Voyage à la Nouvelle-Calédonie (Garnier)/02

Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 161-176).
Deuxième livraison

M. J. Garnier, son guide indigène et son chien Soulouque. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.


VOYAGE À LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


II


Excursions dans les environs de Nouméa.

Il y a bien autour de Nouméa quelques sentiers tracés par les indigènes, mais on n’y trouve qu’une seule route « carrossable, » ce qui ne doit point étonner, parce qu’on ne crée pas facilement des débouchés à une ville située comme celle-ci à l’extrémité d’une presqu’île montagneuse. La route suit en général la direction du nord-ouest, longeant d’abord les rivages de la mer et traversant quelques marais saumâtres ; à une distance de dix kilomètres environ, elle rencontre le ruisseau du Pont des Français ; là, elle se bifurque en deux chemins plus petits ; l’un de quatre kilomètres environ, conduisant à la Conception, siége central de la mission catholique ; l’autre, long de trois kilomètres, aboutissant à l’établissement de la ferme modèle élevée sous les auspices du gouvernement.

Commencée par une compagnie disciplinaire en 1861, cette route n’a été achevée qu’à la fin de 1865 ; elle a nécessité des travaux de tranchées et de ponts assez considérables. Les habitants s’estiment très-heureux de posséder cette voie, sans laquelle ils seraient à peu près prisonniers à Nouméa ; elle a du reste permis à quelques cultivateurs de s’établir sur des terrains qui l’avoisinent en leur facilitant les moyens d’apporter leurs produits à la ville.

Ces terrains, du reste, comme ceux de toute la presqu’île, n’ont point la fertilité ordinaire au reste du pays : les sources manquent, et l’eau sous ce soleil tropical est absolument nécessaire au développement de la végétation. Aussi l’herbe de ces collines est-elle jaunâtre, sèche et triste à l’œil ; cependant les troupeaux qui vivent de cette herbe prospèrent encore, tant les conditions climatériques sont favorables. Certes, le nouveau débarqué qui aura entendu vanter la richesse du sol calédonien, doit être désillusionné à l’aspect de la campagne des environs de Nouméa ; mais, si, du Pont des Français, il poursuit sa route jusqu’à la rivière de Dumbéa, il ne tarde pas à rencontrer des ruisseaux nombreux qui arrosent des pâturages excellents ; il traverse des bouquets de bois de haute futaie, propres aux constructions, peuplés de pigeons, de perruches, etc. ; et il voit çà et là s’élever les demeures de colons qui cultivent la terre et élèvent des bestiaux.

Quelques jours après mon arrivée à Nouméa, j’entrepris de me rendre seul et à pied sur les bords de la Dumbéa. Je partis dès l’aube, muni simplement d’un marteau, d’une boussole de géologue et d’un fusil de chasse ; pour le reste, je comptais sur le hasard, si cher aux esprits aventureux, et aussi, sur l’hospitalité proverbiale des colons de l’Océanie. C’était au mois de décembre, c’est-à-dire dans la saison chaude ; les brises ordinaires à ces latitudes rendaient, le matin, la chaleur très-supportable. Tout en marchant beaucoup, je faisais peu de chemin, car, à chaque pas, un arbre, une fleur, un oiseau ou une roche, attiraient mon attention par leur nouveauté. Ainsi distrait, je ne m’aperçus point que je venais de quitter le vrai sentier pour suivre une des nombreuses pistes, que tracent au milieu de ces vastes pâturages les troupeaux de bœufs et de chevaux, et j’errai ainsi longtemps dans la campagne ; aussi, grande fut ma satisfaction en apercevant tout à coup une belle habitation sur le sommet d’une colline ; ce sentiment sera compris de tous ceux qui savent ce que sont six heures de marche au soleil, sous les tropiques, surtout quand à la suite d’une longue traversée on a les jambes peu flexibles et les poumons habitués à l’air frais de la mer. J’étais arrivé à Koutio-Kouéta (passage des pigeons), première station de M. Joubert, un des principaux colons de l’île. Comme son nom reviendra plus d’une fois sous ma plume, je vais le présenter de suite au lecteur, ainsi que sa famille.

M. Joubert, Français d’origine ainsi que l’indique son nom, était depuis longtemps négociant en Océanie, lors de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie ; il se rendit alors dans cette île et y obtint du gouvernement français une concession de terrain de quatre mille hectares, située entre le Pont des Français, la rivière de Dumbéa et la chaîne de Koghi. Sur cette propriété il établit deux stations : la première, Koutio-Kouéta, près du Pont des Français, entourée de bons pâturages, est destinée à l’élevage des bœufs et des chevaux ; au moment de mon passage mille têtes d’animaux de la race bovine et cent chevaux y paissaient en liberté et très à l’aise sous la direction intelligente de M. Numa Joubert, l’aîné des fils du propriétaire.

L’élevage des bestiaux en Nouvelle-Calédonie est en général dirigé par des Anglais venus d’Australie ou par des Français qui ont appris cette industrie à la même école, et qui suivent tous les errements de nos voisins.

La deuxième station de M. Joubert est celle de Koé (sauterelle) ; destinée à l’agriculture, elle est située sur un petit plateau qui domine une vaste plaine d’une fertilité remarquable. Arrosée par plusieurs ruisseaux, bordée par la rivière de Dumbéa, cette plaine offre une situation très-favorable au but que l’on se proposait lors de mon passage, l’établissement d’une sucrerie. La plaine devait être transformée en un vaste champ de cannes à sucre ; quant à l’usine, elle devait être construite au bord de l’affluent principal de la Dumbéa qui fournirait la force motrice des moulins à cannes. La Dumbéa, navigable jusqu’à cette plaine, serait une voie d’écoulement pour les produits.

Ce qui n’était encore qu’un projet lors de mon passage n’a pas tardé à se réaliser. L’exploitation de la sucrerie a commencé dans des conditions qui permettent d’avoir toute espérance en son succès.

Cette station est dirigée par le second fils de M. Joubert, M. Ferdinand, qui a séjourné à Maurice pendant plusieurs ansées et y a étudié l’industrie sucrière.

Quand j’entrai à Koutio-Kouéta, j’étais affamé, altéré et harassé ; à cette heure de la journée tout le monde était au travail. M. Numa ne devait revenir que le soir ; ou m’introduisit toutefois dans un salon confortable et meublé avec une certaine élégance que je ne m’attendais certes pas à rencontrer au milieu de cette solitude, mais que, tout d’abord, j’appréciai peu à cause de la soif ardente qui me tourmentait. Mais, comme par enchantement, une table fut en quelques instants couverte d’un frugal repas ; on s’était empressé de prévenir tous mes souhaits, avant même de savoir qui j’étais. Telle est l’habitude de la brousse, nom que l’on donne ici à la savane et, par extension, à la campagne, à la vie des champs.



