Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Peintres romagnols


BARTOLOMMEO DE BAGNACAVALLO,

ET AUTRES PEINTRES ROMAGNOLS.

Certes, l’émulation dans les arts et l’amour de la gloire conduisent presque toujours à bien ; mais lorsque ces nobles sentiments se convertissent en orgueil et en présomption, le talent auquel on aspire ne tarde pas à se dissiper comme un léger brouillard. En effet, comment l’homme qui méconnaît ses propres défauts, et ne fait aucun cas des œuvres d’autrui, saurait-il atteindre à la perfection ? Aussi voit-on le succès répondre bien plus souvent aux efforts des artistes modestes et studieux, qui honorent les grands maîtres, qu’aux espérances de ceux dont la tête est pleine d’arrogance et de fumée. Parmi ces derniers, il faut ranger Bartolommeo de Bagnacavallo (1), le Bolonais Amico, Girolamo de Codignuola et Innocenzio d’Imola. Ces quatre peintres travaillèrent à Bologne à la même époque, et se portèrent les uns aux autres la plus mortelle envie que l’on puisse imaginer. Leur vanité, qui n’était point basée sur un mérite éprouvé, les jeta hors de la voie qui mène à la célébrité ceux qui luttent plutôt pour bien faire que pour écraser leurs rivaux, et les empêcha de produire les beaux résultats que promettaient leurs débuts.

Bartolommeo de Bagnacavallo se rendit à Rome du temps de Raphaël, dans l’espoir d’arriver à la perfection. Grâce à la réputation qu’il avait déjà acquise à Bologne, on lui confia un travail à la Face, dans la première chapelle que l’on rencontre au-dessous de celle de Baldassare Peruzzi, en entrant, à droite, dans l’église. Mais les choses n’ayant pas tourné à son gré, il revint à Bologne, où il se trouva en concurrence avec Amico, Girolamo et Innocenzio, dont nous avons parlé tout à l’heure. Chacun d’eux fut chargé de représenter, dans la chapelle de la Madonna, à San-Petronio, un sujet tiré de l’histoire du Christ et de la Vierge. Ces tableaux ont, à peu de différence près, les mêmes qualités ; cependant, celui de Bartolommeo annonce une manière à la fois plus souple et plus ferme : les artistes le préférèrent à la Résurrection du Christ de Maestro Amico, dans laquelle on voit, entre autres choses étranges, plusieurs soldats écrasés par le couvercle du sépulcre.

Bartolommeo s’associa ensuite avec Biagio, de Bologne, qui avait infiniment plus de pratique que de génie (2). Ils peignirent ensemble, partie à fresque, partie à sec, le miracle de la Multiplication des cinq pains et des deux poissons dans le réfectoire des Scopetini, à San-Salvatore ; ils représentèrent, sur une paroi de la bibliothèque du même couvent, la Dispute de saint Augustin, composition dans laquelle ils introduisirent une fort belle perspective. Ces maîtres avaient pris, à l’école de Raphaël d’Urbin, un certain style qui plaisait au premier abord, mais qui, au fond, manquait de qualités essentielles. Toutefois, comme il n’y avait alors à Bologne personne qui en sût plus long qu’eux, les Bolonais les tenaient pour les meilleurs peintres de l’Italie.

On voit, de la main de Bartolommeo, plusieurs médaillons à fresque sur la voûte du palais du podestat, et une Visitation de sainte Élisabeth en face du palais des Fantucci, à San-Vitale. Les Servîtes de Bologne possèdent quelques saints exécutés à fresque, par Innocenzio d’Imola, autour d’une Annonciation peinte à l’huile.

À San-Michele-in-Bosco, Bartolommeo orna de fresques la chapelle de Ramazzotto, chef de parti, en Romagne. Il fit encore à fresque deux saints, accompagnés de petits anges d’une rare beauté, dans une chapelle de Santo-Stefano ; et, pour Messer Annibale del Corello, il figura la Circoncision de Notre-Seigneur dans une chapelle de San-Jacopo : au-dessus de ce dernier tableau, il plaça un Sacrifice d’Abraham qui dénote vraiment une grande habileté. À la Misericordia, il peignit en détrempe la Vierge et quelques saints. Enfin, il laissa à Bologne une multitude de tableaux qui sont entre les mains de divers citoyens.

Il est juste de dire que Bartolommeo s’éleva au-dessus du commun par sa conduite et par ses ouvrages, et qu’il l’emporta sur ses concurrents par la pureté du dessin et la sagesse de l’invention, comme le témoigne un dessin que nous conservons dans notre collection, et qui représente Jésus-Christ discutant dans le Temple avec les Docteurs.

