Voltaire (Faguet)/L’œuvre/XI

CHAPITRE XI

LES PETITS VERS.

Il ne faut pas oublier les œuvres les plus légères de Voltaire, parce que ce sont celles-là qui ont fait la moitié de son succès. Les hommes comme Voltaire ont la force de travailler pour le public en même temps que pour la postérité, de manière à obtenir et la célébrité et la gloire. Pour aller à la postérité, pour obtenir la gloire, Renan, de nos jours, écrivait l’Histoire du peuple d’Israël et les Origines du christianisme, pour être célèbre, ce qu’il ne dédaignait pas, il écrivait Caliban et l’Abbesse de Jouarre. Le public, j’entends le public qui fait la réputation, ne lisait que ces deux dernières œuvres, et se faisait, du reste, ainsi, de Renan, l’idée la plus fausse du monde ; mais il répétait son nom et en faisait retentir tous les échos.

Cela est un moyen qu’ont les grands hommes de forcer l’attention de leurs contemporains ; c’est aussi une nécessité pour eux, pour l’intérêt de leur vraie gloire. Supposez que l’Essai sur les mœurs eût été fait par un Voltaire qui n’eût écrit ni le Mondain ni le Pour et le Contre, l’Essai sur les mœurs passait inaperçu de son temps et, passant inaperçu de son temps, ne parvenait pas à la postérité. Supposez que l’Esprit des Lois eût été écrit par un Montesquieu qui n’eût pas fait les Lettres Persanes, l’Esprit des Lois, qui fut très peu estimé en sa nouveauté, eût glissé dans une ombre complète, et un érudit le découvrirait de nos jours, et dirait qu’il y a quelques pages curieuses dans ce volume inconnu d’un magistrat de province du xviiie siècle, à quoi personne du reste ne ferait la moindre attention. La gloire durable dépend donc de la célébrité éphémère, et n’est pas, si celle-ci n’a pas été.

On voit pourquoi il est presque nécessaire aux grands esprits d’écrire des billevesées. C’est pâture pour leurs contemporains, et amorce pour l’avenir.

Celles de Voltaire sont du reste, non pas toujours, comme on l’a trop dit, mais très souvent, exquises. Il s’y plaisait et il y réussissait à souhait. J’en ai déjà rapporté un bon nombre, épîtres courantes, billets en vers à des dames ou à des princes de son temps, dans la partie de ce volume qui est consacrée à la Biographie de Voltaire. En voici quelques autres :

Voltaire n’aimait pas le chimérique abbé de Saint-Pierre, qui était pourtant le plus honnête rêveur du monde :

N’a pas longtemps, de l’abbé de Saint-Pierre
On me montrait le buste tant parfait,
Qu’onc ne sus voir si c’était chair ou pierre,
Tant le sculpteur l’avait pris trait pour trait.
Adonc restais perplexe et stupéfait,
Craignant en moi de tomber en méprise.
Puis dis soudain : « Ce n’est là qu’un portrait,
L’original dirait quelque sottise. »

En passant auprès d’une statue de l’Amour, il inscrivait sur le socle :

Qui que tu sois, voici ton maître.
Il l’est, le fut, ou le doit être.

Et sur le cadran solaire d’une maison de campagne il crayonnait :

Vous qui vivez dans ces demeures,
Âtes vous bien ? Tenez-vous-y ;
Et n’allez pas chercher midi
À quatorze heures.

Néricault-Destouches avait fait une Comédie intitulée le Glorieux. Il ne laissait pas d’avoir assez de vanité lui-même et croyait renouveler le théâtre, comme tous ceux qui ont fait une comédie :

Néricault dans sa comédie
Croit qu’il a peint le glorieux ;
Pour moi, je crois, quoi qu’il nous die,
Que sa préface le peint mieux.

Louis XV, comme on sait, n’était pas toujours très sensible aux compliments de Voltaire. Voltaire se vengeait parfois sourdement de ces mépris : sur le panégyrique de Louis XV :

Cet éloge a très peu d’effet ;
Nul mortel ne m’en remercie.
Celui qui le moins s’en soucie
Est celui pour qui je l’ai fait.