Je fis le plus grand honneur au bœuf salé, aux pommes de terre, au beurre frais et aux bananes qui m’étaient si libéralement offerts ; puis, ayant ainsi réparé mes forces, je songeai à l’emploi du reste de ma journée. Je me décidai à poursuivre ma route jusqu’à Koé. J’informai de mon projet la domestique australienne qui m’avait servi, et je la priai de vouloir bien m’indiquer la route que je devais suivre. Cette jeune fille essaya de me dissuader de mon dessein ; elle m’objectait que sans guide je serais probablement dans l’impossibilité de suivre le véritable sentier au milieu de tous ceux qui le croisent sans cesse ; j’insistai, cependant ; alors me montrant une montagne élevée à l’horizon, elle me dit : « Dirigez-vous toujours de ce côté, c’est le mont Koghi et Koé est au pied. »


Travailleur indigène. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Je la remerciai et m’enfonçai vaillamment dans les hautes herbes qui bordaient le sentier ; ce n’était pas sans un peu d’inquiétude, car, si le matin je m’étais égaré dans un pays plus fréquenté, les chances devaient m’être beaucoup plus contraires en pleine brousse.

J’étais parti depuis une demi-heure à peine et déjà vingt sentiers divers s’étaient présentés devant moi ; je ne pouvais plus avoir la prétention d’être dans le véritable. Évidemment celui ou j’étais engagé ne se dirigeait pas vers le mont Koghi, au pied duquel était Koé.

Je tombai alors dans une faute dont tout voyageur en pays tropical doit se défendre : je quittai tout sentier. Ce fait, insignifiant peut-être à première vue, a une importance réelle, car un sentier mène toujours à un gîte quelconque, sinon à celui que l’on cherche ; tandis que dans la brousse on éprouve une fatigue extrême à se mouvoir au milieu des hautes herbes, on se heurte à chaque instant contre les roches ou les troncs d’arbres qu’elles cachent ; on rencontre des fourrés épais que


La plaine de Koé, près de Nouméa. — Dessin de Moynet d’après une photographie.

l’on ne traverse qu’avec une peine infinie et en y

laissant des lambeaux de ses vêtements et de son épiderme ; plus loin, c’est un fossé trop profond et trop large qu’il faut contourner ; enfin une rivière vous arrête, il faut suivre ses bords épineux et touffus jusqu’à ce que l’on ait trouvé un point guéable ; pendant ce temps on perd sa direction, on n’avance pas, tout en marchant beaucoup ; la faim et la soif arrivent avec la nuit ; une espèce de fièvre vous saisit, on se hâte, on s’empresse et chaque pas ne fait que vous égarer davantage dans ce désert où nul secours ne vous sera porté. — C’est ce qui m’arriva après avoir quitté le sentier. Par bonheur, j’avais un point de repère, le mont Koghi ; autrement j’aurais pris de fausses directions et n’aurais jamais pu sortir de ce fouillis inextricable. — Enfin, parti à une heure du soir de Koutio-Kouéta, j’arrivai seulement à six heures à Koé, après avoir gravi et descendu deux chaînons de montagnes assez élevées et très-abruptes, que le chemin ordinaire contourne ; en cinq heures de marche forcée, je n’avais franchi à vol d’oiseau que sept à huit kilomètres au plus.


II


Une station ou établissement agricole dans la Nouvelle-Calédonie.

Je fus reçu de la façon la plus cordiale par M. Ferdinand Joubert, qui, apprenant que j’arrivais dans l’île et que j’étais chargé par le ministre d’une mission géologique, se hâta de m’informer que de nombreux affleurements de charbon se trouvaient dans sa propriété même et que le gouvernement en avait déjà tenté l’exploitation ; je ne l’ignorais pas, et mon but principal, en venant à Koé, était de visiter ces affleurements ; aussi acceptai-je avec empressement l’offre que me fit M. Ferdinand Joubert de m’accompagner dans cette visite.

La station de Koé était le type du genre comme installation et comme manière de vivre ; depuis elle a subi des transformations qui, tout en la dotant d’un confort plus grand, lui ont enlevé son originale simplicité.

La case principale se composait d’une solide et vaste charpente, à l’épreuve des coups de vent ; des planches clouées par-dessus les poteaux de la charpente, formaient les murs, mais ne joignaient pas si bien qu’à travers leurs interstices, les brises du soir ne fissent toujours vaciller la lumière des lampes. Le toit, à l’épreuve des pluies, se prolongeait sur tout le pourtour de la case, formant une large varande, plus habitée que l’intérieur, ce qui, du reste, est toujours l’usage dans les pays chauds. — Des cloisons en planches divisaient l’intérieur de la case en quatre ou cinq chambres à coucher, laissant au milieu une assez vaste salle où l’on mange, où l’on cause et où l’on reçoit les rares visiteurs ; l’ameublement de cette pièce importante était modeste ; une très-longue table, que longent deux bancs, quelques tabourets, une pendule, un buffet, un fusil suspendu le long de la cloison : rien de plus. Quant aux chambres, l’une était réservée aux étrangers, une autre était la chambre du maître : le reste était occupé par les employés blancs de la station ; un lit à moustiquaire, une chaise, un petit bureau, quelques livres et journaux, un fusil, étaient les meubles ordinaires de chacune de ces chambres, où d’ailleurs ces actifs travailleurs vivaient peu ; car voici l’emploi ordinaire de la journée d’un colon néo-calédonien :

À six heures du matin on prend le thé ou le café avec du lait et du biscuit et on se rend au travail.

À dix heures on vient déjeuner avec du thé, du biscuit, du bœuf salé, des patates, du riz.

On dîne à deux heures, on soupe à six heures et demie. Ces aliments peu variés sont attaqués avec un appétit homérique et rapidement consommés. L’heure de chaque repas est annoncée par le cooka ou cuisinier à l’aide d’une conque marine retentissante.

Ici, suivant la méthode de la plupart des stations australiennes, le maître ou squatter et ses hommes (stock-men, stock-keeper, etc., hommes du troupeau, gardiens du troupeau, etc.), vivent dans une parfaite égalité ; la seule différence entre eux est que l’un indique aux autres le travail à faire ; tous vivent à la même table et mettent la main à la même besogne ; après le dîner du soir, tout en fumant la pipe et prenant le grog au gin, si cher à l’Anglais, on parle du travail de la journée et des incidents qui se sont produits ; quelquefois un voyageur connu ou inconnu, qui est venu s’asseoir à la table à l’heure du repas, raconte les nouvelles de la ville, qui sont attentivement écoutées et commentées ensuite.

