Voltaire philosophe (Pellissier)/Politique

Armand Colin (p. 235-302).

CHAPITRE IV

POLITIQUE

La politique, quelque intérêt qu’elle put avoir pour Voltaire, ne fut jamais son objet propre. Dans une lettre à Frédéric, il exprime le souhait que « les barbares Turcs » soient, pour le bien de la civilisation, « chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle, d’Euripide ». Mais il ajoute aussitôt : « Je n’entre point dans la politique… La politique n’est pas mon affaire, je me suis toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes » (nov. 1769 ; LXVI, 76). Rendre les hommes moins sots et plus honnêtes, c’était combattre la superstition, le fanatisme, l’intolérance. Quant aux réformes souhaitables dans le domaine de la politique proprement dite, elles devaient s’opérer d’elles-mêmes lorsqu’il y aurait chez les peuples moins de vices et plus de lumières.

Bien des fois Voltaire a raillé les écrivains de son temps qui s’évertuaient à refaire le monde. Je laisse, dit-il dans la satire des Cabales,

Je laisse au roi, mon maître, en pauvre citoyen,
Le soin de son royaume, où je ne prétends rien.
Assez de grands esprits, dans leur troisième étage,
N’ayant pu gouverner leur femme et leur ménage,
Se sont mis par plaisir à régir l’univers[1].

(XIV, 258.)


Dans l’article Économie du Dictionnaire philosophique, il se défend de déclamer à la façon de « ces politiques qui gouvernent un État du fond de leur cabinet par des brochures » (XXVIII, 504). Dans l’article États, Gouvernements : « Je n’ai connu jusqu’à présent personne, déclare-t-il, qui n’ait gouverné quelque État. Je ne parle pas de MM. les ministres, qui gouvernent, en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six semaines ; je parle de tous les autres hommes, qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de gouvernement » (XXIX, 252)[2]. Contre le plus illustre de ces « législateurs », Jean-Jacques, les allusions ne lui suffisent pas : dans un article intitulé Pierre le Grand et Jean-Jacques Rousseau, il attaque directement l’auteur du Contrat social[3]. Montesquieu lui-même n’est pas à l’abri de ses boutades. « Vous citez l’Esprit des Lois, écrit-il à M. Perret. Hélas ! il n’a remédié et ne remédiera jamais à rien… Il n’y a qu’un roi qui puisse faire un bon livre sur les lois, en les changeant toutes » (28 déc. 1771). Quant à Voltaire, Dieu le préserve « d’enseigner les rois et messieurs leurs ministres, et messieurs leurs valets de chambre et messieurs leurs confesseurs et messieurs leurs fermiers-généraux ! » « Je n’y entends rien, dit-il, je les révère tous » (Dict, phil., Gouvernement, XXX, 94).

Mais le ton même dont il fait cette déclaration suffirait pour nous avertir qu’elle ne doit pas être prise à la lettre. Si son objet principal a été de combattre le fanatisme et la superstition, il ne se désintéresse pourtant ni des réformes pratiques à opérer dans le régime contemporain, ni même des théories abstraites sur les diverses formes de gouvernements. Commençons par exposer ses idées en matière de politique générale, et nous montrerons ensuite l’effet de son action au point de vue économique, administratif et judiciaire.

Quoique Voltaire soit monarchiste, comme tous les Français de son siècle, ne le croyons pourtant pas hostile à l’état républicain.

Contre cette forme de gouvernement, il fait valoir trois raisons principales. D’abord, la république admet presque toujours des factions, qui, même quand leur antagonisme ne dégénère pas en guerres civiles, compromettent l’unité nationale. Puis elle ne convient qu’à un pays de peu d’étendue, pauvre et protégé par sa situation[4]. Enfin, « les hommes sont très rarement dignes de se gouverner eux-mêmes » (Essai sur les Mœurs, XVI, 296) ; l’état républicain, qui fut originairement celui des nations les plus diverses, a dû céder la place, dans presque toutes, à l’état monarchique[5].

De ces trois raisons, la première semble avoir eu pour Voltaire le plus de valeur[6]. Il réfute la seconde dans ses Idées républicaines en alléguant contre Rousseau, qui l’avait prise à son compte[7], des Républiques telles que Venise, Athènes, et surtout Rome depuis les Scipions jusqu’à César. Quant à la troisième raison, elle implique en tout cas un éloge des démocraties qui durent ; mais d’ailleurs, se contredisant lui-même, Voltaire allègue une fable indienne pour montrer que la forme monarchique a précédé la forme démocratique et que celle-ci marque un progrès sur celle-là. Adimo, père de tous les Indiens, eut deux fils et deux filles. Le fils aîné était un géant, le cadet était un bossu. Dès que le géant sentit sa force, il violenta ses deux sœurs et se fit servir par son frère. « Le bossu devint soumis et le meilleur sujet du monde. Le géant, satisfait de le voir remplir ses devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de ses sœurs, dont il était dégoûté. Les enfants qui vinrent de ce mariage ne furent pas tout à fait bossus, mais ils eurent la taille assez contrefaite. Ils furent élevés dans la crainte de Dieu et du géant. Ils reçurent une excellente éducation ; on leur apprit que leur grand-oncle était géant de droit divin, qu’il pouvait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait ; que, s’il avait quelque jolie nièce ou arrière-nièce, c’était pour lui seul sans difficulté, et que personne ne pouvait coucher avec elle que quand il n’en voudrait plus. Le géant étant mort, son fils, qui n’était pas à beaucoup près si fort ni si grand que lui, crut cependant être géant, comme son père, de droit divin. Il prétendit faire travailler pour lui tous les hommes et coucher avec toutes les filles. La famille se ligua contre lui, il fut assommé, et on se mit en république » (Dict. phil., Maître, XXXI, 124). Voltaire ajoute, il est vrai, que, selon les Siamois, la famille avait commencé par être républicaine et que le géant parut « après un grand nombre d’années et de dissensions ». Mais sa conclusion n’en est pas moins formelle : « la violence et l’habileté, dit-il, ont fait les premiers maîtres, les lois ont fait les derniers ».

Bayle avait peint la démocratie, surtout celle d’Athènes, comme un régime oppressif et cruel. Prenant contre Bayle la défense du gouvernement démocratique, Voltaire lui remontre d’abord que la monarchie de Macédoine fut beaucoup plus cruelle et beaucoup plus oppressive ; puis il va jusqu’à dire, avec Rousseau, qu’on ne peut faire de comparaison entre les crimes d’un prince et ceux d’un peuple, car le prince a pour unique objet de satisfaire son ambition ou son avarice, et le peuple « ne veut jamais et ne peut vouloir que la liberté et l’égalité » (Dict. phil., Démocratie, XXVIII, 319).

En tout cas le gouvernement démocratique est, selon Voltaire, « naturel et sage » (Dict. phil., Politique, XXXI, 460). « Tout père de famille, déclare-t-il, doit être le maître dans sa maison. Une société étant composée de plusieurs maisons et de plusieurs terrains qui leur sont attachés, il est contradictoire qu’un seul homme soit le maître de ces maisons et de ces terrains ; et il est dans la nature que chaque maître ait sa voix pour le bien de la société » (Idées républicaines, XL, 584). On peut sans doute trouver beaucoup trop étroite cette conception de la démocratie qui ne donne une voix qu’aux possesseurs des maisons et du sol. Mais Voltaire n’en déclare pas moins le régime républicain préférable à tout autre, et, s’il le préfère à la monarchie, c’est comme rapprochant le plus les hommes de « l’égalité naturelle » (Ibid., id.). « Un citoyen d’Amsterdam, dit-il, est un homme ; un citoyen à quelques degrés de longitude par delà est un animal de service » (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 427). « La volonté de tous exécutée par un seul ou par plusieurs en vertu des lois que tous ont portées » (Idées républicaines, XL, 571), telle est, selon lui, la définition du gouvernement civil.

Dispensons-nous, après cela, d’alléguer les maximes républicaines que Voltaire a souvent prêtées aux héros de ses tragédies. Si même, dans la scène finale d’Agathocle, on voit Argire, dès qu’il reçoit la couronne, affranchir les Syracusains[8], nous ne prétendrons pas que le poète ait par là voulu persuader Louis XVI de se démettre. Tenons-nous-en soit aux Idées républicaines et aux Pensées sur le Gouvernement, soit aux nombreux articles du Dictionnaire philosophique qui traitent des divers « états » : Voltaire s’y montre tellement éloigné de toute prévention contre la démocratie, qu’il la considère comme le plus équitable des régimes.

Cependant ses préférences de philosophe pour le gouvernement républicain ne l’empêchent pas d’être monarchiste. Qui soupçonnait alors que la république pût, chez les Français, succéder si prochainement à la monarchie ?

Zaïre, musulmane en Turquie, disait qu’elle aurait été chrétienne en France et païenne sur les bords du Gange : semblablement, Voltaire, malgré son admiration pour la démocratie hollandaise, déclare à M. Van Haren que, né Français, il reste un fidèle sujet de son roi.

Notre esprit est conforme aux lieux qui l’ont vu naître.
À Rome, on est esclave, à Londres, citoyen ;
La grandeur d’un Batave est de vivre sans maître,
Et mon premier devoir est de servir le mien.

(XII, 520.)

Aussi bien, distinguons la religion de la politique. Si chaque homme, selon Voltaire, doit se faire sa religion à soi-même, il semble, en matière politique, vouloir qu’on accepte le régime traditionnel de son pays ; Français, Voltaire accepta celui de la France, quitte à en combattre les abus et les vices. D’abord, la religion ne concerne que l’individu, et c’est affaire entre sa conscience et lui. Ensuite il peut y avoir dans un État plusieurs religions qui, également respectueuses des lois communes, ne fassent aucun tort à l’unité de cet État ; mais, quand divers partis sont en désaccord sur la forme du gouvernement, leurs divisions empêchent toute politique suivie et ferme.

Voltaire du reste admet fort bien le principe d’hérédité monarchique, si vivement combattu par maints philosophes de son siècle. Il trouve « tout naturel » d’« aimer une maison qui règne depuis près de huit cents années » (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 429). Il repousse même la théorie de la souveraineté populaire, et, répondant à certains publicistes qui déclaraient les rois mandataires du peuple[9], il proteste que le roi de France « tient sa couronne de soixante-cinq rois ses ancêtres (Lettre à l’abbé de Voisenon, 20 août 1774).

Voltaire n’est pas républicain, il est monarchiste, aucun doute là-dessus. Est-il partisan de la monarchie despotique ?

On l’a souvent prétendu. Un critique contemporain écrit que « le monarchisme absolu, c’est le fond même de Voltaire » ; à l’en croire, Voltaire « n’établit aucune différence entre la monarchie et le despotisme », il préconise une monarchie « ennemie de toute liberté, concentrant tous les pouvoirs, persécutrice, défiante, tracassière et tyrannique[10] ». Recherchons d’abord comment il se fait qu’on puisse lui prêter de telles opinions et nous montrerons ensuite qu’on les lui prête à tort.

« Il faut, dit Voltaire, pour qu’un État soit puissant, ou que le peuple ait une liberté fondée sur les lois ou que l’autorité soit affermie sans contradiction » (Siècle de Louis XIV, XIX, 241). Dans une monarchie qui, comme celle de la France, n’est pas constitutionnelle, l’intérêt de l’État répugne à l’existence de toute faction et de tout corps avec lesquels le pouvoir royal pourrait être en conflit. Telle est l’idée de Voltaire, lorsque, dans les Pensées sur le Gouvernement, il compare Louis XIV avec Louis XI[11], et lorsque, dans la Voix du Sage et du Peuple, il rappelle que « les années heureuses de la monarchie ont été les dernières de Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV quand ces rois ont gouverné par eux-mêmes (XXXIX, 342). Ennemi de tout corps, politique ou religieux, capable de diviser l’État, de faire échec au pouvoir royal, il admire comment, sous Louis XIV, « l’esprit de faction, de fureur et de rébellion qui possédait les citoyens depuis le temps de François II devint une émulation de servir le prince », et comment la force et la prospérité du royaume s’accrurent dès lors que l’État fut « un tout régulier dont chaque ligne aboutit au centre » (Siècle de Louis XIV, XX, 266). Nous verrons plus loin de quelle manière il concilie le pouvoir monarchique avec l’autorité des lois et la liberté des citoyens. Mais, s’il déclare vouloir dans l’État une seule puissance, tout entière aux mains du prince, ne nous étonnons pas pour le moment que cette déclaration maintes fois répétée ait pu le rendre suspect d’ériger en système l’absolutisme et le despotisme.

On lui reproche surtout son hostilité contre les Parlements, soit au temps de la Fronde, soit à son époque.

Pendant la minorité de Louis XIV, sous le plus doux des régimes et la plus indulgente des reines, le Parlement engagea contre son souverain une guerre civile en usurpant un rôle auquel ne le destinait point l’achat d’offices purement judiciaires. Voilà ce dont Voltaire le blâme[12]. Mais d’ailleurs lui-même convient que, si les magistrats s’étaient bornés « à faire sentir au souverain en connaissance de cause les malheurs et les besoins du peuple, les dangers des impôts, les périls encore plus grands de la vente de ces impôts à des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le peuple, cet usage des remontrances aurait été une ressource sacrée de l’État » (Siècle de Louis XIV, XX, 275).

Quant aux Parlements contemporains, Voltaire ne pouvait voir en eux que les défenseurs des abus et des privilèges, les ennemis des réformes demandées par les philosophes soit dans la législation, soit, généralement, dans l’économie sociale.

Mais surtout, jansénistes en grande partie, ils mettaient le pouvoir judiciaire au service de leurs passions religieuses[13]. Dès 1724, sous le ministère du duc de Bourbon, le Parlement de Paris enregistrait un édit contre les protestants plus rigoureux encore que celui de 1685 ; et, pendant tout le xviiie siècle, les assemblées parlementaires furent pour la plupart des foyers d’intolérance. Après l’expulsion des jésuites, elles redoublèrent de zèle contre les hérétiques et les philosophes, ne fût-ce que pour la justifier. C’est ce que Voltaire avait bien prévu. « Nous sommes défaits des renards, écrivait-il en 1763, et nous tomberons dans les mains des loups » (Lettre au marquis d’Argence, 2 mars)[14]. Comment donc s’étonner qu’il ait approuvé le coup d’État par lequel Maupeou substituait aux Parlements de nouveaux conseils[15] ? Pour lui, les parlementaires sont des tyrans et des persécuteurs. Et, quand on s’apprête à les rétablir sur leurs anciens sièges, il proteste contre le retour de ceux qui ont assassiné avec le poignard de la justice le brave et malheureux comte de Lally, qui ont souillé leurs mains du sang de La Barre, qui ont roué Calas.[16]

Mais, dit-on, le Parlement de Paris était le seul corps qui fit contrepoids au despotisme monarchique. On représente même tous les Parlements de France comme formant je ne sais quelles diverses classes d’une assemblée unique qui aurait pu obtenir de la monarchie les libertés modernes ; et l’on va jusqu’à prétendre que la Révolution de 1789 a ses origines, non dans les revendications de la philosophie, mais dans les luttes politiques entre la royauté et les parlementaires. Ce qui est vrai, c’est que, si les parlementaires combattirent parfois le despotisme, ils ne se préoccupaient que de leurs propres avantages ; ils y sacrifièrent le plus souvent ceux de la nation, et toujours ils les y subordonnèrent.

