VI

ABRÉGÉ DE L’HISTOIRE VÉNUSIENNE.


Le lendemain, Mélino me pria de lui donner un aperçu rapide de notre histoire politique et sociale, ce que je fis d’autant plus volontiers que mon récit me donnait le droit de lui demander pareille satisfaction à ma curiosité.

Aussi ne manquai-je pas de l’interroger, et il mit à me répondre le plus affable empressement.

— La communauté d’origine de nos deux planètes, dit-il, et la ressemblance qui existe dans leur constitution physique et leurs révolutions astronomiques, ont marqué aussi leur effet dans nos besoins et nos passions, de sorte que notre histoire offre avec la vôtre beaucoup d’analogie, surtout dans ses premières périodes.

« Les nombreuses espèces d’animaux qui précédèrent la race humaine sur notre globe, y vivaient isolées, tranquilles et heureuses au milieu de la plantureuse végétation qui le couvrait. L’homme parut, et le désordre commença. Les bouleversements physiques avaient cessé, ce fut le tour des bouleversements moraux, politiques, religieux, etc. Comme il est, de tous les animaux, le plus vaniteux, le plus ambitieux, le plus haineux, le plus vindicatif et je dirai même le plus féroce (car il est le seul qui se soit fait un spectacle agréable d’une lutte sanglante ou d’un supplice), les dissensions, les querelles et les meurtres se montrèrent dans l’histoire des premières familles. Puis, à mesure que se développa le genre humain, ces instincts se donnèrent plus de carrière.


« Chose curieuse ! ces mêmes hommes, si jaloux d’asservir leurs voisins, se laissèrent asservir eux-mêmes, de la meilleure grâce du monde, par des souverains qui s’imposaient à eux et s’en faisaient obéir dans leurs caprices les plus arbitraires et les plus vexatoires.

« Chacun de ces despotes considérant la nation qu’il gouvernait comme étant son propre domaine et animé du désir, naturel à tout propriétaire, d’en agrandir le territoire, soufflait dans l’esprit de ses sujets des sentiments de haine et de colère contre les peuples voisins, les faisait combattre avec eux, et, s’ils triomphaient, s’attribuait le mérite de la victoire, en quoi il était merveilleusement servi par l’admiration complice et souvent vénale des poëtes et des historiens. Quant à ses sujets, ceux qu’avait épargnés la lutte retournaient dans leurs foyers où ils ne se trouvaient guère plus heureux qu’auparavant, et où ils attendaient docilement que leur maître les appelât à de nouvelles conquêtes.

« Les proclamations qu’en ces appels, le roi adressait à son armée étaient, du reste, presque toujours les mêmes, dans tous les temps et pour toutes les circonstances. Il affirmait à ses soldats qu’ils étaient invincibles, que leur cause était juste, et que le Dieu des armées combattait avec eux. Rien de mieux assurément ; mais, comme, au même moment et pour la même guerre, on en disait autant dans le camp opposé, il était malaisé de concilier les deux proclamations, et le rôle du Dieu des armées devenait fort embarrassant.

« Cet état de guerre se prolongea pendant plusieurs siècles. Sans doute, bien des batailles étaient suivies d’un traité de paix qui devait ramener la concorde. Mais un traité de paix est un contrat auquel on ne prétend être lié que jusqu’au jour où l’on se sent assez fort pour le violer, soit en vue d’obtenir de nouveaux avantages si l’on a été vainqueur, soit, dans le cas contraire, pour prendre sa revanche. Aussi, combien de traités de paix soi-disant définitifs, n’ont-ils pas été entassés dans les catacombes diplomatiques de nations rivales, sans avoir empêché l’esprit de guerre de couver à l’état latent pour faire explosion au moindre prétexte ! Arc-en-ciel de concorde et d’alliance, un traité de paix ne dure hélas ! que ce que durent les arcs-en-ciel.

« Triste et funeste chose que cette jalouse convoitise des nations et cette perpétuelle défiance qui compriment leur essor, et les ruinent en armements excessifs ! Que diriez-vous de voisins de campagne qui, au lieu de faire prospérer honnêtement leur fortune, la dépenseraient à acheter des armes, à élever des murailles, creuser des fossés et entretenir de nombreux domestiques, pour faire, à l’occasion, un coup de main sur la propriété limitrophe, ou parer à l’éventualité d’une attaque ?