Bartolommeo mourut à l’âge de cinquante-huit ans, après avoir été jalousé jusqu’à son dernier jour par Amico de Bologne, homme aussi fantasque dans son humeur que dans les peintures dont il a rempli l’Italie, et particulièrement la ville de Bologne où il séjourna le plus long-temps (3). Si ses études eussent été dirigées avec discernement et non au hasard, il aurait peut-être surpassé bien des artistes que nous plaçons au premier rang ; mais, d’un autre côté, telle est la puissance de la fécondité, qu’il est impossible de ne pas trouver au milieu d’un grand nombre d’ouvrages quelque morceau remarquable. Ainsi, parmi la multitude des productions d’Amico, on admire sa façade de la place des Marsigli où il représenta en clair-obscur, avec un rare talent, divers sujets historiques et un combat acharné d’animaux. Près de la porte da San-Mammolo, il peignit une autre façade, et, à San-Salvatore, il couvrit une frise de la grande chapelle d’ornements si extravagants, que l’homme qui aurait le plus envie de pleurer ne pourrait s’empêcher de rire de ces prodigieuses folies. Bref, il n’y a pas une église, pas une maison à Bologne, qui n’ait quelque barbouillage de sa main.

Amico laissa également de nombreux travaux à Borne ; et dans l’église de San-Friano, à Lucques, il décora une chapelle où, à côté des fantaisies les plus bizarres, on rencontre des pages dignes d’estime, comme, par exemple, l’Histoire de la croix et celle de saint Augustin. Du reste, ces fresques sont les meilleures que Maestro Amico ait jamais produites. Payons encore un juste tribut d’éloges aux tableaux dans lesquels il traita quelques sujets tirés de la vie de saint Nicolas et que l’on voit sur l’autel dédié à ce bienheureux, à San-Jacopo de Bologne. Lorsque l’empereur Charles-Quint traversa Bologne, Amico éleva, près de la porte du palais, un arc de triomphe qu’Alfonso Lombardi enrichit de statues en relief.

La fécondité d’Amico n’étonnera pas, si l’on songe que cet homme singulier parcourut toute l’Italie en copiant à droite et à gauche toutes les peintures et les sculptures bonnes ou mauvaises ; aussi devint-il un mauvais inventeur-pratique (un praticaccio inventore). S’il tombait sur des choses dont il pouvait se servir, il s’en emparait aussitôt, puis il les détruisait afin que d’autres n’en tirassent point parti. Lorsqu’il fut parvenu à l’âge de soixante ans, les fatigues du métier et l’étrangeté de sa vie le jetèrent dans une folie complète qui souvent divertissait beaucoup toute la ville, et jusqu’au noble historien florentin, Messer Francesco Guicciardini, qui était alors gouverneur de Bologne. Quelques-uns prétendaient néanmoins que cette folie n’était pas exempte d’un grain de malice, parce que Amico, durant sa maladie et dans un moment d’extrême détresse, ayant vendu à bas prix quelques propriétés, sut se les faire restituer plus tard à de bonnes conditions, en disant qu’il était complètement fou quand il les avait vendues ; mais je n’affirme pas que cela soit vrai, je me contente de répéter ce que maintes fois j’ai entendu raconter.

Amico s’appliqua aussi à la sculpture. Il exécuta de son mieux, dans l’église de San-Petronio, un groupe en marbre représentant le Christ mort soutenu par Nicodème.

Amico peignait des deux mains à la fois et avec deux pinceaux, l’un destiné aux tons clairs, l’autre réservé aux tons obscurs. Mais le plus curieux, c’était de le voir entouré d’une ceinture garnie de godets pleins de couleurs, ce qui lui donnait la tournure du diable de saint Macaire avec toutes ses fioles. Lorsqu’il travaillait ainsi affublé, avec ses lunettes sur le nez, et qu’il était en train de bavarder, il aurait fait éclater de rire un rocher. Rien n’était plus amusant que de l’entendre caqueter à tort et à travers, et débiter les billevesées les plus extraordinaires du monde. À la vérité, il ne lui arriva jamais de dire du bien d’une seule personne, si vertueuse, si bonne ou si haut placée qu’elle fût.

Il aimait tant à jacasser, qu’un soir, vers l’heure où l’on sonne l’Ave Maria, ayant rencontré un peintre bolonais qui venait d’acheter des choux au marché, il s’empara de ce pauvre homme par des contes si plaisants, qu’il le retint jusqu’au lendemain matin sous la loggia du podestat. Alors seulement il le lâcha en lui disant : « Ah çà ! mais, mon brave, il me semble que tu vas laisser passer l’heure de cuire tes choux. » Il se rendit coupable d’une foule d’autres drôleries que j’omets pour arriver à Girolamo de Codignuola duquel il est temps de dire quelque chose.

