Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Le Franciabigio

le franciabigio.

LE FRANCIABIGIO,

PEINTRE FLORENTIN,

Le travail est doux et léger aux hommes qui, par leurs efforts, réussissent, non-seulement à s’élever au-dessus de leur condition, mais encore à mettre leur famille à l’abri du besoin. Parfois ceux qui se proposent ce noble but se trouvent aidés par le ciel lui-même, comme le fut Franciabigio de Florence, qui se consacra à la peinture moins par un vain désir de renommée que pour secourir ses pauvres parents.

Le Franciabigio voulut chasser la misère qu’il rencontra dans sa famille composée d’obscurs artisans, et fut vivement excité à poursuivre cette glorieuse tâche par la concurrence de son ami Andrea del Sarto avec lequel il habita long-temps le même atelier. Cette association fut cause que l’un et l’autre obtinrent les plus grands succès.

Dans sa jeunesse, le Franciabigio fut pendant quelques mois le disciple de Mariotto Albertinelli. Il apporta une telle ardeur à l’étude de la perspective, que les Florentins conçurent de lui les plus hautes espérances.

L’église de San-Brancazio possède ses premières peintures, c’est-à-dire une sainte Catherine de Sienne exécutée à fresque sur un pilastre de la chapelle des Rucellai, et un saint Bernard également à fresque. Ces deux morceaux présageaient dignement les rares qualités qu’il devait manifester un jour. Mais il montra bien mieux ce dont il était capable dans un tableau qui orne une petite chapelle de San-Pietro-Maggiore et dans lequel on voit la Vierge, l’Enfant Jésus et le petit saint Jean (1). Il donna une nouvelle preuve de son talent à San-Giobbe derrière les Servites, où il fit à fresque, dans un tabernacle, la Visitation de la Vierge. La figure de Marie respire une bonté angélique, et celle de sainte Élisabeth un profond respect. Franciabigio peignit en outre Job pauvre et couvert d’ulcères, puis le même personnage opulent et plein de santé. Cette composition mit notre artiste en crédit et engagea les directeurs de l’église et de la confrérie de San-Giobbe à lui commander un tableau pour le maître-autel. Franciabigio se distingua encore davantage dans cet ouvrage, où il se représenta lui-même sous les traits de saint Jean-Baptiste à côté de la Vierge et de Job.

À cette époque on construisit, à Santo-Spirito de Florence, une chapelle dédiée à saint Nicolas, et dans laquelle on sculpta en bois l’image de ce bienheureux d’après le modèle de Jacopo Sansovino. Cette statue est placée entre deux ravissants petits anges du Franciabigio, qui de plus exécuta, dans le même endroit, une Annonciation accompagnée d’un gradin sur lequel il figura les miracles de saint Nicolas avec un soin qui mérite les plus grands éloges (2), À San-Pier-Maggiore, il laissa une seconde Annonciation où l’on admire la gracieuse attitude de la Vierge agenouillée, et la beauté des ornements d’architecture. Les Servites le chargèrent ensuite de peindre, en concurrence d’Andrea del Sarto, dans la cour de leur église, le Mariage de la Vierge. Saint Joseph, en épousant Marie, témoigne une vive allégresse mêlée d’une crainte respectueuse. Non loin de lui un homme nu brise avec dépit sa verge qui n’a pu fleurir. J’ai, dans ma collection, le dessin original de cette figure. La Vierge est entourée de plusieurs femmes dont les coiffures sont d’une rare élégance. Enfin, il n’y a rien dans cette composition qui ne soit parfaitement entendu ; comme, par exemple, cette femme qui s’en va avec un enfant sur son bras après avoir infligé une correction maternelle à un petit mutin qui, assis à terre, refuse de marcher et pleure en se cachant le visage dans ses mains. Franciabigio traita avec amour les moindres détails de ce tableau, afin, sans doute, de montrer aux artistes et aux connaisseurs comment il savait aborder et vaincre les difficultés de l’art.

Il avait encore à faire quelques retouches à cette fresque, lorsque, à l’occasion d’une fête solennelle, les religieux eurent la sotte témérité de la découvrir ainsi que celle d’Andrea del Sarto, pensant, comme des ignorants, que l’artiste n’avait plus aucun changement à y opérer. En apprenant cette nouvelle, Franciabigio fut saisi d’une telle douleur qu’il faillit en mourir, puis, furieux de l’impertinence de ces moines, il courut à la hâte au couvent, monta sur l’échafaud qui allait être enlevé, s’empara d’un marteau de maçon, mutila les têtes de plusieurs femmes, celle de la Vierge, et détacha presque entièrement de la muraille l’homme nu qui brise un bâton. Il aurait impitoyablement poursuivi son œuvre de destruction, si des moines, attirés par le bruit, ne l’eussent arrêté de force. Plus tard on lui offrit le double du prix stipulé pour qu’il réparât le dégât ; mais, toujours animé d’une égale colère, il s’y refusa constamment, et aucun autre peintre ne voulut s’en charger, par respect pour lui. Cette fresque est donc restée dans le même état jusqu’à nos jours. Elle est exécutée avec tant de soin et d’amour, elle brille d’une telle fraîcheur, que le Franciabigio peut être regardé comme le plus habile maître de son temps en ce genre.

