Visite aux grottes de Mammouth, dans le Kentucky (États-Unis)/01

Visite aux grottes de Mammouth, dans le Kentucky (États-Unis)
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 81-94).
Visite aux grottes de Mammouth, dans le Kentucky (États-Unis)


VISITE AUX GROTTES DE MAMMOUTH.

DANS LE KENTUCKY (ÉTATS-UNIS),


PAR M. POUSSIELGUE.
1859. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I

De New-York à Liberty.

En ce temps-là, il y a quatre ans, un Européen pouvait parcourir en tous sens le territoire de la grande république américaine, sans être en péril de tomber tout à coup dans les lignes de quelque armée inconnue, d’être arrêté comme un espion, et forcé, pour éviter la prison ou pis encore, à se battre bon gré mal gré pour le Sud ou pour le Nord. L’auteur du récit de voyage d’où nous avons extrait les pages qui suivent était parti de New-York, en compagnie de lord S…. Le chemin de fer de South-Amboy les avait transportés à Philadelphie, où ils avaient visité la collection de Francklin-Institute. Ils avaient ensuite traversé Baltimore, Harpers-Ferry, d’où l’on admire le panorama des montagnes bleues et les célèbres cascades du Potomac et du Shenandeeh, enfin Wheeling, située sur un promontoire à pic au-dessus de l’Ohio.

Dans cette dernière ville, comme il fallait renoncer au secours rapide du chemin de fer, les deux voyageurs achetèrent des chevaux, se munirent de provisions de bouche, d’armes, et prirent à leur service un Irlandais nommé Dirch.

Le journal de leur voyage jusqu’aux grottes de Mammouth n’intéresse, à vrai dire, par aucune aventure bien notable. Chaque matin, ils partaient au lever du jour, s’arrêtaient pour déjeuner vers neuf heures, faisaient la sieste pendant les heures où le soleil était le plus ardent, repartaient vers quatre heures et ne trouvaient d’ordinaire qu’assez tard dans la nuit une auberge ou une ferme, satisfaits le plus souvent de pouvoir s’y coucher, faute de lit, sur une botte de paille, devant une vaste cheminée.

Les paysages, pendant les premières journées surtout, déroulaient sous leurs yeux une suite de beautés qui allégeaient agréablement les fatigues du voyage.

« La variété des sites, dit l’auteur, l’aspect saisissant de ces pics et des gorges de ces monts sauvages qui portent partout la trace du feu souterrain qui les a soulevés, les grottes, les glacis, les cascades, la riche végétation des vallées, où l’on trouve par contraste les animaux et les plantes d’un climat presque tropical, excitaient au plus haut degré notre admiration. »

Un étroit chemin creusé sur le flanc d’une des montagnes les plus élevées de la chaîne des Alleghanys conduisit les voyageurs à une des merveilles de cette contrée, le Natural-Bridge (le pont naturel) suspendu sur un abîme de mille mètres.

Vers la petite ville de Liberty, lord S… eut l’occasion de montrer qu’il n’avait pas eu tort de prendre à Londres, comme lord Byron, des leçons de boxe. Les deux voyageurs eurent à châtier à coups de poing l’insolence de deux rustres américains qui, attablés sous une tonnelle et buvant de la bierre, à peu de distance de la ville, les avaient apostrophés grossièrement en les voyant tirer sur une volée de perdrix : il est bon de dire qu’on était au dimanche et que ce fait de chasse pendant le jour consacré au repos dénonçait hautement la qualité d’étrangers de lord S… et de son compagnon. La querelle et la bataille terminées, les deux Américains, qui avaient trouvé leurs maîtres, s’adoucirent tout à coup. Or l’un d’eux était précisément le principal aubergiste de Liberty, ce qui valut aux voyageurs un souper excellent : « de la soupe aux gombos[1], des truites délicieuses, un jambon fumé aux choux, un rôti de perdrix (tuées en dépit du dimanche), et un plum-cake au lait, au pain et aux fruits. »

À partir de Liberty, le paysage change de nature. Aux montagnes et aux ravins succèdent les collines et les vallons, aux sapins blancs et noirs, aux mélèzes et aux pins de Virginie d’immenses forêts d’hickory, de pocanier, de chênes de toute espèce, et de noyers pourceaux (chênes à glands doux qui fournissent aux porcs une nourriture abondante).

De ce moment, jusqu’à la fin, nous laissons la parole aux voyageurs.


II

Une école mutuelle dans un bois. — Christianburg. — Le condylure vert.

Un soir, en entrant dans un bois fort éclairci par des coupes récentes, au milieu desquelles s’élevait un immense hangar en charpentes, nous fûmes très-étonnés de voir une centaine de petits chevaux de montagnes attachés à des pieux disposés circulairement à portée de cet édifice rustique, d’où s’échappait un bourdonnement de voix confuses.

C’était une école mutuelle. — Des enfants de six à douze ans étaient assis sur des bancs, et venaient tour à tour répéter leurs leçons devant un magister d’honnête figure, isolé près d’une table.

Toutes ces petites mines éveillées au milieu de ce désert composaient un spectacle charmant.

La leçon était près de finir, et chaque écolier s’approchait du maître pour recevoir de lui un certificat de présence destiné aux parents. L’enfant s’échappait ensuite tout joyeux, et s’élançant sur son bidet, reprenait, en agitant sa casquette et poussant un hourra, la route de la maison paternelle.

