Voltaire (Faguet)/L’œuvre/XII

(p. 216-233).

CHAPITRE XII

LA CORRESPONDANCE.

De tous les auteurs connus, Voltaire est peut-être celui dont la correspondance est la plus célèbre. Elle forme à elle toute seule un grand ouvrage qui suffirait à illustrer un homme. Comment, du reste, ne serait-elle pas un monument extraordinaire ? Les historiens y trouvent toute l’histoire du xviiie siècle ; les historiens littéraires toute l’histoire littéraire du xviiie siècle, à commencer par la fin du xviie ; les philosophes une foule d’aperçus vifs, curieux et parfois profonds ; les économistes des détails sur l’état des mœurs et sur la condition des classes diverses, particulièrement de la classe agricole, à la veille de la Révolution ; les lettrés enfin la langue et le style les plus spontanés, les plus naturels et les plus aimables dont jamais on ait usé.

Rien au monde de plus précieux et rien de plus agréable. Cette correspondance a dix ou douze volumes, et l’on voudrait qu’elle en eût davantage. Des recueils de lettres les plus courts c’est le contraire qu’on souhaite ordinairement.

Depuis Frédéric II et Catherine de Russie jusqu’à son agent d’affaires à Paris, le bon, ponctuel et imperturbable abbé Moussinot, Voltaire a eu environ huit cents correspondants.

Pour commencer par ceux qui ont le plus chatouillé la vanité de Voltaire, voici Frédéric, d’abord prince royal de Prusse, puis roi sous le nom de Frédéric II, flatteur, insinuant, sollicitant des conseils, demandant des leçons de philosophie et de style avec une coquetterie où Voltaire, nous l’avons vu, se laissa prendre, et qui cachait un parfait égoïsme.

Voici Catherine de Russie, plus sincère et portée, ce semble, d’une sympathie plus vraie vers les philosophes français : Diderot, d’Alembert, et Voltaire lui-même.

Voici Frédéric Guillaume de Prusse, pendant la vie de Voltaire simple prince héritier, plus tard roi sous le nom de Frédéric Guillaume II, esprit trouble et bizarre, engoué de métaphysique et à qui Voltaire donne des leçons de bon sens.

Ensuite viennent les ministres et les hommes d’État : le marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères de 1744 à 1747, camarade de collège de Voltaire, resté son ami, esprit élevé, un peu chimérique, philosophe, moraliste, publiciste, et assez méchant écrivain, nonobstant quelques traits d’une originalité heureuse ; M. le marquis de Chauvelin (fils du ministre du même nom), ambassadeur, ami particulier de Louis XV ; M. de Choiseul, successivement ministre des affaires étrangères et ministre de la guère et de la marine, l’esprit le plus éclairé du temps, très grand ministre, dont la période de puissance fut celle de la faveur de Voltaire auprès de la cour ; M. le duc de Richelieu, vainqueur de Fontenoy et de Port-Mahon, brave, brillant, spirituel, celui que Voltaire appelle constamment « son héros. »

D’autres, qui ont le même caractère dans la République des Lettres, sont les grands écrivains philosophes avec qui Voltaire reste en relations quotidiennes, leur donnant le mot d’ordre ou leur demandant des rapports sur l’état des affaires et de l’opinion. C’est d’Alembert, l’un des-consuls de l’Encyclopédie, cette armée de la philosophie où Voltaire combat en volontaire ; — Diderot, l’autre consul de la même armée, l’impétueux batailleur que Voltaire anime et plus souvent contient dans la mêlée ; — Duclos, plus sage et plus avisé, plus pur homme de lettres, que Voltaire estime tout particulièrement, et dont il apprécie le goût sûr et le sens droit ; — Helvétius, niais fougueux, que Voltaire n’aime guère et à qui il envoie quelques éloges, quelques conseils et beaucoup d’avertissements ; — Marmontel, son jeune favori, qu’il encourage et soutient, et qui lui doit une bonne part de sa fortune littéraire ; — Jean-Jacques Rousseau, avec qui Voltaire fut trop peu de temps en bons rapports et que, dans les commencements de sa carrière, il raille doucement encore, avec beaucoup d’esprit, d’amabilité et d’indulgence ; — Vauvenargues, son jeune ami, pour qui Voltaire eut une sympathie mêlée de respect, sentiment bien rare chez lui, et qui était mérité, écrivain délicat et moraliste touchant, dont Voltaire a pleuré la mort avec une sensibilité sincère et profonde.

