VII

LUNES ARTIFICIELLES. — UN COUP-D’ŒIL AU TÉLESCOPE. COURS PUBLICS. — DÉCORATIONS. — NOBLESSE.


Cette conversation nous ayant conduits jusqu’à l’heure du dîner, nous nous mîmes à table, et Mélino m’annonça que nous ne dînerions plus seuls bien souvent, attendu que sa fille devait prochainement revenir d’un voyage qu’elle avait fait auprès d’une de ses amies.

Après le repas, nous allâmes, suivant notre habitude, nous promener dans Vénusia. Ces promenades nocturnes m’étaient fort agréables, car, durant le jour, la grande lumière du soleil fatiguait mes yeux. Ce n’est pas que l’éclairage de Vénusia ne fût lui-même très-éclatant ; et ses habitants eussent trouvé bien terne celui de nos villes, déjà insuffisant pour des yeux terrestres.

Ce qui me frappa le plus, ce furent cinq globes lumineux brillant sur nos têtes et répandant une clarté à peu près pareille à celle de la Lune. Je crus d’abord à des satellites de Vénus, mais la nature ayant été moins libérale envers cette planète qu’à l’égard de Jupiter et même de la Terre, l’industrie des Vénusiens y a suppléé. Des ballons captifs supportent ces lunes artificielles composées d’un énorme hémisphère en cristal, au-dessus duquel flamboient des appareils électriques et des lampes de magnésium, dont les rayons sont multipliés et rabattus sur le cristal par de puissants réflecteurs. À l’entour, règne une étroite galerie qui permet à un homme de faire fonctionner l’appareil.

Malgré cette clarté quasi-sidérale, les candélabres des rues sont très-nombreux. Ils s’allument instantanément dans toute la ville, au moyen d’un fil électrique qui les relie ensemble. La lumière qu’ils répandent est très-douce, car un globe de verre dépoli préserve les yeux de ces rayons chimiques qu’envoie toujours une flamme. On n’est surtout pas offusqué par le rayonnement ophtalmique de ces grands miroirs concaves, avec des becs de gaz au foyer, soleils de réclame que l’industrie place au devant des maisons, et dont l’éclat vous avertit, en vous crevant les yeux, qu’il y a là un café ou un magasin de confection.

En traversant une place, nous avisâmes un télescope braqué sur les étoiles, et attendant l’œil d’un observateur. Beaucoup de gens se tenaient auprès, mais ils ne regardaient que l’énorme lunette, et c’est en vain que l’astronome en plein vent épuisait ses poumons à s’écrier : — « Qui veut voir la Terre ? Elle est particulièrement visible à ce moment de l’année. L’observation est curieuse ! »

Il fut plus heureux avec moi.

Notre planète, qui me parut environ vingt fois plus grosse que nous ne voyons la Lune, présentait, comme forme, l’aspect de cet astre lorsqu’il nous montre les trois quarts de son disque. Seulement, au lieu de se découper brusquement dans une obscurité profonde, l’échancrure s’effaçait dans une dégradation de lumière rougeâtre produite par la réfraction crépusculaire. Les deux pôles avaient chacun une calotte d’une blancheur éclatante. Au-dessous du supérieur, s’étendait une large tache brillante, parsemée çà et là de lignes d’ombre, et descendant vers la droite de l’astre en forme de triangle. C’étaient l’Europe, l’Asie et l’Afrique, avec leurs chaînes de montagnes. L’hémisphère inférieur presque entièrement rempli par le Grand Océan, était beaucoup moins éclairé.

Après avoir affectueusement contemplé ma planète d’origine, je laissai le télescope, car aucune observation vraiment nouvelle ne pouvait me tenter. Les autres étoiles étaient absolument les mêmes que celles qui brillent sur la Terre, et je retrouvais, à leurs places accoutumées, toutes nos constellations : les deux Ourses, les Pléiades, les Gémeaux brillant fraternellement du même éclat, le Taureau à l’œil étincelant, le bel Orion avec les trois diamants de sa ceinture, etc. — Ô vanité ! je croyais avoir fait un voyage bien extraordinairement long, et l’aspect général de la voûte céleste n’avait pas plus changé pour moi que si j’eusse fait une promenade à une lieue de Speinheim !

