V

LE SAVANT MÉLINO. — FORMATION DE VÉNUS. — GÉNÉRATION SPONTANÉE.


La maison de Mélino était située dans un de ces faubourgs éloignés du centre, de la ville, qui sont les quartiers où les savants aiment d’ordinaire à fixer leur retraite. Là, s’éteignent l’activité fiévreuse de la cité affairée, le bruit des voitures, les cris des marchands, et c’est à peine si l’on entend comme un lointain murmure l’assourdissant brouhaha de la civilisation. Le calme de ces régions y protège le cours des investigations laborieuses et des méditations austères. Ailleurs, s’ouvrent à tout venant les magasins, les bazars, les bureaux d’agents de change, et toutes les salles publiques du commerce, de la chicane et de la banque ; là seulement, se rencontrent ces vastes et sombres cabinets, entourés d’une riche collection d’antiquités et de curiosités, dont un savant occupe le centre, — sans la déparer sous aucun rapport.

Tel était le cabinet ou plutôt la salle de travail où nous reçut le digne Mélino, vieillard à barbe blanche, au visage sillonné par le travail, et aux allures un peu maniaques et bizarres, comme tous les savants.

Cette obscure clarté qui tombe des persiennes permettait de voir vaguement les objets de toute nature qui tapissaient l’appartement, surchargeaient les étagères, et envahissaient jusqu’au plafond : vestiges d’animaux qui avaient peuplé les diverses couches de l’écorce vénusienne, médailles rongées de vétusté, armes fossiles, depuis la hache en silex des premières générations jusqu’au fusil de munition, très-abondant dans la dernière couche sédimentaire de Vénus ; rien ne manquait à ce muséum zoologique, minéralogique, etc., du vénérable Mélino.

Dès qu’il m’eut aperçu auprès de son fermier, il ne put retenir un cri de surprise, et, en considérant ma taille exiguë, ma peau blanche et mes yeux dépourvus de longs cils, il laissa paraître ce sentiment d’ineffable bonheur qu’éprouve un savant à la découverte d’un phénomène. Mélino m’adressa ensuite quelques paroles qui semblaient interrogatives et auxquelles je ne répondis que par un geste signifiant que je ne les comprenais pas. Il recourut alors au paysan qui me parut lui expliquer le motif de la présentation qu’il lui faisait de ma personne.

Mélino sonna son domestique, lui parla, et nous conduisit dans la salle à manger. Je fus surpris de ce qu’au lieu de faire servir le fermier à l’office, suivant l’usage de bien des démocrates de ma connaissance, il le plaça à table à côté de lui. J’observai encore qu’il n’avait pas infligé à son domestique l’ignominieuse livrée, et qu’il n’exigeait pas de lui ces attitudes courbées et cette basse humilité, que la vanité des riches impose souvent à la pauvreté de ceux qui les servent.

Le repas achevé, Mélino congédia son fermier, et me retint avec toutes sortes de démonstrations bienveillantes. Il me désigna un petit appartement que les collections n’avaient point encore tout à fait envahi, en me faisant signe qu’il m’était destiné.

Nous retournâmes ensuite dans son cabinet, il me fit asseoir, et prit dans sa bibliothèque un volumineux album d’anthropologie qu’il feuilleta curieusement, en me comparant aux images, sans pouvoir trouver, parmi tous ces échantillons des peuples de Vénus, aucun type qui fût le mien. Essayant alors d’un autre moyen, il me conduisit devant une mappemonde de sa planète, en m’interrogeant du regard. Ma réponse toujours négative redoubla ses perplexités.

À ce moment, le soleil venait de descendre derrière l’horizon, et une seule étoile, à l’éclat très-vif, brillait au ciel. C’était notre planète. Je conduisis mon hôte vers la fenêtre, et lui montrai l’étoile en indiquant que c’était de là que je venais.

Je vous laisse à penser, mes amis, la stupéfaction et la joie du savant à cette révélation. Pour satisfaire sa curiosité qu’elle surexcitait et que mon mutisme désespérait, et aussi un peu, j’aime à le croire, dans l’intérêt de ma nouvelle situation d’habitant de Vénus, il s’empressa de m’enseigner la langue des Vénusiens.

