Michel Lévy (p. 279-287).

XXII

UN CARTEL. — ASCENSION DU MÉGAL.


Les ineffables émotions que laissa dans mon cœur cette ravissante promenade mirent le comble à ma tendresse pour Célia et au dépit jaloux que j’avais conçu contre Cydonis.

Sous l’obsession de ce double sentiment, et m’inspirant de nos traditions chevaleresques, j’écrivis au jeune vénusien que j’adorais la fille de Mélino — qu’il devait voir en moi un rival fermement résolu à la lui disputer, — qu’un de nous deux était de trop en ce monde, — que, ne me dissimulant pas l’outrage qu’il devait ressentir en me voyant aller sur ses brisées, je me mettais à ses ordres, et lui offrais réparation par un combat en champ clos… etc.

Cydonis m’adressa la réponse suivante par la voie auto-télégraphique, la seule employée en ce pays pour la transmission des dépêches de tout genre :


« J’ai lu et relu la lettre que vous m’avez adressée, et j’avoue n’avoir pu la comprendre. Il faut que votre patrie soit bien éloignée de Vénusia et située sur les confins les plus inaccessibles de nos régions polaires, car je ne connais encore sur notre planète aucune contrée où les idées que vous exprimez soient acceptées de personne.

» Vous trouvez Célia charmante, vous l’aimez, vous desirez l’épouser ; rien n’est plus naturel, et j’éprouve moi-même ces sentiments. Mais où je diffère complétement d’avis avec vous, c’est dans l’absolue nécessité de nous couper la gorge. Vous prétendez qu’un de nous deux est de trop en ce monde, — parlez pour vous, je vous prie, — car pour mon compte, je verrais votre triomphe avec un profond regret assurément, mais sans dépit, sans amertume, et surtout sans préférer la mort au sentiment de mon échec et d’une blessure faite à ma vanité.

» Vous ne m’outragez, en aucune façon, en me disputant la main de Célia ; et m’eussiez-vous réellement fait outrage, que ce genre de réparation, qui consisterait à me donner un coup d’épée par-dessus le marché, me paraîtrait au moins singulier. Je ne conçois pas, je vous le répète, qu’il puisse exister un pays où se rencontrent de tels préjugés.

» Quel genre de satisfaction un cartel peut-il donc offrir à l’offensé ? Direz-vous que ce dernier se relève aux yeux de l’opinion de l’injure faite à son honneur et la dément, en quelque sorte, par son courage à exposer sa vie ? Mais une telle réhabilitation est inadmissible. On ne se lave pas d’une imputation outrageante par le péril couru dans un combat, et l’on peut être un drôle et un fripon tout en faisant bon marché de sa vie. Le brigand de grand chemin expose bien plus son existence que l’ouvrier ou le laboureur, et personne cependant n’a jamais été tenté de trouver son métier plus honorable.

» Ici, nous avons une façon plus logique et moins barbare de donner réparation d’un outrage. Un jury d’honneur, élu tous les dix ans par les habitants de la ville, instruit et juge les différends de cette nature. Des témoins sont entendus, des explications échangées, et le jury inflige à celui qu’il reconnaît avoir de graves torts, l’inscription infamante de son nom sur une sorte de tableau de déshonneur qui figure dans la salle de ce tribunal, comme le tableau des spéculateurs exécutés figurait jadis à la Bourse. Nos mœurs, d’accord avec la raison, acceptent cet usage, et le condamné se trouve cruellement puni de la tache faite à son nom : il est sévèrement exclu de toute société honnête et mis au ban de l’opinion publique ; car ici, elle se garde bien de prendre parti pour la forfanterie victorieuse et de considérer comme un jugement de Dieu ce qui n’est qu’un jeu sanglant de l’adresse et du hasard. Elle repousse comme un être impertinent, brutal et indigne de toute société civilisée, l’homme qui s’est porté à des outrages envers un de ses concitoyens.

» Quant à notre compétition, elle doit naturellement trouver une solution sans appel dans la volonté de Célia. Si elle vous aime, je me désiste d’avance de toute prétention à sa main, dussiez-vous me l’abandonner par caprice ou par générosité. Dans nos pays, les rivalités de prétendants ne sont pas des courses à la dot. S’il en était ainsi, on comprendrait qu’ils en vinssent à se battre comme se battent des voleurs pour la possession d’un butin : mais c’est le cœur seul que nous ambitionnons, nous attendons de la personne aimée l’arrêt de notre avenir, et, quel qu’il soit, nous nous y soumettons loyalement et sans rancune.

» Ainsi, nous laisserons, s’il vous plaît, nos épées au fourreau, nos pistolets dans leurs boîtes, et nous accorderons à Célia une entière liberté de choix que pourrait contrarier le sort des armes.

» Puisque vous voulez bien vous mettre à mes ordres, — les voilà.