La plupart de ces hommes de la brousse, de ces bushmen, sont passionnés pour la lecture ; ils ont chacun une petite bibliothèque qu’ils se prêtent mutuellement, et maintes fois j’ai été surpris de l’urbanité des manières, du savoir-vivre natif de quelques-uns de ces rudes travailleurs. On ne saurait les comparer aux habitants de nos campagnes ; du reste, parmi eux, on rencontre fréquemment des jeunes gens instruits, titrés quelquefois, que des revers de fortune ont forcés de s’exiler de l’Europe ; ils sont venus dans ces pays pleins de ressources, essayer de reconquérir, par un travail pénible mais rémunérateur, la situation qu’ils ont perdue. Cependant ceux-là se distinguent aussi quelquefois par leur instabilité, leur caractère irritable ; ils supportent mal le joug.

Près de l’habitation principale est la cuisine où règne le cooka, qui est ordinairement un kanak du pays ; on comprendra facilement ce choix en tenant compte de la simplicité des mets et de leur préparation. Un jardin potager et fruitier s’étale en pente douce devant l’une des grandes faces de la case, pendant que des hangars, des écuries, des magasins s’élèvent devant l’autre ; un peu plus loin, des cases coniques en paille, qui servent de demeure aux kanaks employés sur la propriété, apparaissent çà et là ; l’ensemble de toutes les habitations est entouré d’une barrière (fena) qui renferme quinze hectares de terrain environ. Cette enceinte prend le nom de paddock ; c’est là qu’errent en liberté les chevaux de selle que l’on monte ordinairement et les bœufs de travail ; tous ces animaux sont ici sous la main et ne peuvent aller rejoindre les autres bêtes du troupeau qui, plus libres encore, paissent sur les immenses pâturages composant le reste de la propriété et que l’on nomme run ; je n’ai pas besoin d’ajouter que les parties cultivées sont aussi entourées avec grand soin.

Tous ces détails m’étaient donnés après souper par le chef de la station, et l’heure s’avançait ; nous devions nous lever avec le soleil le lendemain pour commencer notre excursion ; on me montra ma chambre, et M. Ferdinand Joubert me quitta en me souhaitant une bonne nuit, souhait presque inutile après une pareille journée ; aussi fallut-il qu’on m’éveillât à six heures du matin ; je n’avais fait qu’un somme, en dépit des moustiques. Tout était déjà prêt pour le départ : deux kanaks nous accompagnaient portant des vivres et leur petite hachette ou tomahawk ; M. Ferdinand et moi nous avions nos fusils, une gourde en bandoulière, un marteau et une hachette passée dans la ceinture.


IV


Promenade en forêt. — Chasse au notou ou pigeon Goliath.

Les affleurements de charbon que nous allions visiter ne sont pas loin de la station, mais nous avions le projet d’explorer un peu la montagne et d’y passer trois jours ; j’examinai, en marchant, les kanaks qui nous servaient de porteurs et de guides ; c’étaient deux jeunes gens de vingt ans environ ; ils étaient grands et bien faits, comme le sont ordinairement les naturels de la Nouvelle-Calédonie ; leurs traits, quoique trop accusés et rappelant ceux du nègre, ne manquaient pas d’une certaine douceur ; ils marchaient d’un pas silencieux et rapide. Nous traversâmes d’abord, au milieu des hautes herbes toute la plaine qui s’étend au pied de l’habitation, dont une bonne partie, déjà labourée, était prête à recevoir les plants de canne à sucre. Nous nous engageâmes ensuite dans la montagne, en remontant un petit ruisseau, affluent de la Dumbéa. Sur les bords de ce cours d’eau la végétation est si belle qu’on ne peut se lasser de la contempler ; des arbres de toutes dimensions et de toute nature se pressent les uns contre les autres et sont reliés par d’innombrables lianes, souples et sans fin, qui serpentent d’abord le long des troncs, puis, arrivées à l’extrémité d’une haute branche, retombent quelquefois verticalement jusqu’au sol d’une hauteur prodigieuse ; la terre est couverte, sur une grande épaisseur, de feuillages et de branches qui s’accumulant ainsi d’année en année au pied des arbres, forment un humus d’une richesse surprenante, entretenue encore par une humidité constante. Un fait remarquable est qu’aucune plante épineuse ne croît habituellement dans ce genre de forêts ; s’il en était autrement, la circulation serait impossible au milieu de cet inextricable amas de jeunes arbres et de lianes, aussi solides que des cordes, au milieu desquels on est obligé de passer tantôt en hissant péniblement son corps, tantôt en rampant le long de terre.

Nous étions engagés depuis quelques minutes déjà dans cette forêt ; nos deux kanaks nous précédaient brisant sur leur passage les arbustes avec la main et les pieds, écartant les grosses lianes et coupant avec leurs dents les petites, nous créant ainsi un passage plus facile, lorsque, tout près de nous, un mugissement sourd se fit entendre. Les kanaks et M. Ferdinand s’arrêtèrent sur-le-champ ; comme je savais qu’en Nouvelle-Calédonie n’existait aucun animal féroce, j’étais porté à attribuer ce mugissement à quelque bœuf égaré dans ce dédale, mais mon compagnon, qui paraissait surexcité comme un chasseur qui entend près de lui la voix des chiens, me dit tout bas : « C’est un notou ; » en même temps, armant doucement son fusil, il me faisait signe de ne pas remuer. Sur un de ses gestes, un des kanaks continua d’aller en avant, pendant que l’autre s’arrêtait, livrant passage à M. Ferdinand qui suivit le premier indigène. Ils s’éloignèrent ainsi lentement, avec des précautions infinies, pour ne pas soulever trop de bruit sur cet amas de feuilles sèches et de branchages ; en un instant ils disparurent dans l’épaisseur du feuillage. J’attendais avec intérêt l’issue de cet incident lorsqu’un second mugissement fit une fois encore retentir la forêt, et fut suivi presque immédiatement d’un troisième qui partait d’un autre point :

« Notou ! » murmura à voix basse le kanak resté avec moi, en levant deux doigts et me regardant avec une figure pleine de joie ; à ce moment la détonation d’une arme à feu ébranla les échos de la vallée, et, comme une flèche, mon compagnon basané se précipita dans la direction suivie par M. Joubert, s’évanouissant subitement à son tour dans le fourré, sans s’occuper davantage de mon individu fort embarrassé de le suivre à la course dans un pareil chemin. Mais la voix de M. Ferdinand, qui m’appelait, me servit de guide, et je le rejoignis bientôt ; il tenait à la main un oiseau aussi gros qu’une poularde ; ce n’était autre chose qu’un énorme pigeon ; je fus un peu honteux alors d’avoir pris le roucoulement d’un pigeon pour le mugissement d’un bœuf ; mon compagnon me consola en me disant que je n’étais point le premier auquel ce pigeon géant, le Carpophage Goliath des naturalistes, eût fait commettre cette méprise.

