Monnoyer (p. 139-178).

Plantes cultivées.

Ce chapitre comprendra les végétaux qui sont l’objet d’une culture assidue, comme étant la source des richesses de ce beau pays. Autant le créole néglige les plantes de pur agrément et la plupart des arbres fruitiers, autant il prend soin des plantes qui vont nous occuper, parce qu’elles seules peuvent lui procurer de l’or et les moyens de bien vivre.

Le tabac. Cette plante qu’un usage dont on aurait peine à retrouver l’origine, a rendu si célèbre et si utile, se cultive avec beaucoup de succès à la Guadeloupe ; c’est principalement dans les hauteurs qu’on le cultive en grand ; celui qui croît sur le bord de la mer ne brûle pas bien, et, par cette raison, est moins estimé.

Quand cette plante a acquis le degré de maturité nécessaire, on l’arrache, on la met dans un lieu un peu humide, pour que la fermentation puisse s’y établir ; on roule ensuite les feuilles en carottes quand elles sont, comme on dit, entre vert et sec, et on les réduit en poudre très-fine par l’action d’un moulin que je n’ai pas vu et sur le mécanisme duquel je ne puis conséquemment rien dire. On voit pourtant, auprès de la Basse-Terre, un de ces établissements qui appartient à un M. Bazin. J’en ai vu de loin l’extérieur, et j’ai été presque étourdi par le bruit que fait cette mécanique ; mais, pour des raisons particulières, je ne me suis point fait introduire dans l’intérieur.

C’est principalement en cigares que les créoles consomment le plus de tabac. Il n’est pas un blanc, pas un noir, qui, presque à tous les moments du jour, n’ait le cigare à la bouche. C’est, pour l’habitant, un plaisir d’offrir, en sortant du festin, de bons cigares à ses convives. (On appelle habitants les blancs qui demeurent sur leurs propriétés rurales et qui s’occupent de culture.)

Ricin, palma christi. Cette plante est vivace dans la zone torride et s’élève jusqu’à sept où huit pieds ; tout terrain lui est propre ; on en sème la graine en tout temps ; son bois est très-fragile, il ne résiste point à un grand vent ; elle fleurit au bout de six mois et produit des graines ; ces graines, comme les fleurs auxquelles elles succèdent, sont disposées en grappes ; elles sont renfermées dans une enveloppe qui éclate avec bruit quand les graines sont mûres, et les graines se trouvent lancées souvent fort loin ; chaque enveloppe contient ordinairement quatre graines, grosses à peu près comme un pois, allongées, brillantes, présentant des dessins de diverses nuances.

C’est pour en récolter les graines qu’on cultive cette plante. On en retire une huile bien précieuse, et pour cela, on les fait légèrement griller sur une platine de fer, ensuite on les pile, et on les fait bouillir dans de l’eau ; l’huile se dégage, surnage l’eau : on la ramasse avec une cuiller, ou l’on décante. Si les graines étaient trop grillées, l’huile serait noire et contracterait un mauvais goût. L’huile ainsi dégagée exige encore une préparation ; on la fait bouillir seule avec un peu de sel marin (sulfate de soude), et l’eau qu’elle pourrait contenir s’évapore ; si cette dernière opération n’était pas poussée assez loin et qu’il restât encore de l’eau, l’huile ne pourrait brûler, la mèche pétillerait et s’éteindrait ; d’ailleurs, l’huile finirait par se corrompre et répandre une odeur fétide.

On fait un grand usage de cette huile comme purgatif.

L’indigo. La culture de cette plante est maintenant presque abandonnée à la Guadeloupe, quoique, autrefois, elle y ait été l’objet des spéculations d’un grand nombre d’habitants. Cette plante, à tige ligneuse et cannelée, ne s’élève qu’à deux ou trois pieds ; les feuilles en sont petites, d’un vert clair, les fleurs disposées en grappes, les gousses recourbées, très-grêlées, et d’un pouce de longueur ; les graines très-petites, noires et brillantes.

On la trouve dans beaucoup d’endroits cultivés autrefois, maintenant incultes, dans certains halliers et sur le bord de quelques chemins. C’est de cette plante qu’on extrait ce beau bleu qu’on appelle aussi indigo et dont on fait un si grand usage. Rien de plus simple que ce travail. On coupe la plante au ras de terre, on la met dans des barils, on y verse de l’eau et on la laisse ainsi infuser durant huit jours ; on la retire ensuite, on agite l’eau avec un balai : le bleu vient à la surface, on l’ôte avec une cuiller ou un coui (moitié de calebasse), on le met dans un sac de toile d’un tissu bien serré, où on le laisse égouter durant vingt-quatre heures ; le bleu reste au fond du sac qu’on retourne, on l’en détache avec un couteau, et on le fait sécher au soleil en lui donnant différentes formes.

Quelquefois l’indigo reste suspendu dans l’eau, sans s’élever à la surface, et alors on ne peut le recueillir. Les nègres s’imaginent que cette mésaventure n’a lieu que parce qu’il entre, dans le lieu où se fait cette préparation, des femmes durant leur évacuation mensuelle ; beaucoup de blancs même sont assez simples pour partager cette opinion qui, à ce qu’il me semble, n’est qu’un préjugé. C’est probablement à la présence des sels que l’eau dissout en roulant sur certains terrains, qu’il faut attribuer cet effet, ou aux herbacées qui sont mêlées avec l’indigo quand en le coupe.

Le giroflier. Ce bel arbuste est encore peu cultivé à la Guadeloupe, M. Le Mercier, habitant et commandant du vieux fort, homme respectable sous beaucoup de rapports, est le premier et le seul qui jusqu’ici l’ait cultivé en grand, et pourtant, le gouvernement de Louis XVIII lui refusa la prime qu’il demandait et lui envoya la croix de Saint-Louis, qu’il ne demandait pas.

Rien n’est beau comme une pièce de girofliers en fleurs. Tous les lieux environnants sont embaumés de la délicieuse odeur qu’ils exhalent. Ces fleurs sont disposées en bouquets et offrent quelque ressemblance avec celles du jasmin. Ce sont ces mêmes fleurs desséchées que le commerce répand sous le nom de clous de girofle, que tout le monde connaît.

