Voltaire philosophe (Pellissier)/Morale

Armand Colin (p. 161-234).

CHAPITRE III

MORALE

Après avoir démontré l’existence d’un être suprême dans le second chapitre de son Traité de Métaphysique, Voltaire déclare qu’« il semble naturel de rechercher ensuite quelle relation il y a entre Dieu et nous, de voir si Dieu a établi des lois pour les êtres pensants…, d’examiner s’il y a une morale et ce qu’elle peut être, s’il y a une religion instituée par Dieu même ». Pourtant, ces questions « d’une importance à qui tout cède », il en diffère l’étude ; elles seront mieux à leur place, dit-il, « quand nous considérerons l’homme comme un animal sociable » (XXXVII, 298). Ailleurs, résumant d’un mot toute sa querelle avec les athées, il en indique expressément le point capital. « De quoi s’agit-il ?… de consoler notre malheureuse existence. Qui la console ? vous ou moi » ? (Dict. phil., Dieu, XXVIII, 388). Ce qui le préoccupe surtout dans la solution des problèmes métaphysiques, c’est l’intérêt social. Le moraliste chez lui se subordonne le métaphysicien. Dès 1737, il écrit en propres termes : « Je ramène toujours autant que je peux ma métaphysique à la morale » (Lettre à Frédéric, oct. 1737 ; LII, 521).

Dans le Catéchisme chinois, le prince Kou veut persuader à Cu-Su disciple de Confucius, que ce qu’on appelle âme périt avec le corps. Mais Cu-Su, après avoir écouté son argumentation, lui fait remarquer qu’elle ne prouve rien, qu’elle propose seulement des doutes faits pour attrister notre vie. Admettons plutôt les vraisemblances qui nous réconfortent. « Il est dur d’être anéanti ; espérez de vivre… Oseriez-vous dire qu’il est impossible que vous ayez une âme ? Non sans doute ; et si cela est possible, n’est-il pas très vraisemblable que vous en avez une ? Pourriez-vous rejeter un système si beau et si nécessaire au genre humain ? » (Dict. phil., XXVII, 473). Pareillement, dans une lettre au marquis d’Argence, Voltaire défend l’immortalité de l’âme comme « le plus sage, le plus consolant et le plus politique » des dogmes (1er oct. 1759). Ainsi, il pose la question de manière que les matérialistes soient mis en demeure de prouver que l’âme est mortelle, et lui-même montre surtout quels avantages l’immortalité de l’âme peut avoir au point de vue moral et « politique ».

C’est en partant du même principe qu’il admet les peines et les récompenses de la vie future ; et d’ailleurs, si l’on n’admettait pas ces récompenses et ces peines, à quoi servirait de croire l’âme immortelle ? Nous avons besoin de consolation, nous avons besoin d’espérance. Les matérialistes niant l’immortalité sans preuves et les spiritualistes ne pouvant de leur côté prouver que l’âme survit au corps, aucun des deux partis n’a donc avantage sur l’autre. Mais voici pourtant une grande différence : la négation des matérialistes est funeste au genre humain et l’affirmation des spiritualistes lui est utile[1].

On le voit, le Dieu que Voltaire adore, auquel il élève un temple — Deo erexit Voltaire, — c’est surtout Dieu rémunérateur des bons et vengeur des méchants. « L’objet intéressant pour l’univers entier est de savoir s’il ne vaut pas mieux, pour le bien de tous les hommes admettre un Dieu… qui récompense les bonnes actions cachées et qui punit les crimes secrets » (Dict, phil., Athéisme, XXVII, 168)[2]. Il y a dans la métaphysique bien des questions indifférentes, les questions qui ne concernent pas la morale. Par exemple, que Dieu ait créé le monde de rien ou qu’il l’ait seulement ordonné, cela n’a aucune influence sur la condition de la vie, et nous ne nous en conduisons ni mieux ni plus mal[3]. Mais que Dieu soit ou ne soit pas un Dieu rémunérateur et vengeur, rien ne nous importe davantage.

Pour quelles raisons ?

D’abord, les honnêtes gens « ont affaire à force fripons, qui ont peu réfléchi » (Id., Enfer, XXIX, 119). Si ces fripons ne craignent pas la justice divine, rien ne les arrêtera quand ils se croiront assez habiles pour tromper la justice humaine. Crions-leur dans les oreilles que leur âme est immortelle et que Dieu les fera comparaître devant son tribunal : n’est-ce pas le seul moyen de les retenir ? « Je veux, dit A de l’A, B, C, que mon procureur, mon tailleur, ma femme même croient en Dieu, et je m’imagine que j’en serai moins volé et moins cocu » (XLV, 134)[4].

Quand Voltaire soutient l’immortalité de l’âme et les sanctions ultérieures, veut-il uniquement se protéger lui-même contre le vol ou la trahison ? Ses adversaires l’ont dit. À les en croire, Voltaire ne voit dans le dogme de Dieu rémunérateur et vengeur qu’une sorte de garantie pour les heureux du monde, un moyen de conservation sociale à leur profit. Répondons que, dans sa pensée, la crainte des peines futures ne doit pas seulement réprimer les petits ; elle doit aussi les défendre contre l’injustice des grands.

Si Voltaire trouve dangereux les procureurs athées, les princes athées lui paraissent bien plus dangereux encore. « Je ne voudrais pas, déclare-t-il, avoir affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier ; je suis bien sûr que je serais pilé » (Dict. phil., Athéisme, XXVII, 188). Dans l’Épître des Trois imposteurs, le juste sans défense que menacent les rois appelle sur eux la vengeance céleste :

Rois, si vous m’opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l’innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel : apprenez à trembler.

(XIII, 265[5].)
Et lisons la Dissertation sur la Tragédie en tête de Sémiramis : l’idée morale dont Voltaire se fait l’interprète dans cette pièce, c’est que la Divinité châtie la scélératesse des puissants[6]. Otez-leur la croyance en un Dieu vengeur des crimes : « Sylla et Marius se baignent alors avec délices dans le sang de leurs concitoyens ; Auguste, Antoine et Lépide surpassent les fureurs de Sylla ; Néron ordonne de sang-froid le meurtre de sa mère » (Homélie sur l’Athéisme, XLIII, 240). On a dit souvent que Voltaire a voulu « une religion pour le peuple ». Cette religion, qui est le théisme, il ne la veut pas moins, dans l’intérêt du peuple, pour les princes et pour les grands[7].

Ainsi la croyance en Dieu, selon Voltaire, est utile au genre humain, et nul honnête homme ne doit l’ébranler. Voilà, quand il combat l’athéisme, son principal argument ; il fait surtout valoir des considérations relatives au bien de la société, il invoque l’Être suprême non plus comme organisateur de l’univers, mais comme sanction de la morale.

Si la crainte du Dieu vengeur est un frein capable d’empêcher bien des crimes, ce n’est pas à dire sans doute que les athées soient toujours méchants. « L’instinct de la vertu, qui consiste dans un tempérament doux et éloigné de toute violence, peut très bien subsister, déclare-t-il, avec une philosophie erronée » telle que l’athéisme ; et lui-même cite tout le premier des athées vertueux[8]. La plupart de ceux qui ne croient pas en Dieu sont tentés de s’abandonner à leurs passions ; mais les hommes d’élite peuvent faire le bien par amour du bien sans espérer aucune récompense.

D’autre part, ce n’est pas tout de croire à un Dieu : à quel Dieu croyons-nous ? Mieux vaut être athée que d’adorer une Divinité barbare et de lui sacrifier des victimes humaines ; athée, Moïse n’eût pas fait égorger vingt-trois mille Juifs qui s’étaient fabriqué un veau d’or, vingt-quatre mille qui avaient eu commerce avec les filles des idolâtres, douze mille qui avaient voulu soutenir l’arche prête à tomber[9]. Et puis, il y a bien des façons de croire en Dieu. Si nous comparons le fanatisme et l’athéisme, « Le fanatisme est certainement mille fois plus funeste » (Dict. phil., Athéisme, XXVII, 187) ; si nous comparons le fanatique et l’athée, « le fanatique est un monstre mille fois plus dangereux » (Ibid., Dieu, XXVIII, 392). Hobbes mena une vie tranquille et innocente tandis que les sectaires Anglais de son temps ensanglantaient leur pays ; et Spinoza, maître d’athéisme, ne se mêla point à ceux de ses compatriotes qui servaient Dieu en massacrant les frères de Witt[10]. Si l’athée est capable de violer Iphigénie, le fanatique l’égorgera pieusement sur l’autel et croira que Jupiter lui en a beaucoup d’obligation ; si l’athée est capable de dérober un vase d’or dans une église pour entretenir des filles de joie, le fanatique célébrera dans cette église un auto-da-fé et chantera un cantique juif à plein gosier devant un bûcher de Juifs[11].

Et quel est le véritable impie ? Dirons-nous que c’est le pauvre homme dont l’ignorance s’imagine l’Être des êtres avec une longue barbe blanche, avec des pieds et des mains ? Nous pardonnons du moins à sa simplicité d’esprit ; il mérite la pitié, non la colère. Mais celui qui adore un Dieu jaloux, orgueilleux, vindicatif, qui s’autorise de ce Dieu pour justifier sa propre arrogance, pour glorifier ses fureurs, voilà le véritable impie. L’impie, c’est celui qui vient nous dire : « Ne vois que par mes yeux, ne pense point. Je t’annonce un Dieu tyran qui m’a fait pour être ton tyran ; je suis son bien-aimé ; il tourmentera pendant toute l’éternité des millions de ses créatures qu’il déteste, pour me réjouir ; je serai ton maître dans ce monde, et je rirai de tes supplices dans l’autre » (Dict. phil., Impie, XXX, 333). Cet impie-là ne mérite ni pitié, ni pardon. Et comment ne pas lui préférer un athée. L’athée manque de sagesse ; le fanatique est une bête féroce[12].

Cependant l’athéisme peut faire beaucoup de mal. Mieux vaut encore être asservi à des superstitions grossières, si elles ne nous rendent pas inhumains, que de vivre sans croyance religieuse[13]. D’ailleurs, « un athée qui serait raisonneur, violent et puissant, serait un fléau aussi funeste qu’un superstitieux sanguinaire » (Traité sur la Tolérance, XLI, 352)[14]. Mais il ne s’agit que de comparer en général l’athée et le théiste. L’athée, disait tout à l’heure Voltaire dévore pour apaiser sa faim, et le fanatique croit faire son devoir en tuant le théiste, dit-il maintenant, déteste un crime commis dans l’emportement de la passion, et l’athée s’endurcit de plus en plus.

Quand Voltaire déclare l’athée moins dangereux que le fanatique, il parle de l’athée philosophe. Or, il y a deux catégories d’athées ; il n’y a pas seulement les athées philosophes ou athées de cabinet, il y a aussi les athées de cour. Cette distinction est nécessaire pour examiner la question posée par Bayle : « Si une société d’athées peut subsister. »

Oui, répond Voltaire, dans le cas où ces athées sont des philosophes. Les athées philosophes mèneront une vie très tranquille et très sage. Tandis qu’une cité de jansénistes et de molinistes sera troublée par des querelles souvent sanglantes, une cité de Simonides, de Protagoras, de Spinozas, restera toujours calme et sage[15]. Seulement, ne confondons pas les athées de cour avec les athées de cabinet. L’athéisme, qui « peut tout au plus laisser subsister les vertus sociales dans la tranquille apathie de la vie privée », « doit porter à tous les crimes dans les orages de la vie publique » (Homélie sur l’Athéisme, XLIII, 250). Quand on n’a aucune crainte, on n’a souvent aucun scrupule. Et du reste, si l’athéisme n’est pas dangereux chez les athées de cabinet, nous n’en devons pas moins le combattre même chez eux, parce que, de leur cabinet, il se répand parmi les princes et les grands. « Le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour » (Dict. phil., Dieu, XXVIII, 392).

On s’explique par là pourquoi Voltaire combat les philosophes qui, de son temps, professaient et enseignaient l’athéisme. C’est avec Helvétius et surtout avec d’Holbach qu’il eut affaire. Et, contre le Dieu des prêtres, il leur donne raison : aussi bien l’un et l’autre ne font sur ce point que répéter ce que lui-même avait déjà dit. Mais on peut avoir raison contre le Dieu des prêtres sans avoir raison contre celui des théistes. « Parce qu’on a chassé les Jésuites, faut-il chasser Dieu ? Au contraire, il faut l’en aimer davantage » (Dict. phil., Dieu, XXVIII, 394). Réfutant Helvétius et d’Holbach, Voltaire reste d’accord avec lui-même. Il distingue toujours la superstition de la religion ; et c’est tantôt pour attaquer la superstition sans que la religion puisse en souffrir, tantôt pour défendre la religion sans que la superstition puisse en profiter.

Comme Voltaire fait prévaloir la morale sur la métaphysique, nous devons penser que, se déterminant par des motifs tirés de l’intérêt social, il n’exprime pas toujours en métaphysique sa véritable opinion, je veux dire, si l’on peut ainsi parler, son opinion proprement intellectuelle.

Nous avons vu plus haut comme quoi il hésite et se contredit sur la question de Dieu, non pas sur l’Être nécessaire, mais sur le Dieu qui punit les méchants et récompense les bons. Lorsqu’il rejette les peines et les récompenses futures, par exemple dans son Traité de Métaphysique, qui ne fut pas écrit pour l’impression, alors il prétend qu’on n’a pas besoin d’y croire pour se bien conduire. Ainsi, dans le sixième chapitre, après avoir montré comment toutes les vraisemblances sont contre l’immortalité de l’âme, il s’attache à « prévenir l’esprit de ceux qui croiraient la mortalité de l’âme contraire au bien de la société » et rappelle, sans compter les anciens Juifs, tant de grandes sectes philosophiques qui ont été matérialistes[16]. Dira-t-on, comme lui-même le disait tout à l’heure, que les mauvaises passions de l’homme, si elles ne sont pas réprimées par la croyance à une autre vie, se donneront libre carrière ? Mais il y a d’autres freins. Le prince qui veut tout se permettre doit réunir, avant de déclarer la guerre au genre humain, une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service ; et peut-il s’assurer que cette armée lui suffise ? Quant au simple particulier, il craindra d’être puni soit par les châtiments qu’ont inventés les hommes, soit par la menace de ces châtiments, laquelle est déjà un assez cruel supplice. Et d’ailleurs nous avons en nous un instinct social, que l’éducation développe. Ceux qui ne pourraient être honnêtes sans le secours de la religion seraient des monstres[17].

Si tantôt il affirme et tantôt nie le Dieu rémunérateur et vengeur, Voltaire ne perd jamais de vue l’intérêt social ; et, montrant dans le premier cas que la société a besoin de ce dogme, il montre dans le second qu’elle peut s’en passer.

Croit-il vraiment à Dieu ? Au Dieu qui a fait le monde, c’est hors de doute[18]. Mais croit-il au Dieu qui récompense et châtie ? Dans l’Épître sur le livre des Trois imposteurs, sans déclarer formellement que ce Dieu est une invention des hommes, il donnerait presque à l’entendre :

Consulte Zoroastre et Minos et Solon
Et le martyr Socrate et le grand Cicéron ;
Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père.
Ce système sublime à l’homme est nécessaire ;
C’est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l’espérance du juste.
Si les cieux, dépouillés de son empreinte auguste,
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.
Que le sage l’annonce et que les rois le craignent.
Rois, si vous m’opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l’innocent que vous faites couler,
Ma vengeance est au ciel : apprenez à trembler.
Tel est au moins le fruit d’une honnête croyance.

(XIII, 265.)