On le vit dès le début du xviiie siècle lorsque le Parlement de Paris empêcha le Régent de convoquer les États-Généraux On le vit mieux encore, peu avant 89, lorsque Turgot devint ministre : il fut alors le centre de la réaction. Jadis il avait protesté contre le despotisme royal dans l’intérêt de ses privilèges ; maintenant il faisait cause commune avec les pires ennemis des libertés publiques.

En 1776, il condamne au feu une brochure de Boncerf, premier commis des finances, sur les Inconvénients des Droits féodaux « comme injurieuse aux lois et coutumes de France,… comme tendant à ébranler toute la constitution de la monarchie[17] ». En même temps, quarante-deux conseillers sont députés auprès du roi pour le supplier de retirer les édits qui supprimaient les corvées et les jurandes ; et c’est à cette occasion que Louis XVI dit le mot bien connu : « Je vois qu’il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple[18]. » Un peu plus tard, en 1779, l’édit qui abolissait dans les domaines royaux les droits de servitude et de mainmorte fut enregistré sans trop de résistance. Mais le Parlement ne souscrivit point au vœu exprimé dans le préambule, que les bienfaits s’en répandissent dans tout le royaume ; il réserva par une clause expresse le droit des seigneurs, et fit ainsi passer leur avantage, — le sien, car un grand nombre de ses membres étaient propriétaires de fiefs, — avant le bien du peuple. Enfin, les États-Généraux une fois convoqués, il demanda qu’on les réunît suivant les formes aristocratiques de 1614, et soutint de toutes ses forces les intérêts des classes privilégiées jusqu’au moment où, sentant son impuissance, il essaya de se racheter par le vote d’une déclaration (5 déc. 1788) auquel ne prit part, du reste, que la minorité de l’assemblée.

Sans même alléguer le fanatisme des Parlements et les vexations qu’ils firent subir aux philosophes, on s’explique assez l’hostilité de Voltaire contre eux par leur rôle proprement politique durant le xviiie siècle. Il écrit à d’Argental, le 19 avril 1776 : « Tout ce que vous dites des pères de la patrie est bien pensé, bien juste, bien vrai. Vous avez grande raison d’être de l’avis du Pont-Neuf, qui dit dans la chanson :

Ô les fichus pères,
Oh ! gai !
Ô les fichus pères !

« Tout fichus pères qu’ils sont, se sont-ils moins déclarés contre le bien que fait le roi ? ont-ils moins essayé de troubler le ministère ?  » Voltaire hait en eux non seulement une assemblée d’inquisiteurs et de bourreaux, mais encore une oligarchie de « tyrans bourgeois » (Lettre à Mme du Deffand, 5 mai 1771). Et, même quand il écrit : « J’aime mieux obéir à un beau lion, qui est né beaucoup plus fort que moi, qu’à deux cents rats de mon espèce » (Lettre à Saint-Lambert, 7 avr. 1771), devons-nous pour cela le qualifier de « despotiste » ? On n’est point despotiste parce qu’on préfère le pouvoir d’un seul à la tyrannie de quelques-uns.

Voltaire en mérite si peu le nom, qu’il met sur le même rang le despotisme et l’anarchisme, définissant celui-ci comme « l’abus de la république », mais celui-là comme « l’abus de la royauté ». Et il ajoute : « Un prince qui, sans forme de justice et sans justice, emprisonne ou fait périr des citoyens, est un voleur de grand chemin qu’on appelle Votre Majesté » (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 432).

Montesquieu avait rangé l’état despotique parmi les états réguliers. C’était une sorte de « légitimation » ; et Voltaire la trouva intolérable. On se contentait jusqu’ici, dit-il, « de reconnaître deux espèces de gouvernements ; on est parvenu à imaginer une troisième forme d’administration naturelle…., dans laquelle il n’y a d’autre loi, d’autre justice, que le caprice d’un seul homme » (Supplément au Siècle de Louis XIV, XX, 518). Cette troisième forme d’administration, Voltaire la répudia toujours ; et, quand il loue le despotisme de Louis XIV, il entend par là, comme lui-même a soin de le remarquer, « l’usage ferme » que fit ce prince « de son pouvoir légitime » (Ibid., 520). Quant à ses actes d’arbitraire, il les blâme tout le premier. Si parfois Louis XIV « a fait plier… les lois de l’État, la postérité, dit-il, le condamnera en ce point » (Ibid., id.). Dans les Lois de Minos, où Teucer établit fortement sa domination en réprimant les grands et les prêtres, ces vers de la dernière scène :

 
Le peuple.
Abandonne à son prince un suprême pouvoir,


sont commentés par la note suivante : « On n’entend pas ici par suprême pouvoir cette autorité arbitraire, cette tyrannie que le jeune Gustave troisième… vient d’abjurer… On entend… cette autorité raisonnable, fondée sur les lois mêmes et tempérée par elles, cette autorité juste et modérée qui ne peut sacrifier la liberté et la vie d’un citoyen à la méchanceté d’un flatteur, qui se soumet elle-même à la justice, qui lie inséparablement l’intérêt de l’État à celui du trône… Celui qui donnerait une autre idée de la monarchie serait coupable envers le genre humain » (IX, 360). Ainsi, Voltaire est tellement loin de confondre comme on l’en accuse, la monarchie avec le despotisme, qu’il ne veut pas admettre le despotisme parmi les formes naturelles de gouvernement et qu’il en traite les apologistes comme ennemis de l’humanité.

Mais le « suprême pouvoir » suppose un bon prince, et les bons princes sont rares. « Vous prouvez très bien, écrit Voltaire à un de ses correspondants, que le gouvernement monarchique est le meilleur de tous » ; toutefois, « c’est pourvu que Marc-Aurèle soit le monarque ; car, d’ailleurs, qu’importe à un pauvre homme d’être dévoré par un lion ou par cent rats ? » (Lettre à M. Gin, 20 juin 1777.) Aussi ce prétendu despotiste reconnaît-il, quoi qu’on en dise, l’utilité des corps intermédiaires pour tempérer le pouvoir royal en assurant l’observation des lois. Favorable aux États-Généraux, il regrette seulement que leurs assemblées n’aient pas fait davantage pour la suppression des abus. Mais a-t-il voulu, comme on l’affirme[19], une magistrature asservie ? En combattant la théorie de Rousseau selon laquelle le peuple, dans une démocratie, révoque les magistrats selon son bon plaisir[20], il soutient que le roi de France lui-même doit préalablement « leur faire leur procès », et refuse au souverain « le droit de casser un magistrat par caprice » aussi bien que celui d’« emprisonner un citoyen par fantaisie » (Idées républicaines, XL, 578, 579).

Si Voltaire, sous ces réserves, est partisan de la monarchie absolue en France, il admire pourtant la monarchie constitutionnelle et représentative des Anglais. Bien avant Montesquieu, il en expliqua le mécanisme et la proposa comme un modèle de gouvernement. Dans La Henriade tout d’abord :

Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble
Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble :
Les députés du peuple, et les grands, et le roi,
Divisés d’intérêts, réunis par la loi…
Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir,
Respecte autant qu’il doit le souverain pouvoir !
Plus heureux lorsqu’un roi doux, juste et politique
Respecte autant qu’il doit la liberté publique.

(X, 59, 60.)


Puis, dans la huitième des Lettres philosophiques, intitulée Sur le Parlement : « La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui, d’efforts en efforts, ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire du mal, où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement. La chambre des pairs et celle des communes sont les arbitres de la nation ; le roi est le surarbitre » (XXXVII, 148). Dans l’article Gouvernement du Dictionnaire philosophique, il montre de quelle façon le gouvernement anglais s’est peu à peu établi ; et, après en avoir loué la sagesse : « J’ose dire, conclut-il, que, si on assemblait le genre humain pour faire des lois, c’est ainsi qu’on les ferait » (XXX, 114)[21]. Grâce à leur constitution, les Anglais, « royalistes républicains » (Siècle de Louis XIV, XIX, 461) ont en même temps tous les avantages de la royauté et tous ceux de la république sans en connaître les inconvénients.

Mais ce gouvernement peut-il s’établir chez nous ? Voltaire allègue la différence des conditions. D’abord, les Anglais habitent une île ; aussi leur roi ne doit-il pas entretenir une armée de terre, qui lui servirait à l’occasion contre ses sujets. Puis, ils ont plus de sérieux que nous dans l’esprit et plus de fermeté dans le caractère. Enfin, et par là même, ils se sont libérés du joug de Rome, que notre peuple continue toujours à porter « en affectant d’en rire et en dansant avec ses chaînes » (Dict. phil., Gouvernement, XXX, 111); nous ne pourrons, nous autres Français, établir une bonne constitution qu’après avoir secoué ce joug.

Dans la guerre d’affranchissement contre le catholicisme, Voltaire ne désespérait pas d’obtenir l’appui de la royauté ; et voilà pourquoi, s’il en dénonce les abus, il se fait cependant un devoir de la défendre. Entre les prêtres et les rois, il y a eu jadis une alliance dont les uns et les autres tiraient bénéfice. « Prends les dîmes et laisse-moi le reste, disait le roi au prêtre » (Lettre à Frédéric, 21 juill. 1770). Mais nous ne sommes plus dans le siècle de Théodoric ou de Clovis. Les philosophes, dont l’influence grandit de jour en jour, doivent montrer à la royauté que son intérêt est de combattre les prêtres, que « les prêtres ont toujours été les ennemis des rois » (Lettre à Damilaville, 30 janv. 1762). Il ne s’agit pas d’affaiblir le pouvoir monarchique, comme y tâchent certains publicistes peu avisés ; il s’agit de le fortifier contre l’Église[22]. Et, pour réduire l’Église, Voltaire fait cause commune non seulement avec la monarchie, mais avec les Parlements eux-mêmes dans les rares occasions où ceux-ci résistent au clergé[23]. Tel est, selon lui, le seul moyen de préparer un gouvernement libéral.

On le représente comme un adversaire de la liberté ; on lui reproche « de ne s’être même pas posé la question des droits de l’homme[24] ». Citons d’abord quelques lignes dans lesquelles il affirme et revendique ces droits. « Plus mes compatriotes, déclare-t-il, chercheront la vérité, plus ils aimeront leur liberté. La même force d’esprit qui nous conduit au vrai nous rend bons citoyens. Qu’est-ce en effet que d’être libres ? c’est raisonner juste, c’est connaître les droits de l’homme ; et, quand on les connaît bien, on les défend de même » (Questions sur les Miracles, XLII, 232). Les principaux droits de l’homme sont la liberté de la personne, la liberté de penser et d’imprimer, la liberté de conscience, l’égalité devant la loi : voyons maintenant ce que Voltaire en dit.

Rien, chez les Anglais, ne lui paraît plus louable que les lois par lesquelles la personne de tout citoyen, fût-ce le dernier des manœuvres, est protégée contre l’arbitraire. Aussi flétrit-il l’usage, si fréquent en France, des lettres de cachet. Dans l’article Arrêts notables du Dictionnaire philosophique, il demande[25] qu’on poste un crieur public devant les ministères pour dire à tous ceux qui sollicitent une arrestation : « Messieurs, craignez de séduire le ministre par de faux exposés et d’abuser du nom du roi. » Puis, célébrant les deux avocats Elie de Beaumont et Target, grâce auxquels le persécuteur de la comtesse de Lancize, incarcérée sans forme de procès, avait été sévèrement puni : « Quand les tribunaux, dit-il, rendent de tels arrêts, on entend des battements de mains du fond de la grand’chambre aux portes de Paris » (XXVII, 59, 61). Mais Voltaire ne se contente pas de protester contre l’arrestation de citoyens innocents ; il condamne tout arbitraire, même à l’égard de ceux qui peuvent être coupables. « Un Anglais, dit-il dans le même article, a demandé : Qu’est-ce qu’une lettre de cachet ? On n’a jamais-pu le lui faire comprendre » (Ibid., 62). Faut-il rappeler son mot au lieutenant de police ? Un homme venait d’être arrêté sur une lettre de cachet fausse. Voltaire demanda à ce magistrat quel châtiment devait subir le faussaire ; et, ayant appris qu’on le pendrait : « C’est toujours bien fait, repartit-il, en attendant de traiter de même ceux qui signent des lettres de cachet véritables. » Si la loi par laquelle on pourrait emprisonner un citoyen sans enquête et sans formalité « serait tolérable dans un temps de trouble et de guerre », il n’hésite pas à dire qu’elle devient « tortionnaire et tyrannique en temps de paix » (Idées républicaines, XL, 573).

La liberté de penser ne mérite pas moins de respect que la liberté individuelle, dont elle est, du reste, un complément nécessaire ; il l’appelle « la mère de nos connaissances », le « premier ressort de l’entendement humain » (Dict. phil., Âme, XXVI, 246). Et « comment un peuple peut-il se dire libre quand il ne lui est pas permis de penser par écrit ? » (Lettre à Damilaville, 16 oct. 1765). Voltaire tient pour inoffensifs les livres qui se bornent à exposer ou à discuter des idées[26]. Aussi bien, même si l’on tenait un de ces livres pour dangereux, on n’aurait pourtant pas le droit de le supprimer ni de l’interdire.

Sera-t-il donc permis d’imprimer n’importe quoi ? Non sans doute. Chacun se sert « de sa plume, comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune » (Dict. phil., Liberté d’imprimer, XXXI, 24). Il n’y a pas de délit d’opinion ; mais autre chose est d’exprimer des opinions religieuses, morales, philosophiques, autre chose d’injurier les personnes ou d’exciter une sédition dans l’État. Les pays les plus libres ont des lois contre les écrits séditieux ou injurieux. Aussi Voltaire pouvait-il sans contradiction demander qu’on le protégeât contre les Fréron et les La Beaumelle. Et nous n’avons pas à rechercher ici, en exposant ses idées philosophiques, s’il y conforma toujours sa conduite propre. Du moins nous remarquerons qu’il a défendu la liberté de la presse en faveur de Jean-Jacques lui-même et à propos du Contrat social, qui lui paraissait un livre détestable[27].

Pour ce qui est de la liberté de conscience, ou, plus exactement, de la liberté religieuse, Voltaire en est à juste titre considéré comme le principal défenseur parmi les philosophes du xviiie siècle.

Cependant il ne l’admet pas sans bien des restrictions. Non plus que Montesquieu, qui reconnaît à l’État le droit d’interdire une religion nouvelle, il n’est complètement affranchi des préjugés contemporains. Et sans doute il a raison de distinguer entre la faction et l’hérésie, de dire que, si l’hérésie doit être libre, l’État ne peut tolérer une secte qui se met en révolte contre les lois[28]. Mais il ne se fait pas une idée assez large de la tolérance. Il trouve bon qu’on ait fermé les temples des protestants et qu’on leur interdise de « s’attrouper » dans les campagnes[29]. Il approuve que « ceux de la religion du roi » aient seuls accès aux dignités publiques[30]. Enfin, après avoir qualifié certaines erreurs de criminelles et par conséquent de punissables, il signale notamment celles qui inspirent le fanatisme, et déclare que les intolérants ne méritent pas d’être tolérés[31].