Girolamo de Codignuola laissa à Bologne un grand nombre de tableaux et de portraits ; deux des plus beaux sont dans la maison des Vinacci. Il peignit d’après nature le portrait de Monseigneur de Foix, qui fut tué dans la déroute de Ravenne, et bientôt après celui de Maximilien Sforze. À San-Giuseppe, il laissa un tableau qui fut très-admiré (4), et à San-Michele-in-Bosco, il en fit un autre pour la chapelle de San-Benedetto (5) ; ce dernier fut cause qu’il forma une association avec Biagio de Bologne pour exécuter toutes les fresques qui sont autour de l’église, et dans lesquelles on remarque cette grande pratique que nous avons déjà signalée, lorsque nous avons parlé de la manière de Biagio. À Santa-Colomba de Rimini, Girolamo peignit, pour un autel, en concurrence de Benedetto de Ferrare et de Lattanzio, une sainte Lucie plutôt lascive que belle, et, dans la grande tribune de la même église, un Couronnement de la Vierge avec les douze Apôtres et les quatre Évangélistes. Les têtes de ces personnages sont d’une grosseur vraiment honteuse.

Il retourna ensuite à Bologne ; il y séjourna peu de temps et partit pour Rome, où il fit les portraits de divers seigneurs et particulièrement celui du pape Paul III. Mais il comprit qu’il lui serait difficile d’acquérir de la fortune et de la gloire au milieu de tous les illustres maîtres qui habitaient cette ville, et il se rendit à Naples. Il y trouva des amis qui lui vinrent en aide, et entre autres Messer Tommaso Cambi, marchand florentin, grand amateur d’antiquités et de peinture, lequel pourvut généreusement à tous ses besoins. Girolamo se mit donc au travail, et peignit à l’huile une Adoration des mages dans la chapelle d’un Messer Antonello, évêque de je ne sais quel endroit. À Sant’-Aniello il représenta, dans un autre tableau à l’huile, la Vierge, saint Paul et saint Jean-Baptiste. Il exécuta aussi les portraits de plusieurs gentilshommes. À cette époque il était fort avancé en âge et vivait avec parcimonie afin de se ménager des ressources. Malheureusement les commandes ne tardèrent pas à diminuer, et il regagna Rome. Là, certains amis, ayant appris qu’il avait économisé quelques écus, l’engagèrent à se marier. Il suivit leur conseil croyant bien faire, et reçut de leurs mains une prostituée qui servait à leurs plaisirs. Lorsque le pauvre vieillard eut épousé cette infâme créature, il découvrit tout son malheur, et il en conçut une si violente douleur qu’il en mourut peu de semaines après. Il était âgé de soixante-neuf ans.

Maintenant occupons-nous d’Innocenzio d’Imola. Cet artiste demeura d’abord plusieurs années à Florence avec Mariotto Albertinelli, puis retourna à Imola où il laissa de nombreux ouvrages, et enfin, cédant aux instances du comte Gio. Battista Bentivogli, alla se fixer à Bologne. Il débuta dans cette ville par exécuter une copie d’un tableau que Raphaël d’Urbin avait fait autrefois pour le signor Lionello da Carpi. Innocenzio peignit ensuite à fresque, avec beaucoup de soin et de netteté, la Mort de la Vierge et la Résurrection du Christ, dans le chapitre des moines de San-Michele-in-Bosco. Pour le maître-autel de l’église du même couvent, il conduisit à fin un tableau dont la partie supérieure est parfaitement traitée. On voit encore de lui une Annonciation chez les Servîtes, un Crucifix à San-Salvatore (6), et une foule d’autres peintures dans toute la ville. À la Viola, il orna de fresques trois loges pour le cardinal Invrea, c’est-à-dire qu’il coloria, dans chacune de ces loges, deux sujets d’après les dessins de différents maîtres. À San-Jacopo, il peignit encore à fresque une chapelle pour Madonna Benozza, qui lui doit également un tableau à l’huile fort remarquable. Parmi ses portraits je citerai ceux du cardinal Francesco Alidosio et du cardinal Bernardino Carvajal, qui sont très-beaux et que j’ai vus à Imola.