Une école d’enseignement mutuel dans l’État de Virginie (États-Unis). — Dessin de Janet-Lange d’après M. Poussielgue.

Quand tout le monde eut été expédié, le maître d’école se joignit à nous pour retourner au village de Christianburg, où il demeurait et où nous voulions aller coucher.

C’était un homme vraiment respectable et qui avait une juste idée de toute l’importance morale de sa profession.

Il nous expliqua en chemin que, comme il n’aurait pu suffire à aller donner des leçons particulières dans toutes les fermes isolées des environs, on lui avait construit ce hangar au centre à peu près du canton, et que, deux fois par semaine, il venait y donner des leçons d’écriture, de lecture, d’arithmétique et d’histoire.

Les enfants s’y rendaient de six lieues à la ronde, et il nous assura qu’il était fort rare qu’aucun d’eux manquât d’arriver à l’heure précise de l’ouverture de la classe.

On sait combien l’instruction primaire aux États-Unis est fortement constituée : elle tend surtout à créer des citoyens assez éclairés pour s’intéresser avec intelligence à la chose publique.

On fait apprendre par cœur aux écoliers la Constitution, et on les habitue à lire assidûment la vie des grands hommes qui ont honoré, illustré ou enrichi le pays.

Abandonnés à eux-mêmes avec un cheval et un fusil, accoutumés à de longues courses dans les bois et à garder les troupeaux la nuit, les enfants deviennent sérieux de bonne heure : il serait presque impossible de trouver, aux États-Unis, un homme et même une femme, ne sachant pas lire, écrire et compter. Il n’y a pas une cabane, si pauvre qu’elle soit, où l’on ne voie quelques livres et un journal politique.

Nous arrivâmes vers la nuit au village de Christianburg, ainsi nommé par un Danois qui s’est établi le premier dans le pays.

C’est un centre agricole d’une certaine importance, et, en outre, il s’y fait un grand commerce de charbon de bois. Le pays est, du reste, assez monotone, étant de tous côtés entouré d’immenses forêts.

Je trouvai dans un pré, aux environs du village, un animal fort rare et fort curieux : c’est une espèce de taupe qu’on nomme le condylure vert.

Cet animal, fouisseur comme tous ses congénères, a le museau étoilé, c’est-à-dire que son nez très-allongé est garni de crêtes membraneuses disposées en étoiles autour des narines ; mais, ce qui le rend plus remarquable encore, c’est la couleur de son poil, du plus beau vert d’émeraude qu’il soit possible de se figurer ; rare exception parmi les quadrupèdes dont la robe est toujours d’une couleur plus ou moins terne. Quelles singulières et magnifiques fourrures on pourrait faire avec la peau de cet animal, s’il n’était pas si petit !


III

Paysages. — Une singulière auberge. — Le vol est rare. Pourquoi.

À cinquante milles de Christianburg, le pays change encore d’aspect, et nous entrâmes dans de grandes landes marécageuses et désolées, couvertes de bruyères, de graminées desséchées, et d’un arbrisseau rameux qu’on appelle « le bois puant ; » et qui mérite certainement son nom.

Là, on n’aperçoit plus ni maisons, ni culture, et nous passâmes une journée fort triste, n’osant nous écarter du chemin, de peur de tomber dans les tourbières qui nous entouraient.

À la nuit, nous fûmes heureux de trouver un gîte dans une espèce de caravansérail, qu’on appelle « maisons de bois au Kentucky et dans tout l’ouest. »

Ce sont en quelque sorte des auberges où on paye un droit d’entrée, mais où il faut apporter à manger, à boire et de quoi se coucher. Il n’y a absolument que le toit et le sol battu.

Quand nous entrâmes dans la maison, où régnait une obscurité profonde et où l’on n’entendait que le ronflement des dormeurs, nous respirâmes une odeur si nauséabonde que nous pensâmes en être suffoqués.

Cependant, comme il pleuvait à torrents et qu’un abri nous était nécessaire, nous fîmes contre fortune mauvais cœur, et nous suivîmes Dirk, qui avait allumé une espèce de rat de cave pour nous guider dans ce dédale de bras, de jambes, de corps étendus au milieu de la salle.

Figurez-vous ce que devait être, pour des gens habitués à la propreté, l’aspect de cette immense pièce, où grouillaient, confondus pêle-mêle, une centaine d’hommes et d’animaux de toute espèce.

Il paraît qu’il y avait foire dans les environs, ce qui expliquait cette affluence inusitée.

Une auberge ou maison de bois dans le Kentucky (États-Unis). — Dessin de Janet-Lange d’après M. Poussielgue.

À peine la lumière de Dirk eût-elle brillé, qu’il s’éleva une confusion inexprimable : les chiens aboyaient avec fureur ; leurs maîtres réveillés les appelaient en jurant ; on entendait hennir, beugler, grogner, tandis que les ronflements des dormeurs les plus déterminés renchérissaient encore sur ce brouhaha par un concert de notes aigres, sourdes, éclatantes comme des trompettes, et qui s’entre-croisaient d’un bout à l’autre de l’édifice. On se serait cru dans l’arche de Noé avec beaucoup de gracieux animaux de moins et quelques hommes de plus ; mais quels hommes, mon Dieu, et comme ils faisaient regretter les bêtes !

La maison, ou plutôt le hangar construit entièrement en charpentes, se composait d’une seule grande salle.