Voltaire n’en fut pas moins, ces réserves une fois faites, « l’apôtre de la tolérance. ». C’est surtout aux protestants que, dans notre pays, elle devait profiter ; et les droits qu’il demande pour eux sont les mêmes dont les catholiques jouissaient en Angleterre. À vrai dire, ils nous paraissent aujourd’hui bien insuffisants ; mais ils étaient, dans la France du xviiie siècle, très difficiles à obtenir. L’édit en vertu duquel les protestants reçurent un état civil[32] fut repoussé non seulement par la plupart des « cahiers » du clergé, mais aussi par maints cahiers du Tiers-État ; et, si le Tiers l’admit, ce fut sous la réserve que le catholicisme, religion nationale, eût seul un culte public. Peut-être les restrictions que fait Voltaire lui-même à la liberté religieuse doivent-elles s’expliquer par le souci de ménager l’opinion. Ajoutons en tout cas qu’il préconise dans plusieurs de ses écrits le même traitement pour les divers cultes. Par exemple, dans la Profession de foi des Théistes, il propose comme modèle « cette admirable loi » de Guillaume Penn, qui, dès la fin du xviie siècle, instituait en Pensylvanie la liberté de conscience pleine et entière[33].

Partisan de la liberté, Voltaire l’est aussi de l’égalité en ce qui concerne les droits naturels. « Les droits naturels, dit-il, appartiennent également au sultan et au bostangi ; l’un et l’autre doivent disposer avec le même pouvoir de leurs personnes, de leurs familles, de leurs biens. Les hommes sont donc égaux dans l’essentiel » (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 427). Et encore : « Ceux qui disent que tous les hommes sont égaux disent la plus grande vérité s’ils entendent que tous les hommes ont un droit égal à la liberté, à la propriété de leurs biens, à la protection des lois » (Essai sur les Mœurs, XVII, 7). Mais ces dernières lignes font déjà pressentir une distinction capitale. « L’égalité est à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique » (Dict. phil, Égalité, XXIX, 10). Naturelle quant « aux droits de l’homme », elle est chimérique lorsqu’il s’agit des biens ou de la condition sociale.

L’égalité des biens, quoi qu’on fasse, demeurera toujours une chimère. Si quelqu’un, les lots une fois répartis, demande sa part de cinquante arpents sur les cinquante mille millions à distribuer entre un milliard d’hommes, on lui répondra que, chez nous, les parts sont déjà faites, et qu’il peut aller se faire la sienne chez les Hottentots ou les Samoïèdes. Mais, chez ces peuplades elles-mêmes, il y a ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Un Bachelier demandant à un Sauvage : « Qui a fait les lois dans votre pays ? » le Sauvage répond : « L’intérêt public… J’entends que ceux qui avaient des cocotiers et du maïs ont défendu aux autres d’y toucher, et que ceux qui n’en avaient point ont été obligés de travailler pour avoir le droit d’en manger une partie. Tout ce que j’ai vu dans notre pays et dans le vôtre m’apprend qu’il n’y a pas d’autre esprit des lois » (Un Sauvage et un Bachelier, XL, 360).

Au surplus, l’égalité des biens ne peut s’accorder avec l’institution sociale. « Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une, de riches… l’autre, de pauvres » (Dict. phil., Égalité, XXIX, 8). Comment le genre humain subsisterait-il sans cette multitude d’hommes utiles qui n’ont que leurs bras ? Mettez-les à leur aise : aucun ne voudra labourer les terres d’un autre ou lui faire des souliers[34].

Mais l’égalité des biens n’est pas seulement impossible. En voulant l’établir, on spolierait ceux qui possèdent, on leur ferait injustice. Pascal avait dit : « Sans doute que l’égalité des biens est juste » ; Voltaire répond : « L’égalité des biens n’est pas juste ; il n’est pas juste que, les parts étant faites, des étrangers mercenaires qui viennent m’aider à faire mes moissons en recueillent autant que moi » (Dern. Remarques sur les Pensées de Pascal, L, 379). Et de même, après avoir cité un mot fameux de Jean-Jacques sur le premier qui, ayant enclos un terrain, voulut en faire sa propriété, il défend contre « ce beau philosophe » l’appropriation de la terre, à quelques inégalités qu’elle puisse donner lieu, comme le fruit et la récompense légitime du travail[35].

Impraticable pour des biens, l’égalité ne paraît pas moins chimérique pour les conditions. Si, comme on l’entend dire, les conditions sont égales en Suisse, ce n’est point là « cette égalité absurde et impossible par laquelle le serviteur et le maître, le manœuvre et le magistrat, le plaideur et le juge seraient confondus ensemble » (Essai sur les Mœurs, XVI, 296). L’égalité dont la Suisse jouit ne consiste que dans la soumission de tous les citoyens aux lois, qui protègent le faible contre les entreprises du fort. « Ceux qui disent que les hommes sont égaux… se tromperaient beaucoup s’il croyaient que les hommes doivent être égaux par les emplois, puisqu’ils ne le sont point par leurs talents » (Ibid., XVII, 7). L’égalité bien entendue comporte la subordination. « Nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société » (Pensées sur le Gouvernement, XXXIX, 427). Prétendre, comme Jean-Jacques, qu’un souverain doit donner pour femme à son fils la fille du bourreau, quand les caractères se conviennent, c’est parler en « charlatan sauvage » (Siècle de Louis XV, XXI, 431). Quoique tout homme, dans le fond de son cœur, ait le droit de se croire l’égal des autres hommes, le cuisinier d’un cardinal ne saurait cependant exiger que son maître lui fasse la cuisine[36].

Cette inégalité des fortunes et des conditions peut bien être considérée comme une iniquité — les deux mots ont d’ailleurs un sens analogue — par ceux-là mêmes qui, l’estimant nécessaire, la justifient au point de vue social. Mais songeons que le bonheur, après tout, ne dépend ni de la richesse ni du rang : un berger vit, bien souvent, plus heureux qu’un roi[37]. Et, d’autre part, s’il est impossible d’établir l’égalité, nous avons les moyens de faire en sorte que l’inégalité devienne moins grande.

Celle des biens doit être diminuée : Voltaire demande qu’on mette le pauvre qui travaille en état de s’enrichir[38]. Quant à celle du rang social et de la condition, la manière dont il l’a parfois soutenue dénote l’influence des préjugés ambiants. Il s’élève, dans la Remontrance à Rustan, contre les philosophes qui ne veulent connaître d’autres nobles que les hommes de bien, et traite une pareille maxime de séditieuse[39] ; dans l’article Propriété du Dictionnaire philosophique, il prétend dénier aux vilains enrichis par le travail le droit d’acheter les terres de leurs anciens seigneurs appauvris par le luxe[40]. Cependant lui-même dénonce bien souvent la vanité des titres nobiliaires. Il fait dire à Alcméon dans Ériphyle :

Les mortels sont égaux. Ce n’est pas la naissance,
C’est la seule vertu qui fait leur différence ;
C’est elle qui met l’homme au rang des demi-dieux,
Et qui sert son pays n’a pas besoin d’aïeux.

(III, 20.)


La comédie de Nanine a pour sujet le mariage d’un comte avec une paysanne[41]. Dans l’Essai sur les Mœurs, après avoir montré comment les nobles se sont multipliés en France, il blâme « la distinction avilissante entre l’anobli inutile qui ne paie rien à l’État et le roturier utile qui paie la taille » (XVII, 17). Il nous donne en exemple beaucoup de pays libres où « les droits du sang » ne confèrent aucun avantage, où l’on ne connaît que ceux de citoyen. Et si pourtant il loue « une vraie noblesse » comme celle d’Angleterre, une noblesse à laquelle sont attachées des fonctions, il n’en combat pas moins ceux qui prétendent, avec Boulainvilliers, que « les seigneurs des châteaux » soient investis du pouvoir ; car, dit-il, les Francs ou les Wisigoths, ancêtres de ces seigneurs, n’avaient aucun droit sur les biens dont ils s’emparèrent[42].

On veut que Voltaire soit un « aristocrate ». Et rien de plus vrai sans doute, si l’on entend par là qu’il a des goûts aristocratiques ou qu’il mène la vie de grand seigneur. Mais ce qu’on entend, c’est qu’il « méprise le peuple », et surtout qu’il croit impossible ou dangereux de faire son éducation[43].

Nous trouvons en effet dans l’œuvre de Voltaire maints passages où il exprime son dédain et son aversion pour la canaille. Par exemple, il écrit à d’Argental : « C’est à mon gré le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain, de séparer le sot peuple des honnêtes gens… On ne saurait souffrir l’absurde insolence de ceux qui disent : Je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse » (27 avr. 1765). Mais ce que Voltaire méprise à vrai dire, ce n’est pas le peuple, c’est le fanatisme et la superstition populaires. Après avoir, dans l’Essai sur les Mœurs, raconté la fin misérable de l’empereur Henri V : « Arrêtez-vous un moment, dit-il, près du cadavre exhumé… Cherchez d’où viennent tant d’humiliations et d’infortunes d’un côté, tant d’audace de l’autre… : vous en verrez l’unique origine dans la populace ; c’est elle qui donne le mouvement à la superstition. C’est pour les forgerons et les bûcherons de l’Allemagne que l’Empereur avait paru pieds nus devant l’évêque de Rome ; c’est le commun peuple, esclave de la superstition, qui veut que ses maîtres en soient les esclaves » (XVI, 91). Au xviiie siècle même, on sait quel rôle joua la populace dans l’affaire Calas, dans l’affaire La Barre, dans l’affaire Montbailli[44]. L’aversion de Voltaire n’est pas celle d’un aristocrate pour les misérables, elle est celle d’un « honnête homme » pour des ignorants fanatisés.

Ces ignorants, il faudrait les instruire. Mais quelquefois, dans un accès d’humeur, Voltaire les déclare indignes et incapables d’être instruits. Si la raison, écrit-il à d’Alembert, doit triompher chez les honnêtes gens, « la canaille n’est pas faite pour elle » (4 févr. 1757). Et à Frédéric : « Votre Majesté rendra un service éternel au genre humain en détruisant cette infâme superstition, je ne dis pas chez la canaille, qui n’est pas digne d’être éclairée, je dis chez les honnêtes gens, chez les hommes qui pensent, chez ceux qui veulent penser » (5 janv. 1767)[45]. D’autre part, sous l’influence d’idées généralement répandues, Voltaire, au point de vue économique et social, pouvait considérer l’instruction populaire comme nuisible. C’est dans ce sens qu’il félicite La Chalotais de « proscrire l’étude chez les laboureurs ». « Moi qui cultive la terre, ajoute-t-il, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés » (Lettre à La Chalotais, 28 févr. 1763)[46]. Au surplus, après s’être si souvent plaint de la superstition qui abrutit le peuple, qui le rend féroce, il déclare parfois qu’on perdrait sa peine à l’instruire. « On n’a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes, écrit-il à d’Alembert ; c’est le partage des apôtres » (2 sept. 1768). Et à Helvétius : « Qu’importe… que notre tailleur et notre sellier soient gouvernés par frère Kroust ou par frère Berthier ? » (15 sept. 1763). Enfin ceux qui le taxent d’aristocrate allèguent encore ces mots d’une lettre à Damilaville (1er avr. 1766) : « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. »

Mais quelques-unes des citations précédentes ne paraissent pas aussi catégoriques lorsqu’on les a remises à leur place, ou même elles changent de sens. Par exemple, Voltaire peut bien, dans sa lettre à d’Alembert du 4 février 1757, nier que la canaille soit faite pour la raison : dans la même lettre il regrette que le progrès toujours plus sensible du théisme « ne s’étende pas encore chez le peuple ». Pas encore, dit-il ; c’est dire que le peuple lui-même, avec le temps, finira par ouvrir les yeux. Et, quand il écrit à Damilaville que tout est perdu si la populace se met à raisonner, ce trait, dont ses adversaires abusent, n’a rapport en réalité qu’aux querelles théologiques[47].

Aussi bien, d’autres passages beaucoup plus nombreux démentent ceux qui précèdent et sont en accord avec le sens de toute son œuvre. Dans un dialogue entre le fakir Bambalef et Ouang, disciple de Confucius, celui-ci montre qu’il faut mettre le peuple à même de pratiquer la justice en lui enseignant une religion vraiment philosophique[48]. L’opuscule ironiquement intitulé Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple commence de la façon suivante : « C’est une très grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n’a jamais bien examiné ce problème délicat, et, de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu’elle a pu dans les têtes de la partie trompée. Oserai-je… demander quel mal il arriverait au genre humain si quelque puissant astrologue apprenait aux paysans et aux bons bourgeois des petites villes qu’on peut, sans rien risquer, se couper les ongles quand on veut, pourvu que ce soit dans une bonne intention ? » (XXXIX, 609).

Reste à savoir si le peuple est capable de s’instruire. Mais pourquoi pas ? Dans sa lettre à Damilaville du 13 avril 1766, Voltaire explique[49] qu’on doit commencer par faire l’éducation des principaux citoyens. La lumière, dit-il, descendra peu à peu. Et, s’il ajoute que celle du bas peuple sera toujours fort confuse, sachons d’abord ce qu’il appelle le bas peuple. Voici par exemple une lettre à Linguet du 15 mars 1767 où il distingue les artisans plus relevés des simples manœuvres. Tandis que les uns vont de la grand’-messe au cabaret, les autres sont désireux de s’instruire. Ne les voit-il pas, en Suisse, consacrer à la lecture le temps qui leur reste après le travail ? Et il conclut que « tout est perdu », non pas, comme certains le disaient, comme on le lui a fait dire à lui-même, quand on éclaire le peuple, mais quand on le laisse dans l’ignorance[50].

Souvent même, Voltaire dit en termes exprès qu’on doit répandre la raison jusque dans les classes les plus pauvres et les plus grossières. Il recommande aux philosophes d’écrire des brochures simples, courtes, facilement intelligibles, pour éclairer le cordonnier aussi bien que le chancelier[51]. Dans l’article Fraude du Dictionnaire philosophique, il proteste que les laboureurs et les lettrés proviennent de la même pâte[52] ; dans l’Épître aux Frères, que, si tous, bachas et charbonniers, sultans et fendeurs de bois, sont également des hommes, rien n’empêche « le plus bas peuple » de « connaître la vérité » (XLIV, 9). Enfin, dans les Réflexions pour les Sots : « Si le plus grand nombre gouverné, déclare-t-il, était composé de bœufs et le petit nombre gouvernant de bouviers, le petit nombre ferait très bien de tenir le grand nombre dans l’ignorance. Mais il n’en est pas ainsi. Plusieurs nations, qui longtemps n’ont eu que des cornes et qui ont ruminé, commencent à penser. Quand une fois ce temps de penser est venu, il est impossible d’ôter aux esprits la force qu’ils ont acquise. Il faut traiter en êtres pensants ceux qui pensent comme on traite les brutes en brutes » (XL, 145). Ne soyons pas surpris si Voltaire exprime parfois la crainte que la populace ou la canaille ne puisse jamais s’éclairer : c’est sans doute par impatience ou par colère, en voyant à quelles absurdités, à quelles horreurs la portent encore l’ignorance et la superstition. Mais il fait tous ses efforts pour l’instruire. Et il ne désespère pas de la rendre plus sage, plus raisonnable ; et même, ses lettres des dernières années signalent bien souvent l’heureuse révolution qui déjà s’opère dans les esprits, soit parmi les classes moyennes, soit jusque chez le bas peuple.