Oseille de Guinée. Cet arbrisseau n’est pas fort commun à la Guadeloupe et exige une culture soignée. Il s’élève à la hauteur de cinq à six pieds ; les pétales de sa fleur sont d’un beau rouge cramoisi et d’un goût fort acide. On en fait de la gelée et des confitures excellentes.

Le frangipanier, gros et grand arbre qui présente la singulière propriété de ne porter qu’alternativement ses feuilles et ses fleurs. Il ne donne point de fruits. La feuille, longue, étroite et pointue, paraît d’abord, et quand la fleur est pour naître, les feuilles tombent, et la fleur se développe également sur le tronc, sur les branches et sur les rameaux. Elle n’a point de calice ; elle a cinq pétales roulées les unes sur les autres à leur base. On voit deux variétés de frangipanier, l’une porte des fleurs blanches, l’autre des fleurs rouges ; ces fleurs exhalent une odeur douce et agréable ; on les soumet, comme celles de l’oranger, à la distillation pour en conserver les particules odorantes et les employer à divers usages. Les racines de cet arbre sont sudorifiques ; c’est principalement de celles du frangipanier à fleurs blanches qu’on se sert.

Le calebassier est un arbre de moyenne taille, il est assez rare dans certains endroits de la colonie. Les feuilles de cette plante sont disposées en bouquets ; les fleurs naissent sur les grosses branches. Il porte un fruit qu’on nomme calebasse, dont l’enveloppe est ligneuse, solide, et dont l’intérieur est une pulpe blanchâtre d’une consistance assez fermé. Il n’est point d’arbre qui, sous le rapport de son fruit, soit aussi utile que celui-là. La pulpe se donne dans certaines affections pulmonaires ; l’enveloppe a des usages sans nombre. Il varie dans ses dimensions comme dans ses formes ; ordinairement il est rond, et son diamètre a de deux à vingt pouces ; on en voit de fort allongés qui, étant coupés dans le sens de leur grand axe, servent de cuillers à pot. Parmi les ronds, les plus petits ne sont que des objets de curiosité et sont même assez-rares. Les plus grosses calebasses servent aux nègres pour aller puiser de l’eau ou pour transporter, sur leurs têtes, du gros sirop de la campagne à la ville. On n’y pratique qu’un trou suffisamment grand pour pouvoir en ôter l’intérieur ; les autres calebasses se coupent ordinairement en deux parties égales, au moyen d’une petite ficelle tendue roide sur la circonférence d’un de leurs grands cercles, et sur laquelle on frappe légèrement avec un instrument quelconque. Chaque moitié s’appelle coui, et ces couis servent dans une foule de circonstances ; la plupart des nègres n’ont pas d’autre vaisselle. C’est dans ces couis qu’ils mangent et qu’ils boivent. Les calebasses de moyenne grosseur leur servent pour mettre leur farine de manioc ; ils en enlèvent une calotte qui fait la couverture et qui glisse entre les ficelles qui suspendent la calebasse. Ils appellent tinette cette espèce de vase. On travaille à l’extérieur les calebasses comme les cocos.

Le calebassier reprend de bouture.

Le karaka. Cette plante, du genre des aloès, sert principalement pour faire des lisières (pour clore des pièces de terre) ; quand elle a acquis un certain âge, elle fleurit tous les ans ; il s’élève de son sein une tige de douze à quatorze pieds, à l’extrémité de laquelle les fleurs s’épanouissent.

L’intérieur des feuilles, qui sont fort épaisses, n’est formé que de filaments très-fins, que les nègres nomment lapittes. On s’en sert pour coudre ou pour faire des cordes.

Les racines du karaka sont sudorifiques et on les prend en décoction dans les affections cutanées.

Le pois doux. Cet arbre, de moyenne taille, est orné d’un beau feuillage ; quand il est en fleurs surtout, il charme, les yeux de celui qui le considère ; il produit des cosses, qui renferment cinq ou six graines ; d’un vert très-foncé ; ces graines sont recouvertes d’une pulpe molle, blanche comme la neige, qui fait naître sur le palais une sensation de fraîcheur aussi douce qu’agréable. On entoure de ces arbres les plantations de cafier ; on ne le cultive que pour cet usage. J’en dirai encore quelque chose quand je parlerai du cafier.

Cacaoyer. Ce grand arbre croît principalement dans les lieux humides, sur le bord des rivières et des ravins. Son port est majestueux ; ses feuilles, très-grandes et d’un beau vert foncé, donnent beaucoup d’ombrage ; il faut soigneusement sarcler ce précieux végétal quand il est jeune. C’est quand il a atteint cinq à six ans qu’ils commencent à porter des fruits ; celui de ce bel arbre est une calebasse allongée, creuse, traversée à l’intérieur, dans le sens de son plus grand axe, par un fort ligament autour duquel sont rangées des graines grosses à peu près comme des fèves de Soissons. Ces graines sont revêtues d’une pulpe blanchâtre, douce au goût. Les rats semblent faire leur délice de la pulpe et de la graine ; pour les avoir, ils percent la calebasse, qui pourtant est forte.

On ne cultive cet arbre que pour en avoir la graine dont on fait le chocolat. Quand elle est à maturité, la calebasse prend une belle couleur jaune ; alors on la cueille et on met les graines dans une cuve qu’on couvre de feuilles de séguine. La fermentation s’établit, la pulpe s’aigrit, se fond ; on agite de temps en temps ; les graines enfin se trouvent à nu au bout de huit à dix jours ; on les lave, on les fait sécher au soleil ; quand elles sont sèches, on les pile dans un mortier ; on en fait une pâte qu’on met en bâtons, voilà le chocolat que tout le monde connaît, et tel qu’on le vend dans la colonie ; il ne reste plus qu’à l’édulcorer.