« Et pourtant, cette ardeur de conquêtes, dont les souverains ambitieux enflammaient leurs peuples, sans souci du sang répandu et de l’or dépensé, n’a jamais produit de résultats durables. La force des choses, contre laquelle s’épuisent en vain le génie d’un homme et le courage d’une nation, amène fatalement le démembrement des grands empires. Les mœurs des différents peuples qu’on a voulu confondre étant hétérogènes, et ceux d’entre eux qui sont placés aux extrémités de ces vastes corps de royaumes se trouvant trop éloignés du centre pour en recevoir la vivifiante influence, tôt ou tard les diverses nationalités se recomposent, comme ces liquides de densités diverses qu’on peut mêler un instant en agitant le flacon qui les contient, mais qu’on voit bientôt se séparer, et reprendre chacun leur place et leur couleur respectives.

« Vous avez pu voir l’exemple de ces vicissitudes inévitables dans l’histoire de l’empire d’Alexandre et de l’empire romain que vous m’avez racontée. La destinée du grand homme qui avait conquis presque toute votre Europe le démontre encore. Il y a sur son tombeau deux glorieux insignes : une épée et un livre ; ce que gagna l’épée est perdu, quant au livre, toutes les nations, m’avez-vous dit, l’adoptent successivement pour être régies par lui ; d’où il résulte que c’est le livre qui a fait et qui fait encore les conquêtes les plus vastes, les plus durables, et cela sans qu’il en coûte une goutte de sang !

« L’invasion pacifique des idées : voilà la vraie conquête, les paroles et les écrits : voilà les véritables armes de l’humanité. Nous l’avons enfin compris après une longue et déplorable série de luttes sanglantes. Toute notre planète ne forme, en quelque sorte, qu’une seule nation, n’ayant qu’une seule religion, une seule législation, un seul système de mesures et de monnaies, et ne parlant qu’une seule langue. Seulement, il n’y a pas de gouvernement centralisateur : le territoire est divisé en un grand nombre de provinces qui, se gouvernant elles-mêmes, empêchent ainsi la vie intellectuelle et politique de se retirer de leur sein. Si quelque trouble se manifeste dans leurs relations respectives, l’affaire est portée devant un conseil suprême composé des élus de chaque province, et le différent est réglé avec autant de facilité que le serait en France un conflit entre deux départements.

« À côté des guerres extérieures que suscitaient les rivalités nationales, la politique et la religion ont causé bien des luttes intestines. Rendant de nombreuses années, au lieu de se soumettre à la volonté de la nation, exprimée par le suffrage de tous, les souverains, invoquant je ne sais quel droit divin de leur invention, ont fait verser le sang de leurs sujets lorsqu’ils résistaient à des décrets oppressifs et arbitraires, et les prêtres, attisant le fanatisme, ont fait naître de cruelles dissensions.

« Ce qui, dans tous les pays, a le plus nui à la religion, c’est l’âpre tendance à l’exploiter qu’ont eue longtemps ceux qui se disaient ses ministres. Dès les premiers âges, l’homme, contemplant les merveilles de l’univers et de son propre organisme, a senti le besoin de rendre à la divinité un légitime hommage d’admiration, de reconnaissance et d’amour. Malheureusement, quelques uns s’attachèrent à faire de ce beau sentiment un levier à leur ambition, et, dans ce but, ils en détournèrent l’expansion sur de vaines idoles et de puériles superstitions.

« L’ignorance, mère de la crédulité, seconda merveilleusement leurs desseins, et donna un vaste champ à leur pouvoir. — Si, quelquefois, vous avez voyagé par une nuit sans lune, vous avez dû voir quelles apparences fantastiques prennent les objets et combien d’illusions se jouent de l’imagination fascinée par la mystérieuse influence du calme et de l’obscurité : le chêne dépouillé paraît un noir géant levant les bras au ciel, le brouillard qui rampe sur le flanc d’un rocher ou d’une muraille en ruine, semble un blanc fantôme traînant après lui les longs plis de son linceul, le nuage noir qui s’allonge sous le sombre azur du ciel prend l’aspect d’un énorme dragon, l’écho de vos pas, le bruit du feuillage, vous inquiètent et vous effraient… mais que le ciel blanchisse à l’Orient, qu’un rayon de soleil parte de l’horizon, et toute cette fantasmagorie disparaîtra comme les chimères d’un vain songe. Ainsi, tous ces fantômes vénérés, toutes ces superstitions redoutables, qu’engendraient les ténèbres de l’esprit humain, s’évanouirent à la pure lumière de la science et de la raison.

« Mais, ce jour fut lent à venir. Ceux qui le redoutaient s’attachèrent à maintenir les populations dans l’ignorance, et le meilleur moyen qu’ils pussent employer dans ce but, était sans contredit de se charger eux-mêmes de les instruire. Aussi, s’emparèrent-ils de l’éducation, et affermirent-ils, de cette façon, leur puissance pendant bien des siècles. Propager les erreurs profitables à leur cause, et mettre les vérités sous le boisseau, tel était le programme de ces excellents ministres de l’ignorance publique.