Une des idées essentielles par où s’explique la philosophie de Voltaire, c’est l’idée du progrès, d’un progrès non seulement intellectuel, mais moral et social, en vertu duquel la race humaine, malgré ses arrêts et ses écarts, avance peu à peu dans les voies de la vérité, de la justice, du bonheur.

Voltaire, d’abord, possède au plus haut degré le sens du relatif, de l’évolution continue qui se poursuit à travers les âges. Tandis que le xviie siècle considérait de préférence ce que le monde ou l’homme ont de fixe et de constant, ce qu’en voit surtout Voltaire, ce sont les changements perpétuels. Historien dans la véritable acception du mot — car le sens du relatif n’est autre chose que le sens historique — l’histoire, pour lui, consiste à montrer de quelle manière se modifient d’âge en âge l’esprit, les mœurs, les lois des peuples[53]. Ces modifications l’ont tout particulièrement frappé chez nous[54]. Mais il les marque aussi dans l’étude des peuples moins prompts à se transformer. « Les Espagnols d’aujourd’hui, dit-il par exemple, ne sont plus les Espagnols de Charles-Quint… ; les Anglais ne ressemblent pas plus aux fanatiques de Cromwell que les moines et les monsignori dont Rome est peuplée ne ressemblent aux Scipions » (Disc. sur l’Hist. de Charles XII, XXIV, 17). Et citons surtout l’Avant-propos de l’Histoire du Parlement ; il y développe cette idée capitale qu’aucun corps ne reste immuable, que tout change d’un bout à l’autre de la terre, que la science historique est celle des changements[55].

Or l’évolution du genre humain, selon Voltaire, a le progrès pour loi. Comparons les temps et plaignons-nous, si nous l’osons, c’est « une réflexion qu’on doit faire presque à chaque page », écrit-il dans l’Essai sur les Mœurs (XVI, 411) ; et il l’y fait très souvent[56]. Sans doute les lettres et les arts peuvent ne pas être toujours en progrès ; bien des fois il déclare lui-même que le xviiie siècle artistique et littéraire ne vaut pas le xviie. Le progrès auquel il a cru, c’est celui de la philosophie ; et il explique comme quoi le xviiie siècle, inférieur au xviie par sa littérature, lui est supérieur par ses lumières.[57] Ce progrès, l’Essai sur les Mœurs en retrace le tableau dans le passé. Mais il se continuera dans les âges futurs ; l’humanité, siècle après siècle, doit devenir meilleure et plus heureuse, à mesure que la raison l’affranchira, que la science multipliera et amplifiera ses moyens d’action[58].

Cette foi de Voltaire dans le progrès devait en faire un novateur. Il n’est pas révolutionnaire comme Jean-Jacques ; il est beaucoup plus réformiste que Montesquieu.

Rousseau procède géométriquement ; il reconstruit la société sans tenir compte de l’histoire et de la tradition. Après avoir reconnu que « différents gouvernements peuvent être bons à divers peuples et au même peuple en différents temps », il établit les principes qui, par delà ces différences, expriment la raison universelle et abstraite, Voltaire, lui, s’est toujours défendu de prescrire une formule idéale : appliquant à la politique sa méthode positive, il ne veut qu’amender le régime contemporain. Aucun régime, il le sait, n’est parfaitement bon[59]. Et puisque, de tout temps, « les abus gouvernent les États » (Dict. phil., Abus, XXVI, 69), il se borne à poursuivre la réformation des abus les plus intolérables, de ceux qui peuvent être supprimés sans trop de secousses. Dans l’Éloge historique de la Raison, il nous montre cette déesse parcourant, avec la Vérité, sa fille, les divers pays de France. La Vérité, comme elle entend partout les Français applaudir à l’avènement de Louis XVI et se promettre une multitude de réformes, manifeste hautement sa joie. Mais la Raison lui dit : « Ma fille, vous sentez bien que je désire à peu près les mêmes choses et bien d’autres. Tout cela demande du temps et de la réflexion. J’ai toujours été très contente quand, dans mes chagrins, j’ai obtenu une partie des soulagements que je voulais » (XXXIV, 335). Cette Raison, que Voltaire fait parler ainsi, n’est point la raison abstraite de Rousseau ; c’est la raison d’un philosophe pratique et modéré, qui reste dans le domaine du possible, qui compte avec les intérêts et les passions des hommes, qui sait combien la réalité diffère de l’idéal.

Mais si Voltaire ne fait pas, comme Rousseau, table rase, il n’est pas non plus un conservateur à la façon de Montesquieu[60]. Montesquieu, bien que demandant lui aussi maintes réformes, surtout dans la législation, a le tempérament d’un traditionaliste. Son œuvre s’inspire du respect des choses établies. « Il est quelquefois nécessaire, dit-il, de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante ; on doit y observer tant de solennités et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger ». Sans légitimer théoriquement « ce qui est », Montesquieu le montre comme résultant de certaines influences contre lesquelles on ne réagit qu’à la longue, et nous engage à nous y résigner. Voltaire, beaucoup plus actif, est aussi beaucoup plus hardi. Au lieu que Montesquieu recommande l’esprit de conservation, il préconise l’esprit d’innovation. « Peut-être, écrit-il, ce goût universel pour la nouveauté est un bienfait de la nature. On nous crie : Contentez-vous de ce que vous avez, ne désirez rien au delà de votre état… Ce sont de très bonnes maximes. Mais, si nous les avions toujours suivies, nous mangerions encore du gland » (Dict. phil., Nouveau, XXXI, 289). Il blâme la timidité excessive qui nous empêche trop souvent de faire les réformes les plus nécessaires, ou la patience avec laquelle nous supportons les plus criants abus. Lorsque la vénalité des charges judiciaires vient d’être abolie : « Non seulement, déclare-t-il, cet abus paraissait à tout le monde irréformable, mais utile ; on était si accoutumé à cet opprobre, qu’on ne le sentait pas ; il semblait éternel. Un seul homme, en peu de mois, l’a su anéantir » (Dict. phil., Vénalité, XXXII, 420). Quelquefois même, Voltaire parle en « radical ». Lorsqu’il dit, dans l’article Lois du Dictionnaire philosophique. « Voulez-vous avoir de bonnes lois ? brûlez les vôtres et faites-en de nouvelles » (XXXI, 67)[61], ce n’est là sans doute qu’une boutade. Mais c’est une boutade que nous ne trouverions certes pas dans Montesquieu.

Peu révolutionnaire par sa forme d’esprit et son tempérament, Voltaire n’en augure pas moins la révolution prochaine, et, d’avance, il y applaudit. « Tout ce que je vois, écrit-il au marquis de Chauvelin, jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses » (2 avr. 1764). Peut-être Voltaire, si belles que ces choses lui semblent à distance, ne les aurait pas vues sans épouvante. En tout cas il aurait approuvé la plupart des réformes que firent les hommes de 89 ; et lui-même n’en fut-il pas au surplus le premier initiateur ?

Son action réformatrice s’étendit à presque tous les domaines de la vie civile : indiquons-en, avec autant de précision que possible, les divers objets.

Pour ce qui est de l’éducation, s’il n’a tracé nulle part un plan suivi, deux ou trois de ses opuscules s’y rapportent et plusieurs de ses lettres.

À un négociant d’Abbeville qui lui demande conseil sur la manière d’élever ses enfants, il ne répond que quelques lignes en s’accusant d’incompétence, mais non sans critiquer la méthode des collèges, où les mêmes matières sont enseignées aux esprits les plus différents[62]. Ailleurs, il se plaint que les jeunes gens apprennent des choses inutiles, que, s’adressant à leur mémoire, on néglige leur intelligence : balbutier du latin pendant sept ans et ne pas savoir seulement que François Ier a été fait prisonnier à Pavie, étudier une physique fondée sur des systèmes que démentent l’expérience et les mathématiques, se mettre dans la tête une philosophie consistant en ridicules sophismes et en formules vides, c’est à quoi le collège borne leur instruction. Et, dans les Universités, la méthode est la même. Par exemple, on tient les étudiants en droit appliqués trois années de suite à la législation de la Rome ancienne, comme s’ils devaient vivre du temps de Scipion l’Africain ou des Gracques. Faut-il donc se donner tant de peine pour apprendre ce qu’on oublie aussitôt et ce qui ne sert à rien[63] ?

Sur l’éducation des filles, Voltaire entre dans plus de détails.

Il déclare la femme inférieure à l’homme soit pour la vigueur du corps, soit pour certaines facultés intellectuelles, notamment pour la force d’invention. Il reconnaît d’ailleurs que beaucoup de femmes ont été très instruites, que d’autres ont su gouverner ; et même, reprenant Mézeray, d’après lequel la loi salique aurait exclu le sexe féminin comme incapable, il allègue le droit de régence si bien exercé par Blanche de Castille ou par Anne de Beaujeu[64].

On doit instruire les femmes, fût-ce uniquement pour le commerce du monde. Dans l’Épître à Mme du Châtelet qui précède Alzire, Voltaire dit qu’elles s’ennoblissent en cultivant leur raison, que l’esprit leur donne de nouvelles grâces ; et, s’il loue Molière d’avoir raillé l’affectation et le pédantisme des Cathos ou des Philamintes, il regrette que Boileau n’ait pas appris l’astronomie au lieu de railler celles qui l’apprenaient. Selon lui, les femmes peuvent être « philosophes » sans « abandonner les devoirs de leur état » (IV, 149 sqq.). Ailleurs, il taxe de « ridicule » l’éducation donnée par les couvents ; il se plaint qu’on y favorise chez les filles un désir immodéré de plaire, quitte à les punir si elles mettent en pratique le seul art dont elles aient reçu des leçons[65].

Dans le dialogue entre Mélinde et Sophronie, il nous expose avec quelque suite ses vues sur la manière de les élever. Sophronie n’a pas été envoyée au couvent, car ce n’est pas au couvent qu’elle devait passer son existence. On lui a fait connaître le monde et les spectacles, on lui a appris à penser par elle-même, on l’a traitée comme un être intelligent dont il faut cultiver l’âme, et non comme une poupée qu’on attife. Ainsi préparée à la vie, cette jeune fille, qu’on laisse libre de se marier suivant ses inclinations, refuse Éraste, malgré son goût pour lui, dans la crainte « d’être tyrannisée » ; Sophronie épousera Ariste, qu’elle estime, qu’elle espère aimer, et qui ne la tyrannisera pas[66]. Le mariage se rend sacré par l’union des époux plutôt que par l’assujettissement de la femme[67].

Voltaire préconise le mariage au point de vue moral et social : d’ordinaire, les hommes mariés ont une meilleure conduite, et les vols ou les meurtres sont, parmi eux, beaucoup plus rares. « Voyez, dit-il, les registres affreux de vos greffes criminels ; vous y trouverez cent garçons de pendus ou de roués contre un père de famille » (Dict. phil., Mariage, XXXI, 127). Il loue les Juifs d’avoir le célibat en horreur, il voudrait qu’on permît aux soldats de prendre femme, il demande qu’on exempte d’impôt les jeunes ménages en répartissant leurs taxes sur les célibataires[68].

Autant le mariage est utile à la société, autant l’adultère lui est nuisible. Il faut le flétrir chez l’homme tout aussi bien que chez la femme. Dans un mémoire à la junte de Portugal, « une comtesse d’Arcira », trompée vingt fois par son mari avec la connivence des lois, trouve fort mauvais que, l’ayant une seule fois imité, on veuille la dépouiller de tous ses biens et la jeter dans un cachot. « En fait de justice, lui fait dire Voltaire, les choses doivent être égales » (Dict. phil., Adultère, XXVI, 108, sqq.). Et non seulement l’adultère de l’homme n’a rien à craindre des tribunaux, mais il trouve grâce aux yeux du monde. Le monde chasse ignominieusement un tricheur, ne serait-ce que pour deux pistoles, et il excuse, il protège ceux qui commettent le plus impardonnable de tous les crimes, le plus funeste au genre humain[69], ceux qui ruinent le fondement même de la société.

Quelque respect que mérite le mariage, Voltaire n’en fait point, comme les théologiens, « le signe visible d’une chose invisible » : institution sociale et non sacrement, le mariage doit être révocable. Dans l’article Adultère du Dictionnaire philosophique, un magistrat, dont la femme a été débauchée par un prêtre, et qui a dû la chasser de sa maison, représente aux autorités ecclésiastiques comme quoi l’Église, en l’empêchant de se remarier, le réduit à un commerce qu’elle réprouve. Tous les peuples, hormis les catholiques romains, considèrent le divorce comme de droit naturel. Jusqu’à quand la loi civile sera-t-elle, chez nous, assujettie à la loi ecclésiastique[70] ?

La plupart des réformes que Voltaire proposa concernent soit l’économie sociale, soit les institutions et les procédures judiciaires.

Nous avons vu qu’il se moque souvent de ceux qui prétendent gouverner l’univers du fond de leur cabinet. Mais il n’en trouve pas moins excellent qu’un simple particulier signale des réformes pratiques. « Sans les avertissements de l’abbé de Saint-Pierre, dit-il, les barbaries de la taille arbitraire ne seraient peut-être jamais abolies en France. Sans les avis de Locke, le désordre public dans les monnaies n’est point été réparé à Londres. Il y a souvent des hommes qui, sans avoir acheté le droit de juger leurs semblables, aiment le bien public autant qu’il est négligé quelquefois par ceux qui acquièrent comme une métairie le pouvoir de faire du bien et du mal » (Ce qu’on ne fait pas, XXXVIII, 517). Les philosophes doivent exprimer leur opinion sur toute chose, dès que cette opinion peut être utile. Il ne s’agit pas de construire un monde nouveau, mais de montrer avec précision par quelles réformes on peut diminuer les misères et les injustices du monde où nous vivons.

En matière d’économie sociale, les améliorations dont Voltaire fut le promoteur ont pour objet l’hygiène, l’assistance publique, le bien-être des classes pauvres et surtout des paysans, le régime de l’impôt. Nous examinerons successivement ces divers points.

Quant à l’hygiène, rappelons d’abord les campagnes de Voltaire en faveur de l’inoculation ; il la recommanda chez nous le premier, et nul autre ne combattit avec autant de zèle et de persévérance les préjugés dont elle ne triompha que tardivement[71].

Tout est encore à faire, de son temps, pour l’assainissement des villes. Les inconvénients des hôpitaux en surpassent les avantages. On y voit entassés sur le même lit quatre ou cinq misérables qui se communiquent leurs maladies l’un à l’autre ; et l’atmosphère imprégnée de miasmes n’empoisonne pas seulement les malades, mais répand la mort dans toutes les rues avoisinantes. Il faut construire des hôpitaux où l’on puisse guérir ; il faut, à Paris, remplacer l’Hôtel-Dieu par plusieurs bâtiments, situés en des quartiers divers, où nos malades trouveront assez d’espace et respireront un air salubre[72].