Le bilimbi. Cet arbre, d’une moyenne hauteur, porte des fruits cylindriques qu’on prendrait pour des cornichons. Ces fruits, verts en dehors, blancs en dedans, naissent sur toutes les parties du tronc et des branches. On en fait d’excellent vinaigre, et à cet effet on les met à fermenter dans un vase ; ils se réduisent en eau, ou plutôt en fort vinaigre que l’on passe à l’alambic ; ce vinaigre est blanc et d’une acidité plus agréable que celle du vinaigre de vin. On l’emploie avec succès, ainsi que le fruit, pour faire disparaître du linge les taches de rouille, de mangots, etc.

Le manioc. Cette plante, si célèbre et si utile, s’élève à quatre et cinq pieds ; la tige en est cylindrique et remplie d’yeux ; les feuilles, digitées, sont placées au sommet de la tige ; les racines, plus ou moins grosses, sont articulées ; elle reprend de bouture. On en distingue plusieurs espèces :

1° Le bois grand-camp. — 2° Le tête-bleue. — 3° Le bois Jacques. — 4° Le bois lisette. — 5° Le petit-colas, nouvellement introduit dans la colonie. — 6° Le Saint-Martin, écorce de la tige blanchâtre. — 7° Le brindot, écorce jaunâtre. — 8° Le racadot, écorce noirâtre.

Cette dernière espèce est la plus estimée. Le manioc tête-bleue renferme dans toutes ses parties un poison très-subtil, tandis que, dans les autres espèces, il n’y a que l’eau qu’on exprime des racines qui empoisonne ; les rats, qui mangent impunément des racines de celles-ci, ne touchent point à celles du manioc tête-bleue. Le gouvernement défend de le planter.

On coupe par bouts d’un pied de longueur les tiges qu’on choisit pour planter, on pique ces bouts dans une terre bien préparée, et on sarcle plusieurs fois. Cette plante se trouve souvent attaquée par des chenilles qui se nourrissent de ses parties tendres et la font mourir. J’ai ouï dire à M. Roussel, habitant distingué des Trois-Rivières, qu’une de ses pièces où l’on n’avait pas vu une seule chenille, s’en trouva couverte en moins de trois heures, sans qu’on ait pu concevoir d’où elles venaient ; il en mesura plusieurs qui avaient de six à sept pouces de longueur, les autres en avaient de quatre à cinq. Ces chenilles sont très-belles et rayées sur le dos de diverses couleurs.

On arrache le manioc à différents âges, selon la qualité du terrain. Si on l’arrachait trop jeune, les racines contiendraient trop d’eau et ne donneraient que peu de farine. En général, on ne l’arrache pas avant dix mois ni après dix-huit.

Outre les espèces de manioc que je viens de nommer, il en est une autre qu’on appelle manioc doux, que l’on mange comme l’igname ; j’ignore si on la cultive à la Guadeloupe, je ne l’y ai jamais vue.

C’est donc avec les racines de cette plante, qu’on fait la farine de manioc, cette fameuse farine qui est, pour ainsi dire, le fond de la nourriture des créoles, farine par excellence et qu’en général on préfère au pain. C’est encore avec ses racines qu’on fait la cassave et la moussache.

Pour faire la farine, on pelle les racines, on les lave, on les râpe, ou, comme on dit, on les grage, en les frottant sur une planche hérissée de pointes de cuivre à la manière d’une râpe ; ensuite, on les met dans des sacs faits avec des feuilles de latanier, et on les soumet à une assez forte pression ; l’eau qui en sort contient un poison violent. L’odeur qu’elles répandent, quand on les râpe, excite la toux et fait rougir le blanc des yeux ; beaucoup de personnes ne peuvent supporter cet effet.

Quand ces racines ont été ainsi préparées, on les passe à l’ébichette, c’est-à-dire qu’on les met dans une espèce de tamis carré qui porte sur un baquet, et dont le fond est un treillis fait avec des écorces de bambou ou de roseau ; on les agite, et la farine passe par les trous de l’ébichette ; ce qui ne peut passer se nomme courelle ; ce sont des morceaux de la racine qui n’ont pas été assez finement râpés. Cette courelle se donne aux oiseaux de basse-cour. Il ne reste plus qu’à faire cuire la racine ; on la met alors, par petites parties, sur une platine en fer sous laquelle on entretient un feu à peu près égal ; on la remue continuellement avec un bout de planche emmanché en guise de râteau, jusqu’à ce qu’elle soit étourdie c’est-à-dire en grain. Cette farine est blanche ordinairement, mais elle prend une teinte gris cendré quand les diverses préparations auxquelles on la soumet ne sont pas bien ménagées.

La moussache est une fécule qui se dépose au fond de l’eau qui sort de la rapine râpée quand on la presse, et que j’ai dit contenir un poison. On décante, on lave bien cette fécule, on la laisse même tremper, comme on dit, pendant vingt-quatre heures ; on décante encore, et l’on fait sécher la moussache. Avec cette moussache, on fait des bonbons, de la bouillie, elle sert aussi d’amidon.

La cassave est une espèce de gâteau qu’on fait avec un mélange de moussache, de farine, de sel et de beurre. Ce gâteau est de la grandeur et de l’épaisseur d’une galette de sarrasin. C’est encore sur la platine qu’on le fait cuire.

Le bananier. Il n’est peut-être pas dans la nature, excepté le blé, pourtant, de plante aussi précieuse que celle-ci. Outre que le fruit en est délicieux au goût, il offre à l’économie animale un riche aliment qui peut lui tenir lieu de tout autre et qui n’a pas l’inconvénient de faire naître le dégoût par un long usage, comme tous ceux dont nous soutenons notre frêle existence ; aussi semble-t-elle le vendre cher par les soins assidus qu’elle exige de la main des hommes.

Le bananier s’élève à la hauteur de quatorze à seize pieds ; la tige en est faible et ne résiste pas à un ouragan ; les feuilles, qui partent du sommet, ont sept à huit pieds de longueur, deux pieds et demi à trois pieds de largeur ; mais en les agitant ; le plus léger vent les déchire, en sorte qu’on les croirait d’abord composées comme celles du cocotier, et qu’il est très-rare de les trouver entières, à moins qu’elles ne soient en quelque sorte naissantes.

Pour donner une idée plus claire de ce végétal intéressant, il faut le suivre, pour ainsi dire, dans son développement, et indiquer en même temps l’art de le cultiver.