Cette salle, qui avait à peu près soixante pieds de large sur deux cents pieds de long, était séparée pour ainsi dire en deux parties par les énormes piliers qui soutenaient les solives de la toiture : l’une d’elles, la plus grande et celle où nous étions, servait de chambre aux dormeurs, tandis que l’autre, bordée à son extrémité de râteliers et de mangeoires, était destinée aux animaux et aux nègres.

Dans la première pièce, un comptoir informe, élevé de six pieds au moins et entouré de tous côtés par une palissade de planches épaisses, occupait le côté opposé à la porte : c’était une véritable place forte, capable de soutenir un assaut ; dans le fond, on apercevait un escalier à claire-voie dont les marches se composaient de bûches à peine équarries, et qui allait aboutir à une sorte de niche où couchait le maître du logis.

Au milieu se trouvait un lit des plus curieux et faisant honneur à ce dernier ; il se composait d’une trentaine de compartiments formant un plan incliné, séparés par des planches de quelques pouces de haut et reliées toutes ensemble par un fort madrier central. C’était exactement la disposition des alvéoles d’une ruche d’abeilles.

Ces compartiments, qui allaient en se rétrécissant des pieds à la tête, étaient tous occupés, à l’exception de quatre ou cinq.

Étonnés que d’autres dormeurs que nous voyions étendus n’eussent pas préféré les casiers restés libres, nous en demandâmes l’explication à Dirk, qui nous dit qu’il n’y avait que les matadors, les porteurs de grosses bourses, qui pussent se permettre le luxe de payer douze cents[2] un pareil coucher, tandis que le droit d’entrée n’était que de deux cents ; il nous apprit aussi qu’il était inutile de réveiller l’aubergiste ; qu’il suffisait de déposer notre quote-part dans une grande tire-lire placée sur le comptoir ; que c’était l’habitude, et qu’il était sans exemple qu’un voyageur y eût manqué. Heureux aubergiste, à qui l’argent vient en dormant ! Il est vrai qu’on est impitoyable pour les voleurs dans l’ouest, et que la loi de Lynch y est en permanence. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que les exemples de vol y sont fort rares, quoique la population se compose en partie de l’écume de l’Europe.

Comment expliquer maintenant qu’au milieu d’une population composée d’éléments si hétérogènes et si impurs le vol soit aussi rare ?

J’attribue cette anomalie à trois faits :

Principalement à un certain sentiment d’importance personnelle que conçoit l’émigrant, dans un pays où, en devenant citoyen et propriétaire (a de la terre qui veut à deux ou trois dollars l’acre), il est sur d’arriver à être l’égal en considération des plus riches et des plus influents ; dans ce nouveau monde, sur cette terre où il est inconnu, il dépouille le vieil homme et son passé ne lui paraît plus qu’un songe : j’ai eu sous les yeux vingt exemples de ces transformations.

Secondement, à la rareté ou plutôt à l’absence de ces misères horribles qui rendent le plus souvent criminel l’homme ignorant et faible.

Enfin et surtout à la rigueur de la législation contre le vol.

J’en reviens à la maison de bois dont les dormeurs auraient paru autant de brigands en Europe, et qui, par le fait, n’étaient que des maquignons, des marchands de bœufs et de cochons, et des meuniers parfaitement sales, mais honnêtes.

Nous déposâmes vingt-quatre cents dans la tirelire et nous grimpâmes chacun dans un casier, lord S. et moi.

Malheureusement, il n’y en avait pas deux vides à côté l’un de l’autre, et nous étions séparés par un gros homme qui, couché sur le ventre, ronflait de la façon la plus formidable. Il ne fallait pas songer à l’éveiller, et nous prîmes notre parti de chercher à dormir aussi. Dirk, qui s’était couché sur le sol par mesure d’économie, venait d’éteindre son rat de cave, et tout était retombé dans la plus profonde obscurité.

Les pieds appuyés à la barre de mon cadre, je m’arrangeai tant bien que mal dans mon manteau, et je me serais endormi malgré la dureté de la planche à peine unie par le frottement des corps qui s’y étaient reposés, quand je sentis des picotements suivis de démangeaisons furieuses sur les jambes : il me semblait qu’une foule d’insectes montaient à l’assaut de ma personne : je cherchais à prendre patience. Enfin, étendant le bras, je mis la main sur un cancrelas[3] tout grouillant qui venait souper avec les autres. Pour le coup, je me jetai à bas de mon cadre, au risque de mettre le pied sur la tête de quelque dormeur, décidé à sortir de cet enfer à tout prix : je me fouillai, je n’avais pas d’allumettes : comment retrouver la porte au milieu de l’obscurité ? je me dirigeai à tâtons vers le cadre de lord S***.

« Est-ce vous, me dit-il ? vous ne pouvez pas dormir ?

— Non, je suis dévoré tout vivant, et vous ?

— Moi, pas encore, mais il règne ici une odeur insupportable, je suis suffoqué et j’allais me lever. »

Il frotta une allumette contre la planche qui lui servait de dossier, et nous sortîmes, non sans être accompagnés de nouveaux grognements, mais cette fois plus énergiques.

Il faisait toujours un temps exécrable, et nous passâmes le reste de la nuit appuyés contre un des piliers du hangar dont une partie nous abritait tant bien que mal, un peu consolés par un paquet d’excellents cigares qui y passa tout entier.