Mais que dire des inhumations ? « Vous entrez dans la gothique cathédrale de Paris ; vous y marchez sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point au niveau ; on les a levées mille fois pour jeter sous elles des caisses de cadavres. Passez par le charnier qu’on appelle Saint-Innocent ; c’est un vaste enclos consacré à la peste : les pauvres, qui meurent souvent de maladies contagieuses, y sont enterrés pêle-mêle ; les chiens y viennent quelquefois ronger les ossements ; une vapeur épaisse, cadavéreuse, infectée, s’en exhale » (Dict. phil., Enterrement, XXIX, 123). Transférons les cimetières dans la campagne. Si l’on débarrasse nos villes des immondices en les portant à une lieue, comment souffre-t-on que les morts y tuent les vivants[73] ?

Les maisons de Paris manquent d’eau. Nous n’avons-presque pas de fontaines publiques ; nous avons des carrefours au lieu de places, des marchés incommodes et malpropres, des théâtres mal aménagés où l’on entre avec peine, d’où l’on sort avec plus de peine encore. C’est une honte, et c’est aussi une cause permanente de maladies ou d’accidents.

Ne trouvera-t-on pas d’argent pour assainir Paris, pour le rendre plus propre et plus beau ? On en trouve toujours quand il s’agit de lever des armées ou de faire des dépenses inutiles. Le corps de ville devrait, pour ces réformes indispensables, obtenir de mettre une taxe modérée et proportionnelle sur les habitants, sur les maisons, ou sur les denrées[74].

Voltaire ne se préoccupe pas moins de l’assistance publique que de l’hygiène. D’abord, il demande qu’on interdise la mendicité ; trop de gens vivent de leur paresse et de leur gueuserie. Cet abus n’existe pas en Hollande, en Suède, en Danemark, pas même en Pologne. Il faut, en France aussi, punir sans pitié les mendiants de profession qui se font craindre et donner aux autres du travail. Nous avons sans doute quelques instituts fondés par les ordres religieux afin de soulager les pauvres ; mais ces établissements ne sont ni assez nombreux, ni, pour la plupart, assez bien administrés. L’État doit se substituer aux moines, s’il veut abolir la mendicité et tous les désordres qui en procèdent[75].

L’immense majorité des Français, et notamment les paysans, gagnent tout juste leur vie. S’ils n’ont pas besoin d’assistance, cessons au moins de les opprimer et de les spolier.

Quelle est, en France, la condition des paysans ? Voltaire les montre « vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons, soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de plume auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front… quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour et s’engageant à s’aller faire tuer dans une terre étrangère et à tuer leurs semblables pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner chez eux en travaillant » (Introd. à l’Essai sur les Mœurs, XV, 98). Et citons encore ces lignes, comparables au fameux passage de La Bruyère : « Je vis dans le lointain quelques spectres à demi nus, qui écorchaient avec des bœufs aussi décharnés qu’eux un sol encore plus amaigri » (Dict. phil., Fertilisation, XXIX, 378).

En Angleterre, les paysans mangent du pain blanc, ils ont de nombreux bestiaux bien nourris, et, souvent, un revenu de cinq ou six cents livres sterling. Ne sauraient-ils, chez nous, jouir au moins de quelque aisance ? On devrait leur rendre accessible la propriété du sol, et cela dans l’intérêt public aussi bien que dans le leur, parce que l’agriculture rendrait bien davantage. Certes tous les paysans ne peuvent être riches ; et d’ailleurs l’État a besoin d’un grand nombre d’hommes qui ne possèdent que leurs bras et leur bonne volonté. Mais est-il impossible d’associer ces hommes eux-mêmes au bonheur des autres ? Libres de vendre leur travail et soutenus par l’espérance d’un juste salaire, ils élèveraient gaîment leurs familles dans leur métier laborieux et utile[76]. Aujourd’hui, tandis qu’on estime l’homme oisif qui vit de leur travail, qui est riche de leur misère, on les abandonne à l’avilissement et à l’indigence[77]. Pourtant « ils exercent la première des professions » (Lettres philos., XXXVII, 154), ils sont, « la portion la plus utile du genre humain » (Requête à tous les Magistrats, XLVI, 425). Comment ne se préoccuperait-on pas d’augmenter leur bien-être, de relever et de rehausser leur état ?

Nous avons déjà dit ce que fit Voltaire pour les serfs de la glèbe[78] ; disons ce qu’il fit contre les droits féodaux.

Lorsque le Parlement de Paris, sur le rapport de Séguier, eut condamné la brochure où Boncerf[79] montrait les « inconvénients » de ces droits, Voltaire lui adressa des félicitations ironiques. Insensés ceux qui pensent rendre les paysans plus heureux en les abandonnant à eux-mêmes ! Du reste, qu’on prenne garde de ne pas « renverser les principes fondamentaux » sur lesquels repose la monarchie. « C’est ici la cause de l’Église, de la noblesse et de la robe. Ces trois ordres, trop souvent opposés l’un à l’autre, doivent se réunir contre l’ennemi commun. L’Église excommuniera les auteurs qui prendront la défense du peuple ; le Parlement, père du peuple, fera brûler et auteurs et écrits ; et, par ce moyen, ces écrits seront victorieusement réfutés » Lettre du Révérend Père Polycarpe (XLVIII, 289, 290).

Voltaire avait depuis longtemps réclamé la suppression des droits féodaux, et, tout particulièrement, des corvées[80]. En 1775, la corvée royale fut abolie, et il écrivit à cette occasion sa pièce du Temps présent, où il montre les villageois acclamant Louis XVI et Turgot[81].

C’est aussi en leur faveur qu’il demande l’abolition de la dîme et la réduction des jours de fête.

Si Abraham a donné la dîme à Melchissédec, prêtre de Salem, et le peuple Juif à ses lévites, en conclurons-nous que nos paysans doivent nourrir leurs curés ? Ils ne gagnent pas toujours, courbés du matin au soir sur leurs sillons, de quoi se nourrir eux-mêmes. Et à qui profite la dîme ? Aux moines et non pas aux curés. Lorsque le roi de Naples, en 1772, eut décidé que, dans une de ses provinces, le clergé serait payé sur le trésor public, il fut également béni par les curés et par les villageois[82]. Sans doute nos prêtres doivent recevoir un salaire convenable. Mais il faut prélever leur salaire sur les revenus de l’État.

Quant aux jours de fête, il y en a beaucoup trop. Les paysans, ces jours-là, peuvent boire dans les cabarets ; on ne leur permet pas d’exercer une profession que Dieu même a prescrite. Et comment, avec cent jours de chômage par année, ne vivraient-ils pas dans la misère[83] ? Mais comptons ce que l’État lui-même y perd ; chaque jour férié lui coûte plusieurs millions. Pourquoi donc tous les curés ne suivraient-ils pas l’exemple de Téotime ? Desservant de campagne, Téotime permet à ses ouailles de cultiver leur champ les jours de fête après le service divin : vaut-il donc mieux s’enivrer ? Cette permission, Voltaire la demanda, en 1761, à son évêque, Biord, pour les malheureux habitants du pays de Gex. Biord, comme de juste, la lui refusa ; il eût frappé Téotime d’interdit[84].

On devrait encore soulager les paysans, et, d’une façon générale, tous les citoyens pauvres, en réformant le système des impôts. Voltaire trouve bon que les taxes soient votées par la nation, et, d’autre part, il voudrait qu’on substituât la régie à la ferme[85]. Mais, ferme ou régie, le principe essentiel en cette matière, c’est que chacun soit imposé suivant ses ressources. Et même, ne pourrait-on pas dispenser les pauvres de tout impôt ? Laissons au manœuvre le produit intégral de son travail, et faisons-lui espérer d’être un jour assez heureux pour payer lui aussi sa taxe[86].

C’est principalement dans l’ordre judiciaire que Voltaire préconisa des réformes. Les plus notables portent soit sur le corps des magistrats, soit sur les lois elles-mêmes, sur la procédure criminelle, sur la confiscation et la peine de mort, la torture, l’appropriation des châtiments aux crimes.

En premier lieu, Voltaire propose qu’on crée des juges de paix, il demande l’établissement du jury, il proteste contre la vénalité des charges.

Voici le passage relatif aux juges de paix. « La meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile que j’aie jamais vu, c’est en Hollande. Quand deux hommes veulent plaider l’un contre l’autre, ils sont obligés d’aller d’abord au tribunal des conciliateurs appelés faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec un avocat et un procureur, on fait d’abord retirer ces derniers, comme on ôte le bois d’un feu qu’on veut éteindre. Les faiseurs de paix disent aux parties : Vous êtes de grands fous de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux ; nous allons vous accommoder sans qu’il vous en coûte rien. Si la rage de la chicane est trop forte dans ces plaideurs, on les remet à un autre jour afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde, une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider comme on abandonne au fer du chirurgien des membres gangrenés ; alors la justice fait sa main » (Fragment sur un usage très utile établi en Hollande, XXXVIII, 445).

Dans l’article Gouvernement du Dictionnaire philosophique, Voltaire cite l’institution du jury parmi celles qui, dans la monarchie anglaise, ont rendu à chaque homme « tous les droits de la nature ». Ces droits, dit-il, « sont la liberté entière de sa personne, de ses biens ; de parler à la nation par l’organe de sa plume ; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury formé d’hommes indépendants », etc. (XXX, 113). Dans une lettre à Elie de Beaumont, il marque sa prédilection pour « l’ancienne méthode des jurés qui s’est conservée en Angleterre » et déclare qu’un jury n’aurait condamné ni Calas, ni La Barre et d’Etallonde (7 juin 1771)[87].

Quant à la vénalité des charges judiciaires, c’est un des points qui lui tiennent le plus au cœur, et il y revient sans cesse. Dans Le Monde comme il va, Babouc voit un magistrat de vingt-cinq ans charger un vieil avocat, fameux par sa science, de faire pour lui l’extrait d’un procès qu’il doit juger le lendemain. Comment n’est-ce pas le vieil avocat qui rend la justice au lieu du jeune satrape ? Babouc en marque sa surprise ; et, quand on lui explique que ce dernier a acheté sa charge : « Ô mœurs, s’écrie-t-il, à malheureuse ville, voilà le comble du désordre ! » (XXXIII, 11). Dira-t-on que l’avocat examinerait les affaires en praticien formaliste et que le satrape se décidera d’après les lumières du bon sens[88] ? Celui qui achète un office judiciaire peut avoir aussi peu de bon sens que de pratique. Et sans doute la vénalité des charges est préférable à celle des juges. Mais n’existe-t-il pas quelque autre moyen d’assurer une justice intègre ?

Montesquieu avait approuvé cette institution, qui, disait-il, fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu. Voilà bien, remarque Voltaire, les préjugés d’un président à mortier ; et il flétrit des « lignes honteuses » qui « déshonorent » l’Esprit des Lois. Les juges décident de notre fortune et de notre vie ; mettre en vente une fonction qui donne ce droit est le plus scandaleux des marchés. Il conseille aux rois de vendre, si la nécessité les presse, leurs biens, leur vaisselle plate, leurs diamants, plutôt que les offices de judicacure[89].

On sait que la vénalité fut supprimée en 1771 par Maupeou. Voltaire en témoigna maintes fois sa satisfaction ; par exemple dans la dernière page de l’Histoire du Parlement, il félicite Louis XV d’avoir « lavé l’opprobre » qui, depuis François Ier et Duprat, « souillait la France »[90].

Ce n’est pas seulement le corps des magistrats qu’on doit réformer, ce sont encore les lois elles-mêmes.

Et d’abord, il faut en établir l’unité. Que peut être la justice dans un pays où la législation varie d’une ville à l’autre ? Celui qui court la poste, dit Voltaire, change de lois aussi souvent que de chevaux. Bien plus, deux chambres d’un même Parlement se règlent selon des maximes différentes. Rien qu’à Paris, il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume locale, et, s’il y avait vingt-cinq chambres, il y aurait autant de jurisprudences. C’est peut-être une bonne affaire pour les avocats ; mais la justice ne sera bien rendue que le jour où tous les juges la rendront suivant les mêmes lois.

« La seule loi qui soit uniforme dans tout le royaume », c’est « l’ordonnance criminelle ». Or elle semble, à vrai dire, avoir uniquement en vue « la perte des accusés » (Commentaire sur le Livre des délits, etc., XLII, 469). Qu’appelle-t-on un grand criminaliste ? « Dans les antres de la chicane, on appelle grand criminaliste un barbare en robe qui sait faire tomber les accusés dans le piège, qui ment impudemment pour découvrir la vérité, qui intimide des témoins, et qui les force, sans qu’ils s’en aperçoivent, à déposer contre le prévenu ; s’il y a une loi antique et oubliée… il la fait revivre. Il écarte, il affaiblit tout ce qui peut servir à justifier un malheureux ; il amplifie, il aggrave tout ce qui peut servir à le condamner. Son rapport n’est pas d’un juge, mais d’un ennemi. Il mérite d’être pendu à la place du citoyen qu’il fait pendre » (Dict. phil., Criminaliste, XXVIII, 237).

Voltaire, nous l’avons déjà vu, réclame des garanties pour la liberté de la personne. Mais, quand un citoyen a été emprisonné, très souvent sans information préalable et sans formalités juridiques, quelle procédure suit-on ? D’abord, on ne permet au prévenu aucune communication avec personne, fût-ce avec un avocat, on le laisse tout seul, en proie à la terreur ; puis on l’interroge secrètement, on abuse contre lui du désordre de son esprit et du trouble de sa mémoire. N’est-ce pas un véritable guet-apens[91] ? Les témoins eux-mêmes sont interrogés en secret ; un seul juge avec son greffier les entend l’un après l’autre, et, comme la plupart sont de pauvres gens, les fait parler à son gré. Leur premier interrogatoire est suivi du récolement. Si, après le récolement, ils se rétractent ou modifient leurs dépositions, on les condamne pour faux témoignage. De la sorte, « lorsqu’un homme d’un esprit simple et ne sachant pas s’exprimer ; mais ayant le cœur droit et se souvenant qu’il en a dit trop ou trop peu, qu’il a mal entendu le juge ou que le juge l’a mal entendu, révoque par esprit de justice ce qu’il a dit par imprudence, il est puni comme un scélérat ; ainsi il est forcé souvent de soutenir un faux témoignage par la seule crainte d’être traité en faux témoin » (Dict. phil., Criminel, XXVIII, 242). À cette procédure, Voltaire oppose celle de l’ancienne Rome, celle de l’Angleterre. Ce qu’il veut, c’est que le procès ait pour objet, non la condamnation d’un prévenu, qui peut être innocent, mais la manifestation de la vérité[92].

Il s’élève aussi contre l’usage de condamner sur des probabilités plus ou moins nombreuses. Les tribunaux, de son temps, admettaient des quarts et des huitièmes de preuve, si bien que huit rumeurs suspectes, en les additionnant l’une avec l’autre, comptaient pour une preuve entière ; c’est d’après ce principe que le Parlement de Toulouse condamna Calas. Par quels arguments a-t-on pu légitimer une si odieuse pratique ? Les juges, déclare Voltaire, sont tenus d’acquitter, si le crime n’est pas aussi certain que doit l’être le supplice. Des probabilités suffisent quand il s’agit d’expliquer un testament, un contrat de mariage ; car le tribunal ne peut laisser les litiges en suspens. Mais ce qui est bon dans les procès civils est abominable dans les procès criminels. Dans les procès criminels, une seule probabilité favorable à l’accusé, contre cent mille défavorables, doit lui valoir son absolution[93].