D’abord, on choisit pour former une bananière un lieu commode, d’un bon fond, et toujours à l’abri du vent d’est, qui est le vent régnant ; on y répand le fumier d’une main prodigue ; on y creuse des trous de dix-huit pouces de profondeur, et, dans ces trous, on plante les rejetons du bananier, qu’on incline dans la direction de l’est à l’ouest, et qu’on recouvre seulement d’un peu de terre ; de trois mois en trois mois, on sarcle ce jeune plan, et on a soin, chaque fois, de rapprocher la terre au pied de chaque rejeton. Au bout de quatre à cinq mois, chacun d’eux commence à se voir entouré de faibles rejetons qui naissent à ses pieds. À neuf mois, la tige mère montre à son sommet le régime qui renferme le fruit. À un an, quand le fruit atteint sa maturité, cette tige superbe meurt, et ses rejetons lui succèdent sans fin, et, comme elle, se flétrissent et tombent quand ils ont rempli le vœu de la nature ; en sorte que la racine seule du bananier est vivace, et que sa tige est annuelle. Si l’on n’avait pas soin de couper la plus grande partie de ces rejetons, ils deviendraient bientôt innombrables, et en peu d’années la même touffe envahirait une très-vaste étendue de terrain, mais les fruits dégénéreraient et deviendraient à peu près nuls. On ne laisse croître ordinairement que trois rejetons ; dans certains terrains, cependant, on en laisse jusqu’à sept ou huit à chaque pied.

Ce qu’on nomme régime, c’est l’extrémité de la tige où sont attachées les bananes. La disposition de celles-ci sur celle-là est tout à fait extraordinaire, et la nature semble ne l’avoir rendue propre qu’à cette espèce. Chaque régime a cinq, six, sept, rarement huit pattes, disposées autour de la tige, et à deux à trois pouces l’une de l’autre. Une patte ressemblerait, en quelque sorte à une épaulette de général, dont les torsades représenteraient les bananes. Le nombre de bananes sur chaque varie selon la place qu’elle occupe sur le régime ; la première en allant vers l’extrémité de la tige, offre ordinairement de douze à vingt bananes, la dernière n’en a que cinq à huit, et qui sont plus petites et moins grosses. Les bananes de chaque patte sont disposées sur deux rangs qui posent l’un sur l’autre.

Quand la tête du bananier, se trouve rompue ou fortement froissée avant que le régime ne paraisse, la tige se fend par le milieu, le régime sort par cette fonte ; elle contient alors plus de pattes que quand elle se développe au haut de la tige, mais les bananes sont plus petites.

Il y a plusieurs variétés de bananier qu’on ne distingue qu’à leurs fruits.

Le bananier blanc. C’est le plus estimé, le régime en est plus beau que celui de tout autre ; il a plus de pattes, et chaque patte plus de bananes. C’est le moins délicat sur la qualité et le choix du terrain.

Le bananier noir, de la couleur de sa tige. Il ne vient pas bien dans toute sorte de terre.

Le bananier serpent. La tige en est très-frêle, il ne faut qu’un léger vent pour la forcer et l’empêcher de se développer. Il n’y a que dix à douze ans qu’il est connu à la Guadeloupe.

Le bananier rose. Son régime n’a que cinq ou six pattes ; ses bananes sont petites. Cette variété est assez rare à la Guadeloupe, il n’y a que sept ou huit ans qu’on l’y a introduite.

Le bananier à cornes. Il ne vient bien que dans de très-bonne terre ; son régime n’a que trois ou quatre pattes et chaque patte quatre ou cinq bananes ; mais ces bananes sont grosses et longues en proportion du petit nombre ; on en voit de quinze à dix-huit pouces de longueur.

Toutes ces variétés de bananes sont jaunes, ont la même forme, à peu près le même goût ; elles ne diffèrent que par leur longueur, leur grosseur, et surtout par les taches de leur peau.

On fait avec les bananes un excellent vinaigre ; sa préparation consiste à laisser fermenter les bananes dans des vases ; elles se fondent et l’on passe. Ce vinaigre est blanc et très-fort.

La figue banane est beaucoup plus courte, d’un goût beaucoup plus délicat, plus tendre, plus sucrée, plus fondante que la banane. Celle-ci présente quatre angles bien prononcés, celle-là est presque cylindrique. On en voit deux variétés.

La figue commune jaune. Son régime a de huit à onze pattes, dont la première a de vingt à vingt-deux figues.

La figue d’Haïti, ou figue rouge. Elle est rougeâtre à l’intérieur, sa peau est d’un rouge cramoisi ; son régime a de quatre à six pattes, chaque patte de dix à douze figues.

Le cotonnier. Si on laissait prendre à cette plante tout son développement, elle aurait et la hauteur et la force d’un arbre ordinaire. J’en ai vu quelques pieds abandonnés à eux-mêmes, qui avaient atteint la taille d’un pommier, mais ils ne produisaient que peu de fruit ; et comme le fruit est seul l’objet des spéculations du planteur, on se garde bien de le laisser trop pousser en bois. On en sème la graine en avril, dans une terre bien, préparée, et on récolte le coton en janvier, février et mars de l’année suivante. On sarcle soigneusement les jeunes cotonniers ; on les arrête, c’est-à-dire qu’à certaine époque de leur croissance on en coupe le sommet. Cette plante pousse avec une activité étonnante. J’en ai cultivé quelques pieds dans un petit jardin que j’avais à la Basse-Terre, et j’en ai rapporté un de dix mois qui avait plus de douze pieds de hauteur.

Après la première récolte, on coupe les cotonniers à un pied de terre, et c’est ce nouveau bois qui, l’année suivante, répond aux vœux du cultivateur. Après cette seconde récolte, on renouvelle ordinairement la pièce en la labourant et en y semant de nouveau des graines. On pourrait encore couper le bois de la seconde année, mais celui de la troisième produirait beaucoup moins de fruits.

On compte plusieurs variétés de cotonniers.

Le cotonnier blanc ou commun. C’est celui qu’on cultive le plus ordinairement et dont le commerce exporte le fruit sous le nom de coton de la Guadeloupe ; la fleur en est jaune et la graine noire.