À part les difficultés du commencement, sa tâche fut assez aisée. Cette langue est en effet extrêmement simple, et la grammaire qui la régit n’est pas comme la nôtre un chaos de règles arbitraires, toujours infirmées par une foule d’exceptions, et tellement confuses et incertaines que les grammairiens eux-mêmes sont en désaccord sur beaucoup de points.

Rien heureusement, dans la langue vénusienne, qui ressemblât à cette anarchie. Quelques règles simples et logiques composent toute sa grammaire. Quant aux mots, je n’en sache pas de plus doux à l’oreille. C’est dire qu’ils ne sont point, comme ceux de nos langues du Nord, hérissés de rudes consonnes qui les rendent aussi peu agréables à prononcer qu’à entendre.

Dès que j’eus assez de notions de la langue pour m’exprimer intelligiblement, Mélino m’adressa de nombreuses questions sur notre planète. Le résumé de mes réponses fut qu’elle offrait dans sa nature physique des différences peu considérables avec Vénus, mais que la civilisation y paraissait moins avancée.


— Je ne m’étonne pas qu’il en soit ainsi, dit Mélino. Quant à l’état physique, vous savez, sans doute, que, dans le principe, le soleil et toutes ses planètes ne formaient qu’une seule nébuleuse d’une étendue énorme, détachée elle-même d’un amas cosmique incommensurable qui a produit toutes les étoiles que nous pouvons voir.

« Comme il arriva pour les autres nébuleuses, les éléments de la nôtre se séparèrent, et se condensèrent ainsi que se condensent les vapeurs d’un nuage dans lequel se forme la grêle.

— Mais, en ce cas, répliquai-je, de même que le nuage produit un nombre infini de grêlons, la nébuleuse se serait résolue en une infinité de planètes, et non en un soleil entouré de quelques astres relativement très-petits.

— Remarquez, répondit Mélino, qu’à la différence des grêlons que l’attraction terrestre fait descendre du nuage, les diverses agglomérations de matière cosmique condensée étaient attirées vers le centre de la nébuleuse, et qu’elles y ont ainsi formé le soleil.

— Alors, lui dis-je, d’où vient qu’une partie ait résisté à cette attraction et formé les planètes ?

— À cause de la force centrifuge. La nébuleuse entière, — faisant une révolution, dont les éléments sont inconnus, autour de cet astre mystérieux qui dirige encore le cours du soleil, escorté de sa nombreuse famille (92 planètes), — était animée d’un mouvement de rotation. Ce mouvement très-lent, dans l’origine, à cause de l’immense étendue de la matière diffuse, s’accéléra beaucoup lorsqu’elle fut presque totalement réduite en un soleil, et la force centrifuge s’en accrut d’autant : si bien que les parties de la nébuleuse qui ne s’étaient pas encore condensées, tournant plus vite autour de l’axe commun, en restèrent écartées, et ne cédèrent pas à l’attraction solaire. Par suite de leur état gazéïforme, elles affectèrent d’abord la forme d’une portion d’anneau autour du soleil. Puis, la partie qui se condensa la première attira les autres, et peu à peu le croissant se rétrécit et s’aggloméra en sphère.

« Ce qui s’était passé après la formation du soleil pour engendrer les planètes, se produisit après la formation de celles-ci dans la production de leurs satellites. Il arriva même, à l’égard d’un de ces satellites, que la substance fut assez abondante et voisine de la planète pour former un anneau complet. La condensation de la matière cosmique et les combinaisons chimiques qu’elle amena laissant libre une énorme quantité de calorique latent, toutes ces sphères sont devenues incandescentes. La plus grosse, le soleil, est encore dans cet état. Quant aux autres, beaucoup sont refroidies à leur surface comme la Terre et Vénus ; les satellites étant beaucoup plus petits, ont perdu toute leur chaleur.

« La combustion de notre globe avait produit une immense quantité d’acide carbonique. Les végétaux naquirent alors pour en absorber le carbone et en dégager l’oxygène. De ces deux principes tendant à se reconstituer et agissant sur la matière organique formée par les détritus des plantes, provinrent les animaux, dont la fonction est précisément de reconstituer l’acide carbonique par le phénomène de la respiration. Seulement, ces derniers durent différer des végétaux par suite de leurs besoins particuliers. La plante, à laquelle il ne fallait que de l’acide carbonique, de l’eau, de la matière azotée et de la lumière, put vivre sur place, car elle avait tous ces éléments à sa portée.