« Pourtant, un beau jour, il arriva qu’ayant atteint un certain degré de force et de développement, les vérités captives renversèrent le boisseau et s’échappèrent de par le monde comme une blanche volée de colombes. Jugez du dépit et de la fureur de leurs geôliers ! Ils organisèrent sur le champ contre elles une chasse sans merci ; mais, comme les vérités étaient invulnérables, ils s’en prirent à ceux qui eurent l’audace de les montrer aux hommes, et Dieu sait le nombre des malheureux qui furent, par eux, jetés dans les cachots, torturés, brûlés, crucifiés. Cruautés inutiles ! car les bourreaux qui les exerçaient si impitoyablement sur les corps ne pouvaient atteindre la pensée dont le rayonnement s’augmentait sans cesse : chaque bûcher brûlait un homme, mais il éclairait le monde, et servait à la victime de glorieux piédestal au culte de la postérité. Cruautés sans excuse ! puisque Celui qu’ils proclamaient leur Maître avait enseigné la tolérance, la mansuétude et la fraternité. Il s’était élevé contre le polythéisme, le culte extérieur, le luxe des habits sacerdotaux, et, dans des temples, peuplés de statues, ses prêtres, revêtus de longs vêtements tissés d’or, trônaient, sous un dais de pourpre, au milieu d’un nuage d’encens ; il avait prêché le renoncement aux choses temporelles, et il se forma de ténébreuses confréries qui, aimant par trop le bien du prochain, se livrèrent à des captations sans nombre, et ne firent vœu de pauvreté que pour empêcher, par tous les moyens, qu’il ne vint à s’accomplir ; enfin, il avait exalté les faibles et combattu les ambitieux, et ceux qui prétendaient le représenter enseignèrent que, si les rois pouvaient gouverner leurs peuples, ils devaient, eux, gouverner les rois, but suprême qu’ils atteignirent en effet.

« Au bout de quelque temps, leur domination s’évanouit, les rois secouèrent le joug théocratique, puis, les peuples en firent autant à l’égard des rois, ou, du moins, à l’égard des rois absolus.

« Mais la masse du peuple, qui marquait ainsi son avènement au pouvoir, contenant plusieurs classes, la classe noble et riche s’empara d’abord du gouvernement, et se divisa elle-même en groupes rivaux qui, tour à tour, se disputaient le gouvernail de l’État. Cette soif du pouvoir était le vrai mobile de toutes leurs discussions, ou plutôt de toutes leurs plaidoiries politiques, car les gens qui péroraient avec le plus d’énergie n’avaient au fond que des convictions d’avocat, et désiraient triompher de leurs adversaires beaucoup moins pour une substitution de théories gouvernementales que pour une substitution de personnes. Les rôles étaient intervertis, mais la comédie restait la même.

« Nous demeurâmes un grand nombre d’années dans cette agitation stérile. Quel que fût le parti qui triomphât, le gros de la bourgeoisie se rangeait invariablement dans l’opposition. Rien n’était plus curieux que la versatilité de ses aversions et de ses enthousiasmes : avide de gloire militaire en temps de paix, impatient d’avoir la paix pendant la guerre, faisant des révolutions pour conquérir un supplément de liberté, se jetant dans les bras du despotisme pour se sauver des révolutions, désireux de tout, satisfait de rien, le bourgeois vénusien ressemblait au malade que la fièvre agite, et qui veut toujours changer de position et de traitement.

« Cependant, comme le grondement lointain d’une marée montante, s’annonçait le profond et menaçant murmure du flot populaire. Il avait souvent renversé les digues de la tyrannie au bénéfice de tel ou tel parti, se retirant au large une fois l’œuvre accomplie. À la fin, il voulut des satisfactions plus solides que les splendides éloges que ceux dont il avait décidé le triomphe lui prodiguaient avec une libéralité peu coûteuse, et dont il s’était contenté jusqu’alors : il réclama sa part de bien-être, sa part de pouvoir, sa part d’instruction.

« Par malheur, la bourgeoisie ayant longtemps affecté un orgueilleux mépris pour les professions d’ouvrier et de cultivateur, qu’elle appelait des métiers, tandis qu’elle se glorifiait de sa fortune et de ses occupations qu’elle décorait du nom de professions libérales, il arriva que les classes qualifiées par elle de classes inférieures, vouées à une position modeste et à d’humbles travaux, ne se résignèrent plus à ces travaux si dédaignés. Après avoir acquis autant d’instruction que la bourgeoisie, chacun voulut être haut fonctionnaire, avocat, artiste ou littérateur ; la charrue et l’atelier manquèrent de bras, et les grandes villes s’encombrèrent de génies incompris, jaloux et turbulents.