Innocenzio était d’un caractère modeste et bienveillant, aussi évita-t-il toujours la compagnie des peintres bolonais qui étaient d’une humeur tout opposée. Comme il travaillait au delà de ses forces, il se trouva si faible et si épuisé, qu’une fièvre pestilentielle l’emporta en peu de jours, à l’âge de cinquante-six ans.

Il laissa inachevé, et même à peine ébauché, un travail qu’il avait entrepris hors de Bologne ; mais Prospero Fontana, peintre bolonais, le termina heureusement d’après les propres instructions d’Innocenzio (7).

Nous possédons, dans notre collection, des dessins de tous les maîtres que nous venons de passer en revue. Leurs œuvres datent de l’an 1506 à l’an 1542.



Il paraît, d’après cette biographie de plusieurs peintres romagnols, que, dès avant le temps du Vasari, l’école bolonaise était déjà le théâtre de ces rivalités turbulentes et haineuses qui attristent et compliquent son histoire. Nous approuvons fort le Vasari de les avoir stigmatisées, mais nous craignons qu’il n’en ait pas reconnu les vrais motifs, et qu’il ait été trop sévère à l’égard du Ramenghi, autrement appelé le Bagnacavallo ou encore le Bologna. Cet artiste fut un homme de beaucoup de talent, et le premier qui introduisit dans son école un style meilleur. Il dut éprouver beaucoup de déboires et beaucoup de chagrins, et voir peut-être son caractère s’aigrir au milieu de ces cabales perverses dans lesquelles les médiocrités rampantes et jalouses prévalent toujours. Il faut le supposer en pensant à son mérite et à la faiblesse de ses concurrents. Sa position fut celle que rencontrèrent à Bologne les hommes les plus forts, lors du déclin de la peinture en Italie. Nous savons en effet que tous les maîtres, soit nationaux, soit étrangers, qui illustrèrent plus tard cette école, c’est-à-dire dans les plus beaux jours, à tout prendre, furent abreuvés par les plus incroyables outrages et les plus irritantes persécutions. La légende des Carraches, du Dominiquin, des Guerchin, des Guide, des Garavage, de l’Albane, du Spada, de l’élite de tous ces talents incontestables, engagés dans les errements de la décadence, nous témoigne hautement cet esprit de discorde et de brigue particulier à cette école. Nous sommes assurément loin de vouloir assigner pour motif, à cette disposition fâcheuse des peintres bolonais, le caractère natif et national, mais nous ne saurions non plus expliquer cette direction constante de leur esprit, constituant assurément un fait général, par la rencontre fortuite de quelques individualités aigres et récalcitrantes. Évidemment ici les hommes ont été menés par les choses, et leurs caractères ont été façonnés par les circonstances. La ville de Bologne vit son importance et son activité s’accroître dans les temps où le travail héroïque et les fécondes occurrences de l’Italie cessèrent décidément. Bologne, ville savante, riche, populeuse et centrale, devint tardivement le grand foyer où toutes les tendances de l’Italie et toutes les acquisitions intellectuelles vinrent se concentrer, après avoir fourni chacune, sur son sol et dans son indépendance, ses meilleurs fruits. L’éclectisme, avec toutes ses irrévérences, toutes ses tiédeurs, tous ses dépits et toutes ses lâchetés, vit tout s’y corrompre et tout s’y dissoudre au milieu des disputes vaines et des molles recherches dont il était seul capable. Est-il étonnant que le caractère et les mœurs des hommes se soient ressentis d’un tel milieu ? Mais ce mouvement rétrograde et ruineux qui, du temps du Bologna, pouvait déjà peut-être se faire apercevoir, s’est surtout manifesté aux temps des Carraches et du Dominiquin. Comme le livre du Vasari ne nous y conduit pas, nous nous bornons à signaler à d’autres ce sujet d’étude sans nous faire une obligation personnelle de nous y arrêter davantage.

NOTES.

(1) Bartolorameo Ramenghi, dit le Bagnacavallo du nom de sa patrie, naquit en 1484 et mourut en 1542. Voyez Baruffaldi.

(2) Biagio Pupini, ou Matteo Biagio, appelé aussi dalle Lame, ou Lamme, florissait en 1530.

(3) Amico Aspertino de Bologne travaillait en 1514. Il mourut en 1552, à l’âge de 78 ans. Malvasia le range dans l’école du Francia.

(4) Ce tableau représente le Mariage de la Vierge.

(5) Sur la voûte de la sacristie de la même église, il peignit quelques Anges et des Évangélistes.

(6) Le tableau qu’Innocenzio Francucci d’Imola a laissé à San-Salvatore de Bologne porte la date de 1549.

(7) La vie de Prospero Fontana a été écrite par le Malvasia.