Le temps s’étant éclairci une heure avant le jour, sir Henry éveilla le guide qui dormait comme un bienheureux. Dirck alla chercher nos chevaux au milieu de cette fourmilière qui commençait à s’agiter, et quoique arrivés les derniers, nous fûmes les premiers partis.


IV

Cattlesburg. — Une mauvaise diligence. — Lexington. — Francfort. — Louisville.

Le reste de notre voyage s’acheva d’une manière insignifiante, et, trois jours après, nous arrivâmes à Cattlesburg, première ville de l’État de Kentucky, sur la frontière de Virginie. Le pays où nous entrâmes était bien plus habité et par conséquent beaucoup mieux cultivé.

Là, comme je l’avais projeté, nous nous décidâmes à prendre le stage, ou diligence. Dix jours passés à cheval nous avaient fatigués et il nous restait cent vingt milles à faire pour atteindre Lexington où nous devions enfin retrouver le chemin de fer.

Dirk revendit nos chevaux sur lesquels nous ne perdîmes guère que moitié ; nous le payâmes généreusement, ce qui nous attira une foule de compliments obséquieux à la mode irlandaise, et nous nous décidâmes à nous emballer dans le stage.

Nous n’avions pas de chance : la maudite voiture était complète, et nous nous y trouvions entassés comme des harengs dans une caque. Du reste, le stage était fort solidement construit, assez bien suspendu, et contenait neuf places sur trois banquettes horizontales : l’extérieur en était bariolé d’affiches et de réclames flamboyantes de toute espèce : une fois en route et après avoir surmonté le dégoût que nous inspiraient quelques voisins d’une propreté et surtout d’une odeur douteuse, nous dûmes nous applaudir de la compression utile que nous subissions : la voiture, lancée à fond de train, sur des chemins affreux et traînée par un attelage de cinq chevaux ardents conduits à grandes guides, faisait des bonds impossibles et nous aurait certainement brisés, ou tout au moins contusionnés sans le point d’appui que nous prêtaient les autres voyageurs.

À cela près qu’il faisait une chaleur étouffante et qu’un de nos voisins se mit à manger sous notre nez une salade d’oignons assaisonnée d’ail, le voyage se passa parfaitement bien, et nous arrivâmes au milieu de la nuit dans la ville de Lexington.

On nous transporta, nous et nos bagages, au National-Hôtel, le meilleur de la ville, à ce qu’on nous assura, et nous pûmes enfin étendre nos membres fatigués dans un lit confortable.

Lexington est régulièrement bâtie et assise sur un plateau d’où on à une vue magnifique : c’est le siége d’une université célèbre.

Toutefois, comme il n’y a rien absolument à y voir, le soir même nous reprîmes le chemin de fer pour Louisville, principale ville du Kentucky, à une distance de cent milles de Lexington.

Le chemin de fer passe à Francfort, capitale de l’État. Cette ville ne compte pas plus de cinq mille habitants ; elle est bâtie dans une vallée profonde, entourée de rochers, sur le bord de la rivière Kentucky.

À dix heures du soir, nous arrivions à Louisville, où nous passâmes trois jours entiers, pour nous refaire un peu du long voyage que nous venions d’accomplir.

Louisville, dans le Kentucky. — Dessin de Guiaud d’après une gravure américaine.

Louisville, qui repose sur un plateau à pic à cent pieds au-dessus du fleuve Ohio, est grande et fort peuplée. De la promenade on a sous les yeux les chutes du fleuve, qui, large de plus d’un quart de lieue, se précipite à travers les rochers par mille rapides différents. Le palais de Justice et l’hôtel de ville sont deux édifices remarquables par leur étendue, leur hauteur, et surtout par le mauvais goût qui a présidé à leur construction.

Ce fait est général aux États-Unis, où l’architecture, comme les autres arts, est traitée de la manière la plus déplorable. Il semble que la vie matérielle soit trop facile dans ces pays nouveaux, pour que le sentiment de l’art, raffiné par les délicatesses et les subtilités de la vieille civilisation européenne, ait pu pénétrer dans les esprits. Si le goût du beau ne précède pas ou n’accompagne pas dès le principe le désir et la recherche du bien-être, il y a grand danger qu’il reste en retard et qu’on le mette en oubli.

Un Américain raisonne architecture, à peu près comme un paysan français. Un édifice est très-élevé, il a coûté beaucoup d’argent, et beaucoup de temps ; les pierres sont bien neuves et régulièrement posées, donc il est beau ; il n’y a rien à répondre à de semblables arguments.

Nous fûmes bien vite fatigués de Louisville : la vie d’hôtel, quoique fort confortable, y est aussi ennuyeuse qu’ailleurs, et nous fîmes affaire avec un loueur de voitures, pour une calèche à deux chevaux, avec un cocher mulâtre, que nous pouvions garder tant que nous voudrions, moyennant huit dollars par jour, retour compris.

Au prix où sont les chevaux et l’avoine là-bas, ces gens-là doivent faire de bonnes affaires. D’ailleurs ce loueur était le seul dans la ville qui eût des voitures un peu élégantes, et il en fallut passer par ses conditions.

La route qui conduit à Mammouth-Cave est une des meilleures que j’aie rencontrées dans l’Ouest. Le pays, assez plat, est couvert de forêts interrompues de temps en temps par des plantations de céréales et de tabac, et on n’y rencontre qu’une seule petite ville appelée Mauford, située à quatre-vingts milles environ de Louisville, à la bifurcation du chemin de traverse qui mène aux grottes.

