Michel Lévy (p. 289-295).

XXIII

CATASTROPHE. — RETOUR.


Le plaisir de cette ascension fut hélas ! payé bien cher.

Deux jours après, Célia tomba malade. On se hâta d’appeler le médecin auquel elle était abonnée.

— Bah ! fit Muller, on prend donc là-haut des abonnements de médecins ?

— Oui, mon cher ami, et j’approuve fort cet usage. On donne tant par année à un docteur pour être soigné par lui. Il a ainsi un intérêt évident à prolonger la vie de ses clients, et il n’est pas mal que, dans toute profession, l’intérêt soit d’accord avec le devoir :

 

Deux sûretés valent mieux qu’une,
Et le trop en cela, ne fut jamais perdu.

 

En outre, la méthode vénusienne a le précieux avantage d’assurer aux abonnés ces conseils et ces soins hygiéniques dont nous méconnaissons trop l’importance, car bien souvent nous laissons grandir, sans obstacle, le mal qu’il eût été facile d’étouffer dans son germe, et nous n’appelons les secours de la science que lorsqu’il est devenu à peu près incurable. Le docteur vénusien est, au contraire, attentif aux plus légers symptômes de la maladie naissante, et parvient ainsi plus aisément à la maîtriser. Tout gît dans l’opportunité. L’émeute d’une rue peut gagner une ville entière si elle n’est promptement réprimée ; en revanche, — on l’a dit avant moi, — quatre hommes et un caporal suffisent pour arrêter une révolution au début.

Fidèle au système préventif si justement adopté à Vénusia, le médecin de Célia, qui connaissait depuis longtemps les prédispositions de la jeune fille aux maladies de poitrine, lui avait souvent prescrit d’éviter avec le plus grand soin toute cause de refroidissement. Malheureusement, elle avait eu l’imprudence d’oublier ses conseils pour céder à l’attrait de notre excursion.

La terrible maladie qui couvait en elle, et qu’une hygiène sévère aurait pu seule conjurer, éclata alors avec une violence irrésistible. En dépit des soins les plus attentifs, les plus affectueux, Célia déclinait chaque jour… ses joues se creusaient, et ses yeux, illuminés d’un éclat fiévreux, s’entouraient d’un cercle bistré qui se nuançait d’une teinte de plus en plus foncée.

Pour expliquer cette prostration toujours croissante, le docteur trompait notre tendresse par de bienveillants mensonges : tantôt c’était une journée trop chaude qui produisait un accablement passager, tantôt la fraîcheur d’une nuit ; c’étaient aussi les nuages, le vent, la pluie… c’était tout — hors la véritable cause — l’inexorable maladie.

Un jour, nous fûmes cruellement impressionnés en voyant tout à coup une lividité terreuse se répandre sur le visage de la pauvre malade ; ses lèvres tuméfiées devinrent violettes, ses yeux perdirent cette fixité d’éclat qui révélait l’angoisse et la souffrance. Elle souffrait moins, en effet : elle n’en avait plus la force… et la nature vaincue cédait, sans réagir, aux dernières invasions du mal. Bientôt, sa respiration devint haletante et pénible. Elle nous fit signe d’approcher, embrassa avec effusion son malheureux père, et, me donnant la main, me dit d’une voix entrecoupée et presque sans souffle :

— Pauvre ami !… j’espérais… mais Dieu est bon et juste… nous nous reverrons… souvenez-vous !

— Oh ! toujours, toujours ! m’écriai-je, en inondant de mes larmes sa main déjà glacée. Et ensuite, quand mon regard se reporta sur son visage, — oh ! souvenir affreux ! — son œil était éteint, sa face avait la froide immobilité du marbre… elle n’était plus !

Elle n’était plus, et pourtant jamais elle ne me parut plus divinement belle ! Ses traits contractés par la douleur s’étaient détendus et harmonisés ; ils respiraient le calme angélique d’un visage d’enfant endormi dans un sourire, et semblaient s’éclairer d’un reflet de douce joie et de sérénité céleste, comme si, au moment suprême, la pauvre jeune fille eût entrevu les splendeurs d’une radieuse immortalité !

Comment dire notre immense douleur ! En vain les progrès sans trève de la maladie, en vain toute une journée d’affreuse agonie nous avaient-ils préparés à ce dénouement suprême, nous fûmes comme foudroyés du coup qu’il nous porta.

Ô la pauvre et chère enfant ! Son souvenir remplissait, sans relâche, mon âme tout entière. Un profond accablement, traversé parfois de vives lancinations de douleur, comprimait ma pensée comme un cercle de plomb. Vainement m’efforcé-je de distraire mon esprit par l’étude et le travail, le sentiment de ma perte m’assaillait sans cesse avec l’impitoyable obstination du vautour qu’on peut effaroucher un instant de façon à lui faire quitter sa proie, mais qui revient aussitôt après fondre sur elle avec une plus ardente avidité ! Aussi, voyais-je avec joie arriver les heures bienfaisantes du sommeil, de cette langueur délicieuse où le cœur le plus agité et le plus souffrant trouve le calme, l’oubli, et quelquefois les illusions du bonheur. Mais quelle était ma douleur, à l’instant du réveil, alors que, sortant des chimères du rêve, je me trouvais tout à coup en présence de l’accablante réalité !


Un soir, après le coucher du soleil, et comme, le regard fixé sur le sol, j’étais resté longtemps absorbé dans ma préoccupation inéluctable, je vis en relevant la tête, briller à l’orient, une étoile qui, seule au ciel, m’envoyait sa lumière diamantée, et semblait se montrer la première comme pour m’adresser un long regard de compassion maternelle.

C’était la Terre.

Avec ses doux rayons qui caressaient mes yeux, descendait dans mon cœur le cher souvenir de la patrie délaissée, et je me dis que la planète natale pourrait seule donner quelques distractions au chagrin qui me dévorait.

J’appareillai le lendemain, et, après avoir pris congé de Mélino et de Cydonis, — je repris la route de l’Infini.


Après un voyage aussi heureux que le premier, je suis revenu dans notre bonne petite ville de Speinheim.

Je suis revenu, mais je n’ai pas oublié… et, chaque fois que je vois trembloter dans le rose pâle du crépuscule, la blanche et vive lumière de Vénus, tout mon cœur est là-haut !…


Volfrang s’arrêta. Des larmes brillèrent dans ses yeux, et, la tête appuyée sur sa main, il retomba dans une de ces rêveries profondes qui lui étaient habituelles. Il lui semblait voir encore les belles contrées de Vénus et sa divine Célia.

— Pauvre fou !… dit Muller en le regardant avec une douloureuse sympathie.


Quant à Léo, il y avait déjà longtemps qu’il s’était endormi.


FIN.