Tout près de la place où nous nous trouvions, j’aperçus un monument d’architecture sévère, à la porte duquel se pressait une foule de gens. Mélino me dit que c’était un cours public de littérature, fait avec infiniment de talent, et il m’engagea à m’y rendre.

Nous entrâmes. L’amphithéâtre était rempli de personnes de tout âge, et surtout de jeunes gens qui me parurent avoir l’esprit moins tapageur que ceux de notre ville, attendu qu’ils ne croyaient pas devoir charmer l’ennui de l’attente par des interpellations saugrenues, des applaudissements, des sifflets, des cris d’animaux, et autres plaisanteries plus ou moins spirituelles, et probablement fort amusantes — pour ceux qui les font.

Le professeur parut, et soudain le calme se fit. Il sut captiver pendant plus de deux heures cet auditoire étourdi, vif et bruyant comme un essaim d’oiseaux. C’est qu’en effet, au lieu de présenter un aride commentaire des vieux auteurs et de faire étalage d’érudition, il tenait en éveil l’attention des assistants par d’intéressantes digressions philosophiques et morales, par les traits d’esprit qui s’échappaient à chaque instant de ses lèvres, et les flots d’éloquence vraie qui jaillissaient de son cœur.

Cette parole puissante avait établi dans cet auditoire nombreux, et naguère si turbulent, je ne sais quel courant magnétique qui faisait battre les cœurs à l’unisson, et leur communiquait soudainement les mêmes émotions en les rendant plus profondes. L’orateur en ressentait aussi le prestige, et, de même que, dans chaque paroi de la salle, sa voix trouvait un écho qui la soutenait et l’amplifiait, sa pensée, répercutée dans l’âme de tous, puisait, en cette commune sympathie, de nouvelles forces et de nouvelles inspirations.

Ce fut ainsi que son éloquence nous tint sous le charme, et, le professeur disparu au milieu des applaudissements, nous nous sentîmes non seulement plus instruits, ce qui eût été peu important, mais aussi meilleurs, et le cœur réconforté de sentiments généreux et élevés.

Comme Mélino, tout chaud encore de son enthousiasme, exaltait beaucoup cette leçon du professeur vénusien, j’eus la satisfaction de lui dire que, si grand que fût le plaisir que j’en avais éprouvé, il n’était pas allé jusqu’à la surprise, en ayant, sur la Terre, entendu de pareilles.

— Seulement, ajoutai-je, fort peu de ces leçons se font le soir comme ici, et encore les plus importants de ces cours dits publics, ne sont-ils accessibles qu’à quelques privilégiés munis de cartes.

— C’est-à-dire, observa-t-il, qu’on en prive presque tous ceux que leurs travaux manuels occupent dans le jour, et qui auraient le plus besoin d’instruction.

Outre ces cours, de vastes bibliothèques s’ouvraient à Vénusia en grande quantité et non pas au nombre de quatre à cinq — comme dans certaines capitales de deux millions d’habitants, où l’on a encore grand soin de les fermer presque toutes le soir — sans doute pour ne pas faire concurrence à d’autres établissements publics tels que bals, estaminets, etc. — et, pendant les mois des vacances, alors qu’étrangers et provinciaux affluent dans les grandes villes, et seraient précisément bien aises de trouver dans leurs collections bibliographiques les renseignements dont ils manquent chez eux.


Nous entrâmes ensuite dans une magnifique galerie, deux fois haute et large et au moins cinq fois longue comme la galerie d’Orléans, à Paris. La richesse de son ornementation ne consistait pas seulement, comme en nos passages, dans un étalage de glaces rectangulaires ou de panneaux imitant le marbre, mais aussi dans l’exhibition de tableaux, de statues et autres objets d’art qui satisfaisaient le goût en même temps que les yeux.