À un degré inférieur viennent les simples hommes de lettres dont Voltaire se fait une petite cour et une garde du corps : l’abbé Asselin, l’abbé Aubert, Beauzée, de Bernis, Brossette, Chamfort tout jeune encore, Chaulieu, Condorcet plus tard si célèbre, La Faye, La Harpe son thuriféraire, plus tard converti, l’abbé d’Olivet, l’abbé Trublet, qu’il a tant raillé, avec qui il se réconcilie de la manière la plus fine, la plus gaie et la plus charmante ; des étrangers ; Lord Hervey, Horace Walpole, de Tovazzi, une foule innombrable d’autres.

À part il faut remarquer le groupe des amis de cœur, anciens professeurs, comme le Père Porée, le Père Le Jay, le Père Tournemine ; amis d’enfance ou de jeunesse : comme ce bon Thiériot, toujours paresseux, gourmand et négligent, mais si aimable, et que Voltaire gronde avec des caresses fraternelles ; comme de Formont qui s’occupe de ses tragédies auprès des comédiens et lui donne des conseils d’art et de métier dramatique ; comme de Gideville, bel esprit mondain, avec qui il est en commerce de petits vers, corrigeant ceux qu’il reçoit, recommandant ceux qu’il envoie ; comme Damilaville, sage, vrai philosophe pratique, modeste, judicieux, modéré et bienfaisant ; comme les d’Argental, le comte et la comtesse, qu’il ne sépare point dans son affection, « ses anges, » dont il « baise les ailes » à chacune de ses lettres, avec ces grâces, moitié impertinentes, moitié câlines, dont il a le séduisant secret ; comme l’excellent abbé Moussinot, son exact agent d’affaires, son ministre des finances à Paris, trésorier modèle, à qui le fils du notaire Arouet écrit des lettres de comptes d’une précision magistrale, qui trouvent le moyen d’être des billets pleins de bonne grâce et de légèreté spirituelle.

Il faudrait faire un recueil encore qui serait charmant des lettres aux dames célèbres ou distinguées auxquelles Voltaire réserve le meilleur et le plus fin de son esprit : Mme la présidente de Bernière ; Mme la duchesse de Choiseul, à qui il envoie la première paire de bas de soie sortie de ses fabriques ; Mme la marquise de Florian ; Mme de Graffigny ; Mme la duchesse de Saxe-Gotha ; Mme la princesse de Talmont ; et surtout Mme la marquise du Deffand, sa vieille amie, souffrante, aveugle, toujours aimable et souriante, toujours mêlée à toute la vie intellectuelle de son siècle, qu’il gâte tout particulièrement, et à laquelle il écrit les lettres les plus élevées, les plus distinguées, les plus nobles et les plus gravement et respectueusement tendres qui soient parties de sa main.

Ces lettres traitent littéralement de tous les sujets qui peuvent occuper l’esprit humain, depuis trois louis à donner à un écrivain besoigneux, jusqu’à l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu.

Philosophie, politique, administration, lettres, arts, mathématiques, physique, industrie, agriculture, économie politique, économie domestique, grammaire, orthographe, alphabet, selon le jour et selon l’heure, Voltaire s’occupe absolument de toutes choses, le fond de sa nature étant de s’intéresser à tout.