Cet oiseau, très-abondant dans ces forêts, est le plus gros gibier de l’île ; vivant de graines, de fruits et de baies, suivant les saisons, il se tient dans le bas ou dans le haut de ces épaisses forêts qui longent les ruisseaux jusqu’à un niveau très-élevé au-dessus des rivages de la mer. Les naturels ont une curieuse façon de le chasser : ils établissent sur une des branches bien découvertes d’un arbre à graine quatre ou cinq nœuds coulants, assez grands pour embrasser la branche et laisser encore, à sa partie supérieure, un arc sous lequel le pigeon peut passer facilement. Ce nœud est maintenu dans sa position par une liane fine et cassante ; mais il est formé lui-même par une liane que l’on a, au contraire, le soin de choisir très-forte et très-longue, de façon à ce qu’une de ses extrémités formant le nœud coulant, l’autre descende jusqu’au pied de l’arbre, où elle est à la portée de la main du chasseur.

À la tombée du jour, celui-ci vient se poster au pied de l’arbre et là, appuyant sa bouche dans l’angle formé par le sol et le tronc, il fait entendre, avec une justesse étonnante, le cri sourd et étouffé du notou ; ceux de ces oiseaux qui entendent l’appel arrivent immédiatement, et plusieurs, dans le nombre, à la vue de la branche la plus découverte, s’y posent naturellement ; mus par la curiosité, ils vont et viennent rapidement le long de ses rameaux. Cependant, avec ses yeux de lynx, le kanak épie le moment où le pigeon passe sous l’arc du nœud coulant d’une des lianes dont il tient l’autre extrémité à la main ; alors il tire celle-ci violemment à lui ; la petite liane, qui tient le piége suspendu se brise, le nœud se serre et étreint contre la branche le malheureux notou ; il ne reste plus qu’à monter pour s’emparer de la victime. Il est bien rare que le chasseur ne prenne pas ainsi, en quelques minutes, autant de pièces de gibier qu’il a disposé de nœuds coulants.


Pigeon notou et grue blanche de la Nouvelle-Calédonie. — Dessin de Mesnel d’après nature.

Lorsque l’Européen veut chasser le notou, il est à peu près indispensable qu’il emmène avec lui un guide kanak qui puisse tout à la fois lui enseigner le chemin et lui montrer le gibier ; sans cela, à moins d’une longue habitude, on doit renoncer presque toujours à découvrir soi-même dans l’épaisseur du fourré le pigeon que l’on cherche, et que sa couleur de bronze florentin permet difficilement de distinguer au milieu des mille teintes des ramilles et du feuillage. Anticipant un peu sur les événements, je puis citer comme exemple, une occasion assez plaisante où j’avais pour compagnon un officier de mes amis, M. D., qui était venu passer quelques jours avec moi dans la brousse et qui chassait pour la première fois le notou. Nous étions partis dès le matin : bientôt le kanak signale un pigeon : M. D. s’approche, avec mille précautions pour ne point faire de bruit, de l’insulaire qui, de la main, lui montrait l’énorme oiseau sur une haute branche ; mais mon ami avait beau écarquiller ses yeux, il ne pouvait apercevoir l’animal ; deux minutes, deux siècles, se passèrent ainsi ; le bruit d’une branche sèche brisée sous leurs pieds fit à la fin partir le notou ; mon malheureux compagnon était désespéré ; quelques minutes plus tard, l’œil perçant de notre guide découvrait un nouveau notou et M. D. ne pouvait encore rien apercevoir. Cette fois j’étais près de lui et en réalité il fallait une longue habitude pour distinguer un pigeon aux quelques plumes rougeâtres de son estomac que seules l’on voyait au milieu du feuillage à quarante-cinq mètres


Indigènes marchands de fruits au marché de Nouméa. — Dessin de Loudet d’après une photographie.

de hauteur environ ; aussi, au bout d’un instant, mon

ami, plein d’impatience et de dépit, était-il couvert de sueur : « Là, là, » lui disait tout bas le kanak, non moins désespéré que lui ; à ce moment, craignant de voir fuir ce notou, comme le précédent, je fis feu subitement et l’oiseau sans vie tomba à nos pieds.

Mais revenons à ma première excursion.

Sur les dix heures du matin nous fîmes halte au bord d’un bassin naturel, creusé dans le roc, au milieu du lit du ruisseau, par les eaux de ce petit courant qui tombaient en cascade. Selon l’usage que je commençai alors à bien connaître et duquel je ne me suis jamais départi depuis, nous commençâmes par nous plonger dans cette eau si claire, si vive, si fraîche ; j’engage l’habitant et surtout le voyageur en Nouvelle-Calédonie à se baigner au moins une fois par jour ; je crois les nombreux ruisseaux de ce pays doués d’une vertu réparatrice particulière. Souvent, à l’imitation des naturels, je me suis plongé dans l’eau fraîche des rivières, couvert de sueur, après de longues et pénibles routes ; je me suis baigné le matin après avoir été refroidi toute la nuit par une longue pluie, et toujours, après le bain, mes fatigues avaient disparu, mes forces étaient renouvelées ; je comprends que des eaux stagnantes puissent ne pas être sans mauvaise influence ; mais il n’en est plus de même quand il s’agit de ces eaux rapides qui descendent de cascade en cascade, souvent sous forme de pluie, en s’imprégnant d’oxygène ; ces eaux sont, pour ainsi dire, vivantes et respirent. Le kanak s’il a chaud, s’il transpire, cherche l’eau la plus fraîche pour s’y plonger ; l’Européen, qui l’a vu agir ainsi, a attribué à cette coutume les maladies de poitrine dont cette race a tant à souffrir ; mais, d’après mes propres observations, cette immersion est au contraire une des plus rares causes de maladie chez ces insulaires, si toutefois même, elle en est jamais une.

Pendant qu’avec bonheur nous savourions les charmes de ce bain naturel, les kanaks étalaient sur une roche, à l’abri du soleil, le menu de notre modeste repas, c’est-à-dire de la viande salée et du biscuit ; c’était peu, eh ! bien, c’est un des meilleurs repas que j’aie jamais faits ; une eau cristalline murmurait à côté de nous, et nous n’avions qu’à étendre la main pour remplir nos verres ; une charmante sensation de fraîcheur et de pureté naissait pour nous du voisinage de cette eau vive et scintillante.

Nous réservions les pigeons (car j’en avais tué à mon tour) pour le dîner ; quant à nos guides ils dévorèrent quelques biscuits, puis mordirent de leurs belles dents blanches les cannes à sucre dont ils avaient fait provision.

Le soleil était presque au zénith, mais le voisinage du ruisseau et des grands bois entretenait dans ces lieux une certaine humidité qui rendait la température très-supportable ; nous étions du reste déjà à une certaine altitude ; à midi nous reprîmes notre voyage, et nous vîmes les travaux de recherches de houille déjà tentées et qui n’avaient pas eu de résultat heureux ; du reste, en ce point, l’affleurement exploité ne paraissait pas promettre grande chance de réussite.