En disant que, si Dieu n’existait pas, — le Dieu rémunérateur et vengeur, — il faudrait l’inventer, Voltaire pourtant semble dire ici même que ce Dieu existe. D’autres passages laissent mieux voir ce qui est peut-être sa pensée intime. Par exemple, le second chapitre de Dieu et les Hommes commence par quelques lignes bien significatives : « Les nations qu’on nomme civilisées parce qu’elles furent méchantes et malheureuses dans des villes au lieu de l’être en plein air ou dans des cavernes, ne trouvèrent point de plus puissant antidote contre les poisons dont les cœurs étaient pour la plupart dévorés que le recours à un Dieu rémunérateur et vengeur. Les magistrats d’une ville avaient beau faire des lois contre le vol… on les volait eux-mêmes dans leur logis… Quel autre frein pouvait-on mettre à la cupidité, aux transgressions secrètes et impunies, que l’idée d’un maître éternel qui nous voit et qui jugera jusqu’à nos plus secrètes pensées ? » (XLVI, 102)[19]. Dans l’article Enfer du Dictionnaire philosophique, après avoir raconté comment un théologien calviniste, pasteur à Neuchâtel, dut abandonner ses fonctions pour avoir nié l’éternité des peines, il ajoute qu’un des ministres qui l’y contraignaient lui dit : « Mon ami, je ne crois pas plus à l’enfer éternel que vous ; mais sachez qu’il est bon que votre servante, que votre tailleur et surtout votre procureur y croient » (XXIX, 117, 118). Nous l’avons entendu déclarer pour son propre compte que le dogme d’un Dieu vengeur était une utile protection contre les méchants. Lui non plus, il ne croyait point aux peines éternelles. Mais croyait-il à des peines temporaires ? C’est fort douteux[20].

Si Voltaire soutient d’ordinaire l’immortalité de l’âme, il ne la soutient qu’en vue des sanctions futures ; aussi n’a-t-il aucun motif, quand il nie ces sanctions, de prétendre que l’âme soit immortelle. Dans le Traité de Métaphysique par exemple, il la fait périr avec le corps. Et, dans le dialogue entre Adélos et Sophronime, il dit par la bouche d’Adélos : « J’ai craint longtemps… ces conséquences dangereuses [les conséquences du matérialisme] ; c’est ce qui m’a empêché d’enseigner mes principes ouvertement » (XLII, 309). On peut donc penser qu’il ne croit point à l’immortalité de l’âme, et qu’il ne l’a soutenue qu’en vertu de considérations sociales.

De même quant au libre arbitre. Voltaire l’admet pour justifier les peines et les récompenses : au fond, il n’y croit pas. En octobre 1737, il envoie à Frédéric une sorte de dissertation[21] où il veut prouver que l’homme est libre. Mais, dans la lettre qui accompagne cette dissertation, il fait un aveu à retenir : « Peut-être l’humanité, qui est le principe de toutes mes pensées, m’a séduit…, peut-être l’idée où je suis qu’il n’y aurait ni vice ni vertu, qu’il ne faudrait ni peine ni récompense… si l’homme n’avait pas une liberté pleine et absolue, peut-être dis-je, cette opinion m’a entraîné trop loin. Mais, si vous trouvez des erreurs dans mes pensées, pardonnez-les au principe qui les a produites[22]. » Un an plus tard, il écrit à Helvétius sur la même question : « Je vous avouerai… qu’après avoir erré bien longtemps dans ce labyrinthe, après avoir cassé mille fois mon fil, j’en suis revenu à dire que le bien de la société exige que l’homme se croie libre », et il fait valoir en faveur de la liberté ce que lui-même appelle « des arguments de bonne femme » (11 sept. 1738). Dans la suite, nous l’avons vu, il la niera. Mais, quand il la soutient, c’est uniquement parce qu’il la juge utile.

Ainsi la seule croyance de Voltaire au point de vue métaphysique est sa croyance en un Dieu organisateur du monde. Frédéric ayant critiqué les idées de la Religion naturelle, il lui répondit : « Vos réflexions valent bien mieux que mon ouvrage… Vous m’épouvantez ; j’ai bien peur pour le genre humain et pour moi que vous n’ayez tristement raison » (1752 ; LVI, 157). Dans la même lettre, il reconnaît tout le premier la faiblesse de ses arguments. Mais, dit-il, son poème a pour véritable objet la tolérance. Quant à la religion naturelle, elle en est seulement le prétexte ; et, ne la défendant plus que par des considérations sociales, il supplie Frédéric de l’aider à se tromper. Ainsi cette religion, qu’il recommande au point de vue du bien public, lui-même, pour son compte n’y croit pas : il n’en retient du moins que la croyance en une Cause suprême, en un Démiurge sans lequel ne saurait s’expliquer le monde.

Dans la lettre à Helvétius précédemment citée, Voltaire dit, après avoir exposé ses raisons en faveur un libre arbitre : « Je commence, mon cher ami, à faire plus de cas du bonheur de la vie que d’une vérité, et si malheureusement le fatalisme était vrai, je ne voudrais pas d’une vérité si cruelle » (11 sept. 1738). Qu’il s’agisse du libre arbitre, de l’âme, ou de Dieu rémunérateur et vengeur, Voltaire se préoccupe beaucoup moins de ce qui est vrai que de ce qui est socialement utile ; il met l’utilité au-dessus de la vérité.

C’est là sans doute une théorie condamnable. Juger telle ou telle doctrine spéculative par ses résultats dans le domaine des mœurs, la répudier sous prétexte qu’elle porte atteinte aux principes sociaux, rien de plus dangereux pour la liberté de l’esprit humain. Et, d’ailleurs, sait-on si la doctrine qui semble maintenant devoir être funeste en ses premiers effets ne sera pas plus tard bienfaisante ? Sait-on si, contraire à notre morale d’aujourd’hui, elle ne s’accordera pas demain avec une morale supérieure ? La morale ne doit point juger la science. Quand la science contredit la morale, la morale de notre temps, ceux qui l’accusent d’immoralité oublient que les idées sur lesquelles repose la civilisation contemporaine ont été pour la plupart révolutionnaires avant de devenir conservatrices.

Pourtant ne blâmons pas trop Voltaire. Car, lorsqu’il allègue ainsi l’intérêt du genre humain, ce n’est pas à propos de vérités scientifiques ; c’est à propos de problèmes qu’aucun philosophe n’a résolus et que lui-même tient pour insolubles[23]. « J’ai examiné sincèrement et avec toute l’attention dont je suis capable, dit-il dans sa lettre à Frédéric d’octobre 1737, si je peux avoir quelque notion de l’âme humaine, et j’ai vu que le fruit de toutes mes recherches est l’ignorance… Mon principal but, après avoir tâtonné autour de cette âme pour deviner son espèce, est de tâcher au moins de la régler. C’est le ressort de notre horloge. Toutes les belles idées de Descartes sur l’élasticité ne m’apprennent point la nature de ce ressort. J’ignore la cause de l’élasticité ; cependant je monte ma pendule, et elle va tant bien que mal. » En des matières livrées à l’incertitude, rien d’étonnant que le zèle de Voltaire pour l’institution sociale ait déterminé son acquiescement aux croyances qu’elle lui paraissait exiger.

Si Voltaire ramène la métaphysique à la morale, c’est à la morale qu’il réduit sa religion. Elle ne consiste en somme que dans le culte de Dieu par la pratique des vertus humaines.

La religion naturelle, écrit-il, ce sont « les principes de morale communs au genre humain » (Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 38). Il dit de même par la bouche de Socrate : « Gardez-vous de tourner jamais la religion en métaphysique ; la morale est son essence » (Socrate, VI, 523). Et pourquoi ne pas rappeler qu’il composa deux Homélies en vue d’expliquer comme des symboles moraux soit les légendes bibliques, soit les sacrements[24] ?

La désunion et les querelles, voilà ce que produit de tout temps la théologie ; elle divise les hommes en sectes qui s’anathématisent ou s’égorgent. Il en fut ainsi dès l’origine du christianisme ; et, aujourd’hui encore, ne voit-on pas les jansénistes et les jésuites rivaliser les uns contre les autres de violences ou de perfidies ? Voltaire compare ces sectes hostiles de la chrétienté avec une famille dont les membres, ne s’accordant pas sur la façon de saluer leur père commun, seraient toujours près d’en venir aux mains. « Eh ! mes enfants, il s’agit de l’aimer ; vous le saluerez comme vous pourrez. N’êtes-vous frères que pour être divisés ? » Homélie sur la Superstition, XLIII, 262). Nous devons retrancher de la religion tout ce qui met la discorde entre les hommes ; mais, par là même, nous substituerons la morale à la théologie.

Dans sa Profession de foi du Vicaire savoyard, Jean-Jacques Rousseau s’inspirait des mêmes idées ; et Voltaire, quoique ayant déjà bien des griefs contre lui, n’en témoigna pas moins de son admiration pour cette partie de l’Émile[25]. Or, comment Rousseau devint-il théiste ? « Je suis né protestant, lui fait dire Voltaire ; j’ai retranché tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine ; ensuite j’ai retranché tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme ; il ne m’est resté que Dieu, je l’ai adoré » (Pot pourri, XLII, 11). Imitons l’exemple de Rousseau ; réduisons la religion aux croyances qui sont celles de tous les hommes, et bannissons-en la théologie, source éternelle de disputes et de crimes.

Aussi bien la théologie ne nous importe pas plus que les systèmes de métaphysique. Après avoir cité le mot du poète latin Perse :

…… Minimum est quod scire laboro :
De Jove quid sentis ?

(Il s’agit d’une bagatelle : que pensez-vous de Jupiter ?) —, Voltaire est le premier à déclarer que nulle question ne mérite plus notre étude. Mais, incapable de résoudre cette question, il se console en remarquant que, si nous ignorons la nature de Dieu, nous pouvons nous passer de la connaître. Ce qui n’est pas d’une nécessité absolue pour tous les hommes en tout temps et en tout lieu n’est nécessaire à aucun homme. Les problèmes sur lesquels nous nous divisons peuvent avoir plus ou moins d’intérêt dans l’ordre spéculatif ; ils n’ont pas d’utilité pratique, pas de rapport avec la conduite de la vie[26].

Le théologal Logomacos, s’adressant au bon vieillard Dondindac, lui pose quelques questions sur les mystères de la dogmatique. Et Dondindac répond : J’ignore ce que vous me demandez et je ne songe guère à m’en enquérir. Il me suffit de reconnaître Dieu pour mon souverain, pour mon juge et pour mon père[27].

Que nous importe si Dieu est infini secundum quid ou selon l’essence, s’il est en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu, s’il peut faire que ce qui a été n’ait point été, s’il voit le futur comme futur ou comme présent, de quelle façon il tire l’être du néant et anéantit l’être ? Nous ne le saurons jamais, et aucun. théologal ne peut nous l’apprendre. Aucun théologal ne nous apprendra non plus si le Verbe engendré est consubstantiel avec son générateur, s’il descendit aux enfers per effectum et aux limbes per essentiam, si l’on mange son corps avec les accidents seuls du pain ou avec la substance du pain. Mais, quand un ange envoyé des cieux nous expliquerait tous ces problèmes, en serions-nous beaucoup plus avancés? Aimer l’Être suprême comme un père et nos semblables comme des frères, tel est le devoir de tous les hommes ; et la théologie, dont nous n’avons pas besoin pour le connaître, ne nous sert point à l’accomplir. Tandis que les théologiens se querellent sur la nature de Dieu, servons Dieu, quelle que soit sa nature, en cultivant la vertu, en étant justes et bienfaisants. La théologie ne produit que des sectaires ; accordons-nous dans la morale. Aux « théologiens particuliers », opposons « le théologien universel » (Dict. phil, Grâce, XXX, 122), le véritable philosophe, qui se contente d’adorer Dieu et de bien agir[28].

Autant les dogmes sont obscurs, autant est claire la morale. Ici, pas de difficultés. Pas de querelles non plus. Si la dogmatique divise les hommes, la morale les unit, à quelque race qu’ils appartiennent, et fait de l’humanité tout entière une seule et meme famille.

« Il n’y a pas deux morales » (Dict. phil., Aristote, XXVII, 32), c’est un point sur lequel Voltaire a souvent insisté, un de ceux qui lui tiennent le plus au cœur. Le Beau ayant écrit dans son Histoire du Bas-Empire que les païens ne concevaient aucune idée de la morale chrétienne : « Ah ! monsieur Le Beau, proteste Voltaire, où avez-vous pris cette sottise ?… Il n’y a qu’une morale, monsieur Le Beau, comme il n’y a qu’une géométrie » (Dict. phil., Morale, XXXI, 261). Sans doute, la géométrie est ignorée de beaucoup d’hommes ; mais tous, dès qu’ils s’y appliquent, en reconnaissent la vérité. De même, la plupart des hommes n’ont lu ni le De finibus ni l’Éthique ; mais les plus belles maximes de Cicéron et d’Aristote sont pourtant imprimées dans leur conscience.

À vrai dire, les rites et les pratiques de la morale varient de peuple à peuple, de siècle en siècle. Voltaire lui-même le fait souvent remarquer. Ce qui est crime en Europe, écrit-il à Frédéric, sera vertu en Asie, « de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France » (oct. 1737; LII, 522). Pareillement, dans le poème de la Loi naturelle :

Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
Ouvrages d’un moment, sont partout différentes.
Jacob chez les Hébreux put épouser deux sœurs ;
David, sans offenser la décence et les mœurs,
Flatta de cent beautés la tendresse importune ;
Le pape au Vatican n’en peut posséder une…
Usages, intérêts, culte, lois, tout diffère[29].

(XII, 161.)

Bien plus, le vol, le meurtre, et jusqu’au parricide, sont, dans certains pays, regardés comme légitimes. À Lacédémone, on félicitait les voleurs adroits. Il y a en Afrique certaines peuplades chez lesquelles, d’après les récits des voyageurs, le fils mange son père ; et beaucoup de tribus sauvages tuent leurs prisonniers de guerre pour s’en nourrir.

Cependant la morale, au fond, ne varie point. Que l’on pût chez les anciens juifs, que l’on puisse encore chez telle et telle nation épouser deux sœurs ou avoir dix, vingt femmes, ce sont là des conventions, des coutumes arbitraires qui n’ont pas de rapport avec l’essence même de la morale. Et pourquoi Lacédémone honorait-elle le vol ? Il faut se rappeler que les biens y étaient communs ; par suite, quand des avares réservaient à leur usage ce que la loi distribuait entre tous, on servait le public en les dérobant.

Quant aux cannibales qui tuent et mangent leurs parents, le fait est bien douteux ; à le supposer vrai, ils ne les tuent, allègue Voltaire, que « pour les délivrer des incommodités de la vieillesse ou des fureurs de l’ennemi », et, s’ils leur donnent un tombeau dans le sein filial au lieu de les laisser manger par autrui, « cette coutume, tout effroyable qu’elle est à l’imagination, vient pourtant de la bonté du cœur » (Éléments de la Philosophie de Newton, XXXVIII, 40)[30].

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des peuples anthropophages. Mais que veut-on en inférer ? Comme nous ils font la guerre, et ils tuent leurs ennemis comme nous ; le mal consiste à les tuer, non à les manger ; les manger, ce n’est qu’« une cérémonie de plus ». Et depuis combien de temps nous-mêmes, peuples civilisés, épargnons-nous nos prisonniers de guerre ? Au reste, ces anthropophages n’en ont pas moins, dans leurs rapports entre membres de la même tribu, une morale qui ne diffère pas essentiellement de la nôtre. « J’ai vu, dit Voltaire, quatre sauvages de la Louisiane qu’on amena en France en 1723. Il y avait parmi eux une femme d’une humeur fort douce. Je lui demandai par interprète si elle avait mangé quelquefois de la chair de ses ennemis et si elle y avait pris goût : elle me répondit que oui ; je lui demandai si elle aurait volontiers tué ou fait tuer un de ses compatriotes pour le manger ; elle me répondit en frémissant et avec une horreur visible pour ce crime (Lettre à Frédéric, oct. 1737; LII, 523). Il peut bien exister des peuples anthropophages ; il n’en existe pas chez lesquels on croie juste d’égorger un ami. Quoique les règles du bien et du mal varient, en maints usages, d’un pays à l’autre, le principe essentiel d’où procède la morale reste toujours et partout le même malgré la diversité des races ou des états de civilisation, tous les les hommes considèrent comme bonnes les choses utiles à la société, comme mauvaises celles qui lui sont nuisibles.