À partir de là pendant les dix milles qui restent à faire, ou monte et on descend alternativement, et nous dûmes souvent mettre pied à terre et pousser aux roues pour franchir les passages difficiles. Enfin nous arrivâmes dans la vallée du Green-River, charmante petite rivière qui mérite bien son nom (Green, verte), couverte qu’elle est par les larges feuilles vertes des nelumbos aquatiques, et des pontederias, dont les fleurs jaunes et les aigrettes bleues forment des bouquets d’une variété charmante à la surface de ses eaux tranquilles.


V

Mammouth-Hotel. — Visite aux grottes. — La Rotonde. — L’église gothique. — La chambre des revenants. — Poissons singuliers. — Le fauteuil du diable. — Le puits des Andes. — La mer Morte. — Styx-River. — Le vignoble de Marthe. — Le puits terrible. — Retour à l’hôtel.

De cette vallée on aperçoit à mi-côte, au milieu d’une végétation luxuriante, l’hôtel de Mammouth, situé près de l’entrée des grottes, sur une pelouse toujours verte, où un petit ruisseau qui descend des hauteurs forme mille méandres capricieux, et, retenu par des rochers de granit, vient gagner de cascade en cascade le Green-River, après avoir formé un lac en miniature.

Ce riant paysage est couronné de rochers à pic, couverts d’une mousse noirâtre, et couchés pêle-mêle dans un désordre inextricable qui annonce une explosion ancienne du feu souterrain. Une large allée sablée conduit les voitures jusqu’au perron de l’hôtel, qui se compose d’une suite de chalets. L’un de ces chalets, le plus grand, sert de salle à manger ; les autres servent de salons de conversation, de café et billard, de cuisine, d’appartements et de chambres pour les voyageurs : quelques-uns, plus petits, sont loués au mois à des familles dont le séjour se prolonge en cet endroit, rendez-vous des flâneurs et des touristes qui visitent le centre des États-Unis.

La première chose que nous apprit un maître d’hôtel qui vint nous recevoir dans le vestibule, fut qu’il n’y avait pas un seul petit coin libre pour nous loger : tous les appartements étaient occupés ou retenus. Comme nous n’étions pas venus de si loin pour nous en aller sans avoir satisfait notre curiosité, je proposai un expédient qui leva toutes les difficultés. En fermant la capote de notre calèche, nous pouvions nous y organiser une chambre un peu étroite, mais très-confortable avec les matelas qu’on s’engageait à nous fournir : notre mulâtre coucherait sur une botte de paille dans l’écurie, et il n’y avait pas à s’inquiéter pour nos estomacs, le garçon nous assurant que la cuisine de l’hôtel était excellente et dirigée par un chef français du plus grand mérite.

On nous servit à déjeuner, puis, vers une heure de l’après-midi, on vint nous prévenir qu’une société composée de six personnes allait visiter les grottes sous la conduite d’un guide, et que les onze autres guides étant occupés, nous serions forcés, dans le cas où nous ne voudrions pas nous joindre à cette compagnie, d’attendre au lendemain pour commencer nos excursions.

Nous n’avions aucun motif de ne pas saisir cette occasion. Il faut cinq ou six jours pour parcourir ces immenses cavernes dont sept ou huit lieues seulement sont connues et où nous avions l’intention de pénétrer aussi loin que possible.

D’après les conseils que nous donna le maître d’hôtel, nous changeâmes nos habillements de toile pour de solides vêtements de drap et nous descendîmes vers la société à laquelle on nous avait annoncés.

Après des remercîments de notre part et des salutations réciproques, nous nous acheminâmes du côté des grottes par un petit sentier escarpé au milieu des rochers.

Quelques minutes après nous sentîmes un courant d’air froid qui nous enveloppait et nous aperçûmes dans le flanc de la montagne une ouverture fort basse et à peine assez large pour laisser passer deux personnes de front : c’était l’entrée fort mesquine d’ailleurs des fameuses grottes. Notre guide alluma une torche et un jeune Allemand qui se joignit à nous en prit une autre. Les plus grands d’entre nous durent se courber pour suivre le guide qui marchait en tête, tandis que l’Allemand fermait la marche.

Après avoir fait un assez long trajet dans ce corridor qui ressemble à un boyau de mine, nous descendîmes une centaine de marches proprement taillées dans le rocher, et nous entrâmes à notre grande satisfaction dans une longue galerie beaucoup plus haute et plus large.

Cette galerie aboutissait à une grande salle naturelle appelée la Rotonde, de laquelle partaient plusieurs embranchements latéraux. Un nouveau corridor, moins étroit que celui de l’entrée, nous conduisit enfin à une immense excavation qui peut contenir cinq mille personnes, et qu’on a surnommée à juste titre l’église gothique.

Jusque-là rien de particulier n’avait attiré notre attention ; mais quand la torche du guide vint frapper de mille facettes lumineuses, comme des constellations, les stalactites de la voûte, nous ne pûmes retenir un cri d’admiration.

C’était un spectacle magique. À l’autre bout de la salle, en face de nous, les concrétions calcaires avaient formé de véritables colonnes qui, s’élançant comme des palmiers, semblaient soutenir le poids de cette immense salle de plus de cent pieds de haut.

