Voltaire (Faguet)/Conclusion

(p. 234-237).

CONCLUSION



Il n’est pas besoin d’une longue conclusion, après avoir suivi Voltaire dans toutes les manifestations de sa pensée et après l’avoir si souvent laissé parler lui-même. Voltaire a été le bon sens et l’intelligence lucide, excités sans cesse par une curiosité infatigable, aiguisés d’esprit, soutenus d’une imagination toute intellectuelle, mais vive encore, et donnant la vie au jeu des idées. — Ces dons incomparables ont été gâtés chez lui par des colères, des vanités, des rancunes, l’impossibilité d’admettre qu’on fût d’un autre avis que lui, surtout par sa haine aveugle à l’endroit de tout sentiment religieux. — Cette partie de Voltaire est si importante qu’on a fini par y voir Voltaire tout entier, ce qui est se tromper grandement ; mais il faut reconnaître qu’une bonne moitié de ses œuvres s’y rattache et qu’elle donne comme le ton et l’esprit général à tout le reste. C’est une vue fausse ; les esprits les plus indépendants l’ont reconnu depuis. Il est parfaitement certain que l’esprit métaphysique et l’esprit théologique ont eu quelques effets très funestes, comme, hélas ! tout ce que l’homme invente ou manie. Mais, en voulant les proscrire et les ruiner, Voltaire oublie que métaphysique et religions ont au moins pour elles d’être comme les sanctuaires conservateurs de la morale ; que l’homme est ainsi fait qu’il n’est pas attaché à la morale s’il ne la rattache elle-même à quelque chose, et que métaphysique et religions disparaissant du monde, la morale suit. — Sans compter que la morale ayant suivi les religions dans leur exil, l’homme n’en continue pas moins de cabaler, de quereller, de batailler et de tuer pour des idées subtiles. C’est le propre de l’homme de tuer pour des idées qu’il ne comprend pas bien. Quand il ne tuera plus pour des idées religieuses, il tuera pour des idées politiques, et les idées religieuses avaient du moins cet avantage, que n’ont peut-être pas les idées politiques, de porter avec elles quelques idées morales. — Et du reste les idées subtiles de la politique disparaîtront aussi, peut-être, et alors l’homme tuera l’homme pour la simple satisfaction de ses appétits : aux guerres civiles politiques, qui ont succédé aux guerres civiles religieuses, succéderont les guerres de classes. Y voit-on un avantage ? n’en verrait-on pas un plutôt à ce que les hommes ne se fissent la guerre au moins que pour des causes nobles ? Ce n’est pas que j’y tienne, ni à ce qu’ils se la fassent pour quoi que ce soit. Je dis seulement que le progrès résultant de la disparition des religions n’est pas démontré.

C’est ce Voltaire-là qui s’est trompé. Il s’est trompé d’autant plus que ce qu’il attaquait là, déjà de son temps avait perdu à peu près toute sa force dangereuse et que les guerres civiles religieuses, au xviiie siècle, n’étaient plus à craindre. La religion qu’il attaquait n’avait donc plus, déjà, en elle, que ce qu’elle contenait de salutaire. Attaquer la religion catholique au xviiie siècle, à la fin du xviiie siècle, c’était faire exactement ce que Louis XIV avait fait contre les protestants par son absurde et odieuse révocation de l’Édit de Nantes : c’était combattre des ennemis qui n’étaient plus dangereux, comme pour le plaisir, et leur donner une certaine force ; on l’a bien vu depuis, en les combattant. Voltaire ici a suivi les traces de son héros, à l’inverse, mais c’était les suivre encore ; et c’est un des mauvais services que son admiration trop ardente pour Louis XIV lui a rendus.

Il faut donc faire des réserves expresses sur cette partie de l’œuvre de Voltaire.

Il existe deux esprits voltairiens.

L’un consiste à répéter les plaisanteries de Voltaire et à hériter ses colères contre la religion chrétienne et en général contre toutes les religions. Cet esprit-là manque d’esprit et est extrêmement suranné. Il a été soit réfuté, soit ridiculisé par les plus grandes intelligences du xixe siècle, par Chateaubriand, par Lamartine, par Hugo pendant la moitié de sa vie, par Saint-Simon, par Auguste Comte, par Flaubert, par Taine et par Renan ; et je ne parle pas, à dessein, des écrivains et des penseurs proprement religieux. Il est inutile, il est ridicule, il n’est pas sans danger moral de s’y laisser aller.

Il existe un autre esprit voltairien ; il consiste à être, comme Voltaire l’a été, très intelligent, si l’on peut, très sensé, très pratique, à aimer les faits bien observés, à se délier des théories aventureuses, à travailler toutes les questions avec attention, observation, documentation ; — à aimer les solutions modérées, non par nonchalance, et il ne faut jamais être nonchalant, mais par conviction que la solution modérée est chaque jour la seule où la force des choses nous réduit et nous ramène, et que les solutions radicales ne s’obtiennent qu’à la longue par toute une série de solutions modérées ; — à aimer les pauvres, les déshérités et les souffrants ; à détester les oppresseurs, les égoïstes et les fanatiques, à quelque parti qu’ils appartiennent ; à aimer la tolérance, autant qu’il a dit qu’il l’aimait, plus qu’il ne l’a pratiquée ; à rêver et à réaliser partiellement un monde de travailleurs honnêtes et de chefs bienfaisants, comme était le petit royaume de Ferney.

Voilà le bon esprit voltairien. Victor Hugo a dit quelque part :

Ô pays de Montaigne ! Ô pays de Voltaire !

Ce n’est pas tout à fait le même pays ; mais s’il a voulu dire que la France est, ou devrait être, le pays de Voltaire un peu corrigé par Montaigne, il a eu raison, et ce serait un beau pays que ce pays-là. — C’est que Voltaire, c’est Montaigne, avec quelques passions, et quelques passions mauvaises, en plus, et en trop. Il y a un moyen, difficile à la vérité, d’avoir plus d’esprit que Voltaire : c’est d’en avoir autant, sans les passions qui lui en ôtent.