Locke, niant les idées innées, prétendait que les différents peuples se font différentes idées de la justice. Cette assertion, Voltaire l’a souvent combattue. Du moins, il atteste que certains sentiments d’où procède l’institution sociale, comme par exemple la bienveillance envers ceux de notre espèce, sont inhérents à tous les êtres humains. Ainsi un homme se sent toujours en disposition de secourir un autre homme, pourvu que son intérêt n’en souffre pas ; le plus féroce des sauvages, encore dégouttant du sang d’un ennemi qu’il va manger, s’attendrit devant les souffrances d’un de ses compagnons et fait son possible pour les adoucir. D’autre part et surtout, le bien de la société détermine chez n’importe quel peuple la règle du juste et de l’injuste. L’adultère peut être autorisé dans tel pays ; dans aucun l’on n’estime home qui trahit sa parole ou qui est ingrat envers son bienfaiteur. Et, s’il faut sans doute faire la part des différences relatives à la race, au climat, au degré de culture, ces différences n’empêchent pas que le fond même de la morale, que l’idée du juste et de l’injuste ne soit partout identique[31].

Aussi bien passons en revue les législateurs des divers peuples depuis l’antiquité la plus reculée.

Zaleucus, qui fut le premier magistrat des Locriens, vivait avant Pythagore. Voici l’exorde de ses lois. « On doit maitriser son âme, la purifier, en écarter tout mal, persuadé que Dieu ne peut être bien servi par les pervers et qu’il ne ressemble point aux misérables mortels qui se laissent toucher par de somptueuses offrandes. La vertu seule et la disposition constante à faire le bien peuvent lui plaire. Qu’on cherche donc à être juste dans ses principes et dans la pratique. Chacun doit craindre ce qui mène à l’ignominie plus que ce qui conduit à la pauvreté. Il faut regarder comme le meilleur citoyen celui qui abandonne la fortune pour la justice », etc. N’est-ce pas là, « le précis de toute morale et de toute religion ? » (Le Philosophe ignorant, XLII, 600)[32].

Quant à Confucius, sa doctrine se résume dans la règle suivante : « Vis comme en mourant tu voudrais avoir vécu ; traite ton prochain comme tu veux qu’il te traite. » Il recommande le souvenir des bienfaits, le pardon des injures ; il enseigne la tolérance, l’humilité, le renoncement. « J’ai lu ses livres avec attention, déclare Voltaire : je n’y ai trouvé que la morale la plus pure » (Dict. phil., Chine, XXVIII, 40)[33].

Et Zoroastre ? Contrairement à Confucius, il établit un culte ridicule ; mais sa morale vaut celle du philosophe chinois. Citerons-nous une de ses maximes ? « Quand vous êtes incertain, dit-il, si une action qu’on vous propose est juste ou injuste, abstenez-vous. » Ce seul principe résume toutes les lois et peut y suppléer. Plus Zoroastre établit de superstitions bizarres en fait de culte, plus la pureté de ses préceptes montre que la notion du bien et du mal demeure incorruptible[34].

Au xviiie siècle, les Japonais étaient considérés comme « nos antipodes en morale ». Mais, dit Voltaire, « il n’y a point de pareils antipodes parmi les peuples qui cultivent leur raison ». La seule différence entre la morale des Japonais et celle des Européens, c’est qu’ils défendent de tuer jusqu’aux animaux. Leurs principales règles, qu’ils appellent divines, défendent le mensonge, l’incontinence, le larcin, le meurtre. S’ils ont leurs fables, les nôtres valent-elles mieux ? En tout cas leur morale n’est autre chose que « la loi naturelle réduite en préceptes positifs » (Essai sur les Mœurs, XVII, 366).

Veut-on s’enquérir des peuples les plus superstitieux qu’ait connus l’antiquité ? Les habitants de la Mésopotamie se vantaient d’avoir eu pour législateur le poisson Oannès, brochet de trois pieds de long, à la queue dorée, qui, deux fois par jour, sortait de l’Euphrate pour leur adresser des exhortations. Or les enseignements d’Oannès ne diffèrent en rien de ceux que nous donnent aujourd’hui les plus sévères moralistes[35].

Ainsi la notion de la justice, gravée au cœur de tous les hommes, les unit tous, quelque diversité qu’il y ait entre leurs mœurs et leurs usages respectifs, dans une morale universelle dont les principes ne varient point. Certes il est souvent malaisé de reconnaître le juste de l’injuste, comme de distinguer le vrai du faux, la santé de la maladie. En toute chose, les nuances se mêlent et se confondent. Mais, en toute chose aussi, les couleurs tranchantes frappent l’œil[36]. Qui doute qu’un bienfait ne soit louable et un outrage répréhensible ? Qui voudrait préférer la violence à la douceur, l’hypocrisie à la franchise[37] ?

Nous ne savons pas ce qui se passe dans Sirius ou dans la voie lactée. Pourtant si, dans Sirius, « un animal sentant et pensant est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur », il leur doit, nous pouvons l’affirmer, « autant d’amour et de soin que nous en devons à nos parents » ; et si, dans la voie lactée, quelqu’un rebute les pauvres, calomnie le prochain, manque à sa parole, nous sommes bien sûrs qu’il agit mal et que ses congénères en jugent comme nous[38].

Même ici, Voltaire se garde de toute métaphysique. Ne lui attribuons pas je ne sais quel idéalisme transcendantale. L’absolu dont il fait profession ne se rapporte qu’à la race humaine ou à telle autre race analogue. Plus d’une fois il a catégoriquement nié l’existence du bien et du mal par rapport à Dieu et leur existence virtuelle. Les crimes, dit-il, intéressent le genre humain sans intéresser en rien la Divinité. « Si un mouton allait dire à un loup : Tu manques au bien moral, et Dieu te punira, le loup lui répondrait : Je fais mon bien physique, et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non » (Traité de Métaph., XXXVII, 341)[39].

Une pareille assertion ne dément pas seulement le dogme des peines et des récompenses futures, auquel nous avons vu que Voltaire sans doute ne croyait pas ; elle semble démentir aussi que Dieu soit l’auteur de la loi morale. Mais, à vrai dire, Voltaire n’admet point une loi tombée du ciel. Dieu s’est abstenu de nous révéler directement sa volonté. Tous les présents qu’il nous a faits sont l’amour-propre, les besoins, les passions, la bienveillance pour notre espèces, et par-dessus tout, la raison, d’où nous vient la connaissance du bien et du mal. Il ne nous a pas dit : Ceci est mal, ceci est-bien. Il nous a seulement donné les instincts sociaux, Et, vivant en société, nous établissons par là même certaines règles morales. Ces règles n’ont qu’une valeur relative ; ce que nous appelons le bien et le mal n’existe point en dehors de nous. Y a-t-il en dehors de nous quelque chose qui soi le chaud et le froid, le doux ou l’amer, la bonne ou la mauvaise odeur ? On se ferait moquer si l’on prétendait que la chaleur existe par elle-même ; n’est-il pas aussi ridicule de prétendre que le bien moral existe en soi[40] ?

Tous les philosophes du xviiie siècle, sauf Jean-Jacques Rousseau, dérivent la morale de la société. Dans son Esprit des Lois, Montesquieu, après une courte introduction métaphysique, prend pied aussitôt sur la réalité contingente, d’où il ne s’écartera plus. Il ne recherche pas je ne sais quel gouvernement idéal ; il déclare que, dans chaque peuple, le meilleur gouvernement est celui dont la disposition particulière se rapporte le mieux au tempérament de ce peuple, à son état physique, intellectuel et moral. Vauvenargues lui-même, le solitaire et contemplatif Vauvenargues, ne fait pas exception : selon lui, la différence essentielle du bien et du mal, c’est que l’un tend à l’avantage de la société, et l’autre à son détriment[41].

Voltaire s’accorde sur ce point avec Vauvenargues et Montesquieu. Le bien et le mal moral, dit-il, « est en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ; dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui sacrifie le plus au public est celui qu’on appellera le plus vertueux. Il paraît donc que les bonnes actions ne sont autre chose que les actions dont nous retirons de l’avantage, et les crimes, les actions qui nous sont contraires » (Traité de Métaph., XXXVII, 336). Et, un peu plus loin : « Nous avons de l’horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur. Mais, dans une colonie naissante, où il ne restera qu’un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l’espèce… Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu parce qu’il est de notre intérêt de ne pas être trompés… Mais dans combien d’occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque !… La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n’avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français : s’il n’avait point menti, elle aurait été en horreur » (Ibid., id., 338). Ainsi nous voilà forcés de changer selon l’intérêt social la vertu en vice et le vice en vertu : peut-il y avoir une meilleure preuve que cet intérêt seul les a déterminés ?

La théorie par laquelle le bien et le mal sont des phénomènes purement sociaux, prête, en dehors de toute métaphysique, à certaines objections.

« Ce qui nous fait plaisir sans faire tort à personne, dit Voltaire est très bon et très juste » (Entretiens d’un Sauvage et d’un Bachelier, XL, 356). Dès lors, il n’existerait plus ni bien ni mal pour celui qui vivrait sans rapport avec ses semblables, qui habiterait par exemple une île déserte. Voltaire ne craint pas de l’affirmer. Gourmand, ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, le solitaire en question serait sans doute un très vilain homme d’après la morale dérivée de l’institution civile. Mais ses vices, dont lui seul souffre, n’ont, tant qu’il vit sans rapport avec d’autres hommes, aucun caractère d’immoralité, et c’est par un préjugé d’ailleurs très difficile à vaincre que nous lui appliquons les notions morales issues de la vie en commun[42]. Aussi bien le cas de ce solitaire est tout exceptionnel. Et si, d’une façon générale, Voltaire soutient que le vice et la vertu n’ont pas d’existence en dehors de la société, ne l’accusons pas de nier par là les devoirs de la morale individuelle pour les hommes qui vivent avec leurs semblables. Car la morale individuelle est, pour eux, impliquée et contenue dans la morale sociale : en nous faisant tort à nous-mêmes, en diminuant notre valeur propre, nous nous rendons moins capables de servir la société.

Restent deux autres objections.

On ne saurait admettre, premièrement, que les vices, dès l’instant où ils concourraient, soit à la prospérité commune, soit au bien de tel groupe ou de tel individu, prissent le nom de vertus. Le mensonge par exemple est quelquefois louable, et Voltaire a bien raison de le dire. Mais nous n’en devons pas moins affirmer cette règle générale qu’il ne faut pas mentir, sauf à reconnaître en temps et lieu les exceptions nécessaires[43].

Secondement, et dans un autre ordre d’idées, faire de l’utilité commune la seule mesure du bien et du mal, c’est se justifier, en politique, un régime oppressif qui donnerait à l’État toute licence contre les individus. Mais ce reproche, il faut bien le dire, s’adresserait à Jean-Jacques plutôt qu’à Voltaire. Foncièrement individualiste, l’auteur du Contrat social pose cependant en principe l’aliénation complète du citoyen à la communauté ; et, malgré les réserves qu’il multiplie par la suite, on trouve dans son livre certaines propositions d’où réussirait un socialisme tyrannique. Quant à Voltaire, son culte pour l’institution civile ne l’empêche pas de maintenir contre la société les droits inviolables de chaque citoyen. Il n’a garde de transporter dans la politique une maxime qui, même dans la morale, peut être mal interprétée.

Quoi qu’il en soit, l’idée à laquelle se ramène l’œuvre de Voltaire philosophe et moraliste, c’est que l’homme est un être éminemment sociable.

Des rhéteurs sans vergogne peuvent bien abuser de leur esprit en préconisant pour l’homme la vie solitaire du loup cervier : selon Voltaire, la sociabilité est un instinct essentiel de l’espèce humaine, comme elle l’est aussi de quelques autres espèces animales, mais avec cette différence que la raison chez nous le fortifie. Les harengs nagent par bandes, et personne n’oserait dire qu’ils soient faits pour nager chacun à part. Ne disons pas non plus que les hommes soient faits pour rester isolés les uns des autres. Leur instinct les porte à s’unir comme il les porte à manger et à boire[44].

Et qui peut après cela mettre en doute que la société humaine ne date des premiers temps ? Elle est « aussi ancienne que le monde » (Dict. phil., XXXI, 457).

Jean-Jacques Rousseau parle de je ne sais quel état de nature : absurde chimère, qu’imagine ce misanthrope pour les besoins de sa thèse. « Parmi tant de nations si différentes de nous et si différentes entre elles, on n’a jamais trouvé d’hommes isolés, solitaires, errants à l’aventure à la manière des animaux, s’accouplant comme eux au hasard et quittant leurs femelles pour chercher seuls leur pâture » (Essai sur les Mœurs, XVII, 403). Un bachelier ayant demandé à un sauvage si beaucoup de ses congénères ne passaient pas leur vie dans la solitude, celui-ci répondit qu’il n’en avait jamais vu de tels, que les gens de son pays vivaient en société. — « Comment, en société ! Vous avez donc de belles villes murées, des rois qui tiennent une cour, des spectacles, des couvents, des universités, des bibliothèques et des cabarets ? — Non ; est-ce que je n’ai pas ouï dire que, dans votre continent, vous avez des Arabes, des Scythes, qui n’ont jamais rien eu de tout cela et qui forment cependant des nations considérables ? Nous vivons comme ces gens-là… — Mais, monsieur, vous n’êtes donc pas sauvage ? — Je ne sais ce que vous entendez par ce mot. — En vérité, ni moi non plus. Il faut que j’y rêve. » (Entretiens d’un Sauvage et d’un Bachelier, XL, 352)[45].

Si le genre de vie que certains nous vantent sous le nom d’état sauvage était véritablement naturel à l’homme, l’état de société serait donc une sorte de déchéance. Et en effet Jean-Jacques soutenait que l’état social pervertit l’homme et le dégrade. C’est un des points sur lesquels Voltaire l’a pris à partie avec le plus de vivacité.

Malgré son culte pour la civilisation, Voltaire ne conteste pourtant pas qu’elle ne favorise le développement de certains vices. Il fait à Jean-Jacques toutes les concessions raisonnables en montrant ce que la nature a de fort et de bon comme ce qu’elle a de grossier, de fruste, de brutal, et ce que la civilisation, avec tous les bienfaits dont nous lui sommes redevables, a de factice ou même de corrupteur. Tel est le sujet de l’Ingénu. Quand le jeune Huron, ayant obtenu la main de la belle Saint-Yves, entre dans la chambre de sa fiancée et veut l’épouser sur-le-champ, on arrive facilement à lui faire comprendre que, s’il allègue le privilège de la loi naturelle, cette loi, sans les conventions faites entre les hommes, serait la plupart du temps un brigandage. Mais, d’un autre côté, soit en matière de religion, soit en matière de morale ou même d’art, son bon sens et son bon goût innés le défendent contre les préjugés, les raffinements et les vices de la civilisation.

Devons-nous penser que Voltaire ait subi, en écrivant ce roman, l’influence de Rousseau ? Avant de lire Rousseau comme après, il croyait que la nature de l’homme est plutôt bonne, même si nous avons de mauvais instincts, et que l’état social donne lieu à ces mauvais instincts de se produire et de s’exercer. Mais, après avoir lu Rousseau comme avant, il resta l’apologiste de l’institution civile, et, sans en méconnaître les inconvénients, s’attacha de préférence à en montrer les avantages.

Ce fut toujours un lieu commun, chez les peuples très civilisés, de vanter les vertus des peuples primitifs. Voltaire lui-même, une fois au moins, n’y a pas manqué. Il écrit à Damilaville que sa tragédie des Scythes est « une opposition continuelle » entre les mœurs d’un peuple libre et les mœurs des courtisans (17 déc. 1766); et, dans la préface de cette pièce, il déclare avoir voulu mettre « l’état de nature » en contraste avec « l’état de l’homme artificiel » (VIII, 189). Voici comment le Scythe Indatire parle au prince d’Ecbatane, Athamare :

Que l’homme soit esclave aux champs de la Médie,
Qu’il rampe, j’y consens ; il est libre en Scythie.
Au moment qu’Obéide honora de ses pas
Le tranquille horizon qui borde nos États,
La liberté, la paix, qui sont notre apanage,
L’heureuse égalité, les biens du premier âge,
Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis,
Ces biens, perdus ailleurs et par nous recueillis,
De la belle Obéide ont été le partage.