Ce serait avec jalousie qu’il verrait quelque chose au monde sur quoi il n’eût pas donné son avis, exprimé ses préférences, indiqué une solution.

Ce sont des considérations sur la vertu dans les républiques et les monarchies, dans l’Orient et dans l’Occident, à propos de l’Esprit des lois de Montesquieu ; des boutades sur l’impuissance des moralistes à réformer le monde et sur la misère morale de l’humanité ; des conseils à Catherine II sur l’éducation des filles ; des idées consolantes et profondes à la fois sur la vie, la maladie, la mort, le suicide ; des réflexions fines sur l’amour-propre et les moyens de le bien diriger, des vues sur la connaissance de Dieu et des premiers principes, des aperçus sur le prétendu bonheur de la vie sauvage et les avantages de la vie de société. — Voici, par exemple, ce qu’il écrit à Catherine II sur le « Saint-Cyr » des jeunes filles russes :

« Madame, la lettre de Votre Majesté du 30 janvier semble m’avoir ranimé, comme vos lettres à vos généraux d’armée semblent devoir faire tomber Mustapha de faiblesse.

L’article de vos cinq cents demoiselles m’intéresse infiniment. Notre Saint-Cyr n’en a pas deux cent cinquante. Je ne sais si vous leur faites jouer la tragédie ; tout ce que je sais, c’est que la déclamation, soit tragique, soit comique, me paraît une éducation excellente, qui donne de la grâce à l’esprit et au corps, qui forme la voix, le maintien et le goût ; on retient cent passages qu’on cite ensuite à propos ; cela répand de l’agrément dans la société, cela fait tous les biens du monde.

Il est vrai que toutes nos pièces roulent sur l’amour : c’est une passion pour laquelle j’ai le plus profond respect ; mais je pense, comme Votre Majesté, qu’il ne faut pas qu’elle se développe de trop bonne heure. On pourrait, ce me semble, retrancher de quelques comédies choisies les morceaux les plus dangereux, en laissant subsister l’intérêt de la pièce. Il n’y aurait peut-être pas vingt vers à changer dans le Misanthrope et pas quarante lignes dans l’Avare

Ce que j’admire, Madame, c’est que vous satisfaites à tout ; vous rendez votre cour la plus aimable de l’Europe, dans le temps que vos troupes sont le plus formidables. Ce mélange de grandeur et de grâces, de victoires et de fêtes, me paraît charmant. Tout mon chagrin est d’être dans un âge à ne pouvoir être témoin de tous vos triomphes en tant de genres, d’être obligé de m’en rapporter à la voix de l’Europe…  »

Rousseau venait de publier son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1754) et il l’avait envoyé, sinon soumis à Voltaire, Voltaire lui répondait par la lettre suivante :

« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain Je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités ; mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage.

Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe[1] et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous.

Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être.

Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées et même de jansénistes. Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe

Je vous ferais voir la société infectée de ce genre d’hommes inconnu à toute l’antiquité, qui, ne pouvant embrasser une profession honnête, soit de manœuvre, soit de laquais, et sachant malheureusement lire et écrire, se font courtiers de littérature, vivent de nos ouvrages, volent des manuscrits, les défigurent et les vendent…. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations ? Que je ne dois pas me plaindre ; que Pope, Descartes, Bayle, Camoëns et cent autres ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes ; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits…

De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres, maux qui, de tout temps, ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant ; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il était encore privé de la société des gens de lettres.

Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie ; avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélémy et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants.

Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Kan, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer.

Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent. Monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles : vous êtes comme Achille qui s’emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination. Il faut aimer les lettres malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu’on y essuie ; comme il faut aimer et servir l’Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.

