus fertile, la végétation plus puissante, plus riche ; le cocotier, ce présent fait au pauvre sauvage par Dieu même, se presse de toute part, élevant au ciel son tronc droit et flexible, chargé de ses précieuses noix ; le long de la côte les villages kanaks sont nombreux, peuplés, et remontent assez loin dans l’intérieur sur les bords des rivières. Quoique légèrement plus foncé que dans le sud de l’île, le naturel est ici plus grand, plus beau, mieux fait ; mais il y est aussi trop souvent affligé d’une maladie bien plus rare dans le sud, l’éléphantiasis et d’une espèce. d’hydrocèle.

Dans l’après-midi nous jetions l’ancre devant Houagap, après avoir passé devant l’Île d’un seul arbre, sur laquelle est un pin isolé d’une grande hauteur : on le voit de très-loin en mer et il sert pour l’atterrissage. Cet arbre avait été signalé par Cook, il y a près d’un siècle.

La situation de Houagap est favorable à des établissements d’agriculture. Il y a au bord de la mer, une large bande de terrain, plantée de cocotiers et arrosée par une belle rivière, la Tiwaka, qui s’enfonce dans une vallée très-fertile, habitée par les indigènes jusqu’à six ou sept lieues dans l’intérieur. Le port, quoique peu sûr pendant un coup de vent, est assez vaste ; déjà plusieurs colons y sont établis.

Jules Garnier.

(La suite à La prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. pages 155 et 161.
  2. Voir la carte, page 179.
  3. « Le 23 septembre, après avoir doublé le cap du Couronnement, nous vîmes dans une vallée au Sud un grand nombre de ces pointes élevées, qui depuis quelques jours formaient à notre bord un sujet de controverses. Ces objets qui ressemblaient à des piliers étaient parfois espacés sur le sol, et plus souvent encore formaient des groupes serrés.

    Comme dans toutes les parties du monde, on trouve des colonnades de basaltes, dans la haute Égypte et en Italie, sur les bords du Rhin et dans différentes parties de l’Allemagne, aux Hébrides, en Islande et en Écosse, en Irlande et en Auvergne, on pouvait supposer que ce phénomène était de la même nature, d’autant plus que tout récemment, dans les nouvelles Hébrides, nous venions de constater l’existence de plusieurs volcans. » (Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde exécuté sur les vaisseaux l’Aventure et la Résolution (1772-1175). — Édition in-4o, tome III, 378. Journal de Forster.)