(VIII, 246.)

Mais, même dans les Scythes, Voltaire n’adopte pourtant pas la théorie de Rousseau. Et ces Scythes que glorifie Indatire, Obéide nous les peint comme des brutes et des monstres[46].

Moi, complaire à ce peuple, aux monstres de Scythie !
À ces brutes humains pétris de barbarie,
À ces âmes de fer, et dont la dureté
Passa longtemps chez nous pour noble fermeté,
Dont on chérit de loin l’égalité paisible

Et chez qui je ne vois qu’un orgueil inflexible,
Une atrocité morne !
J’ai fui pour ces ingrats la cour la plus auguste,

Un peuple doux, poli, quelquefois trop injuste,
Mais généreux, sensible, etc.


Et un peu plus loin :

 
« Telles sont leurs âmes inhumaines ;
Tel est l’homme sauvage à lui-même laissé, etc.
(VIII, 264, 266.)

Quelques vices que produise la civilisation, les hommes n’ont point perverti l’ordre de la nature en formant des sociétés ; pour soutenir un tel paradoxe, il faut être atteint de folie. C’est le soi-disant état de nature qui avilirait et dégraderait le genre humain. Jean-Jacques et les déclamateurs à sa suite peuvent s’en aller chez les sauvages : ils seront bientôt comme eux, ils perdront tout ce qui fait la supériorité de l’homme sur la brute, ils ne penseront plus et c’est à peine s’ils conserveront l’usage de la parole[47].

En 1750 avait paru le Discours de Rousseau contre les lettres et les arts. L’année suivante, Voltaire publie le petit dialogue intitulé Timon. Timon déteste les écrivains comme des corrupteurs ; il maudit la civilisation, il abomine la science ; il se dispose à partir pour le pays des Iroquois. Cependant, quelques jours avant son départ, il rencontre un de ses amis avec lequel il va dîner dans un château voisin. Près d’un bois, tous deux sont dépouillés par des voleurs, qui sans doute n’avaient suivi les cours d’aucune université. Puis, ils arrivent presque nus chez leur hôte, un très savant homme ; on les y habille, on leur prête de l’argent, on leur fait bonne chère, on ne les égorge pas le moins du monde. Mais, au sortir du repas, Timon prend tout de même sa plume pour écrire un virulent libelle contre les philosophes et les gens de lettres[48].

Quatre ans après son premier Discours, Rousseau en publie un second, encore plus agressif. Voltaire, auquel il l’adresse, lui répond plaisamment qu’« on n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes » (Lettre à Rousseau, 30 août 1755). Sous une forme ironique, sa lettre fait entendre des vérités qui lui sont chères, et qu’il a exprimées autre part avec une chaleureuse éloquence. Elle dénonce le sophisme sur lequel le rhéteur genevois fondait sa thèse en opposant l’une à l’autre la nature et la civilisation.

Contre Rousseau et ses disciples, Voltaire soutient que la civilisation est naturelle. Ceux qui ne suivent pas la nature ou qui la suivent mal, ce sont les sauvages. Issue de la société, pour laquelle Dieu nous a fait naître, la civilisation développe les hommes selon leurs instincts. N’opposons pas plus la société des hommes à leur nature que nous n’opposons la société des abeilles à la nature des abeilles. Ceux qui suivent la loi naturelle, ce sont ceux qui civilisent le genre humain, qui inventent ou perfectionnent les arts, qui proposent de bonnes lois, qui rendent la vie en commun plus sage ou plus facile[49].

Si l’homme est véritablement homme en tant qu’animal sociable, nous ne considérerons comme véritablement humaines ni les vertus que prêche le catholicisme, ni même la plupart de celles qu’enseigna la philosophie antique. Une vertu inutile à la société ne mérite pas ce nom.

Les catholiques distinguent trois vertus, dites théologales : l’espérance, la foi et la charité.

Certes l’espérance est pour l’homme d’un prix inestimable. Elle nous fait jouir de ce que nous n’avons pas encore, de ce que, peut-être, nous n’aurons jamais ; et, fût-ce en nous trompant, elle nous donne des plaisirs qui ne sont point illusoires. Mais devons-nous la qualifier pour cela de vertu ? À vrai dire, elle ne l’est pas plus que la crainte ; car « on craint ou on espère selon qu’on nous promet ou qu’on nous menace » (Dict. phil., Vertu, XXXII, 450). D’une part, espérer ce qui n’arrivera pas, c’est une duperie ; et, quoique cette duperie allège et console notre existence, nous ne pouvons cependant y rien voir de vertueux. Mais d’autre part, quand on sait qu’une chose arrivera, comment serait-ce vertu que de l’espérer ?

La foi ne passe chez les chrétiens pour une vertu parce qu’ils entendent ce mot dans un sens tout particulier. Dans quel sens ? La foi chrétienne ne consiste pas à croire une vérité reconnue par la raison ; ainsi, croire que deux et deux font quatre, ou qu’il existe un Être suprême, on n’y a aucun mérite et ce n’est pas là de la foi. Elle consiste à tenir pour vraie une chose que notre raison rejette. Or, si nous n’avons aucun mérite de croire la chose qui nous paraît vraie, en avons-nous de croire celle qui nous paraît fausse ? Il semble, au contraire, que nous ne devions rien admettre sans l’avoir examiné. « Un homme qui reçoit sa religion sans examen ne diffère pas d’un bœuf qu’on attelle » (Examen important, XLIII, 45). Nous tenons de Dieu la raison ; c’est une offense à Dieu que de ne pas nous en servir.

Aussi bien ceux qui disent avoir la foi, sont en réalité des menteurs, ou, du moins, ils se font illusion à eux-mêmes. Voici par exemple le Turc Mustapha. Il prétend croire que l’ange Gabriel descendit de l’Empyrée pour apporter à Mahomet des feuillets du Coran écrits en lettres d’or. Et, quand on lui demande ses raisons de le croire, il allègue pour preuves que les préceptes et les dogmes de la religion musulmane sont la perfection même de la sagesse, que cette religion a été d’ailleurs confirmée par des miracles, et enfin qu’elle a converti la moitié de la terre. Fort bien. Cependant, si vous lui faites quelque difficulté sur les visites de l’ange Gabriel chez le Prophète, voilà Mustapha qui commence à bégayer, et ses bégaiements trahissent un doute. Y croyez-vous vous, lui demande-t-on, comme vous croyez que la ville de Stamboul existe ? Il se trouble. Le fond de ses discours est qu’il croit sans croire. Il se dit : « C’est impossible et pourtant c’est vrai ; je crois ce que je ne crois pas ». Accoutumé à prononcer, avec son mollah, certaines paroles dont le sens lui échappe, il s’aperçoit, en y réfléchissant qu’il n’a jamais cru[50].

On ne peut croire que d’instinct, ou bien après un raisonnement, ou bien en vertu de probabilités qui équivalent à la certitude. Mais la foi n’est rien de tout cela. Donc elle ne saurait être une croyance. Et qui croit par exemple que trois personnes en fassent une seule ? Celui qui prétend croire à la Trinité se ment à soi-même. Quand il dit : « Je crois », cela signifie qu’il respecte les mystères, qu’il se dessaisit de sa raison. À proprement parler, il ne croit point. Une incrédulité soumise, voilà sa foi[51].

Quant à la charité, elle est sans doute, lorsqu’on l’entend bien, la plus belle de toutes les vertus. Mais comment l’entend-on ? D’abord, nous avons avili ce mot divin en faisant de caritas, originairement amour, « le terme infâme… qui signifie l’aumône » (Lettre à Mme du Deffand, 20 janv. 1769). Puis, si la charité, comme nous l’apprennent les théologiens, consiste à aimer les hommes par rapport à Dieu, l’on peut craindre qu’elle ne cesse d’être une vertu humaine. Pourquoi donc ne pas aimer les hommes en tant qu’hommes, Dieu en tant que Dieu ? Ensuite elle semble, ainsi comprise, impliquer l’idée d’une récompense en vue de laquelle on la pratique ; dans le dialogue entre l’Excrément de théologie et l’Honnête homme, quand celui-ci a dit que la bienfaisance est la seule vraie vertu : « Quelque sot ! répond l’autre. Vraiment oui, j’irai me donner bien du tourment pour servir les hommes, et il ne m’en reviendrait rien ! Chaque peine mérite salaire. Je ne prétends pas faire la moindre action honnête, à moins que je ne sois sûr du paradis » (Dict. phil., Vertu, XXXII, 451).

La charité, d’ailleurs, peut rester inactive, et dès lors que vaut-elle ? Mais quand elle agit, ceux qui en sont l’objet trouvent parfois que ses pratiques manquent d’aménité :

Un doux inquisiteur, un crucifix en main,
Au feu par charité fait jeter son prochain.

(Loi naturelle, XII, 168.)

Il y eut en Danemark une secte parmi laquelle cette vertu chrétienne était en singulier honneur. Comme les enfants qui meurent tout de suite après le baptême doivent jouir de la félicité et de la gloire éternelles, son zèle charitable ne trouvait rien de mieux que d’égorger le plus possible d’enfants nouvellement baptisés afin de leur procurer le paradis[52].

La foi, l’espérance et la charité peuvent bien faire des saints. Mais Voltaire, pour son compte, n’apprécie les saints que s’ils se rendent utiles. « Mon saint à moi, dit-il, c’est Vincent de Paule, c’est le patron des fondateurs. Il a laissé plus de monuments utiles que son souverain Louis XIII. Au milieu des guerres de la Fronde, il fut également respecté des deux partis. Lui seul eût été capable d’empêcher la Saint-Barthélemy. Il voulait que l’on cassât la cloche infernale de Saint-Germain l’Auxerrois qui a sonné le tocsin du massacre » (Lettre à M. de Villette, 4 janv. 1766). Quant aux anachorètes et aux cénobites, ceux-là, ne faisant de bien à personne, ne sont point vertueux. De saint Cucufin et du roi Henri IV, lequel a pratiqué ce qui s’appelle vertu ? Le 12 octobre 1766, Clément XIII canonisa frère Cucufin d’Ascoli. À en croire le procès-verbal de la Congrégation des rites, frère Cucufin, dînant chez un cardinal, avait poussé l’humilité jusqu’à prendre de la bouillie avec sa fourchette et à renverser un œuf frais sur sa barbe. Certes Henri IV fut moins humble, et ses mœurs, il faut l’avouer, n’eurent rien d’édifiant. Mais, réduit à conquérir son royaume par les armes, ce prince miséricordieux, un jour de bataille, s’écria de rang en rang : « Épargnez le sang français » ; et, monté sur le trône, ce prince bienfaisant ramena chez ses peuples la paix civile et leur enseigna la tolérance. Aussi Voltaire ne craint-il pas de lui donner l’avantage sur frère Cucufin. Il n’y a de véritables vertus que les vertus utiles[53].

Utiles à nos semblables, cela s’entend, non à nous-mêmes. Et c’est pourquoi l’on ne doit pas plus qualifier de ce nom les quatre, vertus cardinales que les trois vertus théologales. De ces quatre vertus, la justice est la seule qui le mérite. Utiles à celui qui les possède, les autres, force, prudence, tempérance, ne sauraient s’appeler vertus que s’il en fait profiter son prochain ; ou plutôt elles sont, même alors, des qualités mises au service d’une vertu qui ne se confond point avec elles. Mais un scélérat, après tout, peut être fort, prudent, tempérant. Sa force s’applique au mal, sa prudence est de la politique, et sa tempérance de l’hygiène[54].

Ne regardant la tempérance que comme « bonne pour gouverner notre corps », Voltaire la concilie avec l’usage du plaisir. On peut, sur ce point, trouver sa morale trop accommodante. Un de ses griefs contre la religion catholique, c’est, nous l’avons vu, qu’elle condamne les jouissances corporelles. Mais, non content de répudier l’ascétisme, il semble parfois recommander une existence oisive et molle.

Déjà vieux, il écrit à Mme du Deffand : « La mort n’est rien du tout, l’idée seule en est triste. N’y songeons donc jamais et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant : Que ferai-je aujourd’hui pour me procurer de la santé et de l’amusement ? C’est à quoi tout se réduit à l’âge où nous sommes » (18 nov. 1761). Vingt-cinq ans plus tôt, quelle vie célébrait-il dans le Mondain ? Ce mondain s’entoure, chez lui, de tous les plaisirs que peut procurer le luxe. Sort-il ? un char commode et magnifique le porte au rendez-vous chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie, qui le comblent de leurs faveurs. Le soir, il va à l’Opéra ; puis, de retour dans son hôtel, il y trouve un souper délicieux, préparé par le mortel divin qui gouverne sa cuisine. Voilà une de ses journées ; et, le lendemain, il recommence la fête en la variant de son mieux :

« Le lendemain donne d’autres désirs,
D’autres soupers et de nouveaux plaisirs.

(XIV, 130.)


Rien d’étonnant si les éditeurs de Kehl disent que c’est là la vie d’un « sybarite », d’un « homme méprisable » (XIV, 125). Dans un siècle qui ne se piquait point d’austérité, ce poème fit scandale.

Mais, comme l’ajoutent les mêmes éditeurs, le Mondain est, à vrai dire, « une pure plaisanterie ». C’est aussi ce qu’allègue Voltaire, soit dans sa Défense publique, soit dans ses lettres. « Il faut avoir, écrit-il par exemple à Thiériot, l’absurdité et la sottise de l’âge d’or pour trouver cela dangereux, et la cruauté du siècle de fer pour persécuter l’auteur d’un badinage si innocent » (27 nov. 1736). Et de même il se plaint à M. de Tressan qu’on lui reproche « quelque chose d’aussi simple, un badinage plein de naïveté et d’innocence » (9 déc. 1736).

Quand Voltaire parle sérieusement, ce n’est certes pas lui qui glorifierait une molle paresse. Combien de fois n’a-t-il pas fait au contraire l’éloge de l’action et du travail[55] ! Mais comparons seulement son existence avec celle de son mondain. « Un homme qui, pendant soixante et dix ans, n’a point peut-être passé un seul jour sans écrire ou sans agir en faveur de l’humanité, aurait-il approuvé une vie consumée dans de vains plaisirs ? » (XIV, 125). Ainsi plaident sa cause les éditeurs de Kehl. Et Voltaire, de son côté, écrit à Frédéric : « C’est par pure humanité que je conseille les plaisirs ; le mien n’est guère que l’étude et la solitude » (janv. 1737 ; LII, 385). Au surplus, le ton même de la pièce en indique assez le caractère plaisant ; et, quand il s’écriait :

Un cuisinier est un mortel divin !


il ne pensait pas sans doute qu’on pût le prendre au mot.

Son innocent badinage avait cependant une signification. Il reprit le sujet du Mondain sous une forme sérieuse dans le cinquième Discours sur l’Homme, qui, comme le Mondain, procède de son aversion pour l’ascétisme catholique. Et là encore cette aversion l’entraîne quelquefois trop loin : il déclare que la nature nous révèle Dieu par les plaisirs ; puis, en nous recommandant là-dessus d’être hommes avant d’être chrétiens, il semble admettre que l’essence de l’humanité consiste dans les appétits sensuels. Mais ne lui tenons pas rigueur de quelques boutades ; il ne veut, à vrai dire, que protester contre des mortifications absurdes et honnir ceux auxquels leur orgueil et leur inhumanité font anathématiser toutes les jouissances d’autrui.