Entre les colonnes, on distinguait un autel entouré de chaque côté par un trône et une chaire ; au-dessus de l’autel, s’élevant à perte de vue, se déployait un orgue magnifique dont les tuyaux se tordaient eu spirales et qui était rehaussé par des statues drapées dans des attitudes différentes sur leurs larges piédestaux.

L’autel était orné de vases, d’amphores, de lustres, de candélabres. Toutes ces stalactites se renvoyaient mille feux multicolores qui brillaient d’un tel éclat au milieu de la profonde obscurité, que nous en étions aveuglés.

Jamais le caprice de la nature n’a imité aussi parfaitement l’art humain, et il ne tenait qu’à nous de nous croire dans une véritable église de diamants.

Les grottes de Mammouth. — La caverne étoilée. — Dessin de Gambard d’après M. Deville.

À partir de cet endroit, les stalactites et les stalagmites, autres concrétions qu’avait progressivement formées sur le sol des grottes la chute des gouttes d’eau calcaire, occupaient la voûte et les parois de toutes les avenues, de toutes les salles et de tous les dômes que nous parcourions, affectant les formes les plus bizarres et les plus fantasques, et fournissant à l’imagination de chacun les comparaisons les plus différentes.

C’est à ces merveilleuses cristallisations que sont dus les noms souvent fort singuliers appliqués aux différentes parties des grottes.

L’église gothique est déjà à une demi-lieue de l’entrée. En la quittant, nous nous enfonçâmes dans l’avenue gothique où abondent, pendant un trajet d’un quart de lieue, les stalactites qui avaient tant excité notre admiration.

De là on arrive à la chambre des revenants, ainsi nommée parce qu’on y a trouvé des momies indiennes provenant sans doute des anciennes tribus qui ont peuplé le sol américain. Cette salle servait peut-être de lieu de sépulture. Malgré son nom sinistre, elle était fort animée et très-éclairée. Les femmes des guides y ont établi une espèce de café où l’on vend des liqueurs de toute espèce, et où on lit les journaux. Ô profanation ! Là se tiennent des invalides, des malades, et spécialement des poitrinaires, sur lesquels l’atmosphère de ces souterrains exerce une salutaire influence, selon ce que prétendent les médecins du pays.

Ce qu’on y voit de plus remarquable, c’est un immense squelette de mastodonte presque entier, dressé au milieu de la salle, et qui donne lieu aux questions et aux réponses les plus saugrenues de la part des touristes, fort peu au courant des travaux de l’immortel Cuvier.

Mon attention fut surtout attirée par une sorte de bassin creusé dans le roc où l’une des femmes des guides fait voir, moyennant rétribution, et vend même, quand on le désire, des sirédons, espèce de batraciens à tête et à corps de poisson et à pattes de grenouille, et des cyprinodons, petits poissons complétement privés de vue, leurs yeux étant oblitérés par la nuit où ils vivent.

On pêche ces animaux dans une rivière qui coule dans les grottes, et j’en achetai quelques exemplaires pour les dessiner. La même femme a aussi un éventaire d’os soi-disant antédiluviens à dix cents au choix. On voit qu’on peut se procurer à bon marché quelques-uns de ces débris d’animaux antérieurs à la création de l’homme.

Cyprinodons, poissons aveugles des grottes de Mammouth. — Dessin de Rouyer d’après des sujets du Muséum.

De la chambre des revenants où nous nous étions croisés avec plusieurs autres visiteurs, nous arrivâmes à la chapelle gothique, réduction en miniature de l’église que nous avions d’abord visitée, puis au fauteuil du diable, gigantesque cristallisation en forme de siége qui se trouve suspendue tout étincelante au-dessus de la bouche noire et mystérieuse d’un abîme sans fond.

Notre guide nous raconta, devant ce puits béant entr’ouvert sous nos pieds, une triste aventure qui s’y était passée quelques années auparavant.

Deux jeunes amants, séparés par l’inflexible volonté de leurs parents, au lieu de s’adresser à la complaisance d’un ministre, avaient préféré s’unir dans la mort et s’étaient précipités dans le gouffre, attachés l’un à l’autre par une ceinture de soie : une lettre et le mouchoir de la jeune fille qu’on retrouva dans la salle firent connaître leur fatale résolution. Les deux familles, désirant leur faire rendre les derniers devoirs, avaient offert des sommes considérables à qui oserait descendre dans le puits sans fond. Notre guide attaché à une corde à nœuds en avait fait la tentative ; mais arrivé à une profondeur de plus de deux cents pieds, il avait été effrayé et étourdi par des bruits mystérieux et une odeur de soufre qui l’avait forcé à se faire remonter précipitamment.

Le brave Irlandais était persuadé que c’était là une des gueules de l’enfer, et accompagnait son récit de force signes de croix.

Cette sombre histoire racontée simplement à la pâle lueur des torches avait jeté de la tristesse parmi nous : je vis même une de nos jeunes compagnes essuyer une larme.

Quelques instants après, quand nous arrivâmes au dôme d’Ammeth et que nous aperçûmes la lumière du jour, nous éprouvâmes tous un sentiment de satisfaction.

Nous avions parcouru au moins une lieue depuis notre départ, et cependant la sortie du dôme d’Ammeth n’est qu’à une faible distance de Mammouth-Hotel : cette lenteur tient aux détours sans nombre qu’on est forcé de faire dans ce labyrinthe.