Le coton fin. La graine est verte, plus grosse que celle du précédent ; elle tient fort au coton, et c’est avec la main qu’on l’en détache ; le coton est soyeux au toucher, plus blanc, plus fin, moins cassant que celui du cotonnier commun.

Le coton boule. On cultive cette variété avec beaucoup de succès dans les colonies espagnoles. Elle s’élève beaucoup moins que les autres, on ne l’arrête pas ; le fruit en est trois fois plus gros que celui des autres variétés ; les graines en sont autrement disposées, elles se tiennent toutes dans chaque lobe.

Le cotonnier siam. Les nervures et les pétioles des feuilles, la tige elle-même, sont rougeâtres ; la fleur en est rouge, le coton en est jaune comme le nankin, la graine est verte ; on en cultive fort peu à la Guadeloupe, on ne l’exporte point.

Aux belles fleurs du cotonnier succèdent les fruits ; ce sont des capsules dont l’intérieur offre quatre cloisons ; le coton, arrangé autour des graines, en remplit les cavités. Quand le coton est mûr, la capsule se dessèche et s’ouvre ; si l’on tardait trop à le cueillir, le coton tomberait à terre en s’épanouissant.

C’est au moyen de moulins qu’on en sépare les graines ; ces graines contiennent une huile qu’on en pourrait facilement extraire et qui probablement servirait ou dans les arts ou dans l’économie domestique.

Le cafier. Cette plante, dont la graine fait les délices des trois quarts du genre humain, est un arbuste que les planteurs ne laissent croître que jusqu’à la hauteur de cinq à six pieds, parce qu’alors il rapporte beaucoup plus de fruits que si on le laissait prendre tout son essor ; dans ce dernier cas, les rameaux seraient droits ; dans le premier, ils s’inclinent vers la terre en formant des courbes ; les fouilles de cet arbuste sont d’un beau vert luisant ; la fleur en est blanche, petite, à peu près semblable à colle du jasmin éphémère ; il fleurit à plusieurs reprises, ou plutôt les fleurs s’y succèdent pendant trois ou quatre mois ; elles commencent à paraître en janvier ; on voit donc à la fois, sur le même pied, des boutons, des fleurs, des fruits à divers états de maturité et de diverses nuances. Il est très-rare, et on ne l’a vu qu’une fois dans un demi-siècle, que le cafier ait une seule et même fleuraison ; dans ce cas, les cerises mûrissent en même temps, et la récolte en est pénible à moins qu’on n’ait un grand nombre d’esclaves.

Les fruits sont disposés en bouquets sur les rameaux ; chaque bouquet offre de dix à douze cerises, grosses comme des merises à peu près et chaque rameau porte quatre, cinq, six, sept, huit, dix bouquets, selon sa longueur ; la pulpe qui revêt les graines est pénétrée de leur arôme même ; elle est légèrement sucrée, et donnerait, dit-on, le ténesme si l’on en mangeait une grande quantité.

Chaque cerise contient ordinairement deux graines qui se touchent par leur face plane, mais quelquefois les cerises n’en ont qu’une, et alors cette graine est roulée, sans doute parce qu’elle n’est point appuyée comme les autres lorsqu’elle est tendre. Ce café roulé est ordinairement plus estimé et vaut toujours plus cher que l’autre ; certaines gens même s’imaginent que ce sont deux variétés de café ; erreur, c’est la même plante qui les produit ; ils ne diffèrent que par la forme, et la cause de cette différence n’est qu’un accident ; ce n’est donc que parce qu’il est plus rare et moins répandu qu’on croit trouver dans le café roulé un goût plus délicat. La grosseur de ces graines précieuses varie selon la situation des lieux ; dans les hauteurs, elles sont plus grosses ; elles le sont moins dans les terrains bas.

Le cafier ne vient que de graines, cependant on ne le sème pas. J’ai dit ailleurs que les rats mangent avec avidité la pulpe de la cerise ; ils ne touchent pas aux graines, et quoiqu’on ait soin d’en ramasser autant qu’on le peut, il en reste toujours beaucoup que les herbes empêchent de voir ou que le temps ne permet pas de recueillir ; ces graines poussent et font au pied de chaque cafier une sorte de pépinière ; c’est là que les cultivateurs vont prendre le nouveau plant. À trois ans, le cafier commence à rapporter des fruits ; à cinq ans, il est dans toute sa vigueur. On le sarcle trois ou quatre fois par an ; on le taille, on met du fumier à chaque pied ; sans ces précautions, on le verrait dégénérer au point qu’il cesserait de produire des fruits et périrait bientôt.

On plante autour de chaque pièce de cafiers des pois doux, de ces beaux arbres dont j’ai déjà dit un mot, et les cafiers qui les avoisinent sont toujours beaucoup plus beaux, beaucoup plus vigoureux et d’une végétation plus active et plus riche que les autres ; ceux qui occupent le centre des pièces, qui conséquemment sont les plus éloignés des pois doux, ne végètent qu’avec peine, sont plus petits et d’un vert beaucoup moins foncé. À quoi peut tenir cette différence ? ce n’est sans doute point, comme quelques-uns le croient, à l’ombre que les pois doux répandent sur les premiers ; car, pourquoi le galba, le calebassier, le pommier rose, qui donnent au moins autant d’ombrage, que le pois doux, n’ont-ils pas sur les cafiers qui les avoisinent la même influence ? Ne serait-il pas plus raisonnable d’attribuer cet heureux effet à l’engrais que forment au pied des cafiers les feuilles qui se détachent des pois doux ?

Le cafier est sujet à plusieurs espèces de maladies dont le siège semble être dans la racine ; souvent on le voit se faner tout à coup et mourir, lors même qu’il est chargé de fruits. Les cafiers de tout un rang subiront le même sort, tandis que leurs voisins ne souffriront point ; en vain voudrait-on les remplacer, les nouveaux pieds périraient de même. On ne sait à quoi attribuer ce malheureux effet, qui, depuis quelques années, est devenu si fréquent ; je me suis imaginé que des vapeurs sulfureuses qui atteindraient la racine pourraient bien en être la cause, ce qui ne serait rien moins qu’étonnant dans un sol entièrement volcanique.