Vers les cinq heures du soir nous cherchâmes un campement pour la nuit ; nous étions sortis des bois ; il nous fallait un emplacement, qui situé à une certaine hauteur, à cause des moustiques trop nombreux dans les bas-fonds, ne fût cependant pas trop loin de l’eau. Notre choix s’arrêta sur un petit monticule qui dominait la rivière Dumbéa et les grandes plaines. Aussitôt chacun se mit à l’œuvre ; les kanaks avec leur tomahawk coupèrent rapidement quelques jeunes arbres très-droits, qu’ils appuyèrent sur les branches d’un niaoulis au pied duquel le sol était uni ; le même arbre et quelques-uns de ses frères des environs nous prêtèrent leur écorce imperméable à la pluie, que les kanaks, après avoir fait le long du tronc de l’arbre une incision longitudinale, déroulaient en longues bandes avec une merveilleuse adresse ; ces bandes, étalées sar les perches inclinées et fixées au moyen de branchages, devaient nous protéger contre la rosée et la pluie ; vingt minutes suffirent à notre installation. — Un grand feu était déjà allumé ; c’est par là que commence du reste toujours le kanak qui, en voyage, porte ordinairement à la main un tison de bois très-sec enflammé et, dans chaque halte qu’il fait, ne fût-elle que de quelques minutes, allume un petit feu, qu’il oublie souvent d’éteindre quand il repart. Il en résulte, dans la saison sèche, des incendies qui s’étendent jusqu’à ce que des terres stériles ou des ruisseaux les arrêtent.

Tout en donnant la main aux préparatifs de notre souper, M. Joubert m’instruisait des mœurs et coutumes du pays. Il me montra la plaine au-dessous de nous ; alors seulement je m’aperçus qu’elle était en feu sur une grande surface. Un tourbillon de fumée planait au-dessus. Favorisé par la sécheresse de la saison et la brise du soir, le feu se répandait avec une rapidité effrayante, se dirigeant en partie de notre côté ; à cet aspect, je me rappelai tous les récits lamentables de voyageurs malheureux surpris par l’incendie au milieu des prairies et je manifestai mes craintes à mon compagnon de voyage :

« Nous n’avons rien à redouter, me répondit-il ; ce sont probablement nos kanaks qui ont incendié les herbes sur notre route ; c’est leur habitude d’en agir ainsi quand ils voyagent sur le territoire de leur tribu et qu’ils y rencontrent des terres propres à une bonne culture ; ils détruisent alors par le feu les herbes et les jeunes plantes dans l’espoir d’y revenir établir leurs plantations après la saison des pluies ; quant à du danger, s’il y en avait, nos indigènes nous en tireraient certainement. »

Pendant ce temps, un de nos kanaks avait creusé un trou en terre et faisait chauffer dans un feu immense des galets gros comme les deux poings ; son camarade était allé chercher de l’eau ; comme nous n’avions pas de vase, il l’avait mise dans un sachet en écorce de niaoulis, bien saine, dont les bords relevés étaient retenus par une liane très-mince. Quand les cailloux furent chauds, ils enveloppèrent deux pigeons et quelques taros, mêlés à des plantes aromatiques, dans des feuilles de bananier ; le tout fut mis dans le trou, entouré de cailloux presque rouges et rapidement recouvert de feuilles d’abord et de terre ensuite, afin de fermer hermétiquement le passage aux matières volatiles de notre rôt. Au bout d’un certain temps, la terre fut enlevée, puis les cailloux supérieurs, et nos pigeons nous apparurent bien rôtis et répandant une odeur des plus appétissantes ; ils étaient en effet délicieux ; les viandes cuites de cette manière conservent tout leur arome et se dessèchent peu.

La nuit, qui succède si rapidement au jour sous les tropiques, était arrivée ; le feu de la plaine que nous dominions était maintenant beaucoup plus apparent et assez rapproché pour que nous pussions entendre le crépitement des flammes qui, par moments, s’élançaient à une grande hauteur, tordant les jeunes arbres verts qui craquaient sous leur étreinte ; le niaoulis, à l’écorce combustible comme de l’amadou, s’enflammait des pieds à la tête, en répandant une immense lueur autour de lui ; lorsque l’incendie rencontrait des parties bien desséchées, il les traversait avec une vitesse qui ressemblait à de la furie.

J’étais ravi à la vue de ce spectacle, et mes yeux suivaient avec le plus grand intérêt chaque détail de ce combat entre la flamme et ces pauvres végétaux à demi desséchés.

Cependant la mer de feu s’approchait de plus en plus de nous ; quoi qu’on m’eût dit, le sentiment du péril me rappela à la réalité ; je regardai mes compagnons. M. Ferdinand, couché le long du feu, fumait avec délice une pipe noire et courte ; quant aux naturels, ils étaient accroupis, à quelques pas de nous, près d’un second feu et sous un abri des plus élémentaires ; l’un d’eux fumait la pipe commune en surveillant la cuisson de quelques racines, tandis que son camarade chantait, sur un air monotone, probablement les incidents de notre voyage ; il balançait son corps en mesure, frappant en cadence deux pierres l’une contre l’autre :

« Tous ces gens-là ne s’aperçoivent point du danger, me dis-je, cependant il existe. »

Je m’approchai doucement alors de nos guides, je leur offris un peu de tabac, qu’ils acceptèrent avec le plus grand plaisir et je leur dis :

< Tayos (amis), nous allons être brûlés, le feu n’est pas loin. »

Les deux jeunes gens, pour toute réponse, se regardèrent en souriant ; l’un d’eux même me sembla avoir quelque chose de dédaigneux dans son sourire ; j’avais évidemment dit une grosse bêtise. J’attendis un instant pour renouveler mon appel sous une autre forme ; nous restâmes ainsi côte à côte et silencieux ; mais le feu n’était plus qu’à quelques centaines de mètres ; la vive lumière qu’il projetait nous éclairait presque a giorno ; les crépitements, qui annonçaient la marche de l’incendie devenaient de plus en plus distincts à nos oreilles ; je me levai anxieux, et m’approchai de mon compagnon, M. Joubert. Il était toujours couché et sa respiration sonore m’apprit qu’il dormait profondément ; je tournai de nouveau mes yeux vers les kanaks, l’un d’eux faisait passer la pipe à l’autre qui se mit à la charger avec le soin le plus minutieux ; je n’y tins plus :

« Ne voyez-vous pas que le feu sera ici dans cinq minutes ? » m’écriai-je exaspéré.

L’un des deux kanaks alluma alors sa pipe, pendant que son camarade lui parlait ; puis tous deux éclatèrent de rire ensemble, mais du rire le plus franc, le plus gai, le plus épanoui, rire que les sauvages seuls connaissent ; leur figure, ordinairement grave, sévère même, semblait fleurir ; leurs dents admirables de blancheur et de forme, se montraient toutes, tant leur bouche se dilatait ; chaque éclat de rire se terminait par un cri aigu, hou ! hou ! tellement retentissant, que M. Ferdinand en fut éveillé, heureusement pour moi, car j’étais dans une fâcheuse position et je ne savais point s’il fallait rire en chœur ou me mettre en colère.