Notre guide ralluma une torche et s’assura, avant de repartir, qu’il avait tout ce qui lui était nécessaire ; car il s’agissait cette fois d’une excursion de plus de deux lieues avant d’arriver au port de Seréna, d’où l’on sort enfin de ces immenses cavernes.

Nous descendîmes pendant une demi-heure au moins une rampe rapide et continue, où nous n’avancions qu’en tâtonnant, éblouis encore par la lumière du soleil qui venait de frapper nos yeux.

Ce long trajet nous conduisit au dôme de Goram, à six cent cinquante pieds au-dessous du sol : on traverse ensuite une espèce de portail dont les stalactites imitent à s’y méprendre des ogives et des chapiteaux, et on arrive à la mer Morte, grand lac intérieur en communication avec le Styx, petite rivière qui, suivant tranquillement son cours dans les profondeurs de la terre, s’accroît par l’infiltration des eaux pluviales et des nappes d’eau intérieure, et va sans doute se réunir par des canaux souterrains au Green-River, qui contourne la montagne où sont situées les grottes.

Grottes de Mammouth. — La mer Morte. — Dessin de E. de Bérard d’après M. Poussielgue.

C’est dans ces eaux profondes qu’on pêche les sirédons et les poissons sans yeux dont j’ai déjà parlé. Nous nous y embarquâmes sur un bateau qui y attend les visiteurs pour les transporter sur l’autre rive ; cependant, malgré le nom fatal de ce cours d’eau, je dois dire que notre bonhomme de batelier n’avait pas la moindre ressemblance avec le nautonier des enfers, Caron, de sinistre mémoire.

La lueur des torches, reflétée par l’eau, produit dans la nuit profonde un effet impossible à décrire : ce sont des jeux de lumières, des contrastes d’ombres si saisissants, au milieu des ces formes étranges qui vous environnent, qu’aucun pinceau ne saurait les rendre.

Nous fûmes frappés de la sonorité causée par les vibrations successives de mille échos qui se produisent au centre du lac, sonorité telle que nous entendions distinctement un bruit de paroles et le clapotement des avirons d’une autre barque, naviguant sur les mêmes eaux, quoiqu’elle fût à plus de cinq cents pas de nous, d’après ce que nous assura le guide.

Au milieu du Styx se trouve un fort remou qui fit tourner brusquement trois ou quatre fois notre embarcation sur elle-même : il y a là un gouffre naturel où une partie des eaux va disparaître.

Grottes de Mammouth. — Styx-River. — Dessin de Gambard d’après M. Deville.

Dès que le bateau eut repris son équilibre, notre Allemand, qui, en sa qualité d’habitué des grottes, était là comme chez lui debout sur l’arrière de la barque, se mit à entonner une ballade de Weber d’un caractère tout infernal.

Je ne sais s’il faut attribuer l’effet qu’il produisit sur nous aux circonstances toutes particulières où nous nous trouvions, mais son chant habilement dirigé, et merveilleusement aidé par la sonorité du lieu, évoquait autour de nous l’idée de gnomes et de démons qui semblaient, réveillés par sa voix puissante, accourir avec des sifflements sinistres des profondeurs de l’abîme.

Jamais une voix humaine ne m’a causé une semblable émotion.

Tous, nous restâmes immobiles et sans souffle tant que cette incantation étrange ne fut pas terminée ; mais au moment où nous allions complimenter le chanteur, des applaudissements et des bravos réitérés, auxquels nous nous joignîmes, partirent de l’autre barque, qui peu à peu s’était rapprochée de nous.

En ce moment notre embarcation toucha terre, et le jeune Allemand reprenant sa torche y sauta d’un pied ferme, et disparut dans une galerie latérale pour se dérober plus vite à l’ovation dont il était menacé.

C’est à la mer Morte et à la rivière du Styx que s’arrêtent généralement les visiteurs qui reviennent à la sortie d’Ammeth par le même chemin qui les y a conduits.

La partie que nous allions parcourir, où se rencontrent des passages plus difficiles, et où quelques éboulements ont eu lieu, est rarement visitée.

Une suite de galeries, de dômes et d’excavations nous conduisit, une lieue plus loin, au vignoble de Marthe, ainsi nommé à cause des stalagmites qui boursouflent le sol, et rappellent par leur disposition symétrique une rangée d’échalas, puis au ravin des boules de neige, couvert d’efflorescences gypseuses. De là on passe par des sentiers escarpés, entourés de précipices, sur les montagnes Rocheuses, où l’on trouve un gouffre appelé le Trou terrible, très-large, d’une profondeur incalculable, et au fond duquel on entend bouillonner les eaux souterraines.

Enfin, après avoir passé dans une étroite galerie, où l’on est presque forcé de ramper, nous arrivâmes au port de Seréna, à trois lieues de l’entrée ; c’est là que devait finir notre excursion.

Malgré ce long parcours, nous étions bien loin du terme de ces excavations, qui s’étendent dans d’autres directions jusqu’à des limites inconnues.