M. Chappuis[2] m’apprend que votre santé est mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. »

Il discute avec Gin, auteur d’un livre sur les Vrais principes du Gouvernement français; les théories sociologiques de Montesquieu :

« En passant tout d’un coup par-dessus les compliments et les remerciements que je vous dois, Monsieur, je commence par vous avouer que despotique et monarchique sont tout juste la même chose dans le cœur de tous les êtres sensibles. Despote signifie maître et monarque signifie seul maître ce qui est bien plus fort. Une mouche est monarque des animalcules imperceptibles qu’elle dévore, l’araignée est monarque des mouches, l’hirondelle des araignées, les pies-grièches mangent les hirondelles : cela ne finit point.

Vous ne disconviendrez point que les fermiers généraux ne nous mangent ; vous savez que le monde est ainsi fait depuis qu’il existe.

Cela n’empêche pas que vous n’ayez très lumineusement raison contre l’abbé Mably. Vous prouvez très bien que le gouvernement monarchique est le meilleur de tous ; mais c’est à la condition que Marc-Aurèle soit le monarque ; car d’ailleurs qu’importe à un pauvre homme d’être dévoré par un lion ou par cent rats ?

Vous paraissez, Monsieur, être de l’avis de l’Esprit des lois, en accordant que le principe des monarchies est l’honneur et le principe des républiques la vertu. Si vous n’étiez pas de cette opinion, je serais de celle de M. le duc d’Orléans, régent, qui disait d’un de nos grands seigneurs : « C’est l’homme le plus parfait de la cour : il n’a ni humeur ni honneur ; » et je dirais au président de Montesquieu que, s’il veut prouver sa thèse en disant que dans un royaume on recherche les honneurs, on les recherche encore plus dans une République. On courait à Rome après les honneurs de l’ovation, du triomphe et de toutes les dignités. On veut même être doge à Venise, quoique ce soit vanitas vanitatum

Enfin votre livre m’instruit et me console. Jugez si je le lis avec délices. »

Ailleurs ce sont des questions littéraires de toutes sortes : utilité du théâtre, lectures à faire pour orner le goût, grammaire et grammairiens, sentences et maximes au théâtre, vers, prose, monologues dans les tragédies, réforme de l’orthographe, langue française comparée à l’italienne, projets d’enrichir la langue, liberté et licence de la poésie dramatique, devoirs de la critique, stupidité des guerres littéraires, prosodie, prononciation, déclamation, comédie comique et comédie larmoyante, oraisons funèbres, littératures étrangères comparées à la littérature française, métrique grecque et latine, etc.

C’est encore : appréciations et jugements de presque tous les auteurs français connus et de beaucoup d’écrivains étrangers. On trouve à chaque instant dans ces lettres les noms de Rabelais, Montaigne, Balzac, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Quinault, Boileau, Pascal, Bossuet, La Rochefoucauld, Massillon (très aimé de Voltaire), Fénelon, Montesquieu, Lamotte, Jean-Baptiste Rousseau, La Fare, Chaulieu, Marivaux, Destouches, Saint-Lambert, Diderot, Duclos, d’Alembert, Homère, Sophocle, Euripide, Pindare, Horace, Virgile, Tacite, Arioste, Tasse, Pope, Shakespeare, Dryden, etc. Voici, comme simple spécimen, une lettre de Voltaire sur La Fontaine, qu’il n’aimait pas assez, et Arioste qu’il aimait trop :

À M. de Chamfort[3] : « Monsieur, quand M. de La Harpe m’envoya son éloge de La Fontaine, qui n’a point eu le prix, je lui mandai qu’il fallait que celui qui l’a emporté fût le discours le plus parfait qu’on eût vu dans toutes les Académies de ce monde.

Votre ouvrage m’a prouvé que je ne me suis pas trompé.

Je bénis Dieu, dans ma décrépitude, de voir qu’il y ait aujourd’hui des genres dans lesquels on est bien au-dessus du grand siècle de Louis XIV. Ces genres ne sont pas en grand nombre, et c’est ce qui redouble l’obligation que je vous en ai. Je vous remercie, du fond de mon cœur usé, de tous les plaisirs nouveaux que votre ouvrage m’a donnés ; tout ce que je peux vous dire, c’est que La Fontaine n’aurait jamais pu parler d’Ésope et de Phèdre aussi bien que vous parlez de lui.

