Visite aux grottes de Mammouth, dans le Kentucky (États-Unis)/02
NOTES SUPPLÉMENTAIRES SUR LES GROTTES DE MAMMOUTH.
Une seule visite, un seul visiteur, ne suffisent pas pour explorer et décrire toutes les merveilles des grottes de Mammouth. Aussi n’hésitons-nous pas à compléter le récit précédent par des notes empruntées à la relation manuscrite de notre ami et collaborateur M. L. Deville, auquel déjà cette livraison est redevable d’une partie de ses illustrations.
… À l’entrée des souterrains, se tiennent d’habitude des nègres, munis de lampes de mineurs, guides attitrés des trente ou quarante kilomètres de routes souterraines déjà reconnues dans ce sombre dédale. On m’avait recommandé un de ces pauvres noirs, du nom de Mat, esclave et père de famille, qui comptait sur le produit de son industrie pour racheter sa liberté et celle de sa femme et de ses enfants.
Je ne marchandai pas avec ce brave homme, et, une de ses lampes à la main, je descendis sur ses pas cinquante ou soixante marches humides, et me trouvai dans une galerie haute et large d’une vingtaine de mètres, baptisée d’un grand nom, du nom du naturaliste Audubon. Elle aboutit à une grande salle appelée la Rotonde, de laquelle rayonnent un grand nombre de corridors. L’un d’eux, dit le grand vestibule, conduit par une pente assez rapide dans une salle de près de cent mètres de pourtour, et dont la voûte s’élève en nef immense. Sa forme, sa grandeur, les étranges stalactites qui la décorent, lui ont valu le nom d’Église gothique.
En effet, grâce aux jeux de la lumière, et l’imagination aidant, on distingue ici tous les détails architecturaux d’une nef du moyen âge : piliers, colonnes, nervures, voûtes ogivales. Il y a même une chaire naturelle, où, dit-on, plus d’un de ces prédicateurs errants, dont abondent les États-Unis, est venu exposer sa doctrine.
Un peu plus loin, dans un étroit couloir nommé le labyrinthe, la voûte s’abaisse tellement, qu’il faut marcher sur les pieds et sur les mains. C’est le chemin de l’humilité ; on ne peut lever la tête sans la frapper contre le rocher, aussi les plus fiers la portent-ils ici aussi humblement que possible. Au sortir de ce défilé, nous atteignons Devil’s chair, le fauteuil du diable, sorte de balcon, accolé à une paroi à pic, la paroi de Bottomless pit, l’abîme sans fond. À travers une ouverture, taillée dans le rocher en forme de fenêtre, le nègre qui me guide me fait avancer la tête. Les lumières de nos lampes, projetées en avant, nous laissent entrevoir sous nos pieds un noir précipice béant ; mais c’est tout. Pour me donner une idée de sa profondeur, Mat fait d’énormes cornets en gros papier imbibé d’huile, il les enflamme, puis les abandonne à eux-mêmes. Je vois alors ces cornets en feu descendre en tournoyant dans le vide, et répandre des lueurs rougeâtres sur le diamètre du gouffre ; mais avant d’en atteindre le fond, ils s’éteignent entièrement consumés. Nous élevons les torches au-dessus de nos têtes, pour apercevoir la hauteur du dôme ; mais sa voûte se perd dans les ténèbres. La paroi rocheuse de l’abîme, où sans doute s’est précipité jadis quelque vaste cours d’eau souterrain, aujourd’hui disparu, forme le fer à cheval ; c’est en miniature la reproduction fidèle du croissant de la cataracte du Niagara.