Il est un langage en Nouvelle-Calédonie qui se parle sur toute la côte et sert de moyen de communication entre les kanaks et les blancs et quelquefois entre les blancs eux-mêmes, quand ils sont de nation différente ; ce langage a pour base l’anglais, mais on y rencontre des mots français, chinois, indigènes, tous plus ou moins altérés. Quelques phrases, tirées de ce langage, que j’aurai l’occasion de citer dans le courant de ce récit, montreront que le génie de cette autre lingua franca est des plus simples et qu’au moyen d’un très-petit nombre de mots on peut toujours assez bien s’entendre suc les choses usuelles de la vie. Voyant M. Joubert éveillé par l’hilarité bruyante de nos guides, je le mis en quelques mots au courant de la question :

« Ne vous étonnez pas, et surtout ne vous montrez pas blessé de cette gaieté, me dit-il ; elle vient de ce qu’ils trouvent très-bizarre votre frayeur devant ce feu qu’ils vont combattre si facilement tout à l’heure ; du reste, ils comprennent mal le français et auront donné à vos paroles un sens autre que celui qu’elles avaient réellement. »

Se tournant alors vers nos guides M. Ferdinand ajouta : « Tayos, lookout belong faïa » (Amis, faites attention au feu). Nos deux guides se levèrent aussitôt, regardèrent un instant la flamme qui n’était plus qu’à une très-faible distance ; puis, tout en poussant des cris, ils saisirent leurs tomahawks, s’élancèrent auprès des arbres voisins, coupèrent en quelques secondes des branches de niaoulis chargées de feuilles, et les assemblèrent de façon à former pour chacun d’eux un long balai ; ensuite, toujours bondissant et hurlant, ils prirent une torche faite d’écorce de niaoulis enflammé et coururent du côté du feu jusqu’à quarante mètres environ du point où nous étions. Là, ils mirent le feu aux herbes, propageant l’incendie tout autour de nous en divers points ; nous fûmes bientôt dans un cercle de feu éclatant, mais dont l’intensité n’avait pas le temps de devenir considérable sur la faible longueur qu’il avait à parcourir, de sorte qu’au moment où il arriva près de notre abri, les deux kanaks l’éteignirent sans peine, au moyen des longs balais dont j’ai parlé. Le tout s’était passé en quelques minutes ; il était temps ; l’incendie arrivait à la limite que nous venions de lui assigner et nous fûmes un instant dans un nuage de fumée et de flammèches, dans une atmosphère brûlante ; après quoi les flammes firent le tour de notre camp et s’éloignèrent dans la direction de la montagne.

Pendant tout ce temps, nos deux Calédoniens, semblables à des démons de bronze, et brandissant leurs longs balais de brindilles, bondissaient autour du cercle qu’ils avaient tracé, frappant avec de grands cris, sur les points où l’herbe mal brûlée d’abord menaçait de s’enflammer de nouveau.


Indigènes des Îles Loyalty. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

« All right ! dit M. Ferdinand, vous voyez que ces gaillards n’ont pas été longs ; ce feu nous vaudra au moins de n’être point trop tourmentés par les moustiques. Nous avons une longue route à faire demain, je vous engage à vous envelopper dans votre couverture et à dormir : mettez une pierre entre le feu et vos pieds pour ne pas incendier votre couverture ; sur ce, good night and good dreams. »

Et mon brave compagnon, bien roulé dans sa couverture, le corps à l’abri sous la hutte, s’endormit bientôt ; pour moi, assis à ses côtés, je suivis longtemps des yeux la retraite de l’incendie ; nos deux kanaks venaient de s’endormir à leur tour, après avoir dévoré une immense quantité de taros. Je m’étendis enfin sur le sol, et en dépit de la dureté de cette couche inaccoutumée, de quelques moustiques, et d’une certaine émotion, due à la pensée que j’étais en pleine brousse, à côté de deux anthropophages, je sommeillai bientôt paisiblement.


Indigènes éteignant un incendie de savane. — Dessin de A. de Neuville d’après M. Garnier.

Telle fut en Nouvelle-Calédonie ma première nuit de bivac. Bien d’autres semblables devaient la suivre.

Deux jours après, vers le soir, nous approchions de Koé ; harassés par les marches forcées que nous venions de faire, notre pas était lent et lourd ; tout à coup nous apercevons une troupe de chevaux en liberté ; à notre approche ils se mirent à hennir et à s’inquiéter, puis tous prirent la fuite, un seul excepté, qui, au contraire, s’avançait lentement :

« By Jove ! s’écria M. Ferdinand, c’est ma vieille Mauguy, » et oubliant la fatigue, il s’avança rapidement, son chapeau à la main et l’agitant d’une manière particulière en poussant le cri habituel : « Come, come[2] » ; quelques minutes après, nous étions en possession d’une monture ; une liane nous servit de bride, et mon compagnon et moi, juchés sur le dos de cette bête tranquille nous pûmes accélérer notre marche ; nous ne fîmes pas à la station de Koé une entrée bien triomphale, mais, dans cette occasion, notre amour-propre parlait moins haut que la fatigue.

M. Joubert m’avoua depuis que dans cette excursion il avait conçu le projet de me faire demander grâce, qu’il pensait la chose aisée avec un nouveau débarqué ; il avait été pris lui-même au piége.

Ceci se passait à la fin de l’année 1863 ; à la fin de 1866, lorsque je quittai la Nouvelle-Calédonie, l’aspect de Koé était bien différent ; la grande plaine qui s’étend aux pieds de l’habitation, avait été en partie transformée en champs de cannes à sucre ; un canal, détournant les eaux d’un ruisseau, faisait mouvoir la roue hydraulique qui commandait la meule à broyer la canne ; les chaudières pour l’évaporation des sirops fonctionnaient, tout était en place, grâce à l’activité et à l’intelligence déployée par le chef de la station ; la frégate la Sibylle emportait déjà en France quelques échantillons du sucre et du rhum fabriqués à Koé ; c’étaient en ce genre les premiers produits fournis par notre jeune colonie.


V


Kanaks et colons. — Ce qu’on peut tirer des indigènes.

Ces travaux nombreux et divers ont presque tous été exécutés à Koé, par des kanaks, sous la direction d’Européens ; cependant j’ai souvent entendu les colons soutenir que le Néo-Calédonien ne pouvait être pris au sérieux comme travailleur ; quelques-uns même vont plus loin et souhaitent la disparition de cette race ; il est vrai que ces terribles logiciens sont ceux qui connaissent ordinairement le moins les indigènes et le pays. Ceux-là aussi refusent la moindre intelligence au kanak, sans s’être jamais donné, un seul instant, la peine de la rechercher et d’étudier sa nature pour l’utiliser à leur profit ; il est peut-être heureux pour les Néo-Calédoniens qu’il en soit ainsi.