À propos, Monsieur, vous me reprochez, mais avec votre politesse et vos grâces ordinaires, d’avoir dit que La Fontaine n’était pas assez peintre. Il me souvient, en effet, d’avoir dit autrefois qu’il n’était pas un peintre aussi fécond, aussi varié que l’Arioste, et c’était à propos de Joconde. J’avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de notre Église. Vous me faites sentir plus que jamais combien La Fontaine est charmant dans ses bonnes fables ; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises ; mais que l’Arioste est supérieur à lui, et à tout ce qui m’a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur, par ses railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles !

J’y trouve toute la grande poésie d’Homère avec plus de variété, toute l’imagination des Mille et une nuits, la sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plante, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de ses chants sont d’une morale si vraie et si enjouée !

N’êtes-vous pas étonné qu’il ait pu faire un poème de plus de quarante mille vers, dans lequel il n’y a pas un morceau ennuyeux, et pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre ? Et encore ce poème est tout en stances. Je vous avoue que cet Arioste est mon homme, ou plutôt un dieu, il divin’ Ariosto, comme disent ces messieurs de Florence.

Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant enfant que j’aime de tout mon cœur ; mais laissez-moi en extase devant Messer Lodovico, qui d’ailleurs a fait des épîtres comparables à celles d’Horace. Multæ sunt mansiones in domo patris mei, « il y a plusieurs places dans la maison de mon père. » Vous occupez une de ces places. Continuez, Monsieur ; réhabilitez notre siècle. Je le quitte sans regret. Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c’est que d’avoir été quatre-vingt et un ans malade.

Agréez, Monsieur, l’estime sincère et les respects du vieux bonhomme, V. — Je suis toujours très fâché de mourir sans vous avoir vu. »

Mais le Siècle de Louis XIV s’imprime, ou l’Essai sur les mœurs et l’esprit des Nations, et dans les lettres de Voltaire les considérations historiques viennent abonder : misères de l’Europe au moyen âge, progrès de la civilisation ; explications à lord Hervey sur le titre de Siècle de Louis XIV, et à ce propos portrait du grand roi et tableau du grand siècle ; la France au temps de Henri IV et ce que Henri a fait pour la France et pour la civilisation ; Paris et la France au temps du système de Law ; de l’esprit dans lequel il faut écrire l’histoire (à M. le comte de Schouvalow, à propos de l’Histoire de Pierre Le Grand). Voici quelques fragments de cette lettre :

« …… J’ai toujours pensé que l’histoire demande le même art que la tragédie : une exposition, un nœud, un dénouement, et qu’il est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tableau, qu’elles fassent valoir le principal personnage sans affecter jamais l’envie de le faire valoir. C’est dans ce principe que je compte écrire…

Mon but est de peindre la création des arts, des mœurs, des lois [en Russie], de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de la police, etc., et non de divulguer ou des faiblesses ou des duretés qui ne sont que trop vraies. Il ne faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence de n’en point parler, parce que je dois, ce me semble, imiter Tite-Live, qui traite les grands objets, et non Suétone qui ne raconte que la vie privée.

J’ajouterai qu’il y a des opinions publiques qu’il est bien difficile de combattre. Par exemple, Charles XII avait une valeur personnelle dont aucun prince n’approche. Cette valeur, qui aurait été admirable dans un grenadier, était peut-être un défaut chez un roi…

Voilà, ce que les hommes de tous les temps et de tous les pays appellent un héros ; mais c’est le vulgaire de tous les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif du carnage. Un roi soldat est appelé un héros ; un monarque dont la valeur est plus réglée et moins éblouissante, un monarque législateur, fondateur et guerrier est le véritable grand homme, au-dessus du héros. Je crois que vous serez content quand je ferai cette distinction… »