J’admire et ne plains point un cœur maître de soi
Qui, tenant ses désirs enchaînés sous sa loi,
S’arrache au genre humain pour qui Dieu nous fit naître…
Mais que, fier de ses croix, vain de ses abstinences,
Et surtout en secret lassé de ses souffrances,
Il condamne dans nous tout ce qu’il a quitté,
L’hymen, le nom de père et la société :
On voit de cet orgueil la vanité profonde ;
C’est moins l’ami de Dieu que l’ennemi du monde.

(XII, 83.)

Au reste, il recommande partout et toujours la modération. Et, dans ce même Discours, après avoir défendu contre les ascètes l’usage des plaisirs :

L’usage en est heureux, si l’abus est funeste,


il dit aux intempérants :

Usez, n’abusez pas, le sage ainsi l’ordonne.

(XII, 83, 84.)

[56]

Voltaire combat non seulement l’ascétisme catholique, mais aussi le rigorisme de certains philosophes. Montesquieu lui-même ne se bornait pas à louer l’austérité des mœurs antiques ; considérant la vertu comme le principe des démocraties, il voulait que l’amour de la rage rentrât dans cette vertu républicaine. Et quant à Jean-Jacques, on l’avait vu, dès son premier Discours, mettre en œuvre toutes les ressources de la rhétorique pour déclamer contre la richesse, contre les aises et l’élégance de la vie, contre la splendeur funeste » des arts.

Il était bon de réfuter ces éloquents sophismes. C’est ce que fit Voltaire avec son bon sens accoutumé. Qu’appelle-t-on le luxe ? Au temps où nos pères ne connaissaient pas encore l’usage de la chemise, celui qui en porta une le premier fut sans doute accusé par les Jean-Jacques contemporains de corrompre les mœurs. Si l’on appelle luxe la dépense que fait un homme riche, pourquoi blâmer cet homme de proportionner sa dépense à sa fortune ? La Bruyère vante nos ancêtres d’avoir gardé leur argent dans leur coffres. Faut-il donc proscrire l’industrie, les arts, le goût, et même la propreté[57] ?


Et le poème sur l’Usage de la Vie :

Je ne veux que vous apprendre
L’art peu connu d’être heureux.
Cet art qui doit tout comprendre,
Est de modérer ses vœux.

(XIV, 141.)

À vrai dire, La Bruyère ne condamne que ceux qui préfèrent le faste aux choses utiles, qui « se chauffent à un petit feu » et « s’éclairent avec des bougies », qui dépensent au delà de leurs moyens pour faire figure. Cette vanité, Voltaire, lui aussi, la blâme et la raille. Un laboureur se ferait moquer, s’il mettait, pour conduire la charrue, de beaux habits et de fines chaussures. Mais ne peut-il mettre de bonnes chaussures et des habits commodes ? Et, d’autre part, un riche bourgeois devrait-il paraître au spectacle vêtu comme un paysan ? Qu’on ne vienne pas nous vanter les anciens Romains. S’ils vécurent sans luxe, c’est quand ils étaient encore pauvres. Du reste ces Romains dont nos moralistes célèbrent la vertu, n’en saccageaient pas moins les villages des Volsques ou des Samnites. Plus tard, ils conquirent le monde. Leur en voudra-t-on d’avoir mis à profit leurs rapines ? Ce sont ces rapines qu’on doit leur reprocher. Tant qu’ils furent pauvres, ils se passèrent de luxe : rien là de vertueux ; lorsqu’ils devinrent opulents, ils jouirent de leurs richesses : rien là de criminel. Le luxe, par lequel se développent tous les arts, ne mérite la censure des moralistes que s’il est excessif en comparaison de nos ressources ou du milieu dans lequel nous vivons.

Sur sept vertus théologales ou cardinales, six, comme dit Voltaire, restent dans l’école. Trois, la force, la tempérance, la prudence, sont des qualités qui ne méritent pas d’être appelées vertus ; deux, l’espérance et la foi, n’ont aucun rapport avec la morale ; une, la charité, peut causer les plus grands maux. La seule des sept que Voltaire reconnaisse pour vertu, c’est la justice.

L’accuserons-nous, avec un critique contemporain, de réduire la loi morale à la pratique de cette seule vertu[58] ? S’il répudie la charité, et nous avons dit pourquoi, il y substitue la bienfaisance.

Quelques passages de son œuvre, isolés et mal interprétés, pourraient cependant faire croire qu’il s’en tient à la justice. D’abord, ce vers de la Loi naturelle :

Qu’on soit juste, il suffit ; le reste est arbitraire.

(XII, 161.)


Puis, un mot du dialogue entre l’Excrément et l’Honnête homme : « Si tu es juste, tu as tout dit » (Dict. phil., Vertu, XXXII, 450). Et enfin, après avoir vanté, dans le Philosophe ignorant, la religion chinoise, il la résume ainsi : « Adorez le ciel et soyez justes » (XLII, 599) Ses ennemis ne pouvaient manquer d’alléguer ces divers passages pour soutenir que Voltaire méconnaît les devoirs où la justice ne nous oblige pas.

Mais supprimera-t-on tous ceux dans lesquels il célèbre la bienfaisance ? Le suivant, par exemple, du septième Discours sur l’Homme :

Certain législateur, dont la plume féconde
Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde,
Et qui, depuis trente ans, écrit pour des ingrats,
Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas.
Ce mot est bienfaisance. Il me plaît ; il rassemble,
Si le cœur en est cru, bien des vertus ensemble.
Petits grammairiens, grands précepteurs des sots,
Qui pesez la parole et mesurez les mots,
Pareille expression vous semble hasardée :
Mais l’univers entier doit en chérir l’idée.

(XII, 100.)


Et cet autre encore, des Remarques de l’Essai sur les Mœurs : « Il n’y a point en rigueur de loi positive fondamentale. Les hommes ne peuvent faire que des lois de convention. Il n’y a que l’auteur de la nature qui ait pu faire les lois éternelles de la nature. La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : Traite les autres comme tu voudrais être traité. C’est que cette loi est de la nature même ; elle ne peut être arrachée du cœur humain ; c’est, de toutes les lois, la plus mal exécutée, mais elle-s’élève toujours contre celui qui la transgresse » (XLI, 176). On multiplierait aisément les citations analogues[59]. Ceux qui accusent Voltaire de réduire la morale à la justice ne l’ont manifestement pas lu.

Et reprenons maintenant les passages mêmes sur lesquels ils s’appuient. Si Voltaire préconise la morale chinoise, résumée par cette maxime : « Soyez justes », il loue aussitôt après Confucius de prêcher la bienfaisance. Confucius « ne dit point qu’il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse à nous-mêmes ; ce n’est que défendre le mal. Il fait plus, il recommande le bien : Traite autrui comme tu veux qu’on te traite » (Le Phil. ignorant, XLII, 599). Dans le Dialogue entre l’Excrément et l’Honnête homme, à la formule : « Si tu es juste, tu as tout dit », l’Honnête homme ajoute : « Ce n’est pas encore assez d’être juste, il faut être bienfaisant. Voilà ce qui est véritablement cardinal » (Dict. phil., Vertu, XXXII, 450). Et, quant au vers de la Loi naturelle, le terme arbitraire, comme en fait foi le vers précédent, y désigne les usages, les intérêts, les cultes, les lois, qui varient d’un pays à l’autre. Mais du reste, en disant : « Qu’on soit juste, il suffit », Voltaire, loin d’exclure la bienfaisance, entend plutôt la faire rentrer dans la justice. Rappelons seulement un mot bien caractéristique du septième Discours sur l’Homme :

xxxxxLe juste est bienfaisant
x
(XII, 98.)


Au point de vue de ce qu’on appelle aujourd’hui la solidarité humaine, les devoirs de la justice comprennent ceux de la bienfaisance, et telle est sans doute la signification de ce mot.

Les véritables vertus étant les vertus utiles, les véritables grands hommes sont, d’après Voltaire, ceux qui ont bien mérité de leurs semblables, « qui ont rendu de grands services au genre humain » (Lettre à Darmilaville, 7 mai 1762)[60]. Pendant son exil en Angleterre, une discussion s’éleva, lui présent, entre des personnes célèbres sur « cette question usée et frivole : quel était le plus grand homme de César, d’Alexandre, de Tamerlan ou de Cromwell ». Une d’entre elles, raconte-t-il, soutint que c’était sans conteste Isaac Newton. Et il ajoute : « Cet homme avait raison ; car… ces politiques et ces conquérants dont aucun siècle n’a manqué ne sont d’ordinaire que d’illustres méchants », et « la vraie grandeur consiste à avoir reçu du ciel un puissant génie et à s’en être servi pour s’éclairer soi-même et les autres » (Lettres philos., XXXVII, 169). En priant Thiériot de lui fournir des « anecdotes » sur les grands hommes du précédent siècle : « J’appelle grands hommes, lui dit-il, tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros » (15 juill. 1735)[61]. Et plus tard, occupé de « son czar Pierre », il écrit au même Thiériot : « Je suis bien aise de faire voir que les héros n’ont pas la première place dans ce monde. Un législateur est à mon sens bien au-dessus d’un grenadier, et celui qui a formé un grand empire vaut bien mieux que celui qui a ruiné son royaume » (18 juin 1759).

Historien, Voltaire ne sépare pas l’histoire de la « philosophie ». Selon lui, les philosophes seuls y sont propres[62]. Il se moque de Daniel, qui croyait écrire une œuvre historique en transcrivant « des dates et des récits de bataille » (Dict. phil., Histoire, XXX, 221). Si l’on veut, déclare-t-il, raconter le règne d’Alexandre, qu’on représente ce prince « donnant des lois au milieu de la guerre, formant des colonies, établissant le commerce » (Conseils à un Journaliste, XXXVII, 363). Lui-même, l’histoire qu’il fait, c’est, à vrai dire, celle de la civilisation. Sa principale œuvre d’historien porte un titre assez significatif. Et quelles en sont les premières lignes ? « Vous voudriez[63], dit-il, que des philosophes eussent écrit l’histoire ancienne, parce que vous voulez la lire en philosophe » (XV, 3). Au lieu de raconter une fois de plus les pillages et les massacres dont les historiens remplissaient jusqu’alors leurs livres, il a pour objet principal les arts, l’industrie, le commerce, la vie matérielle, intellectuelle et morale des nations.

Dans le Siècle de Louis XIV tel qu’il l’avait d’abord conçu, il devait s’attacher, non pas à la guerre et à la politique, par lesquelles « ce siècle n’a aucun avantage », mais aux progrès de l’esprit (Lettre à d’Olivet, 24 août 1735). « Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, dit-il, ce ne sont point les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain » (Lettre à l’abbé Dubos, 30 oct. 1738). « On n’a fait que l’histoire des rois, mais on n’a point fait celle de la nation. Il semble que, pendant quatorze cents ans, il n’y ait eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux. Mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre esprit, ne sont-ils donc rien ? » (Lettre à d’Argenson, 26 janv. 1740)[64]. Pour Voltaire, là est justement l’essentiel, là est la matière même de l’histoire.

On peut s’étonner qu’il ait raconté le règne d’un Charles XII. Lui-même s’en explique dans un Discours préliminaire qui précède la première édition. L’Histoire de Charles XII, y déclare-t-il, guérira peut-être quelques princes de la folie des conquêtes[65]. Mais il exprime cependant plus d’une fois le regret d’avoir pris pour héros un roi si batailleur, d’avoir, comme il dit, « barbouillé deux tomes » à parler de tant de combats, de tant de maux faits au genre humain (Lettre à Frédéric, mai 1737; LII, 475).

Plus tard, il ne raconte l’histoire de Pierre le Grand qu’afin de montrer en lui le réformateur et le législateur. Écrivant au comte Schouvalof, il se plaint de ne rien trouver dans les livres sur les manufactures, les routes, les canaux, sur les lois et les institutions[66]. Ce que son ouvrage veut mettre en lumière, c’est le développement si rapide de la civilisation russe. Et, quand il l’envoie à d’Argental : « Si vous avez trouvé, dit-il, quelque petite odeur de philosophie morale… dans l’Histoire de Pierre le Grand, je me tiens très récompensé de mon travail » (25 avr. 1763)[67].

En somme l’histoire est pour lui le tableau de l’esprit humain, et non le récit de guerres qui, le plus souvent, n’ont produit que du mal.

Il n’y a pas à ses yeux de plus grand fléau que la guerre[68]. Ceux qui en font l’apologie allèguent que tous les animaux se livrent les uns aux autres de perpétuels combats. Veut-on confondre l’homme avec la brute ? Et quel avantage tirerions-nous de la raison, si nos pires actes pouvaient se justifier par l’exemple des animaux auxquels Dieu l’a refusée ?

Reconnaissons cependant que la guerre règne et régna toujours chez presque toutes les nations. Devons-nous donc y voir, comme on le dit, une loi de la nature ? Mais il n’est aucun progrès moral qui ne provienne d’une victoire de l’homme sur ses mauvais instincts naturels. Dans les temps primitifs, la guerre se faisait d’individus à individus ; ensuite elle se fit entre les tribus diverses d’un peuple. Le régime de la justice ayant, de siècle en siècle, gagné sur celui de la violence, elle a fini par ne se faire qu’entre nations. Pourquoi le jour ne viendrait-il pas pour les nations elles-mêmes de régler leurs conflits sans effusion de sang ? Que les philosophes hâtent ce jour plus ou moins lointain[69].

Selon Montesquieu, le droit de légitime défense peut, en certains cas, autoriser une agression ; tel peuple, dit-il, si une paix trop longue doit mettre son voisin à même de le subjuguer, n’a, pour se prémunir, d’autre moyen que de lui déclarer la guerre. Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire proteste qu’une telle guerre n’est ni honnête ni utile[70], et, dans le Commentaire sur l’esprit des Lois, que c’est là, « l’esprit des lois de Cartouche et de Desrues » (L, 62)[71]. Au surplus, Montesquieu se corrige lui-même. On ne doit égorger son voisin, ajoute-t-il, que si ce voisin vous égorge. Rien de mieux. Mais il s’agit alors de résister à des brigands qui menacent votre vie ; il s’agit d’une guerre défensive, et ce qu’on appelle ainsi ne mérite pas en réalité le nom de guerre.

Quoique Voltaire ait célébré, à l’occasion, des victoires françaises[72], il ne cessa de préconiser la paix. Rappelons, par exemple, deux de ses odes, la neuvième et la treizième : l’une se termine par un éloge de Louis XIV, non point « conquérant », mais « sage » ; l’autre félicite Louis XV de tenir encore l’olive dans ses mains sous les lauriers dont le couronne Fontenoy.

À Frédéric lui-même Voltaire a toujours conseillé une politique pacificatrice. Lisons sa correspondance avec ce prince, en pleine guerre, pendant l’année 1747. Il lui écrit au mois d’avril : « Ne cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette terre, que vous avez, dites-vous, tant d’envie de rendre heureuse ? » (LIV, 430). Puis, le 15 mai : « Je conçois quelque espérance que Votre Majesté raffermira l’Europe comme elle l’a ébranlée et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré. » Le 26 : « Vous voilà le héros de l’Allemagne et l’arbitre de l’Europe ; vous en serez le pacificateur. » En juillet : Votre Majesté a glissé dans sa lettre l’agréable mot de paix, ce mot qui est si harmonieux à mon oreille. Je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l’Allemagne et de l’Europe » (LIV, 449). Et peu après, le même mois :

Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre,
Rassurez-la par vos bienfaits,
Et faites retentir les accents de la paix
Après les éclats du tonnerre[73].

(LIV, 452.)

Il y aurait eu quelque naïveté à croire que le roi de Prusse mît bas les armes avant d’avoir réalisé ses desseins. Voltaire le croit-il ? Non sans doute ; mais, sans s’exagérer l’influence que ses conseils peuvent exercer sur Frédéric, il remplit son devoir de philosophe.