M. d’Aube, intendant de Soissons, neveu de Fontenelle, était un personnage assez hargneux. Voltaire lui fit à l’avance cette belle épitaphe :

« Qui frappe là ? dit Lucifer.
— Ouvrez, c’est d’Aube. » Tout l’enfer
À ce nom fuit, et l’abandonne.
« Oh ! oh ! dit d’Aube, en ce pays
On me reçoit comme à Paris.
Quand j’allais voir quelqu’un, je ne trouvais personne. »

Sur Le Franc de Pompignan, qui l’avait blessé avec une lourdeur assez gauche et une estime de soi assez niaise, Voltaire fut intarissable :

Savez-vous pourquoi Jérémie
A tant pleuré pendant sa vie ?
C’est qu’en prophète il prévoyait
Qu’un jour Le Franc le traduirait.

Et encore :

Pour vivre en paix joyeusement,
Croyez-moi, n’insultons personne.
C’est un petit avis qu’on donne
Au sieur Le Franc de Pompignan.

Pour plaire il faut que l’agrément
Tous vos préceptes assaisonne :
Le sieur Le Franc de Pompignan
Pense-t-il donc être en Sorbonne ?

Pour instruire il faut qu’on raisonne
Sans déclamer insolemment,
Sans quoi plus d’un sifflet fredonne
Aux oreilles d’un Pompignan.

Pour prix d’un discours impudent.
Digne des bords de la Garonne,
Paris offre cette couronne
Au sieur Le Franc de Pompignan.

Et encore :

Oui, ce Le Franc de Pompignan
Est un terrible personnage,
Oui, ses psaumes sont un ouvrage
Qui nous fait bâiller longuement.

Oui, de province un président.
Plein d’orgueil et de verbiage,
Nous paraît un pauvre pédant,
Malgré son riche mariage.

Oui, tout riche qu’il est, je gage
Qu’au fond de l’âme il se repent.
Son mémoire est impertinent.
Il est bien fier, mais il enrage.

Oui, tout Paris qui l’envisage
Comme un seigneur de Montauban,
Le chansonne et rit au visage
De ce Le Franc de Pompignan.

Et toujours :

César n’a pas d’asile où son ombre repose.
Et l’ami Pompignan croit être quelque chose.

À La Bletterie, traducteur de Tacite, a aussi suffisant personnage que traducteur insuffisant, » il décoche ce « huitain bigarré : »

On dit que ce nouveau Tacite
Aurait dû garder le tacet :
Ennuyer ainsi ! Non licet.
Ce petit pédant prestolet
Movet bilem (la bile excite).
En français, le mot de sifflet
Convient beaucoup, multum decet,
À ce traducteur de Tacite.

À « Messieurs ses ennemis » qui lui reprochaient de s’être fait peindre avec les attributs du dieu Apollon :

Oui, Messieurs, c’est ma fantaisie
De me voir peindre en Apollon ;
Je conçois votre jalousie ;
Mais vous vous plaignez sans raison :
Si mon peintre par aventure,
Tenté d’égayer son pinceau,
En Silène eût mis ma figure,
Vous auriez tous place au tableau :
Messieurs, vous seriez ma monture.

Contre Fréron, son ennemi le plus implacable, et, du reste, le plus distingué par son talent, il cisèle cette épigramme « imitée, » dit-il, « de l’Anthologie : »

L’autre jour au fond d’un vallon
Un serpent piqua Jean Fréron.
Que pensez-vous qu’il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva.

« Les madrigaux sont les maris des épigrammes, » disait Mme de Sévigné ; et en effet un madrigal n’est qu’une épigramme qui caresse, comme l’épigramme est un madrigal qui mord, et les Grecs n’ont que ce même mot d’épigramme pour signifier les deux choses. Voltaire a été le grand maître du madrigal comme de l’épigramme, et il n’y a peut-être que La Fontaine qui sache mieux que lui, ou aussi bien, tourner un compliment en vers. En voici quelques-uns, pris presque au hasard dans la foule ; je dis presque au hasard ; car dans l’épigramme il faut choisir, Voltaire y étant quelquefois grossier ; dans le madrigal il est souvent exquis, il est rarement insignifiant, il ne tombe jamais dans la fadeur.

À Gentil-Bernard, auteur de l’Art d’aimer, de la part de la marquise de Pompadour, pour l’inviter à venir dîner chez la marquise :

Au nom du Pinde et de Cythère,
Gentil-Bernard est averti
Que l’Art d’aimer doit samedi
Venir dîner chez l’art de plaire.