Parmi ceux qui décrient le plus le kanak, il faut aussi compter en première ligne ces petits caboteurs et ces coureurs de brousse qui vont de tribu en tribu avec quelques objets de traite : pipes, tabac, guimbardes, mouchoirs rouges, couteaux, etc. La plupart de ces gens-là font avec le kanak des échanges dans lesquels ils donnent un œuf pour avoir un bœuf ; lorsqu’ils emploient les indigènes ils les rétribuent souvent fort mal, de sorte qu’ils en trouvent difficilement pour un nouveau travail ; c’est alors qu’ils s’empressent de déclarer que cette engeance n’est bonne à rien.

En disant que l’on ne paye pas assez le kanak qui travaille, je sais que j’attaque de front les idées de la plupart des colons de la Nouvelle-Calédonie, toujours enclins à trouver au contraire que les indigènes sont toujours trop payés ; mais je vais citer quelques faits qui montreront de quel désavantage il est pour le colon de ne pas payer convenablement le travailleur indigène, et combien il est impolitique de sa part et contraire à ses intérêts d’éloigner de lui un pareil auxiliaire :

Je commencerai par décrire les différents usages auxquels le kanak est actuellement employé. Cette énumération établira de suite ce dont est capable cet homme, dont quelques-uns voudraient se défaire par les moyens les plus violents :

1o Pêcheurs. — À Nouméa, des kanaks aux ordres d’un marin français, nommé Caster, vont tous les jours à la pêche et fournissent la ville de poisson, à des prix qui étaient, en 1865-1866, plus que modérés.

2o Marins. — Les bateaux-pilotes du port de Nouméa ont chacun, pour tout équipage, quatre ou cinq kanaks commandés par un pilote ou apprenti-pilote.

Tous les caboteurs de l’île n’ont d’autre équipage que des kanaks.

3o Courriers. — Les courriers mensuels de Poëbo à Houagap, de Houagap à Kanala, de Kanala à Nouméa, sont desservis par les indigènes avec la plus grande célérité.

4o Pêche du trépang. — Cette pêche, dont les produits forment l’exportation annuelle de beaucoup la plus importante de l’île, est toute faite par des indigènes, employés par quelques blancs. Nous reviendrons plus en détail sur cette industrie.

5o Volailles, porcs, etc. — La majorité des volailles et des porcs que l’on mange à Nouméa, est achetée sur la côte, à très-bas prix, par les caboteurs ; les porcs que les indigènes engraissent avec l’amande du coco, sont très-gras et fournissent une excellente graisse, que l’on emploie exclusivement dans les cuisines.

6o Huile de coco. — Toute l’huile de coco que l’on exporte, est fabriquée par les indigènes, pour leur compte, ou pour celui de colons blancs.

7o Légumes. — Le sud de l’île, l’île des Pins et l’île Ouen, envoient constamment à Nouméa des pirogues chargées de choux, d’oignons, de bananes, etc. Ces denrées, qui sont ordinairement très-chères quand les arrivages manquent, deviennent subitement à très-bas prix à chaque arrivée nouvelle de ces cultivateurs indigènes ; pendant les mois chauds il n’y a guère que les tribus du sud qui possèdent ces légumes, à la culture desquels la nature de leurs jardins se prête très-bien.

8o Bûcherons. — Tous les kanaks sont bûcherons et manient la hache avec une adresse merveilleuse ; aussi, toutes les coupes de bois que le gouvernement fait par lui-même ou par l’entreprise sont exécutées par des kanaks ; j’ai employé des naturels, pendant plusieurs mois, à couper et transporter des arbres pour des travaux de mine, et la somme de travaux fournie par ces hommes était égale, sinon supérieure, à celle donnée par des travailleurs militaires dans les mêmes circonstances.

9o Laboureurs. — Le Néo-Calédonien aime beaucoup le travail de la terre, qu’il considère comme le plus élevé et le plus digne d’un homme ; j’en ai vu qui labouraient très-adroitement à Koé.

Je terminerai ici cette nomenclature qui montre suffisamment le grand parti que l’on peut tirer de cette race.

Nous l’avons dit, en dépit de ces aptitudes nombreuses et diverses, le naturel ne veut pas ordinairement travailler pour Européen ; quelquefois il s’engage chez un colon et, au bout de quelques jours, il disparaît ; on dit alors que « tous ces kanaks sont des vagabonds et des fainéants » ; mais voici bien plutôt l’explication de cette conduite.

Le kanak, ayant dans sa tribu une nourriture presque toute végétale, consomme beaucoup en poids, de sorte que, rationné chez le colon et n’y mangeant d’habitude que du biscuit et du riz, il ne tarde pas à souffrir de ce changement de régime alimentaire ; pour lui, le riz et le biscuit sont des gourmandises ; il les mange comme un enfant savoure des pâtisseries, sans que, pour cela, sa faim soit apaisée ; ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines de cette nourriture que, par un phénomène particulier, l’équilibre s’établit et que l’estomac du sauvage peut se contenter de sa ration. J’ai vu en effet des kanaks mis subitement à la ration du matelot français (sauf le café, le vin et l’eau-de-vie) dévorer cette ration et, pour combler les vides, aller pendant les heures de repos, chercher des racines, des vers (entre autres des nymphes de capricorne qui sont très-abondantes au milieu des arbres tombés depuis longtemps, dont le bois est pourri) ; mais, au bout d’un mois environ, ils mangeaient seulement et à peine la ration ordinaire ; quoique s’accoutumant très-bien à ce genre de nourriture, ils soupirent encore après leur ancien régime et sont très-heureux le jour où ils le reprennent.

Pour conserver près de soi ces précieux auxiliaires, voici le procédé adopté comme le plus simple. Un colon qui a besoin d’occuper vingt kanaks, en prend vingt-quatre ; les quatre supplémentaires cultivent d’après leurs méthodes le taro, l’igname et la banane, aux saisons convenables ; ils vont à la pêche du poisson, de la tortue, des crabes, etc., en un mot, ils travaillent à nourrir leurs vingt compatriotes absolument comme ceux-ci seraient nourris dans leur propre village.

Le moyen ordinairement employé est de passer un engagement avec une tribu qui devra fournir constamment un certain nombre de travailleurs ; mais ceux-ci se relayent souvent pour retourner à leur nourriture et à leurs mœurs qui leur plaisent tant, et le travail en souffre. Il faut en outre qu’ils aillent faire leurs plantations particulières ; car chaque kanak plante pour lui et sa famille.