Ce qui est sûr, c’est qu’il ne partage pas les illusions de l’abbé de Saint-Pierre. Si lui-même a écrit un opuscule intitulé De la Paix perpétuelle, il y traite en réalité de la tolérance « la seule paix perpétuelle qui puisse être établie chez les hommes » ; quant à cette paix « imaginée par un Français nommé l’abbé de Saint-Pierre », elle ne saurait pas plus subsister entre les princes « qu’entre les éléphants et les rhinocéros » (XLVI, 57). Dans l’article Guerre du Dictionnaire philosophique, il appelle la guerre « un fléau inévitable » (XXX, 153)[74]. Dans une note au Poème de la Tactique, il remarque tout d’abord que plus les nations se sont policées, plus elles en ont adouci les horreurs. Mais il qualifie pourtant de rêve le généreux projet de l’abolir, et il déclare que, ne pouvant empêcher les loups de manger les moutons, nous ne pouvons davantage empêcher les hommes de s’entr’égorger[75].

Quelle que soit la sagesse d’une nation, elle a toujours à craindre les nations voisines. Après avoir développé dans la Tactique tous les lieux communs en usage contre le métier militaire, les armées, les prétendus héros, Voltaire se rend bientôt aux raisons de son interlocuteur : quand on la fait pour garder son bien, non pour voler le bien d’autrui, la guerre est le premier des arts. Et sans doute il n’en souhaite pas moins que

L’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre


règne un jour parmi les hommes. Seulement, dès lors qu’elle est encore impraticable, nous devons, tout en nous abstenant d’attaquer les autres peuples, nous tenir prêts à repousser leurs attaques[76].

On a représenté Voltaire comme dénué de tout patriotisme, ou même comme antipatriote[77]. En réalité, il fut aussi patriote qu’on pouvait l’être au xviiie siècle, en un temps où se prépare la rupture entre l’ancienne France, déjà caduque, et la France nouvelle, qui commence de s’ébaucher.

Son patriotisme ne l’empêcha pas sans doute d’analyser l’idée de patrie. Mais veut-on soustraire aucune idée à la critique ?

Premièrement, c’est, dit-il, « une maxime adoptée par tous les publicistes, que tout homme est libre de se choisir une patrie » (Dict. phil., Philosophe, XXXI, 406). Il écrit à Maupertuis, appelé en Prusse par Frédéric : « Si vous aviez à vous plaindre de votre patrie, vous feriez très bien d’en accepter une autre » (21 juill. 1740). Lui-même, après l’affaire La Barre, parle de s’établir dans le pays de Clèves avec quelques philosophes[78]. « Vous voulez prendre le parti de rire, écrit-il à d’Alembert ; il faudrait prendre celui de se venger, ou, du moins, quitter un pays où se commettent tous les jours tant d’horreurs. N’auriez-vous pas déjà lu la Relation ci-jointe[79] ? Je vous prie de l’envoyer à frère Frédéric afin qu’il accorde une protection plus marquée et plus durable à cinq ou six hommes de mérite qui veulent se retirer dans une province méridionale de ses États et y cultiver en paix la raison loin du plus absurde fanatisme qui ait avili le genre humain » (23 juill. 1766). Non seulement Voltaire trouve légitime qu’on change en certains cas de patrie, mais il fait valoir les circonstances atténuantes en faveur du banni qui porte les armes contre ses anciens compatriotes. « On a vu les Suisses au service de la Hollande tirer sur les Suisses au service de la France. C’est encore pis que de se battre contre ceux qui nous ont banni ; car, après tout, il semble moins malhonnête de tirer l’épée pour se venger que de la tirer pour de l’argent » (Dict. phil., Bannissement, XXVII, 279).

En second lieu, une foule de gens n’ont pas de patrie. N’ont de patrie ni le Juif de Coïmbre surveillé par des inquisiteurs prêts à le faire brûler s’il ne mange pas de lard, ni le Guèbre esclave des Turcs et des Persans. Celui-là seul en a une, qui peut dire : « Je possède une maison et un champ ; lorsque les citoyens possesseurs de champs et de maisons s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’en délibère avec eux ; je détiens une part de la souveraineté. » Voilà la patrie. « On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant », on n’en a pas quand on n’a ni biens ni droits (Dict. phil., Patrie, XXXI, 371 sqq.)[80].

Troisièmement, — parmi ceux qui se targuent de patriotisme, combien sont de vrais patriotes ? Un riche Parisien aime sa maison luxueuse, sa loge à l’Opéra, les filles qu’il entretient, le vin de Champagne que Reims lui envoie, les rentes que lui paie l’Hôtel de Ville : aime-t-il sa patrie ? Un financier l’aime-t-il ? Le capitaine et le soldat ont-ils une affection bien tendre pour les paysans qu’ils ruinent[81] ? Autre chose est d’aimer la patrie, autre chose d’aimer les biens qu’elle procure.

Enfin le patriotisme, chez beaucoup, consiste essentiellement dans la haine. Haïr tous les pays, sauf le sien, voilà pour eux ce qui caractérise un patriote. Veut-on que sa patrie ne devienne ni plus grande ni plus riche au détriment des peuples voisins ? Alors on est un citoyen de l’univers. Mais le nom de patriote s’applique à ceux qui n’aiment leur nation qu’en détestant toutes les nations étrangères[82].

Lorsqu’il critique l’idée de patrie, Voltaire fait son métier de philosophe. Aussi l’attaque-t-on plutôt sur d’autres points.

Quelques-uns de ses contemporains se plaignent qu’il répande chez nous la philosophie anglaisé, comme si l’on était mauvais Français pour préférer Newton à Descartes[83]. Devons-nous le défendre contre une telle accusation ? Il répondait que la philosophie n’est ni française, ni anglaise, mais humaine : et il a mérité la reconnaissance de toutes les nations en contribuant plus qu’aucun philosophe à former dans le monde « une république immense d’esprits cultivés » (Lettre au prince Gallitzin, 14 août 1767)[84].

On allègue aussi le mal qu’il se plaît à dire des « Welches ». Mais ce grief en vérité n’est guère plus sérieux que le précédent. Damilaville l’ayant repris là-dessus : « Je me souviens, lui écrit-il, que Catherine Vadé pensait comme vous et disait à Antoine Vadé… : Mon cousin, pourquoi faites-vous tant de reproches à ces pauvres Welches ? — Eh ! ne voyez-vous pas, ma cousine, répondit-il, que ces reproches ne s’adressent qu’aux pédants qui ont voulu mettre sur la tête des Welches un joug ridicule ? Les uns ont envoyé l’argent des Welches à Rome : les autres ont donné des arrêts contre l’émétique et le quinquina ; d’autres ont fait brûler des sorciers ; d’autres ont fait brûler des hérétiques et quelquefois des philosophes. J’aime fort les Welches, ma cousine ; mais vous savez que quelquefois ils ont été assez mal conduits. J’aime à les piquer d’honneur et à gronder ma maîtresse » (19 mai 1764)[85]. Du reste, si Voltaire s’égayait souvent aux dépens des Welches, cela le fâchait que d’autres, les étrangers surtout, se permissent de les dénigrer. « Il me vient quelquefois, écrit-il à Mme du Deffand, des Anglais, des Russes. Vous ne savez pas, Madame, ce que c’est que d’être Français en pays étranger… On ressemble à celui qui voulait bien dire à sa femme qu’elle était une catin, mais qui ne voulait pas l’entendre dire » (25 avr. 1760).

Voici deux griefs plus sérieux.

D’abord, la façon dont il a traité Jeanne d’Arc. Mais notre culte récent pour Jeanne, dans laquelle nous symbolisons la patrie même, ne doit pas nous rendre injustes envers lui. La Pucelle fut, avant de paraître, le régal des princes et des grands, qui en sollicitaient des copies. Lorsqu’elle eut paru, tous les honnêtes gens la lurent avec délices ; aucun d’eux ne s’avisa d’incriminer Voltaire. S’il tarda longtemps à la publier, si même il la publia malgré lui, c’est uniquement par crainte que les dévots ne l’accusassent d’impiété. Ce poème était un badinage, et que nous ne devons pas apprécier selon les idées de notre temps.

Dans plusieurs autres écrits, Voltaire a parlé sérieusement de Jeanne d’Arc. Il voulait débarrasser son histoire du merveilleux qui en faisait une légende. Et il ne suivit la chronique de Monstrelet que comme la seule où le merveilleux ne tînt aucune place. Selon Voltaire, celui qui se dit inspiré ne peut être qu’un « idiot » à moins d’être un charlatan. Jeanne d’Arc lui paraît sincère : aussi la traite-t-il d’idiote[86] (innocente). Mais cela ne l’empêche pas de célébrer sa vertu et sa vaillance. Dans la Henriade, en nous la montrant aux enfers parmi les héros, il l’appelle

 
Brave amazone,
La honte des Anglais et le soutien du trône.
(X, 230.)

Dans les Éclaircissements historiques, il la vante d’avoir eu « assez de courage pour rendre de très grands services au roi et à la patrie » (XVIIIe Sottise de Nonotte, XLI, 67)[87]. Dans les Honnétetés littéraires, il la traite de « brave fille que des inquisiteurs et des docteurs firent brûler avec la plus lâche cruauté » (XLII, 682). Dans l’Essai sur les Mœurs, citant une de ses réponses aux juges, il dit que cette réponse est digne d’une mémoire éternelle, et que, chez les anciens, Jeanne se serait vu décerner des autels[88].

Second grief : les relations de Voltaire avec Frédéric. Ce qu’on lui reproche surtout à cet égard, ce sont deux de ses lettres : l’une, de juillet 1742, loue le roi d’avoir conclu avec Marie-Thérèse un traité en vertu duquel il abandonnait la France[89] ; l’autre, écrite après Rosbach, le félicite de la victoire qu’il avait remportée sur nous.

La première de ces deux lettres fut blâmée par les contemporains eux-mêmes. Mais, comme le fait observer un critique de notre temps, Ferdinand Brunetière, il n’y avait là « qu’une question de forme », et « l’opinion publique, à cette date, était complice de l’admiration, de l’enthousiasme de Voltaire pour le roi de Prusse[90] ». Le même critique reconnaît plus loin que, vers le milieu du xviiie siècle, « les défaites de la royauté de Versailles allaient bientôt cesser d’être celles de la patrie ». Bientôt, ajoute-t-il, « la guerre de Sept ans nous donnera le spectacle — peut-être unique dans l’histoire — d’un peuple… faisant en quelque manière cause commune avec les ennemis de sa puissance et de sa gloire[91] ». Voilà ce que dit Brunetière ; et son témoignage a d’autant plus de valeur, qu’on ne reprochera certes pas quelque complaisance pour Voltaire à cet ennemi des « philosophes » et du xviiie siècle.

Les raisons qui excusent la première lettre doivent tout aussi bien excuser la seconde[92]. S’il faut encore citer les critiques les moins prévenus en faveur de Voltaire, M. Faguet, d’une part, fait valoir cette circonstance atténuante, qu’elle est de deux ans postérieure à la bataille ; aussi bien il n’y voit qu’une plaisanterie sans conséquence, « qui n’a absolument rien de criminel, ni même d’odieux[93] ». Et Brunetière rappelle d’autre part que Paris tout entier applaudit à la défaite de Rosbach comme à un triomphe de l’esprit nouveau sur les traditions surannées du gouvernement de Louis XV[94].

On peut relever encore les nombreux passages de sa correspondance où Voltaire exprime le souhait que le jeune d’Etallonde de Morival, compromis dans l’affaire La Barre, et devenu officier de Frédéric, envahisse la France avec les troupes de ce prince. « Je voudrais, lui écrit-il, que vous commandassiez un jour ses armées et que vous vinssiez assiéger Abbeville » (26 mai 1767). Et il écrit à Frédéric : « J’ose dire… que je crois Morival digne d’être employé dans vos armées… Je voudrais le voir à la tête d’une compagnie de grenadiers dans les rues d’Abbeville, faisant trembler ses juges et leur pardonnant » (8 déc. 1772)[95]. Certes, nous ne justifierons pas Voltaire de ces boutades ; mais nous les excuserons du moins par l’indignation et l’horreur que lui avait causées le supplice de La Barre. « J’ai toujours, dit-il dans la même lettre, cette abomination sur le cœur. »

En réalité Voltaire consacra toute sa vie à la gloire de la France. Un des principaux motifs qui l’ engagèrent dans la cause de Calas, c’est qu’il voulait réhabiliter sa patrie devant les autres nations. « Vous me demanderez peut-être, écrit-il à d’Argental, pourquoi je m’intéresse si fort à ce Calas qu’on a roué : c’est que je vois tous les étrangers indignés (27 mars 1762). « Je vois des étrangers, des gens de tous les pays, et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent » (4 avr. 1762). De même dans l’affaire Sirven : « Ce jugement, écrit-il à l’abbé Audra, est horrible et déshonore la France parmi les étrangers. Vous travaillez, monsieur, non seulement pour secourir l’innocence opprimée, mais pour rétablir l’honneur de la patrie » (4 sept. 1769). Et encore dans l’affaire La Barre : « Depuis Archangel, Jassy, Belgrade et Rome, on nous reproche La Barre comme Rosbach… ; il est triste pour nos jolis Français de n’être plus regardés dans toute l’Europe que comme des assassins poltrons » (Lettre à Condorcet, 23 nov. 1774 ; édition Moland, XLIX, 131).

Faut-il rappeler d’autre part le patriotisme dont s’inspirent les ouvrages historiques de Voltaire ? Ce patriotisme a souvent prévalu, dans le Siècle de Louis XIV par exemple, sur son impartialité d’historien. « Je crois écrit-il, à M. Berger, que vous verrez dans l’Essai sur le Siècle de Louis XIV un bon citoyen… L’objet que je me propose a, me semble, un grand avantage ; c’est qu’il ne fournit que des vérités honorables à la nation » (1739 ; LIII, 580). Les vérités qui pourraient n’être pas honorables, il les cache[96]. « J’ose croire, écrit-il à Mme Denis, que ceux qui liront l’histoire de Louis XIV verront bien que je suis Français (24 déc. 1751). Son livre est « l’éloge de la patrie » (Lettre à Hénault, 28 janv. 1752)[97]. Et ainsi ce qu’on devrait reprocher à Voltaire historien, c’est, non de ne pas être patriote, mais d’avoir plus d’une fois dissimulé ce qui lui semblait préjudiciable à la France.

Dans toutes ses œuvres abondent les passages où il célèbre le patriotisme, où il en fait profession. Dans la Loi naturelle :

Cette loi souveraine, à la Chine, au Japon,
Inspira Zoroastre, illumina Solon.
D’un bout du monde à l’autre, elle parle, elle crie :
Adore un Dieu, sois juste et chéris ta patrie.

(XII, 159.)

Dans la tragédie de Tancrède :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

(VII, 159.)

Dans les Scythes :

On souffre en sa patrie, elle peut nous déplaire ;
Mais quand on l’a perdue, alors elle est bien chère.

(VIII, 215.)


Reprochant à Pascal d’avoir dit qu’on ne doit pas aimer les créatures, mais Dieu seul : « Il faut, déclare-t-il, aimer… les créatures ; il faut aimer sa patrie, sa femme, son père, ses enfants ; il faut si bien les aimer, que Dieu nous les fait aimer malgré nous » (Remarques sur les Pensées de Pascal, XXXVII, 50). À Mme du Deffand, il écrit : « On aime toujours sa patrie, malgré qu’on en ait ; on parle toujours de l’infidèle avec plaisir » (23 sept. 1752) ; et à Jean-Jacques : « Il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu’on y essuie » (30 août 1755).