Les cerises commencent à mûrir vers la fin de juillet, et peu après commence la récolte, qui dure ordinairement trois à quatre mois. Ce travail se distribue aux esclaves ; tandis que les uns vont avec des corbeilles cueillir sur les cafiers les cerises mûres, les autres restent à la manufacture pour les recevoir et préparer le café. Il faut d’abord dépouiller les graines de la pulpe qui les revêt. Cette opération se fait dans un moulin dont l’appareil est fort simple ; il consiste en un cylindre de trois à quatre pieds de longueur et de dix à onze pouces de diamètre ; il est traversé par un axe terminé aux deux extrémités par une manivelle ; sa surface convexe est garnie d’une plaque de cuivre remplie d’aspérités, à peu près comme celles d’une râpe ; ce cylindre répond à la surface concave d’un cylindre creux auquel il est concentrique ; la différence de leurs diamètres est telle que la graine peut facilement se loger dans l’espace compris entre les deux surfaces, et que la cerise ne le peut pas. Le cylindre creux présente deux fentes pratiquées parallèlement aux arêtes, l’une supérieure par où l’on introduit les cerises, l’autre inférieure par où sortent les graines et la pulpe séparées. Les cerises sont amenées à la fente supérieure au moyen d’une table à rebords, inclinée. Le café, en sortant par la fente inférieure, tombe dans une caisse inclinée qu’on nomme ébichette, dont le fond est un treillis disposé de manière à le laisser facilement passer ; enfin, sous l’ébichette est une autre caisse, destinée à le recevoir.

Deux noirs font tourner, à l’aide de manivelles, le cylindre intérieur ; un troisième a soin de faire glisser les cerises sur la table inclinée, et un quatrième secoue l’ébichette pour faire tomber le café dans la caisse, et ôte de dessus l’ébichette la pulpe et la peau des cerises qui ne passent point, et ne doivent pas passer.

Le café, après cette opération, n’est pas encore à découvert, il est toujours revêtu d’une enveloppe coriace dont on ne peut le dépouiller de suite. On le met dans un bac de bois où on le lave pour en ôter le reste de la pulpe ; on le fait ensuite sécher au soleil sur une terrasse bien pavée qui est ordinairement devant la maison de maître ; on l’expose ainsi pendant sept ou huit jours à l’ardeur du soleil, puis on le met dans des greniers ouverts de toutes parts, pour qu’il se sèche davantage ; car si on lui ôtait cette enveloppe avant qu’il ne fût bien sec, au lieu d’être vert, il deviendrait blanchâtre, ce qui lui ferait perdre beaucoup de son prix.

Quand on veut le dépouiller de cette enveloppe, on le pile dans une auge circulaire, précisément de la même manière qu’on pile les pommes dans la Normandie pour en faire du cidre ; l’appareil est tout à fait le même. C’est un mulet ou un cheval qui tourne la moule, qui est toujours de bois et d’une pesanteur telle qu’elle peut bien briser l’enveloppe, mais non écraser la graine. Avant de piler le café, on l’expose quelques jours encore au soleil, et quand il est pilé, on le passe à un autre moulin qui fait l’office de van ; enfin, on le transporte dans la maison de maître, on l’étend sur des tables, et des négresses et des négrillons l’épluchent. Quand il est purgé de tous les mauvais grains, de toutes les saletés qu’il pouvait contenir, il est ce qu’on appelle marchand, et alors on le livre aux négociants.

Il est une foule d’habitants qui n’ont que l’espèce de moulin dont j’ai parlé en premier lieu ; ils font piler à bras le café dans des auges de bois et le vannent en le transvasant en plein air quand il fait du vent. Mais, de cette manière, le café n’est jamais bien préparé.

La canne à sucre. C’est un roseau du genre des graminées, qui s’élève à diverses hauteurs, selon la nature du sol qui le produit. J’en ai vu qui avaient plus de douze pieds, comme aussi j’en ai remarqué qui en avaient à peine cinq. La canne reprend de bouture, mais ce n’est jamais que la tête ou le sommet que l’on plante. C’est dans les mois de janvier, de février ou de mars qu’on plante plus avantageusement la canne. Dans le mois de septembre, il s’élève de son sommet une tige dont la hauteur varie de quatre à six pieds, sans nœud, frêle, et dont l’intérieur est spongieux, qu’on nomme flèche, et au bout de laquelle se développe la fleur ; en décembre, la flèche tombe, et la canne, ayant acquis toute sa maturité, est alors bonne à couper. Il est des habitants qui font planter la canne en tout temps ; mais une longue expérience a appris que le sucre est bien meilleur quand on la plante dans les mois que je viens d’indiquer. On sarcle trois fois l’an le jeune plant de cannes ; pendant trois ou quatre années de suite, on laisse pousser les rejetons du pied des cannes qu’on a coupées ; mais ces rejetons durcissent de plus en plus ; leurs nœuds se rapprochent chaque année, et le sucre qu’ils donnent va toujours en diminuant. C’est quand elle a un an, ou même quatorze mois, qu’on coupe ordinairement la canne, parce qu’elle contient alors moins d’eau ; on peut pourtant la couper à onze mois.

On distingue plusieurs variétés de canne à sucre.

1° La canne d’Otaïti. C’est celle qu’on cultive le plus ordinairement ; elle est jaune, sa hauteur moyenne est de huit à neuf pieds, sans la flèche.

2° La canne de Batavia. L’écorce en est violette ; elle contient beaucoup d’eau et peu de sucre ; et son sucre, comme on dit, n’a pas de corps ; elle est haute comme la précédente.

3° La canne rubanée. L’écorce en est dure et présente dans sa longueur des bandes violettes et jaunes ; elle est généralement peu estimée.

Les rats font encore de grands ravages dans les plantations de cannes, mais moins en proportion que dans les plantations de cafiers, parce que l’écorce de ceux-là leur oppose une assez grande résistance. Il est des nègres qui ont pour les attraper un talent tout particulier qui en font même leur métier ; les habitants leur donnent ordinairement un noir, c’est-à-dire un sou marqué, par chaque rat qu’ils leur apportent ; et, pour éviter toute supercherie, ils sont obligés de couper la queue des rats qu’on leur paie.