À Mlle de Guise, depuis duchesse de Richelieu, sœur de Mme de Bouillon :

Vous possédez fort inutilement
Esprit, beauté, grâce, vertu, franchise :
Qui manque-t-il ? quelqu’un qui vous le dise.
Et quelque ami dont on en dise autant.

À Mlle Gaussin qui jouait le personnage d’Alzire dans la pièce de ce nom (on sait que dans cette pièce Guzman est un grand convertisseur de païens) :

Ce n’est pas moi qu’on applaudit ;
C’est vous qu’on aime et qu’on admire,
Et vous damnez, charmante Alzire,
Tous ceux que Guzman convertit.

À Mme de Pompadour, en lui envoyant l’Abrégé de l’histoire de France du président Hénault :

Le voici ce livre vanté.
Les Muses daignèrent l’écrire
Sous les yeux de ta Vérité,
Et c’est aux Grâces de le lire.

À l’abbé Delille, traducteur, comme on sait, à cette époque, des Géorgiques de Virgile, plus tard de l’Enéide, et qui avait offert sa traduction à Voltaire avec une belle épître :

Vous n’êtes point savant en us ;
D’un français vous avez la grâce ;
Vos vers sont de Virgilius,
Et vos épîtres sont d’Horace.

À Mme la marquise du Châtelet, qui avait, comme nous avons dit, la passion des mathématiques :

Sans doute vous serez célèbre
Par les grands calculs de l’algèbre

Où votre esprit est absorbé :
J’oserais m’y livrer moi-même ;
Mais, hélas ! A + D — B
N’est pas à je vous aime.

Voltaire est si naturellement épigrammatiste que souvent, quand il fait une satire, son ouvrage n’est pas autre chose qu’une suite, qu’un recueil d’épigrammes reliées presque négligemment les unes aux autres par un fil léger. C’est pour cela que j’ai réservé pour le chapitre des « petits vers » sa fameuse satire du Pauvre Diable dont voici les principaux passages. Voltaire suppose un pauvre hère, un Dupont ou un Durand du temps (car Musset, dans son fameux pamphlet en vers, s’est souvenu du Pauvre Diable de Voltaire), qui vient lui demander conseil sur la façon de se tirer d’affaire dans ce pauvre monde :

Quel parti prendre ? où suis-je et qui dois-je être ?
Né dépourvu, dans la foule jeté,
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de croître ?
Comment trouver un état, un emploi ?
Sur mon destin, de grâce, éclairez-moi.
— Il faut s’instruire et se sonder soi-même,
S’interroger, ne rien croire que soi,
Que son instinct ; bien savoir ce qu’on aime.
Et sans chercher des conseils superflus,
Prendre l’état qui vous plaira le plus.

Conseil facile à donner plus qu’à suivre. Pour être officier, il faut de l’argent, pour être juge il en faut plus encore :

— Quoi ! point d’argent, et de l’ambition !
Pauvre impudent ! Apprends qu’en ce royaume

Tous les honneurs sont fondés sur le bien.
L’antiquité tenait pour axiome
Que rien n’est rien, que de rien ne vient rien.
Du genre humain connais quelle est la trempe,
Avec de l’or je te fais président,
Fermier du roi, conseiller, intendant.
Tu n’as point d’aile et tu veux voler ! Rampe !
— Hélas : Monsieur ! déjà je rampe assez…

Le malheureux, en effet, a tenté de tous les métiers où il n’était pas besoin d’argent pour entrer. Il n’a réussi à aucun. Il songe à retourner au premier. Quel était-il ? Le métier des lettres.

Quelle était donc cette vie ? — Un enfer,
Un piège affreux tendu par Lucifer.
J’étais sans biens, sans métier, sans génie,
Et j’avais lu quelques méchants auteurs.
Je croyais même avoir des protecteurs ;
Mordu du chien de la Métromanie,
Le mal me prit : Je fus auteur aussi.
— Ce métier-là ne t’a pas réussi.
Je le vois trop. Ça, fais-moi, pauvre diable,
De ton désastre un récit véritable.
Que faisais-tu sur le Parnasse ? — Hélas !
Dans mon grenier, entre deux sales draps,
Je célébrais les faveurs de Glycère.
Ma triste voix chantait d’un gosier sec
Le vin mousseux, le frontignan, le grec,
Buvant de l’eau dans un vieux pot à bière ;
Faute de bas, passant le jour au lit.
Sans couverture ainsi que sans habit,
Je fredonnais des vers sur la mollesse,
D’après Chaulieu je vantais la paresse.