Nous l’avons vu plus haut souhaiter, dans une lettre à Frédéric, que d’Etallonde envahit Abbeville. Mais, la même année, il écrit au même Frédéric : « Je voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux associés. Cela ne serait peut-être pas si difficile, et il serait assez beau de terminer là votre brillante carrière ; car, tout Suisse que je suis, je ne désire pas que vous preniez la France » (18 nov. 1772). Et si, dans cette lettre, il se dit Suisse par plaisanterie, il n’en restait pas moins bien Français de cœur. Ni à Berlin, ni à Ferney, il n’a garde d’oublier sa patrie. Il écrit de Berlin à d’Argental, avant sa brouille avec Frédéric : « Si j’étais bon Français à Paris, à plus forte raison le suis-je dans les pays étrangers » (23 sept. 1750). À Mme Denis : « Je ne suis point naturalisé Vandale » (24 déc. 1751) ; et, dans une autre lettre : « On prétend toujours que j’ai été Prussien. Si on entend par là que j’ai répondu par de l’attachement et de l’enthousiasme aux avances singulières que le roi de Prusse m’a faites pendant quinze années de suite, on a grande raison ; mais si on entend que j’ai été son sujet et que j’ai cessé un moment d’être Français, on se trompe » (9 juill. 1753). Puis, devenu habitant de la Suisse, il écrit à M. Pilavoine, qui l’avait qualifié de Génevois : « Tout amoureux que je suis de ma liberté, cette maîtresse ne m’a pas assez tourné la tête pour me faire renoncer à ma patrie » (25 sept. 1758).

On a lu précédemment sa lettre d’après Rosbach. Mais, sitôt que lui vint la nouvelle de la défaite, il chargea son banquier berlinois de mettre de l’argent à la disposition des officiers Français prisonniers. Quelques jours plus tard, il écrit à d’Argental, le 2 décembre 1757 : « Je ne m’intéresse dans aucun événement que comme Français. Je n’ai d’autre intérêt et d’autre sentiment que ceux que la France m’inspire ; j’ai en France mon bien et mon cœur. » Et à Thiériot, le 7 décembre : « Vous avez su, mon ancien ami, comment les Français ont été vengés par les Autrichiens… Il faut espérer que M. le duc de Richelieu réparera de son côté le malheur de M. de Soubise. Le roi de Prusse m’écrit toujours des vers en donnant des batailles ; mais soyez sûr que j’aime encore mieux ma patrie que ses vers, et que j’ai tous les sentiments que je dois avoir. »

En 1761, dans une lettre du 31 janvier au même Thiériot, après être convenu du désordre des finances, il proteste cependant que tous les Français qui ne combattent pas doivent « s’épuiser » pour subvenir aux frais de la guerre. « J’ai, ajoute-t-il, une pension de roi ; je rougirais de la recevoir tant qu’il y aura des officiers qui souffriront. » Le 2 août de la même année, après la défaite de Kirch-Dinker et la perte de Pondichéry, il écrit à d’Argental : « J’ai le cœur navré. Nous ne pouvons avoir de ressource que dans la paix la plus honteuse et la plus prompte. » Et, le 4 avril de l’année suivante, quand on craint que les Anglais, déjà vainqueurs, ne détruisent notre flotte : « Rit-on encore à Paris ?… Pour moi, je pleure » ; puis le 15 mai : « Vous ne voyez point les choses à Paris et à Versailles comme on les voit au milieu des étrangers. Je suis dans le point de perspective, je vois les choses comme elles sont, et c’est avec la plus grande douleur. »

Si, comme philosophe, Voltaire se permet d’analyser l’idée de patrie, il n’en loue pas moins le sentiment patriotique, il célèbre les vertus que ce sentiment inspire. Bien peu de temps avant sa mort, il écrivait à Delisle de Sales : « Du pain dans sa patrie vaut encore mieux que des biscuits en pays étrangers » (10 janv. 1778).

  1. Dict, phil., Dieu, XXVIII, 387.
  2. Cf. Ibid., id., 386.
  3. Cf. Id., Matière, XXXI, 169.
  4. On se rappelle cette anecdote, que conte Mallet du Pan : « Je l’ai vu un soir, à souper, donner une énergique leçon à d’Alembert et à Condorcet en renvoyant tous ses domestiques et en disant ensuite aux deux académiciens : Maintenant, messieurs, continuez vos propos contre Dieu ; mais, comme je ne veux pas être égorgé et volé cette nuit par mes domestiques, il est bon qu’ils ne vous écoutent pas. » (Mémoires.)
  5. Cf. Dict. phil., Eucharistie, XXIX, 266 ; Hist. de Jenni, XXXIV, 419; etc.
  6. « Les hommes, qui ont tous un fonds de justice dans le cœur, souhaitent naturellement que le ciel s’intéresse à venger l’innocence : on verra avec plaisir en tout temps et en tout pays qu’un Être suprême s’occupe à punir les crimes de ceux que les hommes ne peuvent appeler en jugement… Je suppose que l’auteur d’une tragédie se fût proposé pour but d’avertir les hommes que Dieu punit quelquefois de grands crimes par des voies extraordinaires ; je suppose que sa pièce fût conduite avec un tel art que le spectateur attendît à tout moment l’ombre d’un prince assassiné qui demande vengeance, sans que cette apparition fût une ressource absolument nécessaire à une intrigue embarrassée ; je dis qu’alors ce prodige, bien ménagé, ferait un très grand effet. Tel est à peu près l’artifice de la tragédie de Sémiramis (aux beautés près, dont je n’ai pu l’orner)… Toute la morale de la pièce est renfermée dans ces vers :
     
    Il est donc des forfaits
    Que le courroux des dieux ne pardonne jamais.


    … J’avoue que la catastrophe de Sémiramis n’arrivera pas souvent ; mais ce qui arrive tous les jours se trouve dans les derniers vers de la pièce :

     
    Apprenez tous du moins
    Que les crimes secrets ont les dieux pour témoins.
    (V, 489, 490.)


    — Cf. Hist. de Jenni, XXXIV, 418 ; Homélie sur l’Athéisme, XLIII, 240 sqq. ; Lettre à M. de Villevieille, 26 août 1768.

  7. Robespierre a dit en ce sens : « L’athéisme est aristocratique. L’idée d’un grand Être qui veille sur l’innocence opprimée et qui punit le crime triomphant est toute populaire. »
  8. Homélie sur l’Athéisme, XLIII, 248 sqq. Cf. encore l’Ode sur le Fanatisme, XII, 423.
  9. Dict. phil., Athée, XXII, 158.
  10. Ibid., id., 187.
  11. Hist. de Jenni, XXXIV, 419.
  12. Cf. Ode sur le Fanalisme :

    Je sentirais quelque indulgence
    Pour un aveugle audacieux
    Qui nierait l’utile existence
    De l’astre qui brille à mes yeux.
    Ignorer ton être suprême,
    Grand Dieu, c’est un moindre blasphème
    Et moins digne de ton courroux
    Que de te croire impitoyable,
    De nos malheurs insatiable,
    Jaloux, injuste comme nous.

    Lorsqu’un dévot atrabilaire,
    Nourri de superstition,
    A, par cette affreuse chimère,
    Corrompu sa religion,
    Le voilà stupide et farouche ;
    Le fiel découle de sa bouche,
    Le Fanatisme arme son bras ;
    Et, dans sa piété profonde,
    Sa rage immolerait le monde
    À son Dieu, qu’il ne connaît pas.

    (XI, 424.)
  13. Traité sur la Tolérance, XLI, 349.
  14. Cf. Homélie sur l’Athéisme : « L’athéisme peut causer quelquefois autant de mal que les superstitions les plus barbares » (XLIII, 240).
  15. Dict. phil., Athéisme, XXVII}, 159.
  16. XXXVII, 320.
  17. Traité de Métaph., XXXVII, 341 sqq. — Cf. Essai sur les Mœurs, XV, 90 ; Dict. phil., Enfer, XXIX, 120, Locke, XXXI, 48.
  18. Cf. Lettre à d’Argental, 4 août 1775 : « L’auteur de Jenni ne peut pas être soupçonné de penser comme Épicure. Spinoza lui-même admet dans la nature une intelligence suprême. Cette intelligence m’a toujours paru démontrée. Les athées qui veulent me mettre de leur parti me semblent aussi ridicules que ceux qui ont voulu faire passer saint Augustin pour un moliniste. »
  19. De même, dans l’Homélie sur l’Athéisme : « On sait assez que la terre est couverte de scélérats heureux et d’innocents opprimés. Il fallut donc nécessairement recourir à la théologie des nations plus nombreuses et plus policées, qui longtemps auparavant avaient posé pour fondement de leur religion des peines et des récompenses » (XLIII, 240).
  20. Il dit même en maints passages que le mal n’existe pas par rapport à l’Être suprême. Cf. p. 187, n. 1.
  21. Elle a beaucoup de rapport avec le chapitre vu du Traité de Métaphysique, et en contient même de nombreux extraits ; mais elle est plus étendue.
  22. LII, 520.
  23. Cf. p. 6 sqq.
  24. Par exemple, dans l’Homélie sur l’interprétation de l’Ancien Testament, la femme formée de la côte de l’homme figure l’union conjugale, le serpent qui séduisit Ève représente nos désirs pervers, l’arbre de la science nous montre combien dangereux est tout faux savoir. Que d’autres recherchent avec dom Calmet la place du paradis terrestre ; un modeste prêtre se contentera d’engager ceux qui l’écoutent à mériter le paradis céleste par leurs vertus (XLIII, 265 sqq.). De même, Voltaire dit dans l’Homélie sur la Communion, que la communion véritable, dont le sacrement catholique est l’emblème, consiste à aimer ses frères ; et il supplie les auditeurs de se rappeler cette cérémonie pour ne pas souffrir que la religion, mal interprétée, leur inspire des sentiments de haine (XLV, 298 sqq.).
  25. « Il y a cinquante pages que je veux faire relier en maroquin » (Lettre à d’Alembert, 15 sept. 1762).
  26. Lettre à Voyer d’Argenson, 6 nov. 1770.
  27. Dict. phil., Dieu, XXVIII, 395 sqq.
  28. Dict. phil., Éducation, XXIX, 4 sqq., Théologie, XXXII, 362 sqq.; Homélie sur la Communion, XLV, 306 sqq. ; Hist. de Jenni, XXXIV, 350 sqq.
  29. Cf. Dict. phil., Loi naturelle, XXXI, 52.
  30. Cf. Dict. phil, Athée, XXVII, 165.
  31. Loi naturelle, XII, 160 ; Dict. phil., Athée, XXVII, 165, Nécessaire, XXXI, 271; Traité de Métaph., XXXVII, 336 sqq.; Élém. de la Philos. de Newton ; XXXVIII, 40 sqq. ; le Philosophe ignorant, XLII, 583, 594 ; Lettre à Frédéric, oct. 1737 ; LII, 521, 522.
  32. Cf. Essai sur les Mœurs, XV, 121 sqq.
  33. Cf., Dict. phil., Catéchisme chinois, XXVII, 468.
  34. Dict. phil., Juste, XXX, 506; le Philosophe ignorant, XLII, 597. — Cf. les Guèbres, IX, 41.
  35. Cf., Zadig, XXXIII, 98 sqq.
  36. Le Philosophe ignorant, XLII, 587.
  37. « Jaunes habitants de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, et vous, Platon, Cicéron, Épictète, vous sentez tous également qu’il est mieux de donner le superflu de votre pain, de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux » (Dict. phil., Juste, XXX, 504).
  38. Dict. phil., Religion, XXXII, 96.
  39. Cf. Dict. phil., Bien et Mal : « Point de bien ni de mal pour Dieu ni en physique ni en morale » (XXVII, 348). — De l’Âme : « Néron assassine son précepteur et sa mère ; un autre assassine ses parents et ses voisins ; un grand-prêtre empoisonne, étrangle, égorge vingt seigneurs romains en sortant du lit de sa propre fille. Cela n’est pas plus important pour l’Être universel, âme du monde, que des moutons mangés par des loups et des mouches dévorées par des araignées. Il n’y a point de mal pour le grand Être, il n’y a pour lui que le jeu de la grande machine qui se meut sans cesse par des lois éternelles » (XLVIII, 80). — Traité de Métaphysique : « Nous n’avons d’autres idées de la justice que celles que nous nous sommes formées de toute action utile à la société ; … or, cette idée n’étant qu’une idée de relation d’homme à homme, elle ne peut avoir aucune analogie avec Dieu », etc. (XXXVII, 295).
  40. Traité de Métaph., XXXVII, 338 sqq.
  41. Introd. à la connaiss. de l’Esprit humain, III, xliii.
  42. Dict. phil., Vertu, XXXII, 452.
  43. « Le mensonge, écrit Voltaire à Thiériot, n’est un vice que quand il fait du mal ; c’est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours… Mentez, mes amis, mentez » (21 oct. 1736). — On a plus d’une fois cité ce passage en l’isolant, comme si Voltaire y faisait l’apologie générale du mensonge. Mais ce n’était là qu’une badinerie inoffensive, le ton même en témoigne. Et d’ailleurs quel mensonge recommande-t-il à ses amis ? La comédie de l’Enfant prodigue avait été récemment jouée sans que l’auteur se déclarât ; il leur recommande de ne pas le trahir et de détourner les soupçons.
  44. Dict. phil., Homme, XXX, 241. — Cf. Traité de Métaphysique : « Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation… Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l’amour les appelle et se sentent liés pour quelques mois par des chaînes invisibles à des femelles et à des petits… D’autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors et quelques espèces d’oiseaux ; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer. L’homme n’est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles. Mais, à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien qu’il n’a pas dû rester longtemps dans un état entièrement sauvage. Il suffit, pour que l’univers soit ce qu’il est aujourd’hui, qu’un homme ait été amoureux d’une femme », etc. (XXXVII, 329)
  45. Cf. Essai sur les Mœurs : « Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs familles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons, ne connaissant que la terre qui les nourrit et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ?… Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. Il faut convenir surtout que les peuples du Canada et les Cafres, qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment supérieurs aux nôtres… Entendez-vous par sauvages des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin, isolés, errant dans les forêts,… vivant en brutes sans avoir ni l’instinct ni les ressources des brutes ? On a écrit que cet état est le véritable état de l’homme, et que nous n’avons fait que dégénérer misérablement depuis que nous l’avons quitté. Je ne crois pas que cette vie solitaire attribuée à nos pères soit dans la nature humaine » (XV, 28, 29).
  46. Cf. Essai sur les Mœurs : « Pourquoi Quinte-Curce, en parlant des Scythes,… met-il une harangue philosophique dans la bouche de ces barbares ? Pourquoi suppose-t-il qu’ils reprochent à Alexandre sa soif de conquérir ? Pourquoi leur fait-il dire qu’Alexandre est le plus fameux voleur de la terre, eux qui avaient exercé le brigandage dans toute l’Asie si longtemps avant lui ?… Il parle du prétendu désintéressement des Scythes en déclamateur.
    « Si Horace, en opposant les mœurs des Scythes à celles des Romains, fait en vers harmonieux le panégyrique de ces barbares,… c’est qu’Horace parle en poète un peu satirique, qui est bien aise d’élever des étrangers aux dépens de son pays. C’est par la même raison que Tacite s’épuise à louer les barbares Germains… Les Scythes sont les mêmes barbares que nous avons depuis appelés Tartares ; ce sont ceux-là mêmes qui, longtemps avant Alexandre, avaient ravagé plusieurs fois l’Asie… Voilà ces hommes désintéressés et justes », etc. (XV, 64 sqq.).
  47. Dict. phil., Homme, XXX, 241. — Cf. ibid., 248 : « Que serait l’homme dans l’état qu’on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu’on trouve dans le Nord de l’Amérique. Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savent allumer du feu et se faire des flèches… L’homme abandonné à la pure nature n’aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés. L’espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et per le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats… L’espèce des castors serait très préférable ». — Cf. encore Siècle de Louis XV, XXI, 431.
  48. XXXIX, 365 sqq.
  49. A, B, C, XLV, 64 sqq.
  50. Dict. phil., Croire, XXVIII, 258 sqq., Sens commun, XXXII, 214, 215.
  51. Ibid., Foi, XXXIX, 443 ; Dernières Remarques sur les Pensées de Pascal, L, 373.
  52. Traité sur la Tolérance, XLI, 344.
  53. Canonisation de saint Cucufin, XLV, 174 sqq. — Cf. Dict. phil., Vertu : « Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revêtu d’un cilice ; eh bien, il sera saint, mais je ne l’appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité… Si saint Bruno a mis la paix dans les familles, s’il a secouru l’indigence, il a été vertueux ; s’il a jeûné, prié dans la solitude, il a été un saint. La vertu entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n’a nulle part à ce commerce ne doit point être compté » (XXXII, 453). — Cf. encore septième Discours sur l’Homme :

    Les reins ceints d’un cordon, l’œil armé d’impudence,
    Un ermite à sandale, engraissé d’ignorance,
    Parlant du nez-à Dieu chante au dos d’un lutrin
    Cent cantiques hébreux mis en mauvais latin.
    Le ciel puisse bénir sa piété profonde !
    Mais quel en est le fruit ? quel bien fait-il au monde ?
    Malgré la sainteté de son auguste emploi,
    C’est n’être bon à rien de n’être bon qu’à soi.