La récolte de la canne commence ordinairement en décembre et en janvier, et dure quatre à cinq mois. Avant d’indiquer la manière dont elle se fait, je vais donner une idée des divers appareils destinés à la fabrication du sucre.

Le premier qui s’offre à la vue dans une manufacture, c’est le moulin ; il est renfermé dans un bâtiment carré, ouvert d’un côté, et qu’on appelle le pavillon. Derrière ce bâtiment est une très-grande roue située verticalement, au-dessus de laquelle répond l’extrémité d’un canal destiné à conduire l’eau qui la doit mettre en mouvement. L’axe de cette roue traverse à angle droit le mur du pavillon et porte une autre roue plus petite, située aussi verticalement, garnie de dents, tournant dans le même sens, et qu’on appelle la lanterne. Au milieu du pavillon est une très-forte table à rebords, construite avec de forts madriers et d’énormes poteaux, et dont la surface est garnie de plomb. Sur cette table posent verticalement trois cylindres creux, de fer fondu, dont la surface convexe présente des aspérités, et dont le diamètre n’a guère plus de dix-huit pouces ; ces cylindres sont terminés à leur base inférieure par des pivots et ont à peu près deux pieds et demi de hauteur ; ils sont situés sur une ligne droite et presque en contact ; celui du milieu est rempli par une très-forte pièce de bois, qu’on appelle grand rôle, qui s’élève jusqu’à la charpente du pavillon qui le retient. Les deux autres sont également remplis par deux pièces de bois appelées petits rôles, mais beaucoup moins hautes et engagées dans des trous circulaires, pratiqués dans un très-fort madrier situé horizontalement, et que traverse aussi le grand rôle. À quatre pouces au-dessus des cylindres, et sur les rôles, sont disposées circulairement des dents de fer ou de bois incorruptible, qui s’engrènent les unes dans les autres. Au-dessus de la table et des cylindres est une roue d’un très-long diamètre, posée horizontalement, fixée au grand rôle au moyen de huit rayons, appelée balancier ; sa circonférence est armée de fortes dents qui s’engrènent dans celles de la lanterne. Ainsi, en lâchant les écluses, l’eau fait mouvoir la grande roue, et par conséquent la lanterne ; celle-ci fait mouvoir le balancier et avec lui le grand rôle qui, à son tour, meut les deux petits rôles. On conçoit que les deux petits rôles mus par le grand, qui occupe le milieu, tournent en sens contraire ; et c’est entre ces cylindres qu’on fait passer les cannes pour en exprimer le suc.

Tout auprès du pavillon est un autre bâtiment qu’on appelle sucrerie ; c’est là qu’on fait évaporer le jus de la canne pour en extraire le sucre. On y voit quatre grandes chaudières disposées à la suite les unes des autres, et solidement maçonnées sur un vaste fourneau dont l’ouverture est en dehors du bâtiment. La première de ces chaudières, c’est-à-dire celle qui est le plus près du pavillon, se nomme la grande ; la suivante la seconde ; la troisième le sirop ; enfin, on désigne la quatrième sous le nom de batterie. Pour bien saisir le travail de la fabrication du sucre, il est nécessaire de se rappeler ces différents noms. Au-dessus de ces chaudières, et dans le toit même est une ouverture pratiquée pour donner passage aux vapeurs aqueuses qui se dégagent ; en très-grande abondance, du jus, en ébullition. Ce bâtiment est fourni d’un plus ou moins grand nombre de formes, et de pots de raffinerie. Une forme est un vase de terre ayant la figure d’un cône percé à son sommet. Un pot de raffinerie est encore un vase de terre, mais de figure cylindrique, et dont l’orifice est assez grand pour qu’on puisse y introduire le sommet des formes. En dehors, sur l’ouverture du fourneau, est un appentis pour garantir de l’ardeur du soleil les nègres chargés d’entretenir le feu quand le moulin marche.

Il est encore un autre bâtiment qu’on appelle purgerie ; c’est dans son enceinte qu’on terre le sucre ; on n’y voit que des formes et des pots, souvent un bac en pierre ou en bois, recouvert de planches percées de trous circulaires propres à recevoir des formes. Au bout de la purgerie est l’étuve ; elle offre un fourneau qu’on allume par dehors, et une charpente étagée où l’on met le sucre terré pour le faire sécher.

Enfin la rhummerie, où l’on fabrique le rhum, n’offre que des tonneaux de diverses capacités. Un canal en pierre, occupant le milieu, le traverse dans toute sa longueur. À l’une des extrémités, et en dehors du bâtiment, est une vaste cucurbite surmontée d’un chapiteau et sous laquelle est un fourneau. Au chapiteau s’ajuste un très-gros serpentin qui plonge dans un bassin en pierre où l’on fait arriver l’eau à volonté, et par le fond duquel paraît l’extrémité inférieure du serpentin.