Pour échapper aux tortures de la faim, il s’est mis aux gages de Fréron, le journaliste, et là « mentit pour dis écus par mois. » Peu récompensé du reste. Son patron ne le paya point et lui vola « son honoraire en lui parlant d’honneur. » Il alla trouver Le Franc de Pompignan, qui lui dit doucement :

De ce bourbier vos pas seront tirés ;
Comptez sur moi. Votre dur cas me touche.
Tenez : prenez mes cantiques sacrés,
Sacrés ils sont, car personne n’y touche ;
Avec le temps un jour vous les vendrez.
Plus acceptez mon chef-d’œuvre tragique
De Zoraïd. La scène est en Afrique ;
À la Clairon vous le présenterez ;
C’est un trésor. Allez et prospérez.

On n’a voulu des productions de Pompignan nulle part. Le pauvre diable s’est rejeté sur Gresset, Gresset l’auteur de Vert-Vert, bel esprit, un peu libertin autrefois, maintenant devenu dévot et timoré.

Gresset doué du double privilège
D’être au collège un bel esprit mondain,
Et dans le monde un homme de collège ;
Gresset dévot, longtemps petit badin,
Sanctifié par ses palinodies.
Il prétendait avec componction
Qu’il avait fait jadis des comédies
Dont à la Vierge il demandait pardon.
— Gresset se trompe. Il n’est pas si coupable ;
Un vers heureux et d’un tour agréable
Ne suffît pas ; il faut de l’action,
De l’intérêt, du comique, une fable,
Des mœurs du temps un portrait véritable,
Pour consommer cette œuvre du démon.

Les conseils de Gresset n’ayant pas plus porté bonheur au pauvre diable que ceux de Pompignan, il s’est rabattu sur Trublet, moitié critique, moitié historien.

L’abbé Trublet alors avait la rage
D’être à Paris un petit personnage ;

Au peu d’esprit que le bonhomme avait,
L’esprit d’autrui par complément servait.
Il entassait adage sur adage,
Il compilait, compilait, compilait.
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu’il avait jadis entendu dire.
Et nous lassait sans jamais se lasser.
Il me choisit pour l’aider à penser.
Trois mois entiers ensemble nous pensâmes,
Lûmes beaucoup et rien n’imaginâmes.

Ensuite ce fut à un auteur de l’école de La Chaussée que le pauvre diable se donna. Cette école était celle de la comédie sentimentale, de la « comédie larmoyante, » oii Voltaire lui-même n’a pas laissé de donner un peu :

Eh bien ! mon fils, je ne te blâme pas.
Il est bien vrai que je fais peu de cas
De ce faux genre, et j’aime assez qu’on rie.
Souvent je baille au tragique bourgeois,
Aux vains efforts d’un auteur amphibie,
Qui défigure et qui brave à la fois
Dans son jargon Melpomène et Thalie ;
Mais après tout, dans une comédie,
On peut parfois se rendre intéressant
En empruntant l’air de la tragédie,
Quand, par malheur, on n’est pas né plaisant.

Ainsi va la satire de Voltaire, d’épigramme en épigramme, à travers tout le monde littéraire et même tout le monde du temps. Si vous en voulez connaître la conclusion, qui n’en est pas l’essentiel, la voici. D’aventure en aventure, le pauvre diable a échoué à l’hôpital. Il vient d’en sortir. Il demande un petit emploi à Voltaire, s’il est possible.

Écoute : il faut avoir un poste honnête.
Les beaux projets dont tu fus tourmenté
Ne troublent plus, je crois, ta pauvre tête…
Dans mon logis il me manque un portier.
Prends ton parti, réponds-moi, veux-tu l’être ?
— Oui dà, Monsieur. — Quatre fois dix écus
Seront par an ton salaire, et de plus,
D’assez bon vin chaque jour une pinte
Rajustera ton cerveau qui te tinte.
Va dans ta loge ; et surtout garde-toi
Qu’aucun Fréron n’entre jamais chez moi.

Voltaire n’aurait fait que ses « petits vers », qu’il aurait dans la littérature française une place de premier rang à faire envie aux écrivains les plus illustres.