    (XII, 96.)
  54. Cf. Dict. phil., Catéchisme chinois, XXVII, 486, Vertu, XXXII, 450.
  55. Cf. par exemple Épître au roi de Prusse :

    Travailler est le lot et l’honneur d’un mortel ;

    (XIII, 207.)

    Lettre à l’abbé d’Olivet : « Je m’aperçois tous les jours, mon cher maître, que le travail est la vie de l’homme… Moi qui suis jeune et qui n’ai que soixante-huit ans, je dois travailler pour mériter un jour de me reposer » (4 nov. 1762).

  56. Cf. le quatrième Discours sur l’Homme, intitulé la Modération :

    Ô vous qui ramenez dans les murs de Paris
    Tous les excès honteux des mœurs de Sybaris,
    Qui, plongés dans le luxe, énervés de mollesse,
    Nourrissez dans votre âme une éternelle ivresse,
    Apprenez, insensés, qui cherchez le plaisir,
    Et l’art de le connaître et celui de jouir.
    Les plaisirs sont des fleurs que notre divin maître
    Dans les ronces du monde autour de nous fait naître ;
    Chacune a sa saison, et, par des soins prudents,
    On peut en conserver pour l’hiver de nos ans.
    Mais, s’il faut les cueillir, c’est d’une main légère…
    Quittons les voluptés pour savoir les reprendre.

    (XII, 74.)
  57. « Dans un pays où tout le monde allait pieds nus, le premier qui se fit faire une paire de souliers avait-il du luxe ? N’était-ce pas un homme très sensé et très industrieux ? N’en est-il pas de même de celui qui eut la première chemise ? Pour celui qui la fit blanchir et repasser, je le crois un génie plein de ressources et capable de gouverner un État. Cependant ceux qui n’étaient pas accoutumés à porter des chemises blanches le prirent pour un riche efféminé qui corrompait la nature. Gardez-vous du luxe, disait Caton aux Romains. Vous avez subjugué la province du Phase, mais ne mangez jamais de faisans. Vous avez conquis le pays où croît le coton, couchez sur la dure… Manquez de tout après avoir tout pris… Il n’y a pas longtemps qu’un homme de Norvège reprochait le luxe à un Hollandais. Qu’est devenu, disait-il, cet heureux temps où un négociant, partant d’Amsterdam pour les grandes Indes, laissait un quartier de bœuf fumé dans sa cuisine et le retrouvait à son retour ? Où sont vos cuillers de bois et vos fourchettes de fer ? N’est-il pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de damas ? — Va-t’en à Batavia, lui répondit l’homme d’Amsterdam, gagne comme moi dix tonnes d’or, et vois si l’envie ne te prendra pas d’être bien nourri et bien logé » (Dict. phil., Luxe, XXXI, 109).
    « La Flamma se plaint au xive siècle… que la frugale simplicité a fait place au luxe ; il regrette le temps de Frédéric Barberousse et de Frédéric II, lorsque dans Milan, capitale de la Lombardie, on ne mangeait de la viande que trois fois par semaine. Le vin était rare, la bougie était inconnue et la chandelle un luxe… Les chemises étaient de serge et non de linge ; la dot des bourgeoises les plus considérables était de cent livres tout au plus. Les choses ont bien changé, ajoute-t-il; on porte à présent du linge ; les femmes se couvrent d’étoffes de soie,… elles ont jusqu’à 2 000 livres de dot et ornent même leurs oreilles de pendants d’or. Cependant ce luxe dont il se plaint était encore loin à quelques égards de ce qui est aujourd’hui le nécessaire des peuples riches et industrieux » (Essai sur les Mœurs, XVI, 418).
  58. « La loi morale, pour lui, c’est de ne pas commettre l’injustice. Or définir la loi morale ainsi, c’est la restreindre ; et la restreindre ainsi, voilà que c’est encore la nier… Ce n’est pas quand elle dit : Ne tue point ! qu’elle est une morale… ; c’est quand elle dit : Donne, dévoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement alors, elle est autre chose qu’un instinct… La morale commence à le charité. Or c’est où elle commence que Voltaire n’atteint pas » (E. Faguet, Dix-huitième siècle, p. 211).
  59. Cf. par exemple l’Homélie sur la Communion, XLV, 298 sqq.
  60. Voltaire fit imprimer cette lettre dans larticle Ana des Questions sur l’Encyclopédie. Cf. XXVI, 328.
  61. « Quand je vous ai demandé des anecdotes sur le siècle de Louis XIV, écrit-il encore dans la même lettre, c’est moins sur sa personne que sur les arts qui ont fleuri de son temps. J’aimerais mieux des détails sur Racine et Despréaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que sur la bataille de Dunkerque. Il ne reste plus rien que le nom de ceux qui ont conduit des bataillons et des escadrons ; il ne revient rien au genre humain de cent batailles données ; mais les grands hommes dont je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés. Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte, sont des choses mille fois plus précieuses que toutes les annales de cour, que toutes les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers. »
  62. « Il n’appartient qu’aux philosophes d’écrire l’histoire » (Articles extraits de la Gazette littéraire, XLI, 451).
  63. On sait que Voltaire fit l’Essai sur les Mœurs pour Mme du Châtelet.
  64. Cf. lettre à M. de Burigny, 29 oct. 1738 : « Il y a quelques années, Monsieur, que j’ai commencé une espèce d’histoire philosophique du siècle de Louis XIV… Les progrès des arts et de l’esprit humain tiendront dans cet ouvrage la place la plus honorable. Tout ce qui regarde la religion y sera traité sans controverse, et ce que le droit public a de plus intéressant pour la société s’y trouvera. Une loi utile y sera préférée à des villes prises et rendues, à des batailles qui n’ont décidé de rien. On verra dans tout l’ouvrage le caractère d’un homme qui fait plus de cas d’un ministre qui fait croître deux épis de blé là où la terre n’en portait qu’un, que d’un roi qui achète ou saccage une province. » — Cf. encore la lettre à milord Hervey, avr. 1740; LIV, 65.
  65. XXIV, 15.
  66. Cf. entre autres la lettre du 11 août 1751.
  67. Cf. Préface historique, XXV, 11, 12.
  68. Cf. de quelle manière il la personnifie dans la Pucelle, XI, 293. — Dans les Dernières Remarques sur les Pensées de Pascal, après avoir cité la phrase : « Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait le droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau ? » « Plaisant, écrit-il, n’est pas le mot propre ; il fallait démence exécrable » (L, 378). — Cf. encore l’Ode sur la guerre des Russes contre les Turcs, XII, 492.
  69. Dict. phil., Guerre, XXX, 141 sqq.
  70. >« Comment l’attaque en pleine paix peut-elle être le seul moyen d’empêcher cette destruction ? Il faut donc que vous soyez sûr que ce voisin vous détruire s’il devient puissant. Pour en être sûr, il faut qu’il ait fait déjà les préparatifs de votre perte. En ce cas, c’est lui qui commence la guerre, ce n’est pas vous ; votre supposition est fausse et contradictoire. S’il y eut jamais une guerre évidemment injuste, c’est celle que vous proposez, c’est d’aller tuer votre prochain, de peur que votre prochain (qui ne vous attaque pas) ne soit en état de vous attaquer, c’est-à-dire qu’il faut que vous hasardiez de ruiner votre pays dans l’espérance de ruiner sans raison celui d’un autre ; cela n’est assurément ni honnête ni utile, car on n’est jamais sûr du succès, vous le savez bien. Si votre voisin devient trop puissant pendant la paix, qui vous empêche de vous rendre puissant comme lui ? S’il a fait des alliances, faites-en de votre côté », etc. (Dict. phil., Guerre, XXX, 154).
  71. Cf. Dialog. de l’ : « . Quoi ? vous n’admettez point de guerre juste ? — . Je n’en ai jamais connu de cette espèce ; cela me paraît contradictoire et impossible. — . Quoi ! lorsque le pape Alexandre VI et son infâme fils Borgia pillaient la Romagne, égorgaient, empoisonnaient tous les seigneurs de ce pays en leur accordant des indulgences, il n’était pas permis de s’armer contre ces monstres ? — . Ne voyez-vous pas que c’étaient ces monstres qui faisaient la guerre ? Ceux qui se, défendaient la soutenaient. Il n’y a certainement dans ce monde que des guerres offensives ; la défensive n’est autre chose que le résistance à des brigands armés. » (XLV, 92.)
  72. Il fit notamment un poème sur celle de Fontenoy. Mais ce poème, d’ailleurs, ne glorifie point la guerre ; il « respire l’humanité », il « inspire des sentiments de bienfaisance ». (Discours préliminaire, XII, 118.)
  73. Pendant l’année 1760, il plaide la même cause au risque d’importuner Frédéric, qui laisse voir en effet quelque impatience. Cf. Lettre de Frédéric à Voltaire, 3 avr. 1760 : « Vous en revenez encore à la paix », etc.
  74. Cf. Lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, janv. 1762, édition Moland.
  75. XIV, 276. — En combattant la guerre et ceux qui en font Yapologie, Voltaire protestait que l’homme n’est point un loup. Mais il y a pourtant du loup dans l’homme, et c’est ce que lui-même remontre aux « pacifistes » de son temps.
  76. XIV, 269 sqq.
  77. Brunetière entre autres et M. E. Faguet. — Cf. E. Faguet, la Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 6 : « Voltaire n’a aucun patriotisme et n’a aucunement l’idée de patrie. » P. 12 : « Voltaire [est] en général hostile au sentiment patriotique. »
  78. Cf. p. 95 et n. 1.
  79. La Relation du procès La Barre.
  80. C’est le mot de Saint-Just : « Un peuple qui n’est pas heureux n’a pas de patrie. »
  81. Dict. phil., Patrie, XXXI, 374.
  82. Ibid., id., 377, 378.
  83. Défense du Newtonianisme, XXXVIII, 366.
  84. Cf. Dict. phil., Cartésianisme : « L’ignorance préconise encore quelquefois Descartes, et même cette espèce d’amour-propre qu’on appelle national s’est efforcé de soutenir sa philosophie. Des gens qui n’avaient jamais lu ni Descartes ni Newton ont prétendu que Newton lui avait l’obligation de toutes ses découvertes… Il faut être vrai, il faut être juste ; le philosophe n’est ni Français, ni Anglais, ni Florentin, il est de tout pays. » (XXVII, 462.) — Élém. de la Philosophie de Newton : « Est-ce parce qu’on est né en France qu’on rougit de recevoir la vérité des mains d’un Anglais ? Ce sentiment serait bien indigne d’un philosophe. Il n’y a, pour quiconque pense, ni Français ni Anglais ; celui qui nous instruit est notre compatriote. » (XXXVIII, 147.) — Cf. encore Lettre à Tronchin, 18 avr. 1756 :

    Comment recevoir, disait-on,
    Des vérités de l’Angleterre !

    Peut-il se trouver rien de bon
    Chez des gens qui nous font la guerre ?
    Également à tous les yeux

    Le dieu du jour doit sa carrière ;
    La vérité doit sa lumière
    À tous les temps, à tous les lieux.
    Recevons sa clarté chérie,
    Et, sans songer quelle est la main
    Qui la présente au genre humain,
    Que l’univers soit sa patrie.

  85. Cf. Lettre au même Damilaville, 23 mai 1764 : « Les véritables Welches, mon cher frère, sont les Omer, les Chaumeix, les Fréron, les persécuteurs et les calomniateurs ; les philosophes, la bonne compagnie, les artistes, les gens aimables sont les Français ; et c’est à eux à se moquer des Welches. »
  86. « Une malheureuse idiote » (Éclairciss. historiques, XLI, 67). — « Apprends, Nonotte, comme il faut étudier l’histoire quand on ose en parler. Ne fais pas de Jeanne d’Arc une inspirée, mais une idiote hardie qui se croyait inspirée » (Honnêtetés littéraires, XLII, 682). — Pourtant, dans l’Essai sur les Mœurs, il admet chez elle une part de supercherie, en la déclarant au sur plus « digne du miracle qu’elle avait feint » (XVI, 409).
  87. Cet article figura pour la grande partie dans le Dictionnaire philosophique. Il renferme en trois pages, dit M. Anatole France, « plus de vérités solides et de pensées généreuses que certains gros ouvrages modernes où Voltaire est insulté en jargon de sacristie » (Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. lxii).
  88. XVI, 410.
  89. Le traité de Breslau.
  90. Au reste, si Voltaire a félicité Frédéric, c’est dans l’espérance qu’il allait rétablir la paix. Voici les passages essentiels de cette lettre : « J’ai appris que Votre Majesté avait fait un très bon traité, très bon pour vous sans doute… Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c’est ce dont l’on doute à Paris ; la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du dieu des armes ; l’autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s’agit ; quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes ; je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix… Vous n’êtes donc plus notre allié, Sire ? Mais vous serez celui du genre humain. Vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu’il n’y ait point de trouble… Dites : je veux qu’on soit heureux, et on le sera » (LIV, 449, 450).
  91. Études critiques, 1, 217, 218.
  92. Un officier de l’armée française qui venait d’être blessé, raconte Frédéric dans sa lettre à Voltaire du 28 avril 1759, demandait un lavement à cor et à cri sur le champ de bataille. C’est à cette anecdote que Voltaire fait allusion par les vers mis en cause :

    Héros du Nord, je savais bien
    Que vous avez vu les derrières
    Des guerriers du roi très chrétien
    À qui vous taillez des croupières.
    Mais que vos rimes familières
    Immortalisent les beaux…
    De ceux que vous avez vaincus,
    Ce sont des faveurs singulières.

    (2 mai 1759.)
  93. La Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 6, 1. — M. Faguet incrimine une autre lettre de Voltaire, une lettre adressée à Catherine, dans laquelle, après avoir célébré ses succès contre les Turcs, il ajoute : « Je veux aussi, Madame, vous vanter les exploits de ma patrie. Nous avons depuis quelque temps une danseuse excellente à l’Opéra de Paris. On dit qu’elle a de très beaux bras… Notre flotte se prépare à voguer de Paris à Saint-Cloud… On prétend qu’on a vu un détachement de jésuites vers Avignon, mais qu’il a été dissipé par un corps de jansénistes qui était fort supérieur », etc. (7 août 1771). — Si la lettre de Rosbach trouve grâce devant M. Faguet à titre de badinage, il y a vraiment lieu de s’étonner qu’il prenne celle-ci au sérieux.
  94. Études critiques, I, 217.
  95. Cf. encore Lettres à Frédéric du 22 avril et du 4 septembre 1773.
  96. Cf. par exemple Lettre au maréchal de Noailles, 28 juill. 1752 : « J’ai vu des dépêches de M. de Chamillart qui, en vérité, étaient le comble du ridicule et qui seraient capables de déshonorer absolument le ministère depuis 1701 jusqu’à 1709. J’ai eu la discrétion de n’en faire aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux et utile à ma nation que de dire des vérités désagréables. Cicéron a beau enseigner qu’un historien doit dire tout ce qui est vrai, je ne pense point ainsi. Tout ce qu’on rapporte doit être vrai sans doute ; mais je crois qu’on doit supprimer beaucoup de détails inutiles et odieux. »
  97. Cf. Lettre à La Condamine, 3 avril 1752 : « C’est un petit monument que je tâche d’élever à la gloire de ma patrie. »