Un intrépide explorateur a pénétré cinq lieues plus avant dans ce dédale souterrain, et a pu s’assurer, malgré l’impossibilité de passer, que les grottes s’étendaient beaucoup plus loin ; seulement on n’a pas découvert d’autres sorties, et il y a bien des précautions à prendre pour ne pas s’égarer dans ce dédale où s’enchevêtrent une foule de corridors et de galeries sans fin, souvent si étroites et si basses qu’on peut à peine s’y glisser, et qui, le plus souvent, n’aboutissent qu’à des impasses, d’où l’on est forcé de revenir sur ses pas. Le guide qui m’apprit ces détails et toutes les recherches inutiles qui avaient été faites, m’assura en outre qu’il fallait suivre pendant plus d’une heure pour y pénétrer une crête étroite, large d’un pied au plus, suspendue au flanc d’un rocher à pic au-dessus d’un abîme incommensurable, et que lui-même avait éprouvé un vertige affreux chaque fois qu’il s’y était hasardé.

Il y avait bien là, je l’avoue, de quoi me détourner des découvertes que je voulais faire, et comme je n’avais pas d’ailleurs beaucoup de temps à consacrer à ces amusements, je résolus de laisser à d’autres plus heureux et plus hardis l’honneur de découvrir le terme de ces souterrains extraordinaires, où l’on a constaté jusqu’ici : deux cent vingt-six avenues, cinquante-sept dômes, onze lacs, sept rivières, huit cataractes, trente-deux puits ou plutôt trente-deux abîmes dont quelques-uns sont d’une profondeur et d’un diamètre extraordinaires

Un sentier tracé dans le flanc de la montagne nous ramena à l’hôtel, où nous arrivâmes à la nuit tombante et presque au moment où le gong chinois[4], cet affreux instrument dont les vibrations déchirent les oreilles, annonçait que le dîner était servi.

Nous étions curieux d’assister à l’un de ces repas publics qui devaient former, d’après nos conjectures, une réunion bizarre de gens de toute condition et de tout rang.

Ainsi donc, sans tenir compte des insinuations du maître d’hôtel, qui nous assurait qu’il serait plus convenable de nous faire servir séparément, nous nous empressâmes de changer de vêtements, et de descendre dans la salle à manger où tout le monde était déjà réuni.

Sur une longue table de trois cents couverts, où presque toutes les places étaient prises, s’étalait une profusion infinie de mets de tout genre, volailles, gibier, immenses pièces de rost-beaf, porcs, esturgeons, poissons divers, entremêlés de distance en distance de pyramides de fruits et des inévitables châteaux de blanc-mangers, blancs, roses, ou jaunes. Cette perspective s’étendait à perte de vue dans une salle joliment ornée de guirlandes et de pots de fleurs, ce qui annonçait réellement la présence du cuisinier français qu’on nous avait justement vanté, l’ordonnateur de ce repas homérique.

On pense bien que notre entrée fut à peine remarquée au milieu du bruit des fourchettes, du cliquetis des verres et du bourdonnement des voix.

Nous allâmes nous asseoir à l’un des bouts de la salle, près de l’office, la place des derniers venus, et on nous servit immédiatement.

C’était un spectacle comique que cette galerie de cent cinquante personnes, rangées sur la même file, agitant leurs bras avec ensemble, tandis qu’un nombre presque égal de noirs tout habillés de blanc se démenaient derrière elles pour faire le service.

Nous venions d’achever un potage à la tortue, quand la grosse main à gants de coton blanc du nègre qui nous servait s’insinua entre nous, tenant une bouteille de champagne.

« Qu’est cela ? » dis-je en me retournant, fort étonné d’une politesse aussi imprévue.

Aux États-Unis, il est d’usage aux tables d’hôte d’envoyer quelque vin de Champagne, de Madère ou de Sherry en supplément, aux personnes auxquelles on veut faire honneur : c’est une prévenance à laquelle il serait de mauvais goût de se refuser.

Nous étions fort intrigués, d’autant plus que le nègre avait disparu dans l’office ; mais bientôt il revint, et en passant il nous jeta ces mots : « De la part de messieurs et de miss Johnson. » M. Johnson était un député au congrès avec lequel je m’étais lié à Washington et à qui j’avais formellement promis de passer quelque temps dans sa propriété, si j’allais au Kentucky. Sa fille et son fils l’accompagnaient. Un bruit de chaises qu’on faisait pivoter se fit entendre à l’autre extrémité de la salle à manger, et nous aperçûmes le père et le fils élevant leurs verres pleins à la hauteur de l’œil, ce qui signifiait en bon anglais qu’ils buvaient à notre santé, tandis que la jeune fille me faisait un petit signe de reconnaissance avec la main.

Nous fîmes la même manœuvre avec nos verres, les chaises reprirent leurs places et tout rentra dans l’ordre.

La famille Johnson était déjà depuis quinze jours à Mammouth-Hotel. Il eût été disgracieux à moi de refuser plus longtemps l’aimable invitation qu’on me faisait, et je dus renoncer à retourner dans les grottes. Mais quelque fatigant qu’y ait été mon séjour, je crois pouvoir affirmer qu’aucun spectacle, même celui des chutes du Niagara, ne m’a autant frappé, au milieu des merveilles naturelles si fréquentes aux États-Unis, que ce long voyage dans les entrailles de la terre, où il me semblait voir à chaque pas s’ouvrir devant moi un nouveau monde.

Poussielgue.


  1. Petits fruits verts qui ont l’aspect de la graine de capucines.
  2. Le cent est le centième du dollar et vaut à peu près un sou.
  3. Gros insecte noir et puant qui ressemble à un grillon, mais qui appartient à la famille des blattes.
  4. Le gong chinois est une espèce d’immense tam-tam qui remplace la cloche dans les hôtels américains.