D’après ces détails, on concevra facilement tout ce que je vais dire sur la fabrication du sucre. Comme la canne, une fois coupée, ne se garde pas, que la fermentation la fait surir, tout doit marcher à la fois. Quand donc les divers appareils sont en bon état, et que d’ailleurs le temps est arrivé, on distribue aux esclaves des coutelas ; le lendemain, dès la pointe du jour, nègres, négresses, bœufs, mulets, tout est en campagne. On allume le fourneau de la sucrerie ; on entretient un grand feu avec des bagasses (je dirai plus loin ce qu’on appelle ainsi) ; on se transporte à la pièce qu’on va couper. Chacun a son rôle ; les uns coupent les cannes ; les autres les dépouillent de leurs feuilles, qui servent pour le fourrage des bestiaux ou pour couvrir les cases des nègres. Ceux-ci en coupent le sommet d’un pied de longueur, et le mettent à part pour former un nouveau plant ; ceux-là coupent les cannes par bouts qu’ils mettent en tas. Ici des nègres chargent les mulets et les charrettes qu’ils dirigent ensuite vers la manufacture et qu’ils déchargent devant le pavillon. Là des négresses font des paquets de feuilles qu’elles apportent sur leur tête à l’habitation. On lâche l’eau sur la grande roue, tout le moulin est en jeu. Des négresses, placées devant la table du moulin, font passer les cannes entre deux cylindres ; d’autres, placées derrière, les reçoivent et les font repasser entre deux autres cylindres. La canne, alors tout écrasée, ne contient plus de suc et prend le nom de bagasse ; on la porte dans un vaste bâtiment nommé case à bagasse, où, pendant un an, elle se dessèche pour servir, l’année d’après, à chauffer le fourneau. Le jus inonde la table, qui se décharge dans un bac voisin ; de ce bac, au moyen d’une gouttière ou d’un canal, le jus se rend dans la grande, sous le nom de vesou. Le vesou affecte différentes couleurs ; il est ou grisâtre, ou jaunâtre, ou verdâtre, ou blanchâtre. Ces différences tiennent à la qualité du sol qui produit les cannes. Celles qui croissent sur des mornes et dans des lieux éventés donnent le premier ; le second vient des cannes qui croissent dans les fonds ; et celles enfin qui se développent dans des terres trop fortes, produisent les deux derniers, qui sont les moins estimés parce qu’ils sont les moins riches en sucre.

C’est dans la grande qu’on anivre le vesou, c’est-à-dire qu’on y mêle de la chaux pour le clarifier, et il en exige plus ou moins, selon sa qualité. Ce sont les deux derniers qui en exigent le plus. L’effet de l’anivrage est de faire monter à la surface tous les corps hétérogènes et toutes les impuretés que le vesou pourrait contenir. On juge qu’il est assez anivré quand il pousse beaucoup d’écume, qu’il est clair, et même à la manière dont il bout.

De la grande, on transvase le vesou dans la seconde, à l’aide de cuillers qui sont, tout bonnement, des moitiés de petits barils emmanchés de perches. Souvent on est encore obligé de mêler de la chaux au vesou dans cette chaudière. On l’écume avec des pagayes ou palettes ; ce sont des bouts de planches fixés au bout de longs bâtons ; on rejette toujours les écumes d’une chaudière dans l’autre jusqu’à la grande, d’où on les retire pour les mettre dans un baril et les transporter à la rhummerie. Dans la troisième chaudière, le vesou prend le nom de sirop, parce qu’en effet il en a la consistance ; dans la quatrième, enfin, la cuisson s’en achève ; il a alors une consistance très-épaisse et prend le nom de colle ; et c’est de là qu’on l’ôte pour le mettre dans les formes, dont on a eu soin de boucher le trou avec de la paille de maïs ou de bananier, et on pose ces formes sur les pots. Le sucre se cristallise en se refroidissant ; on débouche les formes, et le gros sirop, qui se dégage du sucre, tombe dans les pots. Ce gros sirop, ainsi que les écumes, sert à faire le rhum ; et on en fait aussi un grand commerce avec les Américains, qui ne peuvent prendre que cette denrée en retour. On en fait une consommation considérable dans la colonie même, soit en limonade, soit en confitures, et il est peu de personnes qui ne le prennent avec plaisir, quand il est frais surtout. On laisse égoutter le sucre pendant quinze ou vingt jours, après lesquels on le peut mettre en barrique. C’est le sucre brut ; il n’est pas pur ; il contient beaucoup de corps étrangers et surtout du gros sirop, dont on ne peut entièrement le dépouiller qu’en le terrant, et cette opération se fait dans la purgerie, où l’on transporte tout le sucre fabriqué.

Pour terrer le sucre, on enlève de dessus les formes une croûte de sucre très-dure, épaisse de deux pouces, et qu’on appelle fontaine. Ce sucre, qu’on n’exporte point, est excellent et se prend avec quelque efficacité, dit-on, dans les affections pulmonaires. On verse sur les formes, ainsi préparées, une bouillie faite avec de l’eau et une terre grise, appelée terre grasse, qu’on trouve dans plusieurs endroits de la colonie. Quand, par aventure, cette terre est trop grasse, on la dégraisse on la mêlant avec du tuf, et l’expérience toute seule indique dans quelle quantité on doit l’y faire entrer. Cinq ou six jours après, on enlève cette bouillie, qui est sèche alors, et on en verse encore qu’on fait un peu plus claire et qui n’y reste que trois jours. L’effet de cette bouillie est de blanchir le sucre. L’eau chargée des sels de la terre, en pénétrant le sucre, lui enlève le reste du gros sirop qu’il pourrait contenir, et le sirop est reçu ou dans les pots ou dans les bacs sur lesquels on pose les formes. Quand le sucre s’est bien égoutté pendant une quinzaine de jours dans la purgerie, on l’ôte des formes et on le met dans l’étuve. Quand enfin il est bien sec, on le met dans des barriques où on le bat bien avec des masses pour l’écraser et le réduire en poudre. C’est la cassonade blanche.

Sur le canal que j’ai dit occuper le milieu de la rhummerie, on dispose de grands barils ayant la forme de cônes tronqués et ouverts à leur plus petite base. On verse dans ces barils le gros sirop, les écumes et les lavures de la sucrerie. Ce mélange, qu’on appelle grappe, fermente pendant douze, quinze, vingt jours, quelquefois pendant un mois, selon que la température favorise plus ou moins cette opération de la nature. Quand la grappe a fermenté, elle est amère. Le temps est-il venu de faire le rhum, on débouche les barils, la grappe coule dans le canal et se rend dans la chaudière. On allume le fourneau, on fait venir l’eau dans le bassin, on met un pot ou un baquet sous l’extrémité inférieure du serpentin, et la distillation s’opère.

Le rhum au naturel, et tel que le commerce le propage, est blanc ; on l’appelle tafia. On en éprouve la force au moyen de pèse-liqueurs ; il doit avoir vingt-cinq ou vingt-six degrés.

Pour leur usage, la plupart des habitants préparent le rhum avec différents fruits, des ananas, des pruneaux, des bananes grillées, qu’ils y font infuser ; ils lui donnent de la couleur avec du caramel.