De crainte qu’on ne le punisse, même s’il est innocent, l’accusé s’évade et s’enfuit toutes les fois qu’il en trouve le moyen. Mais sa fuite l’expose à une condamnation par contumace, même si l’on n’a pas prouvé sa culpabilité. D’après beaucoup de jurisconsultes, celui qui refuse de comparaître se reconnaît dès lors coupable, et, en tout cas, le mépris qu’il fait de la loi justifie son châtiment. Une ordonnance de procédure civile défend de condamner par défaut sans preuves, aucune ordonnance de procédure criminelle ne dit que, faute de preuves, le contumace sera absous. Peut-on voir rien de plus étrange ? Et la loi doit-elle donc faire cas de l’argent plus que de la vie[94] ?

Parmi les peines, il y en a qu’on devrait soit abolir, soit réserver pour certains crimes extraordinaires.

Dans quelques pays de France, une loi fondée sur le droit canon attribue au Trésor public l’avoir du suicidé ; dans quelques autres, la confiscation s’ applique d’après la maxime : qui confisque le corps, confisque les biens. Dira-t-on que cette loi nous vient de Rome ? Elle y fut inconnue jusqu’à Sylla. C’est ce que remontre Voltaire ; et, protestant qu’« une rapine inventée par Sylla n’était point à suivre », que ni César, ni Trajan, ni les Antonins ne la suivirent, il s’élève contre la coutume barbare en vertu de laquelle on punit une famille entière pour la faute d’un seul homme[95].

Il ne demande pas que la peine de mort soit supprimée ; mais on ne doit l’infliger, selon lui, qu’aux pires criminels, incendiaires par exemple ou parricides[96], et lorsqu’on n’a pas un autre moyen de préserver la vie du plus grand nombre[97]. Deux sortes de raisons s’opposent à l’application de cette peine. Premièrement, des raisons d’humanité. Quand la loi condamne à mort, il y a bien des cas où l’humanité nous oblige d’en adoucir la rigueur. « L’épée de la justice est entre nos mains ; mais nous devons plus souvent l’émousser que la rendre plus tranchante. On la porte dans son fourreau devant les rois ; c’est pour nous avertir de la tirer rarement » (Comment sur le Livre des délits, XLII, 444). En second lieu, des raisons d’utilité. Un homme pendu ne rend plus aucun service. Mais, si nous condamnons le criminel aux travaux publics[98], ou si, comme les Anglais, nous l’envoyons dans les colonies, ce criminel, « dévoué pour tous les jours de sa vie à préserver une contrée d’inondation par des digues, ou à creuser des canaux qui facilitent le commerce, ou à dessécher des marais empestés, rend plus de services à l’État qu’un squelette branlant à un poteau par une chaîne de fer ou plié en morceaux sur une roue de charrette » (Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 265)[99]. C’est surtout au point de vue de l’intérêt social que se met ici Voltaire. Et il voit bien l’objection qui peut lui être faite, au point de vue de l’humanité même, si maints coupables trouvent une longue et ignominieuse peine plus cruelle que la mort. Mais « le grand objet », selon lui, consiste à « servir le public » ; il s’agit de discuter quelle est la punition la plus utile et non quelle est la plus douce[100].

Quant à la torture, Voltaire la tient légitime « pour des scélérats avérés qui auront assassiné un père de famille ou le père de la patrie » (Comment. sur le Livre des délits, XLII, 447). Dans tout autre cas, il veut qu’on l’abolisse. Quoi de plus odieux que de torturer un homme sans savoir s’il est coupable et sous prétexte de s’en assurer ? Au reste, la torture sauve le criminel robuste et fait dire tout ce qu’on veut à l’innocent qui a des muscles délicats. L’Angleterre et beaucoup d’autres pays l’ont supprimée, et les crimes n’y sont pas plus fréquents. Pourquoi donc la conservons-nous ? Un peuple qui se pique d’être poli ne se pique-t-il pas d’être humain [101] ?

Enfin Voltaire demande que les peines soient mieux appropriées aux délits. Dans son fameux ouvrage, paru en 1764, Beccaria déclarait qu’« il devait tout aux livres français », que ces livres « avaient développé en lui des sentiments d’humanité étouffés par huit années d’une éducation fanatique ». Quatre ans après, Voltaire publia son Commentaire sur cet ouvrage. « J’étais plein de la lecture du petit livre des Délits et des Peines, dit-il tout au début, lorsqu’on m’apprit qu’on venait de pendre dans une province une fille de dix-huit ans, belle et bien faite, qui avait des talents utiles et qui était d’une très honnête famille. Elle était coupable de s’être laissé faire un enfant, elle l’était encore davantage d’avoir abandonné son fruit… Mais, parce qu’un enfant est mort, faut-il absolument faire mourir la mère ? » (XLII, 419). À cet exemple de peine exorbitante, Voltaire en joint plusieurs autres : celui du chevalier La Barre, traits comme la Brinvilliers ; celui des ministres calvinistes, pendus pour un proche ; celui d’un négociant condamné aux galères perpétuelles parce qu’il avait fait venir des lingots d’Amérique et les avait secrètement convertis en monnaie ; celui des domestiques infidèles, qui, n’eussent-ils dérobé que de menus objets, sont punis de mort[102] ; celui des voleurs de grande route, auxquels on inflige le même châtiment qu’aux assassins. Une pareille disproportion entre le délit et la peine révolte l’humanité. Aussi bien elle est nuisible à l’état social. Par exemple, dans le cas d’un vol domestique, beaucoup de maîtres ne réclament pas l’application de lois trop rigoureuses ; ils se contentent de chasser le coupable, et celui-ci va dérober ailleurs. Mais, d’autre part, en châtiant la rapine de la même peine que l’assassinat, on invite les brigands à se faire assassins pour exterminer les témoins de leur crime[103].

Telles sont les principales réformes que Voltaire demanda dans l’ordre politique, social, administratif, judiciaire. La plupart ont été faites, et certaines, vu le progrès du temps, nous semblent aujourd’hui bien insuffisantes. Ce n’est pas une raison pour en rabaisser la valeur : elles auraient pu, sans revolution, renouveler « l’ancien régime ». Et du reste, par delà les réformes dont Voltaire poursuivit la réalisation avec un zèle opiniâtre, sa « philosophie », nous l’avons vu, en concevait beaucoup d’autres, que celles-là devaient faciliter.

D’un tempérament peu révolutionnaire comme d’un tour d’esprit peu systématique, il n’en admettait pas moins, il augurait et déjà préparait pour l’avenir tout ce qui pouvait introduire plus de justice dans les rapports des hommes entre eux. Et, s’il se défiait des utopies, ne l’accusons pas d’être trop circonspect, mais rendons hommage à sa nette intelligence des choses possibles.

  1. Voltaire ajoute en note : « L’Europe est pleine de gens qui, ayant perdu leur fortune, veulent faire celle de leur patrie ou de quelque État voisin. Ils présentent aux ministres des mémoires qui rétabliront les affaires publiques en peu de temps ; et, en attendant, ils demandent une aumône, qu’on leur refuse », etc.
  2. Cf. Lettre à Chauvelin, 18 sept. 1763 : « Avez-vous entendu parler d’un sénéchal de Forcalquier qui en mourant a fait un legs au roi de l’Art de gouverner en trois volumes in-4o ? C’est bien le plus ennuyeux sénéchal que vous ayez jamais vu. Je suis las de tous ces gens qui gouvernent les États du fond de leur grenier. »
  3. « Je voudrais en général que, lorsqu’on juge les nations du haut de son grenier, on fut plus honnête et plus circonspect. Tout pauvre diable peut dire ce qu’il lui plaît des Athéniens, des Romains et des anciens Perses. Il peut se tromper impunément sur les tribunats, sur les comices, sur la dictature. Il peut gouverner en idée deux ou trois mille lieues de pays, tandis qu’il est incapable de gouverner sa servante… Ne peut-on pas dire de ces législateurs qui gouvernent l’univers à deux sous la feuille et qui, de leurs galetas, donnent des ordres à tous les rois, ce qu’Homère dit de Calchas ? Il connaît le passé, le présent, l’avenir » (Dict, phil., XXXI, 431). — Cf. Préface historique et critique de Pierre le Grand, XXV, 2.
  4. Dict. phil., Démocratie, XXVIII, 321. — Cf. Ibid., Politique, XXXI, 460 ; Essai sur les Mœurs, XVII, 67.
  5. « Il est impossible qu’il y ait sur la terre un État qui ne se soit gouverné d’abord en république ; c’est la marche naturelle de la nature humaine. Quelques familles s’assemblent d’abord contre les ours et contre les loups ; celle qui a des grains en fournit en échange à celle qui n’a que du bois. Quand nous avons découvert l’Amérique, nous avons trouvé toutes les peuplades divisées en républiques ; il n’y avait que deux royaumes dans toute cette partie du monde… Il en était ainsi de l’ancien monde ; tout était république en Europe avant les roitelets d’Étrurie et de Rome. On voit encore aujourd’hui des républiques en Afrique ; Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septentrion, sont des républiques de brigands. Les Hottentots, vers le Midi, vivent encore comme on dit qu’on vivait dans les premiers âges du monde, libres, égaux entre eux, sans maîtres, sans sujets, sans argent et presque sans besoins… Or maintenant lequel vaut mieux, que votre patrie soit un État monarchique ou un État républicain ? Il y a quatre mille ans qu’on agite cette question. Demandez la solution aux riches ; ils aiment tous mieux l’aristocratie. Interrogez le peuple ; il veut la démocratie. Il n’y a que les rois qui préfèrent la royauté. Comment donc est-il possible que presque toute la terre soit gouvernée par des monarques ? Demandez-le aux rats qui proposèrent de pendre une sonnette au cou du chat. Mais en vérité la véritable raison est, comme on l’a dit, que les hommes sont très rarement dignes de se gouverner eux-mêmes. » (Dict. phil., Patrie, XXXI, 315 sqq.)
  6. Cf. pourtant cette lettre au marquis d’Argenson, écrite de La Haye : « J’aime encore mieux l’abus qu’on fait ici de la liberté d’imprimer ses pensées que cet esclavage dans lequel on veut chez nous mettre l’esprit humain… La Haye est un séjour délicieux l’été, et la liberté y rend les hivers moins rudes. J’aime à voir les maîtres de l’État simples citoyens. Il y a des partis, et il faut bien qu’il y en ait dans une république. Mais l’esprit de parti n’ôte rien à l’amour de la patrie… Ce gouvernement-ci vous plairait infiniment, même avec les défauts qui en sont inséparables » (8 août 1743).
  7. Dans le Contrat social.
  8. Peuples, j’use un moment de mon autorité ;
    Je règne… Votre roi vous rend la liberté.

    (IX, 588.)
  9. À Condorcet en particulier, auteur de la Lettre d’un théologien à l’abbé Sabatier. Cf. par exemple Lettre à Condorcet, 20 août 1774, édition Moland, XLIX, 67.
  10. E. Faguet, dans la Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 75, 76, 297.
  11. « Louis XI, pendant son règne, fit passer par la main du bourreau environ 4 000 citoyens ; c’est qu’il n’était pas absolu et qu’il voulait l’être. Louis XIV, depuis l’aventure du duc de Lauzun, n’exerça aucune rigueur contre personne de sa cour ; c’est qu’il était absolu » (XXXIX, 430).
  12. Cf. notamment Siècle de Louis XIV, XIX, 288.
  13. Cf. Lettre à d’Alembert, 15 mars 1769 : « Il semble qu’il y ait des corps faits pour être les dépositaires de la barbarie et pour combattre le sens commun. Le Parlement commença son son cercle d’imbécillité en confisquant, sous Louis XI, les premiers livres imprimés qu’on apporta d’Allemagne, en prenant les imprimeurs pour des sorciers ; il a gravement condamné l’Encyclopédie et l’inoculation. Un jeune homme, qui serait devenu un excellent officier, a été martyrisé pour n’avoir pas ôté son chapeau, en temps de pluie, devant une procession de capucins… Comment les hommes se laissent-ils gouverner par de tels monstres ? »
  14. Cf. Lettre à Damilaville, 19 juin 1763 :

    Les renards et les loups furent longtemps en guerre :
    Les moutons respiraient ; des bergers diligents
    Ont chassé par arrêt les renards de nos champs :
    Les loups vont désoler la terre.
    Nos bergers semblent, entre nous,
    Un peu d’accord avec les loups.

