Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/0


PRÉFACE DES TRADUCTEURS.

Le Vasari n’est pas, comme on a pu le voir déjà, un écrivain bien méthodique. Premier historien des arts en Italie, il n’a pas su ou il n’a pas voulu appuyer son précieux et intéressant travail sur ces bases exactes et rigoureuses par lesquelles seulement un livre prend un caractère élevé d’ordre et de clarté. Inattentif ou rebelle à toute règle et à toute mesure, il respecte peu la chronologie et interrompt souvent comme à plaisir la marche et la succession des écoles. Ce reproche, qu’on peut lui adresser en toute sûreté, ne lui a guère été épargné. Tous les auteurs qui sont venus après lui se sont fait une conscience et un devoir de commencer tout d’abord par l’attaquer vivement à cet égard. Cependant, après tant et tant d’ouvrages dans lesquels on n’a pas dédaigné de s’approprier la substance entière du sien, en se flattant uniquement de l’avoir plus prudemment élaborée, le travail du Vasari n’en est pas moins le seul qui soit resté placé aussi haut par l’utilité et l’opinion. Et tout en blâmant la manière dont son histoire avait été conduite, on a souvent, en Italie, exprimé ce désir inconséquent de la voir continuer jusqu’à nos jours, sur le même plan et par quelque homme imbu du même esprit. C’est qu’il y a probablement deux manières de juger un livre, surtout un livre spécial. La première est de l’apprécier naïvement et absolument, non pas au point de vue de sa contexture et de sa façon, mais au point de vue du parti qu’on en tire, quel qu’il soit, des impressions qu’il fournit, des pensées qu’il suggère, du profit et de l’instruction enfin qu’on y trouve. La seconde est de l’apprécier avec moins d’abandon et relativement en le comparant à d’autres, et en lui demandant un compte sévère de tout ce qui explique et motive sa forme et sa marche. Dans le premier cas, on applaudira l’auteur parce qu’on aura été charmé et instruit ; dans le second, on le blâmera parce qu’on ne l’aura pas été en vertu des règles convenues et des habitudes établies. Les livres parfaits sont ceux qui satisfont à la fois à ces deux besoins, à ces deux attitudes du lecteur ; qui répondent par la richesse de leur fonds à son désir d’instruction, qui résistent, par la beauté de leur forme et la rigueur de leur méthode, à son examen et à sa critique. Mais pour le lecteur comme pour l’écrivain l’équilibre est difficile à garder, et les ouvrages universellement approuvés sont bien rares. Ils sont rares à ce point, sur les matières les plus positives et les plus travaillées, qu’on peut les croire impossibles sur quelques-unes qui le sont moins. Le Vasari, dans son temps de chaude production et d’insouciante activité, ne se doutait pas assurément que la chose fût si difficile. Dans son amour-propre et sa jactance florentine, il se félicite parfois d’avoir fait un livre admirable et complet. Ses contemporains, moins exigeants que nous, furent de son avis. Il obtint un succès immense ; mais la critique s’éveilla plus tard pour lui. Retourné en tous sens par les commentateurs, il fut naturellement pris souvent en défaut. On ne pourra jamais croire, en France, aux travaux énormes, aux discussions compliquées auxquels l’Italie se livra et se livre encore pour expliquer, rectifier, ordonner et compléter l’œuvre du peintre d’Arezzo. C’est un cercle vicieux dont les écrivains sur l’art ne savent pas sortir, et dans lequel ils tourneront encore long-temps, perdant ainsi leurs veilles et leurs peines à des choses puériles et qu’on embrouille d’ailleurs d’autant plus qu’on s’y acharne. Les questions de dates et de dimensions à un jour et à un pouce près tourmentent encore des hommes sérieux, qui s’épuisent à dresser un inventaire qui ne pourra jamais se terminer, parce que l’art a trop produit en Italie, que ses productions ont été trop disséminées au dehors, et trop confondues et emmêlées dans son propre sein. La liste des hommes serait déjà trop difficile à rassembler, pour qu’on puisse se promettre de compléter la nomenclature des choses. Les nombreux abécédaires pittoresques, les notices, les guides, les recueils, les descriptions, les catalogues, si souvent remaniés et réimprimés à Bologne, à Florence et à Venise, fourmilleront toujours d’erreurs et de contradictions. Ces erreurs sont d’abord inhérentes en majeure partie à la nature de ces entreprises, et elles s’aggravent encore et se multiplient par les passions et les préventions locales. Il n’existe peut-être pas en Italie un seul guide ni un seul catalogue auquel le voyageur puisse se confier. C’est en avoir assez dit sur cette masse confuse d’annotations et de compilations indigestes et fallacieuses, qui toutes se reportent et s’attachent à l’œuvre du Vasari. Il faut passer à des travaux plus consciencieux qui soient plus utiles et plus méritants. L’Italie en a fourni plusieurs. Notre intention n’est point de les méconnaître ni cependant d’en faire ici la revue. Nous nous contenterons seulement de rappeler le beau livre qui les résume tous, celui du savant et impartial abbé Lanzi. Depuis le Vasari, cet auteur est le seul qui, en Italie, ait élevé pour l’histoire de l’art un monument aussi important. Cet homme instruit et sensé, mieux à même que tout autre, après une longue carrière de recherches et d’examens, de connaître les côtés faibles de son prédécesseur, s’est cependant plu religieusement à consacrer l’estime qu’il professait pour lui, et à déclarer que son livre