Ou bien encore ce sont des nouvelles importantes qui arrivent d’Allemagne ou d’Angleterre, une bataille gagnée ou perdue, un ministère qui tombe. La correspondance devient un journal politique : réflexions sur les règlements et le dérèglement des finances, état de l’Europe en 1761, état de la France en 1776, les Russes et les Turcs et l’avenir de la Turquie… Quelquefois la pensée et le ton deviennent prophétiques, à l’idée des changements qui ne peuvent manquer d’arriver dans l’État. À d’Alembert : « Une grande révolution dans les esprits s’annonce de tous côtés. » À M. de Chauvelin : « Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement… Ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux. Ils verront de belles choses. »

Mais ce qui tient la plus grande place dans la correspondance de Voltaire, chose naturelle et dont nous n’avons pas à nous plaindre, c’est Voltaire lui-même. Sa vie, ses projets, ses plans d’ouvrages, ses idées de pièces ; quand ses ouvrages ont paru, les réponses aux critiques ou aux objections ; ses inquiétudes, la vie fiévreuse, dont il est accablé, qu’il mène à Paris ; le loisir et le calme laborieux de son existence à Ferney ; compliments à celui-ci, remerciements à celui-là, recommandations détaillées pour la publication ou la représentation de ses ouvrages ; mille circonstances de cette destinée si pleine, si accidentée, font de cette correspondance une biographie au jour le jour, la plus nourrie, la plus variée, la plus intéressante. On y saisit Voltaire chez lui, dans son cabinet de travail, tout échauffé de sa présence et comme chargé d’électricité, sur son théâtre de campagne où il joue avec sa nièce et ses amis, d’un jeu animé et fougueux, avec ce diable au corps qu’il reprochait toujours aux acteurs de ne pas avoir, et jetant d’une voix vibrante le vers fameux :

Romains, j’aime la gloire et ne veux pas m’en taire.

Rien d’amusant et d’instructif comme la confidence journalière de cette humeur mobile et de cet esprit à la fois grand, obstiné et aventureux.

Et encore, et ce n’est pas le plus mince attrait dans ce recueil inépuisable, mille billets improvisés, jetés à la hâte au courrier qui part, contenant un mot, un salut, un geste pour ainsi dire, riens charmants, d’un tour exquis, d’une grâce alerte, d’un trait vif, enlevés du bout de la plume, légers, frivoles, immortels. — Voici une lettre de Voltaire à Mme la marquise du Deffand, la vieille aveugle. C’est un de Senectute beaucoup plus spirituel que celui de Cicéron.

« Je pense, avec vous, Madame, que quand on veut être aveugle, il faut l’être à Paris. Il est ridicule de l’être dans une campagne avec un des plus beaux aspects de l’Europe. On a besoin absolument dans cet état de la consolation de la société. Vous jouissez de cet avantage ; la meilleure compagnie se rend chez vous, et vous avez le plaisir de dire votre avis sur toutes les sottises qu’on fait et qu’on imprime.

Je sens bien que cette consolation est médiocre. Rarement le dernier âge de la vie est-il bien agréable. On a toujours espéré assez vainement jouir de la vie, et, à la fin, tout ce qu’on peut faire est de la supporter. Soutenez ce fardeau, Madame, tant que vous pourrez. Il n’y a que les grandes souffrances qui le rendent intolérable.

On a encore, en vieillissant, un grand plaisir qui n’est pas à négliger, c’est de compter les impertinents et les impertinentes qu’on a vus mourir, les ministres qu’on a vu renvoyer et la foule des ridicules qui ont passé devant les yeux. Si de cinquante ouvrages qui paraissent tous les mois, il y en a un de passable, on se le fait lire, et c’est encore un petit amusement. Tout cela n’est pas le ciel ouvert ; mais enfin on n’a pas mieux, et c’est un parti forcé….