Ce qui surtout me fit bien voir que je n’étais pas dans une galerie d’une ville d’Europe, ce fut cette absence complète de gens décorés qui avait déjà frappé mon attention. Pas le moindre insigne de passementerie ou de métal ne signalait une seule personne à l’admiration publique.

Je fis part de ma surprise à Mélino qui me répondit :

— Vous ne trouverez, en effet, aucune distinction honorifique sur le costume des Vénusiens. Mais il n’y a pas longtemps que vous eussiez fait une remarque tout opposée et que vous l’eussiez aperçue chez presque tout le monde. À certaines époques de l’année, à son commencement et vers son milieu, c’était comme une épidémie, une sorte de rougeole des habits noirs. Aujourd’hui l’institution est supprimée, et j’applaudis, pour mon compte, à sa disparition. À quoi bon poinçonner le mérite des gens ? L’opinion a-t-elle besoin du cachet officiel pour se prononcer ? Est-ce que les grands artistes et les grands poëtes dont vous m’avez parlé : Phidias, Michel-Ange, Raphaël, Corneille, Molière, n’ont pas toujours été universellement admirés, sans garantie du gouvernement ? D’un autre côté, on avait, comme je vous l’ai dit, prodigué cet insigne à tel point qu’il était, à la fin, devenu beaucoup moins une distinction pour ceux qui l’obtenaient qu’une humiliation pour ceux qui ne l’avaient pas. Aussi, excédé de sollicitations vaniteuses, le gouvernement a-t-il laissé l’impartiale opinion publique récompenser chacun suivant son mérite et ses actes.

— Et l’aristocratie du sang, lui demandai-je, existe-t-elle chez vous ?

— En aucune façon. Il y a longtemps grâce à Dieu que la noblesse est effacée de nos mœurs et de nos lois. On a mis à la rayer plus d’empressement encore que pour la décoration, et l’on a eu grandement raison, selon moi : la décoration était au moins une distinction toute personnelle, et il se pouvait qu’elle fût quelquefois méritée ; mais quelle considération de bon aloi espérer d’un titre jadis accordé au mérite d’un ancêtre ? Cela prouvait-il qu’on eût hérité de ce mérite ? Loin de là, car il arrivait fréquemment que les descendants du premier titulaire, étant dispensés d’acquérir une illustration qu’ils trouvaient toute faite, dissipaient, dans l’inertie et en vains plaisirs, un temps que les déshérités du sang employaient à travailler pour se faire un nom ; de telle sorte qu’un brevet de noblesse n’était, le plus souvent, qu’un brevet d’ignorance et d’orgueil.


Vers une des extrémités de la galerie dans laquelle nous nous promenions, nous aperçûmes les affiches des théâtres. Ce n’était pas cet assemblage multicolore d’immenses carrés de papier, — avec d’immenses caractères annonçant d’immenses succès, — qui tapissent, chez nous, les colonnes hygiéniques et les clôtures des chantiers. Les affiches de Vénusia sont, au contraire, assez petites pour qu’on puisse en saisir l’ensemble, et les lire sans affronter un torticolis. Leurs modestes dimensions permettent, en outre, de les placer en bien plus d’endroits que dans nos villes.

La pancarte de la galerie vénusienne nous ayant annoncé qu’on donnerait le lendemain une première représentation dans un théâtre voisin de la maison de Mélino, le digne savant m’engagea à m’y rendre avec lui, et prit deux stalles au bureau.

— En location, comme cela se pratique à Speinheim ? dit Muller.

— Avec cette différence, répondit Volfrang, que toutes les places des théâtres de Vénusia peuvent se louer d’avance et sans augmentation de prix. Le public a ainsi tout le temps qui lui convient pour se procurer des billets, et l’on évite cette interminable queue dont la ligne sombre se recourbe en replis tortueux, encombrant les abords du théâtre, tandis que le public qui la forme stationne impatiemment, se presse, se bouscule, se dispute, et achète bien cher le droit d’obtenir une place au bureau — quand il en reste.