Plus d’une sombre légende se rattache au Bottomless pit. Chaque guide a la sienne… mais celle que le pauvre Mat me raconta à voix basse et en s’assurant, à chaque mot, que nul autre que moi ne pouvait l’entendre, est malheureusement intimement liée aux réalités du monde contemporain… C’est un simple épisode de cette vieille et hideuse institution de l’esclavage qui tarde tant à mourir sur le sol des États-Unis ! En l’écoutant, je me reportais en frémissant à un souvenir repoussant, au spectacle d’une vente d’esclaves que j’avais vue quelques jours auparavant dans une ville de l’Alabama, et qui avait étalé à mes regards les derniers degrés de l’abjection dans la créature vendue et les derniers degrés de la corruption dans les maquignons en chair humaine. Eh bien, deux esclaves fugitifs de cette même ville, s’efforçant de gagner les États du Nord, étaient venus de nuit demander un asile temporaire aux grottes de Mammouth, dans l’espoir de s’y tenir cachés assez longtemps pour faire perdre leur trace aux sbires envoyés à leur poursuite. Hélas ! on ne met pas facilement en défaut les chasseurs d’hommes, aidés qu’ils sont, presque toujours, dans leur tâche diabolique, par l’instinct carnassier de limiers féroces, dressés spécialement à la quête du nègre. Aussi, peu d’heures après que les pauvres fuyards se furent blottis dans un recoin des grottes, la meute avide, attachée à leur piste, donnait de la voix à l’entrée de la caverne et annonçait à ces dignes piqueurs la présence de la proie cherchée.
Alors fut organisée et bientôt commença, dans les mille replis du sombre labyrinthe, une chasse nouvelle, une chasse aux flambeaux, à laquelle ne manquèrent ni les cors, ni les cris, ni l’assistance empressée de nombreux gentlemen du voisinage, propriétaires ou éleveurs de bétail humain. Cette poursuite acharnée se prolongea tout un jour ; enfin, les deux fugitifs, traqués de couloir en couloir, de crypte en crypte, furent poussés dans la galerie qui aboutit à l’abîme sans fond. Là, ayant derrière eux les fers et les tortures, et devant eux la mort, ils n’hésitèrent pas. Aux hurlements des dogues furieux, à l’hallali des pourvoyeurs de chair humaine, ils répondirent par un cri de défi. À la lueur des torches projetée de leur côté, leurs persécuteurs les aperçurent debout, se tenant par la main, dans l’embrasure ouverte sur le Bottomless pit, puis, presque instantanément, ils les virent se précipiter dans l’abîme, si profond que la chute de ces malheureux n’y retentit même pas !
… À quelque distance de là on se trouve sous le dôme géant (Mammoth dome), qui a cent trente mètres de hauteur et couvre un espace immense de sa vaste coupole. Malgré les grands feux de papier huilé que nous allumons, il nous est impossible d’apercevoir le faîte de celle-ci. Il disparaît dans de profondes ténèbres. Un homme est bien petit en comparaison de ces grandioses merveilles de la nature. La moindre pierre se détachant de la voûte et tombant sur un voyageur pendant qu’il la contemple, mettrait fin pour toujours à son extatique curiosité. Cette réflexion me fait promptement gravir le sentier glissant qui mène presque au sommet du dôme.
Plus loin est une voûte en pierre noirâtre et parsemée de substances brillantes.
« Nous sommes dans la chambre étoilée, observa Mat, attendez un instant, je vais vous faire voir un spectacle auquel, malgré tous vos voyages, vous n’avez probablement jamais assisté. »
Ce disant, le guide se glissa derrière un large pilier de roc, et sur un fond sombre commencèrent à briller plusieurs milliers de diamants. Les yeux fixés sur cette voûte, je crus bientôt apercevoir le firmament avec ses myriades d’étoiles étincelantes. Mais tout à coup la lumière disparut, et je retombai dans la plus profonde obscurité. Pendant que j’exprimais mon admiration, Mat me proposa d’assister au lever de l’aurore, puis à la tombée de la nuit. Une douce lumière se projette alors faiblement le long de la caverne, elle grandit et fait successivement apparaître les étoiles, puis elle se retire lentement et mille feux brillent à la voûte céleste. Ce diorama naturel peut lutter de vérité et d’effet avec tout ce que l’art a jamais produit de plus surprenant en ce genre.