Adieu, Madame ; songez, je vous prie, que vous me devez quelque respect ; car si dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois, je suis assurément plus que borgne ; mais que ce respect ne diminue rien de vos bontés. Il y a longtemps que je suis privé du bonheur de vous voir et de vous entendre ; je mourrai probablement sans cette joie. Tachons, en attendant, de jouer avec la vie ; mais c’est ne jouer qu’à Colin-Maillard. »

« Mais je m’ennuie, » répond la Marquise, comme elle l’a dit toute sa vie. Voltaire, qui ne s’ennuyait jamais, reprend la plume :

« Nous avons un grand sujet à traiter : il s’agit de bonheur, ou du moins d’être le moins malheureux qu’on peut dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que plus on pense, plus on est malheureux. Cela n’est vrai que pour ceux qui pensent mal. Je ne dis pas pour ceux qui pensent mal de leur prochain ; cela est parfois très amusant ; je dis pour ceux qui pensent de travers : ceux-là sont à plaindre sans doute, parce qu’ils ont une maladie de l’âme, et que toute maladie est un état triste. Mais vous, dont l’âme se porte le mieux du monde, sentez, s’il vous plaît, ce que vous devez à la nature.

N’est-ce donc rien d’être guéri des malheureux préjugés qui mettent à la chaîne la plupart des hommes, et surtout des femmes ? d’être dans une indépendance qui vous délivre de la nécessité d’être hypocrite ? de n’avoir de cour à faire à personne ? d’ouvrir librement votre âme à vos amis ? Voilà pourtant votre état.

Vous vous trompez vous-même quand vous dites que vous voudriez vous borner à végéter. C’est comme si vous disiez que vous voudriez vous ennuyer. L’ennui est le pire de tous les états. Vous n’avez certainement autre chose à faire qu’à continuer de rassembler autour de vous vos amis ; vous en avez qui sont dignes de vous. La douceur et la sûreté de la conversation est un plaisir aussi réel que celui d’un rendez-vous dans la jeunesse. Faites bonne chère, ayez soin de votre santé ; amusez-vous quelquefois à dicter vos idées pour comparer ce que vous pensiez la veille avec ce que vous pensez aujourd’hui. Vous aurez deux grands plaisirs : celui de vivre avec la meilleure compagnie de Paris, et celui de vivre avec vous-même. Je vous défie d’imaginer rien de mieux.

Il faut que je vous console encore, en vous disant que je crois votre situation fort supérieure à la mienne. Je me trouve dans un pays situé tout juste au milieu de l’Europe. Tous les passants viennent chez moi. Il faut que je tienne tête à des Anglais, à des Allemands, à des Italiens et même à des Français que je ne reverrai plus ; et vous ne vivez qu’avec des personnes que vous aimez.

Adieu, Madame, daignez toujours aimer un peu votre directeur, qui se ferait un grand honneur d’être dirigé par vous. »

Et si l’on veut finir par le Voltaire ironique, railleur, mais aimable en même temps, qui égratigne sans blesser, ou plutôt qui joue avec son épée en la tirant à demi, qu’on lise sa lettre de réconciliation à l’abbé Trublet. L’abbé Trublet, le « compilateur » du Pauvre Diable, qui avait attaqué Voltaire dans ses Essais de morale et de littérature, et qui avait appliqué à la Henriade le vers de Boileau : « Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant, » avait été reçu à l’Académie en 1761 et devenait ainsi le collègue de Voltaire. Il envoya son discours de réception avec une lettre très courtoise à Voltaire. Celui-ci lui répondit :

« Votre lettre et votre procédé généreux. Monsieur, sont des preuves que vous n’êtes pas mon ennemi, et votre livre vous faisait soupçonner de l’être. J’aime mieux en croire votre lettre que voire livre. Vous aviez imprimé que je vous faisais bâiller, et moi j’ai laissé imprimer que vous me faisiez rire. Il résulte de tout cela que vous êtes difficile à amuser et que je suis mauvais plaisant. Mais enfin, en bâillant et en riant, vous voilà mon confrère, et il faut tout oublier, en bons chrétiens et en bons académiciens.