entre tous lui paraissait précieux et inimitable. C’est dire de reste que Lanzi n’a pas songé à continuer ni à refaire la tâche du Vasari : homme d’un autre siècle, étranger à la pratique de l’art, plus familier des bibliothèques et des collections que des écoles et des ateliers, il a seulement voulu entreprendre, dans les limites qu’il croyait possibles d’atteindre, une utile et lumineuse classification. Il l’a fait avec le plus rare bonheur, avec ce bonheur qui échoit seulement aux hommes de conscience et de travail. Sur un terrain hérissé de difficultés, il ne bronche jamais ; modeste quand il ignore, modeste quand il sait, dans tout le cours d’un si grand travail, ii peut partout faire autorité. Mais à quelles conditions l’honnête et savant Lanzi a-t-il pu parvenir à cet ordre dans ses notions, à cette rectitude dans ses assertions, qui lui mériteront à tout jamais d’être consulté par l’Europe artistique, et d’en être cru sur parole ? il n’a obtenu ce résultat qu’en privant son histoire de tout ce qui pouvait en faire le charme, et d’une partie de ce qui pouvait aussi en augmenter l’utilité. Il a dû en écarter toutes choses vagues et incertaines qui ne s’expliquent jamais entièrement, et qui prêtent toujours quelque face aux contestations. Il a dû s’interdire toutes discussions, toutes vues personnelles sur une foule de points importants, qu’il n’est donné à personne de trancher complètement, mais sur lesquels cependant l’opinion d’un homme compétent est toujours opportune et précieuse. Malgré le grand intérêt d’une foule d’anecdotes et de confidences sur le caractère et la vie intime des hommes, malgré le grand prix d’une foule de secrets et de renseignements sur les moyens et les procédés de la production, il a dû volontairement en priver son histoire, parce qu’il aurait, en les admettant, ouvert la porte aux opinions arbitraires et à la critique dont il voulait se garder. Non-seulement partout où Lanzi a douté, mais encore partout où il a pu croire qu’on douterait après lui, il s’est abstenu. Cette marche rigide qui donne à son livre quelque chose de mathématique et de certain, lui donne aussi quelque chose d’étroit et d’insuffisant, qui fait peine à voir à propos d’art. Parce que nos arts ne sont pas gouvernés peut-être par des principes qui puissent s’élever à la solidité et à l’évidence des axiomes de la géométrie, est-ce une raison pour n’en reconnaître aucun ? Parce qu’on ne sera jamais unanime dans l’appréciation des choses de l’art, est-ce une raison de compter pour rien l’avis des autres, et de ne pas oser soumettre le sien ? Ce calme parfait d’un homme qui a vu tant de chefs-d’œuvres, qui a connu la vie, les joies et les afflictions de tant de grands maîtres, étonne et satisfait d’abord ; mais bientôt après il fatigue et contriste. Et si, dans une première impression, l’auteur s’est concilié l’approbation par la haute sagesse de son parti pris, on lui garde rancune plus tardài cause de la grande froideur qui lui a permis de l’adopter. On aime bien l’impartialité, mais on veut moins d’indifférence. Les gens studieux qui ont lu Lanzi d’un bout à l’autre ne sont pas nombreux. Le besoin qu’on croit en avoir ne paraît pas assez grand pour qu’on s’en trouve souvent le courage. Cette histoire silencieuse et pâle, ce bruit monotone et sans fin de noms étrangers et que rien ne recommande ; cette mortuaire épitaphe, tracée sur le tombeau de l’art italien par la patience monacale qui s’y exerça pendant trente ans, est-ce là en effet une histoire de l’art, et de l’art en Italie ? Mieux valent cent fois la turbulence du Vasari, ses étourderies et ses passions ; mieux valent cent fois les œuvres vivantes avec leurs défauts, que les œuvres mortes avec leurs perfections. Et d’ailleurs, si ce cri nous échappe en comparant des choses que notre intention n’était pas d’abord de comparer, il faut voir si les défauts du Vasari ne tiennent pas intimement à ses qualités, comme un corps grossier tient souvent à une belle ame. Si le Vasari n’avait point eu un si fort amour pour l’art, serait-il tombé souvent dans ces admirations emphatiques qu’on peut lui reprocher ? S’il n’avait pas sucé le lait d’une école savante et forte, se serait-il laissé aller à cet esprit d’exclusion qu’on remarque chez lui quelquefois ? S’il n’avait pas été honoré de l’intimité des plus grands hommes, aurait-il épousé leurs querelles et leurs préventions ? S’il eût été un moins habile praticien, un moins ingénieux artiste, aurait-il autant appuyé sur les minuties et les détails du métier, sur les caprices et les recherches de l’art ? S’il n’eût pas vécu enfin, dans un temps exubérant de conviction, de travail, de mouvement et d’émulation, n’aurait-il pas eu plus de judiciaire, plus de loisir, plus de calme et d’impartialité ? Le Vasari, avec ses défauts et par ses défauts, était essentiellement un homme de son temps ; aussi peut-il seul aujourd’hui nous le représenter. Et cette part, qu’on ne doit pas décidément lui contester, n’est pas peu de chose. Représenter l’art dans ce temps, dans ce temps qui fut le plus beau, et le représenter comme une chose qu’on a aimée, pratiquée et comprise, c’est un superbe lot ! quelques exagérations et quelques erreurs n’y font rien. L’illustre Annibal Caro, ce savant ami des Médicis et des Farnèse, qui vit ces taches et les reproches sévèrement au Vasari, n’en reconnut pas moins trois cents ans avant nous l’excellence de son livre, et ne lui en prédit pas moins l’immortalité.

