Michel Lévy (p. 273-277).

XXI

EN NACELLE


Je goûtais un charme extrême au séjour de plaisance que m’avait offert mon hôte, au milieu de cette splendide nature vénusienne. Et comme Cydonis était retenu par ses travaux à Vénusia, j’étais particulièrement ravi de me trouver auprès de Célia dans un isolement qui délivrait mon esprit des inquiétudes jalouses que lui causaient naguère les visites de mon rival.

J’errais souvent avec la jeune fille dans les bosquets du parc ou sur les bords d’une rivière qui coulait près de la maison et s’égarait ensuite dans la campagne en mille sinuosités vagabondes.

Mais une promenade délicieuse entre toutes, et dont mon cœur gardera éternellement le souvenir, comme un parfum céleste, ce fut celle que nous fîmes, un soir, sur les eaux du lac.


Ô la belle et douce soirée ! Tout était joie, et fête, et splendeur autour de nous ! Tandis que notre barque glissait sur l’onde frémissante, un vaste rideau d’arbres et de plantes, aux formes colossales et bizarres, déployait autour de nous les magnificences de leur feuillage diapré des couleurs les plus diverses, et laissait voir, par intervalles, le disque pourpre du soleil, entouré d’un nimbe d’or, et descendant vers la ligne noire et onduleuse des montagnes lointaines. Çà et là, dans les sombres massifs, pénétraient de longues traînées de lumière, au sein desquelles flottait une poussière vermeille, subtile et légère comme une vapeur. Parfois, une folle brise courait, comme un frisson, dans le feuillage, et les arbres s’inclinant l’un vers l’autre et bruissant tour à tour, semblaient échanger quelque mystérieuse confidence. La nappe liquide se brisait alors en une myriade de petits flots qui clapotaient en se pailletant d’étincelles roses. Un oiseau nommé glosulis, au chant plus harmonieux que celui du rossignol, et dont le plumage métallique scintillait comme un écrin de pierreries, rasait d’un vol agile la surface du lac, baignant par moments le bout de son aile, et dessinant mille zigzags fantastiques, milles courbes capricieuses. Il alla ensuite se blottir dans les ramures d’une sorte de rosier grand comme un tilleul, qui étalait sur la rive son opulente moisson de fleurs.

Quand le soleil eut entièrement disparu, une vive teinte rouge embrasa l’horizon et s’étendit par degrés jusqu’au zénith. Tout resplendit alors : le ciel en feu, le lac reflétant son éclat, le feuillage des massifs laissant briller, à travers ses interstices, les ardents reflets du couchant.

Cependant, à demi étendue en un mol abandon, la tête penchée sur son bras d’une blancheur nacrée, dont les formes délicates se dessinaient vaguement dans un nuage de mousseline, les cheveux flottant dispersés sur ses épaules, Célia paraissait plongée dans l’extase d’une délicieuse rêverie. Ses yeux noyés d’une douce langueur laissaient filtrer de longs regards à travers les cils de leurs paupières demi-closes, et ses lèvres entr’ouvertes semblaient aspirer un souffle de volupté. Selon les hasards charmants de cette promenade, tantôt les rayons de soleil enflammaient son visage de leur teinte pourprée, tantôt les ombres mouvantes du feuillage glissaient sur ses traits, ou bien le frais clair-obscur d’un ombrage plus épais leur prêtait je ne sais quelle grâce plus calme et plus suave, en les baignant de ses reflets amortis.


— Comme le ciel est beau ! murmura la jeune fille, comme l’air est doux et embaumé !

— Oui, Célia, lui dis-je, tout est enchantement dans cette radieuse soirée ! Mais, si puissant que soit le prestige de ses splendeurs, il n’est rien auprès du charme que je ressens à les admirer avec vous ; elles sont le cadre magnifique, mais vous êtes l’image adorée sur laquelle se concentre toute la volupté de mes contemplations. Le reste semble seulement s’associer à mon bonheur et conspirer à l’exalter en mon âme : l’eau limpide du lac paraît ouvrir d’elle-même passage à notre barque et nous bercer complaisamment de ses molles ondulations ; la brise du soir souffle pour enfler notre voile et rafraîchir nos fronts ; c’est pour nous que le ciel déploie sa tente de pourpre, pour nous que les fleurs exhalent leurs parfums et que le feuillage s’illumine d’étoiles d’or ; il accompagne notre entretien de son murmure sympathique, et, perdu dans les touffes fleuries, le mélodieux glosulis semble soupirer un tendre épithalame !

— Que je voudrais, me répondit Célia, m’égarer avec vous en ces douces rêveries… mais hélas ! une appréhension superstitieuse arrête l’essor de ma pensée. Dans nos campagnes, le chant du glosulis passe pour porter malheur…