« Mais l’animal, devant décomposer les végétaux et en restituer les principes à l’air et au sol, a eu besoin d’aller les trouver, et de les choisir suivant les exigences de sa nature spéciale ; il a donc fallu qu’il fût doué de sens, d’une certaine intelligence et d’un appareil de locomotion.

« Imprégnée des émanations de vapeur d’eau et d’acide carbonique qui chargeaient l’atmosphère, et toute moite des fécondes ardeurs de la virginité, la planète engendra d’abord des productions colossales. Les animaux, alors informes et à peine ébauchés, suivirent les phases de leur perfectionnement à mesure qu’ils ressentirent de nouveaux besoins. Comme, dans le principe, une végétation exubérante couvrait tout le sol et remplissait le fond des mers, le soin de se nourrir n’exigeait pas, de leur part, une grande puissance de locomotion : les uns n’avaient qu’à ouvrir les valves de leurs coquilles pour absorber la matière organique dissoute dans les eaux, les autres qu’à ramper dans les fougères pour trouver une pâture abondante. De là vient que la vie animale se manifesta d’abord, dans les eaux par l’apparition des mollusques, et sur le sol par celle des reptiles.

« Puis, à mesure que les animaux se multipliaient et détruisaient une quantité d’autant plus grande de végétaux, une marche plus rapide leur devint nécessaire. Les efforts constants de plusieurs générations modifièrent leur constitution primitive, leurs jambes s’allongèrent, et ils devinrent plus aptes au saut et à la course. Certains purent même voler ; mais ce n’était pas encore l’oiseau : c’était seulement un certain genre de reptiles qui commençaient leur métamorphose pour devenir des êtres ailés. Par la suite des temps et les soins incessants de la Providence, leur corps s’est amoindri, et leurs ailes, se couvrant de longues plumes, ont acquis plus de puissance et de légèreté. Les espèces se sont ensuite multipliées : l’oiseau aimant à se nourrir d’insectes aquatiques, à force de se hisser sur ses pattes pour respirer hors de l’eau et de tendre le cou pour y saisir sa proie, a vu peu à peu ses pattes et son cou s’allonger. Ainsi des autres animaux : chaque espèce a été dotée de l’organisation et a subi les modifications qu’ont successivement réclamées les diverses conditions d’existence où elle s’est trouvée placée. Et croyez bien que cette lente métamorphose s’accomplit encore de nos jours. Elle est insensible, il est vrai, depuis le dernier déluge, mais qu’est-ce donc que cinq ou six mille ans dans l’âge d’une planète ? une heure tout au plus dans notre existence !

« Enfin, après bien des cataclysmes, l’homme parut ; — et, si Dieu ne fit presque rien pour les besoins de son corps, qu’il créa nu, frêle et délicat, en revanche il fit tout pour son intelligence, et, grâce à elle, le plus débile des animaux soumit à son empire toutes les forces de la création.


« C’est, en outre, le seul être qui laisse ici-bas une trace de son passage, et cette trace est immatérielle comme son âme, comme tout ce qui est immortel. Son corps rend à l’atmosphère tous les éléments qu’il lui avait pris : l’oxygène, l’hydrogène, le carbone et l’azote, sans rien y ajouter ; car la nature physique n’amène aucun progrès, elle est une perpétuelle transformation de ces éléments tour à tour absorbés par les êtres organiques et restitués par la décomposition de leurs débris. Quelques mois après leur mort, les plus illustres poëtes, les plus grands philosophes sont gazéifiés comme l’est tout animal ou toute plante qui a péri… mais leur pensée survit et forme l’éternel patrimoine de l’humanité. Elle éclaire et féconde les siècles à venir : les découvertes font naître les découvertes, les réformes appellent les réformes, et chaque génération pose une assise de ce magnifique édifice du Progrès ; — nouvelle Tour de Babel qui s’élève sans cesse vers le ciel, et qui, loin de subir le sort de celle que la confusion des langues força de laisser inachevée, atteindra victorieusement son faîte, grâce à la fusion des âmes.