Je suis fort content. Monsieur, de votre harangue et très reconnaissant de la bonté que vous avez de me l’envoyer. À regard de votre lettre,

Nardi parvus onyx eliciet cadum[4].

Pardon de vous citer Horace, que vos héros, MM. de Fontenelle et de La Motte, ne citaient guère.

Je suis obligé en conscience de vous dire que je ne suis pas né plus malin que vous, et que, dans le fond, je suis bon homme. Il est vrai qu’ayant fait réflexion depuis quelques années qu’on ne gagnait rien à l’être, je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé. D’ailleurs je ne me suis pas cru assez important, assez considérable, pour dédaigner toujours certains illustres ennemis qui m’ont attaqué personnellement pendant une quarantaine d’années, et qui, les uns après les autres, ont essayé de m’accabler, comme si je leur avais disputé un évêché ou une place de fermier général. C’est donc par pure modestie que je leur ai donné enfin sur les doigts. Je me suis cru précisément à leur niveau, et in arenam cum æqualibus descendis, comme dit Cicéron.

Croyez, Monsieur, que je fais une grande différence entre vous et eux ; mais je me souviens que mes rivaux et moi, quand j’étais à Paris, nous étions tous très peu de chose, de pauvres écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les autres en prose, quelques-uns moitié prose, moitié vers, du nombre desquels j’avais l’honneur d’être ; infatigables auteurs de pièces médiocres, grands compositeurs de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée. Je sens parfaitement la valeur de ce néant ; mais comme je sens également le néant de tout le reste, j’imite le Vejanius de Virgile :

Vejanius armis
Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.
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C’est de cette retraite que je vous dis très sincèrement que je trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que vous avez écrit ; que je vous pardonne cordialement de m’avoir pincé ; que je suis fâché de vous avoir donné quelques coups d’épingle ; que votre procédé me désarme pour jamais ; que bonhomie vaut mieux que raillerie ; et que je suis, Monsieur et cher confrère, de tout mon cœur, avec une véritable estime, et sans compliments, comme si de rien n’était, votre très dévoué, Voltaire. »

Cette correspondance fera longtemps encore l’étonnement et l’admiration des hommes. On la compare habituellement à celle de Cicéron et à celle de madame de Sévigné. Il n’est pas douteux que pour le fond, l’intérêt des sujets, l’importance des questions traitées, Voltaire n’égale Cicéron et ne l’emporte sur Mme de Sévigné. Pour l’esprit, il en a eu autant que l’un ou l’autre. Peut-être, si nous sortions de la question purement littéraire, trouverions-nous que quelque chose manque à cette correspondance de Voltaire, que l’on trouve avec émotion dans les lettres de Cicéron et dans celles de Mme de Sévigné, à savoir précisément l’émotion, la tendresse intime, l’effusion profonde du cœur. L’art même, quoi qu’on en ait dit parfois, gagne quelque chose aux sentiments et aux forces nouvelles que les affections de famille font naître dans l’âme. Voltaire a peut-être vécu trop uniquement par l’esprit, et dans ce recueil merveilleux, si plein, si abondant, si débordant de vie et de pensée, une place est vide encore, celle qu’auraient occupée le portrait brillant ou l’esquisse discrète d’une Pauline ou d’une Tullia.

  1. M. Tronchin.
  2. Receveur des sels du Valais.
  3. Chamfort avait remporté le prix à l’Académie dans le concours ayant pour sujet l’Éloge de La Fontaine. La Harpe avait concouru.
  4. La moindre fiole de tes parfums fera sortir un tonneau de ma cave en ton honneur.
  5. Vejanius a suspendu ses armes à la porte du temple d’Hercule, et vit retiré et caché à la campagne.