— Vous blâmez-donc, lui dis-je, l’instruction donnée au peuple ?

— Non, assurément, répliqua Mélino, mais la demi-instruction qui ne développe que les aspirations de la vanité. Une éducation plus complète, aidée par l’évolution des idées, a fait comprendre à tout le monde combien il était sot et imprudent de taxer d’infériorité telle ou telle classe de la société, telle ou telle profession. On eut enfin une égale et vraie considération pour tout travailleur pourvu qu’il fût honnête et bon. Ce qui fit que, l’envie n’ayant plus d’aliment, personne ne désira désormais sortir de sa sphère.

« Quant aux prêtres, ils revinrent à la doctrine de leur Maître qu’ils avaient si longtemps méconnue, surtout dans les rangs supérieurs de leur hiérarchie. Ils renseignèrent, et, mieux vaut, la pratiquèrent. Une véritable charité fraternelle échauffa leur cœur et dirigea leurs actions ; ils employèrent la douce influence de la persuasion, et non la rigueur des persécutions, pour conquérir des prosélytes ; loin de faire survivre leurs rancunes au delà du tombeau et de refuser aux dissidents les prières suprêmes, ils les leur donnèrent encore plus libéralement qu’aux autres, par le motif bien simple qu’ils devaient en avoir un plus grand besoin ; enfin, ils ne répétèrent point cette horrible parole des guerres religieuses : — « Frappez toujours : Dieu reconnaîtra les siens. » Ils dirent au contraire : — « Ne frappez personne : Dieu saura bien distinguer ceux qui ne sont pas à lui. » Ils ne se laissèrent plus aller en chaire à de subtiles discussions théologiques dans lesquelles ils triomphaient aisément d’un contradicteur absent, et encore moins à des emportements injurieux qui ne prouvent absolument rien qu’un caractère irascible chez celui qui s’y livre et un esprit à bout de raisons ; ils enseignèrent la doctrine des généreux sentiments, la haine de l’intrigue, le dédain des biens matériels, les devoirs de famille et de citoyen, la douceur et la charité, et pour résumer en un mot leur doctrine vraiment divine : l’amour des uns envers les autres.

« Grâce à cette heureuse résipiscence, l’Église, retrouvant l’ascendant et la force expansive de ses premiers âges, aida, avec beaucoup de puissance, à l’avénement de cette fraternité sincère qui nous unit tous, et nous promet un long avenir de paix et de bonheur.

« Mais, je le répète, cette régénération à laquelle nous avons si longtemps aspiré, nous la devons à la diffusion des idées, à la sainte propagande de la fraternité, bien plus qu’à ces guerres extérieures ou civiles qui nous ont coûté tant de sang, et auxquelles j’ai vu avec peine que vous n’aviez point encore renoncé sur la terre. Croyez-le bien, mon cher hôte, c’est au progrès des idées et non à la force, qu’il appartient de préparer le règne de l’égalité des citoyens et l’union des peuples. Voulez-vous, à ce sujet, me permettre une comparaison qui rende ma pensée ? Placez dans un vaste mortier de pierre des fragments de métaux de diverse nature, de diverses dimensions, et, par leurs positions respectives dans cet amas, les uns dominant les autres. Pour en opérer le mélange intime et y établir le niveau en les broyant ensemble, il faudra bien des efforts et bien des chocs violents qui pourront endommager le mortier lui-même. Et pourtant, de cette trituration pénible, de ces déchirements laborieux, il ne résultera qu’un détritus sans nom, sans cohésion et sans homogénéité. Au lieu de recourir à ce procédé de la force et de la violence, posez tout simplement le mortier sur un foyer. Peu à peu, la masse s’échauffera, les parties inférieures entreront en fusion, et le métal liquéfié montant, montant toujours, absorbera les sommets les plus ardus, les aspérités les plus tranchantes ; les scories impures se dégageront, et tous ces métaux, naguère disparates, formeront un alliage brillant, compact et d’un niveau parfait. Ainsi doit s’opérer toute rénovation sociale : c’est par les couches inférieures qu’il faut commencer, c’est en faisant rayonner au sein des masses l’ardent foyer des grands principes et des grands sentiments de justice et de fraternelle solidarité, qu’on arrivera à dissoudre les institutions tyranniques ou aristocratiques les plus solides en apparence ; et alors, formée de cette fusion générale des éléments de la vieille société, la nouvelle se montrera pure et resplendissante comme la lumière du ciel qu’elle reflétera dans son sein.