— Je ne sais si je me trompe, dis-je à Mélino, mais il m’a semblé résulter de vos explications que vous croyez à la génération spontanée.

— J’y crois en effet.

— Cette question passionne beaucoup les Terriens, et, à l’heure qu’il est, tous mes coplanétaires ont l’œil juché sur le microscope pour résoudre le mystérieux problème.

— Bah !

— Que voulez-vous ? À défaut de grands hommes qui s’emparent de l’attention publique, on s’occupe d’animalcules microscopiques. Chaque siècle admire ce qu’il peut. Malheureusement, la controverse sur cette question est trop ardente, on se dispute beaucoup plus qu’on ne discute, et tout ce qu’il y a jusqu’à présent d’acquis au débat, c’est qu’il est de nature à faire naître, en quantité, des injures spontanées dans les esprits éminemment fermentescibles de messieurs les savants. Ainsi, par exemple, ceux qui n’admettent pas les générations spontanées traitent leurs adversaires de matérialistes, d’impies et d’athées.

— Et pourquoi donc, s’il vous plaît ? s’écria Mélino. Pourquoi supposer obstinément que Dieu a créé, à l’origine du monde, les germes de toutes choses, et qu’il s’est reposé ensuite, comme s’il pouvait être atteint de fatigue et avoir besoin de repos après six jours de travail ? Mais, dire cela, c’est presque un blasphème : c’est faire Dieu à l’image de l’employé ! Et encore l’employé reprend-il sa tâche, — avec plus ou moins d’empressement et de bonne grâce, — mais enfin il la reprend. Qu’importe d’ailleurs à la croyance en Dieu qu’il ait créé tous les germes au commencement du monde, ou bien, qu’au moment où je parle, il en crée encore dans une matière en fermentation ? En l’un comme en l’autre cas, je reconnais sa céleste intervention, et je la trouve même plus grande et plus admirable dans un miracle qui se reproduit à chaque minute, que dans un miracle unique qu’il se serait hâté d’accomplir à l’origine des temps, comme s’il avait dû abdiquer ensuite.

« J’ai grand peine aussi à concilier cette création primordiale et universelle avec les phénomènes que nous révèle la science. Elle nous montre, en effet, dans chaque couche terrestre, des faunes et des flores absolument diverses. Or, comment supposer que les germes éclos aux époques les plus récentes aient pu résister à tous les cataclysmes et attendre depuis la formation des mondes ? Ou ils étaient vivants, et alors, obligés de se nourrir, ils eussent bientôt absorbé l’intérieur des œufs ou des graines qui les recelaient, ou c’était une matière inerte qui n’attendait pour s’animer que la chaleur et l’humidité convenables, et, dans ce cas, le fait de leur éclosion n’est autre que celui de la génération spontanée ; car on peut la définir : — la matière s’animant dans de certaines conditions.

« Et ce n’est pas seulement au sujet de l’éclosion des germes que se révèle la puissance créatrice, nous en avons la constante manifestation dans tous les phénomènes de la nature. N’est-ce point, par exemple, en vertu d’une sollicitude divine toujours en éveil, que le germe déposé dans le sol se nourrit, se développe, choisit les sucs qui lui conviennent, les élabore, allonge sa tige, — toujours du côté de l’air et de la lumière dans quelque position qu’il soit placé, — puis devient un végétal qui se ramifie, se couvre de feuilles d’une merveilleuse texture, et de fleurs embaumées, abritant le mystère de leurs amours au sein de corolles nuancées de couleurs tendres, comme les rideaux d’un lit nuptial ?

« Mais, ajouta Mélino, laissons ces questions communes à nos deux planètes qui, dans l’ordre physique, présentent tant de ressemblances.


« Dans l’ordre moral, la différence que vous avez signalée en faveur de la nôtre ne me paraît pas moins naturelle. Vénus, en effet, étant plus petite que la Terre, et ayant encore une plus vaste étendue de mers, comme notre atmosphère très-nébuleuse a dû vous le faire soupçonner, s’est refroidie plus tôt, et le genre humain y a pris date depuis plus longtemps que chez vous.

« Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’il ait accompli plus de progrès. »