» Cydonis. »

L’humeur accommodante et résignée avec laquelle mon rival envisageait cette affaire me causa une vive surprise, tant nous sommes habitués à ressentir une irritation profonde contre quiconque contrarie notre cupidité ou notre orgueil ! Je déclarai donc mes intentions à Célia. Elle m’écouta favorablement, et, dans une lettre courtoise mais franche, fit part de sa détermination à Cydonis. Quant à son père, il ne mit aucune hésitation à m’agréer pour gendre, malgré l’extrême pauvreté dans laquelle je me trouvais, car je ne pouvais évidemment porter sur le contrat les immeubles que je possédais sur la Terre ; mais la voix de l’intérêt, chez nous toute-puissante, n’est pour rien dans les mariages de Vénus ; et il semble vraiment que nous ayons obéi à un instinct divinatoire en donnant à cette planète le nom même de la mère de l’Amour.

Notre mariage fut fixé à un mois. — Nous consacrâmes à de longues promenades, pendant lesquelles nous échangions nos projets, nos espérances, nos rêves de bonheur, ce doux temps des préliminaires qui est au mariage ce que l’aurore est au jour.


— Mon ami, me dit un jour Célia, nos promenades sur les eaux limpides du lac, dans les bois ombreux et les fraîches vallées, ont assurément un grand charme, mais vous ne connaissez pas encore l’imposante majesté de nos sites grandioses. Les montagnes de Vénus, m’avez-vous dit, sont, en moyenne, cinq fois plus hautes que celle de la Terre, jugez donc du magnifique panorama qu’on doit pouvoir contempler d’un sommet un peu élevé.

Voici par exemple, ajouta-t-elle en me montrant une haute montagne se dressant à l’horizon, voici le mont Mégal, qui n’est qu’à deux lieues d’ici, et dont l’ascension pourrait vous procurer ce beau spectacle. Je serai votre guide.

Cette promesse suffit à me décider.

— Eh bien ! ajouta-t-elle, profitons de la sérénité du ciel ; partons cette nuit même à la lueur des flambeaux, et demain nous verrons le soleil se lever sur le plus splendide tableau qui se puisse imaginer.

Ce projet s’exécuta. Nous gravîmes, pendant la nuit, les flancs du Mégal, tantôt arides et rocailleux, tantôt couverts d’un tapis de gazon fin et serré. Nous étions à cheval, escortés de domestiques portant des flambeaux. Parvenus au sommet de la montagne, nous leur dîmes de nous laisser et de ramener nos montures. Puis, seuls dans la nuit profonde, nous attendîmes le lever du soleil.

Au bout de quelques instants, une ligne blanchâtre se dessina au loin dans la profondeur des ténèbres, s’étendit en arc de cercle, et laissa voir, sur un fond pâle, la silhouette dentelée de l’horizon. Les collines et les rochers placés plus près de nous et plongés encore dans l’ombre, estompaient vaguement leur croupe noire comme des monstres assoupis. Peu à peu, la zone lumineuse s’élargit et envahit le ciel, qui se colora d’un bleu clair et tendre. Au sein de cet azur d’une suavité extrême, se déployèrent des bandes de nuages rouges, semblables à des bannières de pourpre faisant cortège à l’astre du jour. L’éclat de l’orient devint de plus en plus vif, et bientôt du bout de l’horizon, une flèche de feu jaillit… puis, dépouillé de ses rayons éblouissants, le soleil émergea de la ligne noire des montagnes, et, tant qu’il n’eut pas dégagé ses bords, nous parut comme une immense coupole d’or placée à l’extrémité du monde. Son globe, double du nôtre, et grossi encore par la courbe lointaine de l’atmosphère, était d’une majesté sublime.

Le paysage s’éclaira par degrés. Tous les bas fonds étaient noyés dans les flots légers de ces blanches vapeurs qui s’exhalent chaque matin et montent au ciel comme des fumées d’encens que la nature, à son réveil, enverrait au Créateur. Elles se dissipèrent peu à peu, et notre œil ravi embrassa un vaste océan de montagnes de toutes formes et de toutes couleurs. Elles s’étageaient au loin par assises onduleuses, que séparaient de longues traînées de vapeur, et qui semblaient des gradins gigantesques entassés par des Titans pour escalader le ciel. La dernière ligne était formée de pics de plus de quarante mille mètres d’élévation (les plus hautes montagnes de la Terre n’en ont que huit mille), et couronnés, les uns d’une neige éclatante, les autres de glaces brillant de tous les feux du prisme, de sorte que leur chaîne circulaire faisait au tableau qui se déroulait à nos pieds, comme un immense cadre d’argent, constellé de pierreries étincelantes.


Nous restâmes longtemps sur le Mégal, absorbés dans une contemplation pleine de volupté. En présence de ces grands spectacles, il semble que l’âme brise l’étreinte de tous les misérables soucis de la vie ordinaire, qu’elle se dilate heureuse et libre dans le vaste espace ouvert devant elle, et se confonde, pour ainsi dire, avec la nature qui la fascine de ses magnificences.