  15. « Mon ami, quand des juges n’ont que l’ambition et l’orgueil dans la tête, ils n’ont jamais l’équité et l’humanité dans le cœur. Il y a eu dans l’ancien Parlement de Paris de belles âmes… mais il y a eu des bourreaux insolents… Je persiste à croire que l’établissement des six conseils souverains est le salut de la France. » (Lettre à Elie de Baumont, 7 juin 1771).
  16. « Je mourrai aussi fidèle à la foi que je vous ai jurée qu’à ma juste haine contre des hommes qui m’ont persécuté tant qu’ils ont pu et qui me persécuteraient encore s’ils étaient les maîtres. Je ne dois pas assurément aimer ceux qui… versaient le sang de l’innocence, ceux qui portaient la barbarie dans le centre de la politesse, ceux qui, uniquement occupés de leur sotte vanité, laissaient agir leur cruauté sans scrupule, tantôt en immolant Calas sur la roue, tantôt en faisant expirer dans les supplices, après la torture, un jeune gentilhomme qui méritait six mois de Saint-Lazare, et qui aurait mieux valu qu’eux tous. Ils ont traîné dans un tombereau, avec un bâillon dans la bouche, un lieutenant-général justement haï, à la vérité, mais dont l’innocence m’est démontrée par les pièces mêmes du procès. Je pourrais produire vingt barbaries pareilles et les rendre exécrables à la postérité. J’aurais mieux aimé mourir dans le canton de Zug ou chez les Samoïèdes que de dépendre de tels compatriotes » (Lettre à Mme de Choiseul, 13 mai 1771). — Cf. Lettre à Mme du Deffand, 7 sept. 1774 : « Peut-être beaucoup d’honnêtes gens seraient-ils fâchés de revoir en place ceux qui ont assassiné », etc.; et encore Lettres au chevalier de Lisle, 1er et 10 juillet de la même année, Lettre à Condorcet, 18 juillet, etc.
  17. « La cour de Parlement… vient de faire brûler par son bourreau, au pied de son grand escalier, cet excellent ouvrage… Je suis pétrifié d’étonnement et de douleur » (Lettre à M. Christin, 5 mars 1776).
  18. Cf. Lettre à M. de Vaines, 1er mars 1776 : « Le principal objet de M. Turgot… est le soulagement du peuple. Il est bien clair que toutes ces maîtrises et toutes ces jurandes n’ont été inventées que pour tirer l’argent des pauvres ouvriers, pour enrichir des traitants et pour écraser la nation. » — Lettre à La Harpe, 1er mars 1776 : « Vous vivez dans un singulier temps… La raison d’un côté, le fanatisme absurde de l’autre…, un contrôleur général qui a pitié du peuple, et un Parlement qui veut l’écraser. »
  19. E. Faguet, Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 127.
  20. Contrat social, III, xviii.
  21. Cf. Lettres philosophiques : « Il en a coûté sans doute pour établir la liberté en Angleterre ; c’est dans des mers de sang qu’on a noyé l’idole du pouvoir despotique ; mais les Anglais ne croient point avoir acheté trop cher leurs lois », etc. (XXXVII, 449). — Cf. encore Dict. phil., Gouvernement, XXX, 112 sqq. ; Princesse de Babylone, XXXIV, 165 ; Lettre au marquis d’Argenson, 8 mai 1739; etc.
  22. Cf. Lettre à d’Alembert, 15 sept. 1762 : « S’il [Frédéric] était capable… de mettre à écraser l’inf… la centième partie de ce qu’il lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je pourrais lui pardonner. »
  23. « Je crains que l’archevêque de Novogorod (cf. le Mandement publié par Voltaire sous ce nom, XLII, 427) ne puisse les soutenir [il s’agit des Parlements] dans la seule chose où ils paraissent avoir raison, et qu’après avoir combattu mal à propos l’autorité royale sur des affaires de finance et de forme, ils ne finissent par succomber quand ils soutiennent cette même autorité contre quelques entreprises du clergé » (Lettre à Damilaville, 25 nov. 1765). « Je souhaite passionnément que les Parlements puissent avoir le crédit de soutenir dans ce moment-ci les lois, la nation et la vérité contre les prêtres » (Lettre à d’Argental, 14 déc. 1765). — Il s’agit d’un arrêt du parlement qui avait supprimé les Actes du clergé. Cf. XLII, 128.
  24. E, Faguet, Politique comparée de Montesquieu, etc, p. 22.
  25. En racontant l’histoire d’un certain Castille, emprisonné comme « déserteur » à la requête du révérend père procureur de Clairvaux, sous prétexte que, trente années auparavant, il avait fait son noviciat dans l’abbaye d’Orval.
  26. Cf. notamment Dict. phil., Liberté d’imprimer, XXXI, 24 sqq., et Épître au roi Christian de Danemark sur la liberté de la presse, XIII, 290 sqq.
  27. « On a brûlé ce livre chez nous [en Suisse]. L’opération de le brûler a été aussi odieuse peut-être que celle de le composer… Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire que nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs parce qu’une injure est un délit. Un mauvais raisonnement n’est un délit que quand il est évidemment séditieux » (Idées républicaines, XL, 583).
    Il faut citer ici, sur cette question de la liberté d’imprimer, deux passages essentiels, l’un, de l’Épître au roi Christian et l’autre, de l’A, B, C.
    Voici le premier :

    Tu ne veux pas, grand roi, dans ta juste indulgence,
    Que cette liberté dégénère en licence ;
    Et c’est aussi le vœu de tous les gens sensés…
    On punit quelquefois et la plume et la langue,
    D’un ligueur turbulent la dévote harangue,
    D’un Guignard, d’un Bourgoin, les horribles sermons.

    En note : « C’étaient des écrivains, des prédicateurs de la Ligue… Ils mettaient le couteau dans les mains des parricides. »

    Mais quoi ? si quelque main dans le sang s’est trompée,
    Vous est-il défendu de porter une épée ?…
    Qu’on punisse l’abus, mais l’usage est permis.

    (XII, 293.)


    Et voici le second passage : « B. L’esclavage de l’esprit, comment le trouvez-vous ? — A. Qu’appelez-vous esclavage de l’esprit ? — B. J’entends cet usage où l’on est de plier l’esprit de nos enfants, d’instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d’écrire, de parler et même de penser… — A. S’il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais de mon île, après y avoir mis le feu. — C. Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu’il pense. On ne doit insulter ni par écrit ni dans ses discours les puissances et les lois à l’abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté et de toutes les douceurs de la vie. — A. Non sans doute, et il faut punir le séditieux téméraire. Mais parce que les hommes peuvent abuser de l’écriture, faut-il en interdire l’usage ? J’aimerais autant qu’on vous rendit muet pour vous empêcher de faire de mauvais arguments. On vole dans les rues ; faut-il pour cela défendre d’y marcher ? On dit des sottises et des injures ; faut-il défendre de parler ? Chacun peut écrire chez nous ce qu’il pense à ses risques et périls ; c’est la seule manière de parler à sa nation. Si elle trouve que vous avez parlé ridiculement, elle vous siffle ; si séditieusement, elle vous punit ; si sagement et noblement, elle vous aime et vous récompense… Point de liberté chez les hommes, sans celle d’expliquer sa pensée » (A, B, C, XLV, 73).

  28. Commentaire sur le Livre des Délits, etc., XLII, 425 sq.
  29. Pot pourri, XLII, 7, 8.
  30. Dict. phil., Catéchisme du Japonais, XXVII, 500.
  31. Traité sur la Tolérance, chapitre intitulé Seuls cas où l’intolérance est de droit humain, XLI, 343. — Dans le Sermon de Josias Rossette, tout en célébrant l’établissement de la liberté religieuse en Russie et en Pologne, il se félicite que les jésuites aient été chassés de ces deux pays et regrette que les dominicains et les franciscains y soient tolérés. (XLIV, 16, 17).
  32. En 1789.
  33. À condition toutefois qu’on fit profession « de croire un Dieu éternel, tout-puissant, formateur et conservateur de l’univers ».
  34. Dict. phil., Égalité, XXIX, 8. — Voltaire ne craint même pas de dire que, plus il y a d’hommes sans autre capital que leurs bras, mieux les terres seront cultivées (Dict. phil., Fertilisation, XXIX, 370). Du reste les grandes fortunes lui paraissent nécessaires dans l’intérêt des pauvres eux-mêmes.
  35. Cf. A, B, C : « B. Voici ce que j’ai lu dans une déclamation qui a été connue en son temps ; J’ai transcrit ce morceau, qui me paraît singulier : « Le premier qui, ayant enclos un terrain », etc. — C. Il faut que ce soit quelque voleur de grand chemin bel esprit qui ait écrit cette impertinence. — A. Je soupçonne seulement que c’est un gueux fort paresseux ; car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter ; et, chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très joli village de formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable » (XLV, 44). — Cf. encore Dict. phil., Homme, XXX, 243 sqq., Loi naturelle, XXXI, 52 sqq.
  36. « Le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon maître, je suis né comme lui en pleurant, il mourra comme moi dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous les deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s’emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. » Tout ce discours est raisonnable et juste. Mais, en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie » (Dict. phil., Égalité, XXIX, 11).
  37. Cf. Premier Discours sur l’Homme :

    Nos cinq sens imparfaits donnés par la nature
    De nos biens, de nos maux, sont la seule mesure
    Les rois en ont-ils six ?…
    On dit qu’avant la boîte apportée à Pandore,
    Nous étions tous égaux ; nous le sommes encore.
    Avoir les mêmes droits à la félicité,
    C’est pour nous la parfaite et seule égalité.
    Vois-tu dans ces vallons ces esclaves champêtres ?…

    C’est Pierrot, c’est Colin, dont le bras vigoureux, etc.
    Je les vois, haletants et couverts de poussière,
    Braver dans ces travaux chaque jour répétés
    Et le froid des hivers et le feu des étés.
    Ils chantent cependant…
    La paix, le doux sommeil, la force, la santé,
    Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté.

    (XII, 45 sqq.)
  38. Cf. Défense du Mondain :

    … Le travail, gagé par la mollesse
    S’ouvre à pas lents la route à la richesse.

    (XIV, 137.)


    Idées républicaines : « L’indigence doit travailler pour l’opulence afin de s’égaler un jour à elle » (XL, 574).

  39. « Nous ne sommes pas étonnés que vous vous déchaîniez contre la noblesse. Vous dites qu’il est permis aux sots d’en faire le bouclier de leur sottise et que les gens sensés ne connaissent de noble que l’homme de bien. C’est un scandalum magnalum, c’est le discours d’un vil séditieux et non pas d’un ministre de l’Évangile. Tout juré vidangeur, tout gadouard, tout savetier, tout geôlier, tout bourreau même, peut sans doute être homme de bien ; mais il est pas noble pour cela. Cessez d’outrer la malheureuse manie de votre ami Jean-Jacques Rousseau, qui crie que tous les hommes sont égaux. Ces maximes sont le fruit d’un orgueil ridicule qui détruirait toute société » (XLIV, 192).
  40. « Il est arrivé dans plus d’un royaume que le serf affranchi, étant devenu riche par son industrie, s’est mis à la place de ses anciens maîtres appauvris par leur luxe. Il a acheté leurs terres, il a pris leurs noms. L’ancienne noblesse a été avilie, et la nouvelle n’a été qu’enviée et méprisée. Tout a été confondu… Il est si aisé d’opposer le frein des lois à la cupidité et à l’orgueil des nouveaux parvenus, de fixer l’étendue des terrains roturiers qu’ils peuvent acheter, de leur interdire l’acquisition des grandes terres seigneuriales, que jamais un gouvernement ferme et sage ne pourra se repentir d’avoir affranchi la servitude et d’avoir enrichi l’indigence » (XXXII, 22).
  41. La Baronne.

    Vous oseriez trahir impudemment
    De votre rang toute la bienséance,
    Humilier ainsi votre naissance
    Et, dans la honte où vos sens sont plongés,
    Braver l’honneur !

    La Comte.
    Dites : les préjugés…
    L’homme de bien, modeste avec courage,

    Et la beauté spirituelle et sage,
    Sans bien, sans nom, sans tous ces titres vains,
    Sont à mes yeux les premiers des humains.

    (VI, 16.)


    Cf. au surplus les derniers vers de la pièce, dits par la marquise, mère du comte :

     
    Que ce jour
    Soit des vertus la digne récompense ;

    Mais sans tirer jamais à conséquence.

    (VI, 84.)
  42. Outre la page de l’Essai sur les Mœurs où se trouvent les citations précédentes, cf., dans le même ouvrage, XVI, 534.
  43. Quant aux airs de grand seigneur qu’on lui reproche d’affecter, cf. la Lettre à M. Marin, 26 déc. 1775, édition Moland, XLIX, 464 : « Dites-lui bien, je vous prie [à Linguet], que je pense comme lui sur mon marquisat. Le marquis Crébillon, le marquis Marmontel, le marquis Voltaire ne seraient bons qu’à être montrés à la foire avec les singes de Nicolet. C’est apparemment un ridicule que MM. les Parisiens ont voulu me donner, et que je ne reçois pas », etc.
    On lui reproche d’avoir signé parfois des lettres Voltaire, comte de Tournay. Collini, dans ses Mémoires, dit à ce propos : « Ses ennemis ne virent pas que c’était une plaisanterie, et accusèrent ce grand homme d’une vanité ridicule. Il avait pris ce titre de comte [après l’acquisition de la terre de Tournay] comme il prit ensuite celui de Voltaire, capucin indigne, lorsque les capucins du pays de Gex l’eurent nommé leur père temporel. »
  44. Pour l’affaire Calas et l’affaire La Barre, cf. p. 292, n. 1. Pour l’affaire Montbailli, cf. la Méprise d’Arras : « Cependant quelques personnes du peuple, qui n’avaient rien vu de tout ce qu’on vient de raconter, commencent à former des soupçons… On imagina que Montbailli et sa femme avaient pu assassiner leur mère… Cette supposition, tout improbable qu’elle était, trouva des partisans, et peut-être parce qu’elle était improbable. La rumeur de la populace augmenta de moment en moment selon l’ordinaire ; le cri devint si violent, que le magistrat fut obligé d’agir » (XLVI, 548).
    Cf. encore l’: « Il n’y a qu’à voir la populace imbécile d’une ville de province dans laquelle il y a deux couvents de moines, quelques magistrats éclairés et un commandant qui a du bon sens, Le peuple est toujours prêt à s’attrouper autour des cordeliers et des capucins. Le commandant veut les contenir. Le magistrat, fâché contre le commandant, rend un arrêt qui ménage un peu l’insolence des moines et la crédulité du peuple » (XLV, 55).
  45. Cf. Lettre à Damilaville, 19 mars 1766 : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit. Il n’est pas digne de l’être. » — Lettre à d’Alembert, 4 juin 1767 : « À l’égard de la canaille, je ne m’en mêle pas ; elle restera toujours canaille. » — Dict. phil., Blé : « Distingue toujours les honnêtes gens qui pensent de la populace qui n’est pas faite pour penser » (XXVII, 397).
  46. Cf. Lettre à Damilaville, 1er avr. 1766 : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. »
  47. Voici le texte complet : « Confucius a dit qu’il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple. Mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zwingle ou d’Œcolampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de bon bourgeois infatué de ces disputes ! Nous n’aurions jamais eu de guerres de religion, nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs et qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. Je suis de l’avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des enfants trouvés au lieu d’en faire des théologiens. »
  48. Dict. phil., Fraude, XXIX, 517 sqq. — Cf. Sermon des Cinquante, XL, 626 : « On nous dit qu’il faut des mystères au peuple, qu’il faut le tromper. Eh ! mes frères, peut-on faire cet outrage au genre humain ? » etc. Cf, encore Épître aux Frères, XLIV, 9.
  49. En revenant sur celle du 1er avril, précédemment citée.
  50. « Non, monsieur, tout n’est point perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux ; car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes. »
  51. Lettre à Helvétius, 2 juill. 1763.
  52. XXIX, 521.
  53. Il n’est pas moins sensible, d’ailleurs, aux diversités entre les peuples dans le même temps. C’est un point sur lequel il insiste très souvent dans ses ouvrages historiques et philosophiques. Cf. par exemple : « Le bourgeois de Paris ou de Rome ne doit pas croire que le reste de la terre soit tenu de vivre et de penser en tout comme lui… Passez seulement de Gibraltar à Méquinez, les bienséances ne sont plus les mêmes ; on ne trouve plus les mêmes idées : deux lieues de mer ont tout changé » (Dict phil., Emblème, XXIX, 83, 92). — « Un des plus grands avantages de la géographie est à mon gré celui-ci : Votre sotte voisine et votre voisin encore plus sot vous reprochent sans cesse de ne pas penser comme on pense dans la rue Saint-Jacques… Prenez alors une mappemonde… Vous opposerez l’univers à la rue Saint-Jacques… Peut-être alors auront-ils quelque honte d’avoir cru que les orgues de la paroisse Saint-Séverin donnaient le ton au reste du monde » (Dict. phil., Géographie, XXX, 52).
  54. « Tout change chez les Français beaucoup plus que chez les autres peuples » (Essai sur les Mœurs, XVI, 453). « La variation des usages et des lois fut toujours ce qui caractérisa la France » (Ibid., XVII, 13).
  55. XXII, 4 sqq. Cf. encore l’Éloge de la Raison, XXXIV, 323 sqq. — Augustin Thierry, dans ses Lettres sur l’Histoire de France, signale chez les historiens précédents un « goût de l’uniformité » qui « fausse tout » en effaçant les différences caractéristiques des races et des siècles. « Le grand précepte qu’il faut donner, dit-il, c’est de distinguer au lieu de confondre. » Et ce précepte est sans doute excellent. Mais Voltaire ne mérite point le reproche que Thierry adresse justement à tant d’autres historiens. Le sens historique, chez lui, se marque jusque dans son théâtre ; car, si nous ne pouvons prendre au grand sérieux le casque doré d’Aménaïde ou certain bonnet de Zulime, plus ou moins moresque, la grande nouveauté, la nouveauté vraiment significative du théâtre de Voltaire consiste pourtant à y avoir introduit ce qui s’appela par la suite la couleur locale.
  56. Cf. Dict. phil., Gouvernement : « Un provincial de ce pays… se plaignait amèrement de toutes les vexations qu’il éprouvait. Il savait assez bien l’histoire ; on lui demanda s’il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque, dans son pays alors barbare, on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé gras en carême. Il secoua la tête. Aimeriez-vous le temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François II, ou ceux des défaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l’anarchie féodale et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première ? À chaque question, il était saisi d’effroi… Il conclut enfin malgré lui que le temps où il vivait était, à tout prendre, le moins odieux » (XXX, 103).
  57. Cf. notamment ces lignes d’une lettre au comte de la Touraille, 12 mai 1766 : « [La raison] fut agréable et frivole dans le beau siècle de Louis XIV, elle commence à être solide dans le nôtre. C’est peut-être aux dépens des talents ; mais, à tout prendre, je crois que nous avons gagné beaucoup. Nous n’avons aujourd’hui ni des Racine, ni des Molière, ni des La Fontaine, ni des Boileau, et je crois même que nous n’en aurons jamais ; mais j’aime mieux un siècle éclairé qu’un siècle ignorant qui a produit sept ou huit hommes de génie. Et remarquez que ces écrivains, qui étaient si grands dans leur genre, étaient des hommes très petits en fait de philosophie. Racine et Boileau étaient des jansénistes ridicules, Pascal est mort fou, et La Fontaine est mort comme un sot. Il y a bien loin du grand talent au bon esprit. »
  58. Cf. le vers des Lois de Minos, souvent cité par Voltaire lui-même :

    Le monde avec lenteur marche vers la sagesse

    (IX, 336.)