… Voici maintenant l’avenue de Cleveland, dont les parois semblent couvertes de charmantes fleurs d’une délicatesse extrême. Cette observation est faite par tout le monde, sans en excepter les voyageurs les plus prosaïques. Cette avenue aboutit à la salle de bal, aux murailles de Neige (Snow ball room) ; ]’enduit brillant qui les recouvre est effectivement d’une éclatante blancheur. Des chemins tour à tour larges ou étroits, unis ou escarpés, nous conduisent de là aux montagnes Rocheuses (Rocky mountains), où il faut sans cesse gravir d’énormes quartiers de roche détachés de la voûte. À travers leurs aspérités et de larges fissures, qui semblent présager d’autres éboulements considérables, on parvient enfin à la grotte des Fées (Fairy grotte), où, de toute part, les stalactites rangées en immenses colonnades forment d’élégants arceaux d’un aspect vraiment féerique. De tous côtés suinte l’eau ; de tous côtés l’on entend tomber les gouttelettes dont la chute sonore retentit dans ces ténébreuses retraites. Au fond même de la sale, on remarque un groupe imitant la cime d’un immense palmier. Les branches, gracieusement inclinées, semblent sculptées dans un bloc d’albâtre oriental. Au sommet de ce gracieux ensemble, jaillit une source, créatrice séculaire de tous ces dépôts calcaires qui brillent du reflet de nos torches. La lumière, promenée dans les vides laissés entre ces formations sédimentaires, en fait ressortir toute la transparence. Les délicats arceaux, ornés de franges bizarrement découpées, qui s’étendent au-dessus de la tête de voyageurs, peuvent figurer à leurs yeux une élégante tonnelle de marbre blanc. Aussi, les touristes donnent-ils à ce singulier groupe le nom de palmier ou de tonnelle merveilleuse, suivant leurs appréciations particulières.
La grotte des Fées, située à une des extrémités de la caverne, se trouve à seize kilomètres de son ouverture.
Je ne regagnai pas celle-ci sans une sorte d’impatience fébrile ; j’avais passé dix heures dans ces souterrains, et le souvenir de la chasse infernale dont ils avaient été le théâtre naguère m’en gâtait les merveilleuses beautés. J’avais besoin de revoir le jour et le ciel, et je les saluai avec bien-être.
Quand je remis le pied sur la surface du sol, la lumière et le paysage me parurent empreints d’un charme particulier, dû peut-être en partie au contraste des ténèbres où je venais de vivre presque tout un jour. Mais c’était en effet une bien belle soirée. Le clair azur des cieux était sans voile. La brise, chargée de parfums, courait sur la terre comme une caresse. Sous la feuillée, les petits oiseaux modulaient leurs chants les plus doux, et des nuées d’insectes tourbillonnaient et dansaient dans les rayons du soleil incliné sur l’horizon du couchant. De ce côté, les grands bois déroulaient leurs majestueux rideaux de verdure jusque vers les beaux rivages de l’Ohio, tandis que vers l’est et le sud, leurs cimes ondulaient par-dessus les pentes légèrement inclinées de la plaine. Sur chaque clairière se dressait une blanche habitation, souriant dans la pleine abondance d’une moisson d’été. Tout autour d’elle les arbres des ses vergers inclinaient vers la terre leurs branches chargées de fruits ; nonchalamment couchés dans l’herbe épaisse, les troupeaux ruminaient lentement, calmes et reposés, comme s’ils eussent savouré, eux aussi, les beautés de la scène dont ils faisaient partie, et le fermier, contemplant le tout, semblait frappé d’extase devant les inépuisables largesses de la nature… Oh ! pourquoi la tache hideuse de l’esclavage s’étendait-elle sur cet homme et sur ce paradis ?