Il fit ensuite un Crucifix et quelques Saints dans un tabernacle, à Rovezzano, hors de la porte alla Croce de Florence, et un Cénacle, à San-Giovannino, à côté de la porte de San-Pier-Gattolino.

Peu de temps après, Franciabigio fut choisi par la confrérie dello Scalzo pour continuer la décoration de la galerie où Andrea del Sarto, qui venait de partir pour la France, avait commencé à peindre en clair-obscur l’histoire de saint Jean-Baptiste. Franciabigio représenta alors, dans deux compartiments, le Précurseur prenant congé de son père Zacharie, avant de quitter le toit paternel, et sa rencontre dans le désert avec l’Enfant Jésus, saint Joseph et Marie (3). Sur ces entrefaites, Andrea del Sarto étant revenu à Florence, notre artiste lui céda la place, et exécuta, avec Ridolfo Ghirlandaio, un pompeux appareil et deux magnifiques décorations de théâtre pour les noces du duc Laurent de Médicis. Grâce à la faveur que lui accorda ce prince, il fut chargé de dorer la voûte de la salle de Poggio-a-Caiano, en compagnie d’Andrea di Cosimo. Il commença ensuite le Triomphe de Cicéron rappelé d’exil, sur une paroi de la même salle, en concurrence d’Andrea del Sarto et de Jacopo da Pontormo, qui avaient également à représenter de leur côté des sujets antiques que leur avait distribués le savant historien Messer Paolo Giovio, évêque de Nocera, lequel était alors favori du cardinal Jules de Médicis. Tous les mois, chacun des trois peintres recevait d’Octavien de Médicis trente écus pour ce travail ordonné par le pape Léon X, en mémoire de son père Laurent qui avait construit le palais de Poggio-a-Caiano. Le Franciabigio introduisit d’admirables édifices en perspective dans sa composition qui est elle-même très-belle. Malheureusement cette entreprise fut interrompue par la mort de Léon X. Elle fut confiée une seconde fois, l’an 1532, par le duc Alexandre de Médicis, à Jacopo da Pontormo ; mais celui-ci la traîna si bien en longueur, que, le duc étant venu à mourir, elle ne fut jamais terminée (4).

Le Franciabigio portait un tel amour à son art, qu’en été il avait tous les jours des modèles nus dans son atelier. Il fit à Santa-Maria-Nuova, à la prière du savant médecin florentin Andrea Pasquali, une étude anatomique qui contribua beaucoup à améliorer son talent. Il exécuta ensuite dans un hémicycle, au-dessus de la porte de la bibliothèque de Santa-Maria-Novella, un saint Thomas confondant les hérétiques. On remarque, dans cet ouvrage, deux petits enfants d’une grâce ravissante qui soutiennent des armes placées dans la bordure. Il peignit aussi un tableau en petite proportion pour Gio. Maria Benintendi, qui en avait déjà deux autres de même dimension de Francesco d’Albertino, et une Adoration des Mages de Jacopo da Pontormo. Le tableau du Franciabigio représente David apercevant Bethsabée qui se baigne au milieu de ses femmes ; ce groupe est traité d’une manière trop léchée. Dans un palais, on voit David ordonnant à des courriers de porter au camp une lettre qui contient l’arrêt de mort d’Urie Héthéen, mari de Bethsabée. Sous une galerie, un festin royal attend les coupables amants. Ce tableau fut très-utile à la réputation de notre artiste, qui se tirait des petites ligures bien plus habilement encore que des grandes. On lui doit, en outre, de beaux et nombreux portraits, parmi lesquels nous citerons celui de Matteo Sofferoni, son intime ami, et celui d’un fermier de Pierre-François de Médicis. Il ne repoussait aucune espèce de travaux, même ceux qui étaient le moins relevés. Ainsi, il fit sur une tour qui sert de terrasse à Porta-Bossa, pour le tisserand Arcangelo, un Noli me tangere, et une foule d’autres semblables bagatelles, sur lesquelles il est inutile de s’arrêter davantage, attendu qu’il ne faut s’en prendre qu’à son caractère éminemment serviable.