    Cf. encore Conclusion et examen du Tableau historique, XLI, 27.

  59. Cf. Dict. phil., Gouvernement, XXX, 96.
  60. Rien de plus faux que la formule si souvent répétée : « Voltaire est un conservateur en tout sauf en religion. »
  61. Cf. la Lettre à M. Perret citée plus haut, p. 237. — Cf. encore Lettre à M. Dupaty du 27 mars 1769 : « Plût à Dieu que la France manquât absolument de lois ! on en ferait de bonnes. Lorsqu’on bâtit une ville nouvelle, les rues sont au cordeau : tout ce qu’on peut faire dans les villes anciennes, c’est d’aligner petit à petit. » — Lettre à Frédéric du 31 août 1775 : « Nos lois sont un mélange de l’ancienne barbarie mal corrigée par de nouveaux règlements. Notre gouvernement a toujours été jusqu’à présent ce qu’est la ville de Paris, un assemblage de palais et de masures, de magnificence et de misères, de beautés admirables et de défauts dégoûtants. Il n’y a qu’une ville nouvelle qui puisse être régulière. »
  62. Lettre à M. Collenot, 21 janv. 1765.
  63. Lettre à M. Robert, 23 févr. 1764 (cette lettre a été écrite en réalité à Guyton de Morveau ; cf. édition Moland, XLIII, 438).
  64. Dict. phil., Femmes, XXIX, 354, 355.
  65. Dict. phil., Adultère, XXVI, 112.
  66. L’Éducation des filles, XL, 381 sqq.
  67. Dans un opuscule intitulé : Femmes, soyez soumises à vos maris, Voltaire met en scène la maréchale de Grancey protestant contre ce mot de saint Paul. Si la nature a fait les femmes différentes des hommes, elle ne les a pas destinées à être leurs esclaves (XLIII, 612 sqq.).
  68. Dict. phil., Mariage, XXX, 127, 128.
  69. Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 266.
  70. XXVI, 104 sqq. — Cf. p. 121 et 122, n. 1.
  71. Lettres philosophiques, XXXVII, 162 sqq. ; Omer de Fleury, etc., XLI, 16 sqq. ; Lettre à Tronchin, 18 avr. 1756, etc.
  72. Dict. phil., Charité, XXVIII, 13 sqq.
  73. Dict. phil., Chemins. XXVIII, 31, 32, Enterrement, XXIX, 123 ; Préface de Catherine Vadé, XIV, 24, 25 ; Lettre à M. Paulet, 22 avr. 1768, etc.
  74. Lettre à M. Deparcieux, 17 juil. 1767 ; Ce qu’on ne fait pas, XXXVIII, 518,519 ; Des Embellissements de Paris, XXXIX, 99 sqq. ; Des Embellissements de Cachemire, id., 350 sqq.
  75. Instruction pour le prince royal de ***, XLIII, 433. — Cf. Dict. phil., Fertilisation, XXIX, 315 ; Lettre à l’abbé Roubaud, 1er juill. 1769, édition Moland, XLVI, 362.
  76. Dict. phil., Propriété, XXXII, 21.
  77. Id., les Pourquoi, XXXI, 498.
  78. Cf. p. 129. — Faut-il le défendre d’avoir soutenu l’esclavage ? On s’appuie, pour l’en accuser, sur un entretien de l’, , . Dans cet entretien, prétend que, si nous n’avons pas le droit naturel d’aller garrotter un citoyen d’Angola pour le mener travailler dans nos sucreries à coups de nerfs de bœuf, nous avons du moins un droit de convention lorsque le nègre veut se vendre. « Je l’ai acheté, il m’appartient ; quel tort lui fais-je ?… Traitons-nous mieux nos soldats ? » suppose encore que, dans une bataille, un soldat près d’être tué dit à son adversaire : Ne me tue pas ; je te servirai. Son adversaire accepte, lui fait ce plaisir. « Quel mal y a-t-il à cela ? » (XLV, 67 sqq.). — Remarquons que, dans l’Entretien suivant, revient sur ce point pour atténuer ses déclarations. « Je n’admets point l’esclavage du corps parmi les principes de la société. Je dis seulement qu’il vaut mieux pour un vaincu être esclave que d’être tué en cas qu’il aime plus la vie que la liberté. Je dis que le nègre qui se vend est un fou, et que le père nègre qui vend son négrillon est un barbare, mais que je suis un homme fort sensé d’acheter ce nègre et de le faire travailler à ma sucrerie » (Ibid., 72). D’ailleurs Voltaire, comme le remarquent les éditeurs de Kehl, a voulu sans doute peindre dans un Anglais de caractère quelque peu dur, qui ne fait pas grand cas des hommes assez lâches et faibles pour accepter et subir la servitude. — Cf. l’article Esclaves du Dictionnaire philosophique, XXIX, 197, et le Commentaire de l’Esprit des Lois, dans lequel Voltaire loue Montesquieu d’avoir opposé la raison et l’humanité à toutes les sortes d’esclavages (L, 114).
  79. Cf. p. 248.
  80. Cf. Requête à tous les magistrats du royaume : « Si nous avons un moment de relâche, on nous traîne aux corvées, à deux ou trois lieues de nos habitations, nous, nos femmes, nos enfants, nos bêtes de labourage également épuisées et quelquefois mourant pêle-mêle de lassitude sur la route. Encore, si on ne nous forçait à cette dure surcharge que dans les temps de désœuvrement ? Mais c’est souvent dans le moment où la culture de la terre nous appelle » (XLVI, 425).
  81. XIV, 297 sqq.
  82. Dict. phil., Curé de campagne, XXVIII, 275 sqq., Impôts, XXX, 341, 342.
  83. Cf. dans l’article Fêtes du Dictionnaire philosophique, la Lettre d’un ouvrier de Lyon à Messeigneurs de la Commission pour la Réformation des Ordres religieux. Cet ouvrier gagne 35 sous par jour, sa femme, 10. En déduisant de l’année 82 jours de dimanches ou de fêtes, on a 284 jours profitables, qui font 639 livres. Voilà son revenu. Ses charges une fois défalquées, reste 436 livres, c’est-à-dire 25 sous 3 deniers par jour, avec lesquels il doit se nourrir, se vêtir, se chauffer, lui, sa femme et leurs six enfants. « Je suis à la troisième fête de Noël, écrit-il, j’ai engagé le peu de meubles que j’avais, je me suis fait avancer une semaine par mon bourgeois, je manque de pain ; comment passer la quatrième fête ? Ce n’est pas tout ; j’en entrevois encore quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu, huit fêtes dans quinze jours ! Est-ce vous qui l’ordonnez ? » (XXIX, 381 sqq.).
    Cf. encore Ibid., 318. Un pauvre gentilhomme du pays de Haguenau cultivait sa petite terre située dans une paroisse qui avait sainte Ragonde pour patronne. Le jour de la fête de sainte Ragonde, il fallut donner une façon à un champ, sans quoi tout était perdu. Le curé se fâcha ; le gentilhomme eut beau répondre qu’il avait une famille à nourrir : on le mit à l’amende, on le ruina ; il quitta le pays, passa chez l’étranger, se fit luthérien, et sa terre resta inculte plusieurs années. « On conta cette aventure à un magistrat de bon sens et de beaucoup de piété. Voici les réflexions qu’il fit à propos de sainte Ragonde. Ce sont, disait-il, les cabaretiers sans doute qui ont inventé ce prodigieux nombre de fêtes : la religion des paysans et des artisans consiste à s’enivrer le jour d’un saint qu’ils ne connaissent que par ce culte ; c’est dans ces jours d’oisiveté et de débauche que se commettent tous les crimes ; ce sont les fêtes qui remplissent les prisons et qui font vivre les archers, les greffiers, les lieutenants criminels et les bourreaux ; voilà, parmi nous, la seule excuse des fêtes. Les champs catholiques restent à peine cultivés tandis que les campagnes hérétiques, labourées tous les jours, produisent de riches moissons. »
  84. Requéte aux magistrats, XLVI, 432, 433 ; Dict. phil, Catéch. du Curé, XXVII, 494, Fêtes, XXIX, 378 sqq. ; Pot pourri, XLII, 20 sqq.
  85. Lui-même fit mettre en régie le district de Gex par le paiement d’une indemnité aux traitants.
  86. Instruct. pour le Prince Royal de ***, XLIII, 430 ; Dict. phil., Impôt, XXX, 334 sqq. ; Un philosophe et un contrôleur général, XXXIX, 397 ; L’Homme aux quarante écus, XXXIV, 1 sqq. — Nous n’examinons pas en détail les idées de Voltaire sur l’impôt ; ce serait sortir de notre sujet, qui n’est pas Voltaire financier, mais Voltaire philosophe.
  87. On accuse Voltaire de se contredire, en rappelant que, selon lui, c’étaient les habitants de Toulouse et ceux d’Abbeville qui, dans ces deux affaires, avaient imposé aux juges leur sentence (E. Faguet, Politique comparée, etc., p.155, 156). Mais il ne demandait pas qu’on fit juré le premier venu ; or, c’est à la « populace » de ces deux villes qu’il attribue la pression opérée sur les juges. Cf. par exemple Traité sur la Tolérance, XLI, 235 : « Les juges de Toulouse, entraînés par le fanatisme de la populace, ont fait rouer », etc. — Relation de la mort de La Barre, XLII, 366 : « Vous connaissez, Monsieur, à quel excès la populace porte la crédulité et le fanatisme ».
  88. Cf. la suite du Monde comme il va, p. 21.
  89. Instruction au prince royal de ***, XLIII, 428. — Cf. Dict. phil., Esprit des Lois, XXXI, 89; A, B, C, XLV, 23 ; Commentaire de l’Esprit des Lois, L, 82 ; Siècle de Louis XV, XXI, 423.
  90. XXII, 366. — La vénalité fut rétablie quatre ans après. Voltaire commence ainsi la section III de l’article Gouvernement du Dictionnaire philosophique : Un voyageur racontait ce qui suit en 1769 : « J’ai vu… un pays… dans lequel toutes les places s’achètent… On y met à l’encan le droit de juger souverainement de l’honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, comme on vend quelques arpents de terre. » Dans l’édition de 1774, Voltaire met en note : « Si ce voyageur avait passé dans ce pays même deux ans après, il aurait vu cette infâme coutume abolie, et quatre ans encore après, il l’aurait trouvée rétablie » (XXX, 100).
  91. Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 473 sqq. ; Prix de la Justice et de l’Humanité, L. 326.
  92. Dict. phil., Criminel, XXVIII, 238, sqq. ; Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 326; etc.
  93. Dict. phil., Crimes, XXVIII, 234 sqq., Vérité, XXXII, 433, 434 ; Essai sur les probabilités, XLVII, 37 sqq. ; Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 472 sqq.
  94. Dict. phil., Criminel, XXVIII, 242 ; Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 474.
  95. Dict. phil., Confiscation, XXVIII, 165 sqq. ; Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 464 ; Instruction pour le prince royal de ***, XLIII, 428.
  96. Lettre à M. Philippon, 28 déc. 1770.
  97. Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 264. — Cf. Hist. de Jenni, XXXIV, 347.
  98. Dict. phil., Lois civiles et ecclésiastiques, XXXI, 85, 86.
  99. « Une infinité de scélérats pourraient faire autant de bien à leur pays qu’ils leur auraient fait de mal. Un homme qui aurait brûlé la grange de son voisin ne serait point brûlé en cérémonie, mais, après avoir aidé à rebâtir la grange, il veillerait toute sa vie, chargé de chaînes et de coups de fouet, à la sûreté de toutes les granges du voisinage. Mandrin, le plus magnanime de tous les contrebandiers, aurait été envoyé au fond du Canada se battre contre les sauvages, lorsque sa patrie possédait encore le Canada. Un faux monnayeur est un excellent artiste. On pourrait l’employer dans une prison perpétuelle à travailler de son métier à la vraie monnaie de l’État… Un faussaire, enchaîné toute sa vie, pourrait transcrire de bons ouvrages ou les registres de ses juges » (Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 271).
  100. Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 265.
  101. Dict. phil., Question, XXXII, 52 sqq., Torture, id., 391 sqq. ; Comment. sur le Livre des délits, XLII, 446 sqq., Siècle de Louis XV, XXI, 410 ; Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 327 sqq.; etc. — Cf. encore Ode à la Vérité :

    Arrête, âme atroce, âme dure,
    Qui veux, dans tes graves fureurs,
    Qu’on arrache par la torture
    La vérité du fond des cœurs.
    Torture ! usage abominable,
    Qui sauve un robuste coupable
    Et qui perd le faible innocent ;
    Du faîte éternel de son temple,
    La Vérité qui vous contemple
    Détourne l’œil en gémissant,

    (XI, 487.)
  102. Une jeune servante fut pendue a Lyon, en 1772, pour avoir volé douze serviettes à sa maîtresse (Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 257 ; Dict, phil., Supplices, XXXII, 283).
  103. Commentaire sur le Livre des délits, XLII, 431, 461, etc.) Prix de la Justice et de l’Humanité, L, 257, 260, etc.