La question de la nourriture, la plus importante, étant résolue, vient la question du salaire :

Un ouvrier blanc, dans les plantations, est payé de cent à deux cents francs par mois, nourri et logé ; un kanak est payé de douze à vingt-cinq francs, et, pour mieux faire comprendre l’exiguïté de ce salaire, je mentionnerai que dans un magasin on vend beaucoup plus cher à un naturel qu’à un blanc, de sorte qu’avec ces quinze francs qui représentent le travail d’un mois, il ne pourra presque rien se procurer ; que l’on en juge par les indications suivantes :

Trois pipes en terre 1,50 fr.
Une livre de tabac 4,00 fr.
Une guimbarde 0,50 fr.
Une bague en cuivre 1,00 fr.
Une brasse de calicot bleu 4,00 fr.
Un tomahawk 4,00 fr.
15,00 fr.

Tous ces objets sont ceux que le kanak préfère ; la passion du tabac est si violente chez lui que c’est toujours là le premier objet qu’il achète ; en second lieu vient ordinairement la guimbarde (Jew’s harp), sur laquelle il aime tant à jouer, pendant des heures entières, des airs monotones, au milieu desquels on distingue cependant des notes tantôt mélancoliques, tristes, tantôt animées et joyeuses ; l’anneau de cuivre ornera son doigt jusqu’au moment où il le fera passer à celui de quelque Chloé au teint de bronze. Ces hommes, comme tous ceux qui s’arrêtent à la première impression, aiment ce qui brille, ce qui attire le regard ; ils sont parfois même d’une coquetterie recherchée, lorsqu’ils plantent au sommet de leur épaisse et abondante chevelure les plumes brillantes d’un beau coq, ou la longue plume de leurs grands oiseaux de proie, ou bien encore lorsqu’ils ceignent leurs têtes d’une tige de la fougère-liane, plante si délicate, véritable chef-d’œuvre de la nature.

Le morceau de calicot est le seul vêtement que le kanak puisse acheter à un prix assez bas pour ses faibles ressources ; il se ceint les reins avec ce bout de toile lorsqu’il s’habille ou va en ville ; pendant le travail, son vêtement n’est que de feuillage.

La petite hachette ou tomahawk, qui ne le quitte presque jamais, est aussi pour lui un objet de première utilité ; il en enveloppe souvent le tranchant avec des chiffons de peur de la rouille ; il en enlève immédiatement le manche européen pour y adapter un manche plus à sa main, et qu’il a mis longtemps à fabriquer ; ce tomahawk est dans la main de ces hommes une arme terrible. Un arrêté du gouverneur en avait même interdit la vente ; mais il est difficile de faire observer cette défense.

Tout calcul fait, nous voyons qu’après un mois de travail, si le kanak, profitant du dimanche, se rend à Nouméa pour y faire ses emplettes, il lui reste à peine un dix-sous pour acheter un morceau de pain blanc, dont il est cependant bien friand. Quand il revient dans sa tribu avec son léger bagage, le ventre vide, il médite et se dit tristement :

« J’ai travaillé beaucoup tout ce mois, j’ai été plusieurs fois réprimandé, puni pour quelque négligence ; j’ai trouvé mon repas souvent tardif et peu de mon goût, que m’en reste-t-il ? quelques objets qui seront bientôt usés et qui, auprès des guerriers de ma tribu, ne sont que les signes de l’esclavage que j’ai souffert volontairement ; le tabac des blancs est bon, c’est vrai, mais je n’ai qu’à en laisser tomber quelques graines dans mon jardin et j’en aurai bientôt autant qu’il m’en faudra ; je ne veux donc plus travailler pour les blancs. »


Le kanak Chatton, maître d’étude à l’école indigène de Nouméa. — Dessin de Loudet d’après une photographie.

Voilà ce que se dit le kanak ; mais le colon qui ne comprend point sa langue et lui refuse, du reste, tout esprit de raisonnement, n’en tient aucun compte. Pourtant en réfléchissant un peu, le colon devrait songer qu’il est de son intérêt d’augmenter les salaires dans la proportion du travail produit. Mettez ces hommes à la tâche : vous les verrez s’exténuer pour augmenter leur gain, vous les verrez devenir cupides, s’habiller bientôt convenablement, se civiliser. On peut citer à Nouméa un jeune kanak bien payé, que tout le monde connaît. Il travaille chez un négociant, M. Gerber, auquel il rend beaucoup de services comme garçon de magasin ; il parle assez bien le français et l’anglais ; le dimanche venu, il monte à cheval, en redingote ; il porte des gants, il a même des souliers.

Le kanak Chatton, dont nous donnons ici le portrait, est également connu par son ardeur à s’instruire et par le zèle consciencieux qu’il apporte dans l’accomplissement de ses modestes fonctions de surveillant, ou de pion, si l’on veut, de l’école indigène.

Ce sont des faits incontestables : je terminerai par celui-ci :

Un Anglais, dont le nom est encore vivant à la Nouvelle-Calédonie, le capitaine Paddon a acquis autrefois une fortune considérable en trafiquant avec les naturels de notre colonie et ceux des îles voisines ; il avait fini par posséder plusieurs goëlettes et bricks occupés aux transports du bois de santal, de l’écaille de tortue, etc., que lui livraient les naturels. Ce capitaine, en Nouvelle-Calédonie, était connu et respecté de tous les kanaks. Chaque fois qu’il arrivait dans une tribu, il trouvait, tout préparé, un chargement plus ou moins considérable. Plusieurs fois, dans mes visites aux tribus du nord de l’île, peu fréquentées par les blancs, on m’a parlé de cet homme, mort cependant depuis plusieurs années ; on aimait à en faire l’éloge. J’ai cherché la cause qui avait pu imprimer ainsi le souvenir d’un blanc dans l’esprit de ces sauvages, ordinairement si indifférents, et j’ai appris que Paddon était d’une très-grande générosité, qu’il payait sans jamais marchander, faisait même des largesses quand il était satisfait ; avec cela il possédait un esprit ferme et résolu, son courage était à toute épreuve ; jamais, dans le principe, il ne laissa impunie une faute commise à son détriment, mais jamais aussi, par un esprit de lésinerie étroite et impolitique, il n’éloigna de lui la main du kanak.

Cet homme mourut à cinquante-deux ans, plusieurs fois millionnaire.

Depuis, la question qui nous occupe a été compliquée plutôt que résolue, par l’introduction dans la Nouvelle-Calédonie de travailleurs, exportés des Nouvelles-Hébrides, ou recrutés parmi les indigènes, fervents catholiques, des îles Loyalty.

Jules Garnier.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. page 155.
  2. « Viens, viens. » — Lorsqu’on veut prendre un cheval dans le paddock ou parc, on y pénètre avec un peu de maïs dans un plat que l’on agite devant soi ; presque tous les chevaux viennent, attirés par le grain, et l’on peut ainsi en choisir un parmi eux.