Il aimait à vivre en paix, et, pour cette raison, refusa constamment de se marier. On l’entendit souvent répéter ce vieux proverbe : « Malheur et femme marchent toujours de compagnie. » Jamais il ne voulut sortir de Florence, parce qu’ayant vu quelques ouvrages de Raphaël d’Urbin, il ne crut pas prudent de lutter contre un homme de cette force et contre d’autres artistes du premier ordre. On ne peut, du reste, qu’approuver cette conduite ; car la souveraine sagesse consiste à se connaître soi-même, et à ne pas se laisser égarer par la présomption. Enfin, après avoir acquis un grand talent, qu’il devait à ses longues études plus qu’à ses dispositions naturelles, le Franciabigio mourut, en 1524, à l’âge de quarante-deux ans.

Il eut pour disciple son frère Agnolo, qui laissa une frise dans le cloître de San-Brancazio, et quelques autres choses. Cet Agnolo peignit encore, sur l’enseigne du parfumeur Ciano, une Bohémienne qui dit la bonne aventure à une Dame. Cette petite composition n’était pas sans mystère.

Antonio di Donnino Mazzieri, autre élève du Franciabigio, se distingua par la hardiesse de son dessin et par l’invention dont il donna des preuves dans l’exécution des chevaux et des paysages. À Monte-San-Savino, il orna le cloître de Sant’-Agostino de plusieurs sujets de l’Ancien-Testament, que l’on admira beaucoup. À l’évêché d’Arezzo, il décora la chapelle de San-Matteo, où, entre autres choses, il représenta saint Matthieu baptisant un roi. Dans ce tableau, on remarque le portrait d’un Allemand qui paraît vivant (5). Pour Francesco del Giocondo, il figura l’Histoire des Martyrs dans une chapelle placée derrière le chœur de l’église des Servites, de Florence ; mais il s’en tira si mal, qu’il perdit tout crédit et fut obligé d’accepter les plus vils travaux.

De tous les autres élèves du Franciabigio, nous ne mentionnerons plus qu’un jeune homme nommé Visino, qui aurait été loué s’il ne fût mort prématurément (6).

Le Franciabigio fut enterré l’an 1525, en face de sa maison, à San-Brancazio, par la confrérie de San-Giobbe. Son talent et sa modestie lui méritèrent les regrets de tous les artistes.



Après les longs développements dans lesquels nous avons cru nécessaire d’entrer, à la suite de la biographie d’Andrea del Sarto, nous n’ajouterons que peu de mots à celle de son ami, de son émule, et on pourrait dire de son élève Franciabigio. On comprend que, dans l’étroite amitié et le compagnonnage habituel d’un artiste de l’ordre d’Andrea del Sarto, un homme d’une organisation heureuse et d’un caractère constant dut s’élever assez haut pour être compté parmi les maîtres. Le Franciabigio a laissé beaucoup de choses très-belles, dans lesquelles se trouve toute la science florentine, et que recommande encore le charme inexprimable qu’il sut souvent emprunter à son illustra ami. Vasari raconte que l’envieux Baccio Bandinelli, dans un de ses moments de haine fougueuse vis-à-vis de Michel-Ange, espéra de se mettre d’emblée au-dessus de lui s’il parvenait à peindre, ce qui, dans son esprit, se bornait à colorer avec charme, ses savants cartons. Ce fut sur Andrea del Sarto qu’il jeta son dévolu. Bandinelli était riche, il lui commanda donc son portrait, espérant qu’il lui suffirait d’avoir pu suivre de l’œil, sur une seule de ses productions, la marche d’un tel homme pour connaître à fond toutes les ressources de l’art. Cette espérance, toute exagérée qu’elle pût être, et toute excessive qu’elle puisse sembler, ne doit pas cependant n’offrir aucun sens à l’homme attentif. Bandinelli était trop exercé pour apporter dans une question d’art, quelle qu’elle fût, des illusions puériles et des préventions tout à fait gratuites. S’il était donc en droit d’attendre quelque chose de bon d’une telle ressource, que ne dut pas en tirer le Franciabigio, pendant sa longue familiarité avec Andrea del Sarto ? Aussi, quand les deux amis se séparèrent, Franciabigio fut-il assez hardi pour entreprendre de concourir contre un génie si formidable, et Andrea del Sarto assez judicieux pour s’efforcer à ne point se laisser battre par un talent aussi exercé. Cette lutte que tous deux, ainsi que leurs contemporains et leur historien, prirent au sérieux, honore encore et recommande hautement celui qui ne devait pas en sortir vainqueur.



NOTES.

(1) On ne sait ce qu’est devenu ce tableau.

(2) Ces peintures ont disparu.

(3) Ces deux tableaux ont été gravés sur cuivre.

(4) Ce travail fut achevé par Alessandro Allori.

(5) Depuis long-temps les peintures d’Antonio Mazzieri ne sont plus dans la chapelle de l’évêché d’Arezzo.

(6) Vasari, dans un autre endroit, a dit que Visino était élève de l’Albertinelli.