Ce qu’on reproche surtout au Vasari, c’est de ne point avoir divisé son livre en trois sections, la première pour les biographies des architectes, la seconde pour celles des sculpteurs, la troisième pour celles des peintres. S’il l’eût fait, on aurait mieux suivi, dit-on, les progrès de chacun des trois arts en particulier. On lui reproche encore de ne point avoir subdivisé chacune de ces divisions en autant de livres à part, qu’il y a eu en Italie de différentes écoles, de façon qu’on eût pu mieux comprendre la variété constitutive du goût et des principes de chacune d’elles. Enfin, on lui reproche de ne point avoir suivi l’ordre chronologique, ce qui empêche de saisir bien la succession des maîtres. Dans cette marche, il y a du bon et du vrai, et nous le reconnaissons. Mais n’y aurait-il pas eu des inconvénients et des dangers qu’on doit voir avec une bonne foi égale ?

Quand on a demandé la division, en trois corps d’ouvrage, de l’œuvre du Vasari, pour les peintres, les sculpteurs et les architectes, à quel point de vue s’est-on placé ? au point de vue de l’art contemporain, qui s’est assez abdiqué pour trouver moyen de specialiser et de morceler jusqu’à la plus infime de ses applications. Mais le Vasari était naturellement placé au point de vue de l’art du treizième et du seizième siècle, qui résumait dans une seule et même étreinte toutes les tendances artistiques de l’homme. L’artiste, au temps du Vasari, livré exclusivement à une seule partie de l’art, formait dans la loi de l’ensemble une rare exception. Et encore souvent cette exception provenait-elle de circonstances indépendantes de la volonté et de l’aptitude. A-t-on oublié que les trois arts du dessin n'ont pas toujours suffi à l’activité des grands hommes qui les ont portés le plus loin ? A-t-on oublié que le Giotto et le vieil Orcagna, que le Buonarroti et le Vinci, que le Brunelleschi et le Bramante, le Titien et le Giorgione, après leurs journées laborieuses et fécondes, s’endormaient au sein de la musique et de la poésie ? Dans quelle case d’un livre ainsi conçu ferez-vous entrer le Giotto, ce premier restaurateur de la peinture, qui construisit et cisela le campanile de Florence, ce gracieux et noble monument, de trois cents pieds de haut, auquel Charles-Quint voulait qu’on fit un étui, trouvant mauvais que le peuple le vît tous les jours, tant il lui semblait beau ? Dans quelle case mettrez-vous Michel-Ange, ce sculpteur qui peignit la Sixtine, ce peintre qui bâtit Saint-Pierre ?

De quelque manière qu’on se détermine, on aura laissé une trop grande part à l’arbitraire et aux objections. On sera obligé de méconnaître la véritable importance des hommes, la véritable relation des choses ; et pour que cette marche soit tolérable, on sera obligé d’embarrasser un récit, qu’on a circonscrit, pour le rendre plus clair et rapide, d’une foule de digressions et de hors-d’œuvres.

Il faut en convenir, ce sont là de grands inconvénients dans ce plan qu’on a si fort blâmé le Vasari de ne pas avoir suivi.

Mais y en a-t-il moins dans la division par écoles ? nous ne le croyons pas. Certainement, il est bien vrai que la plus étonnante variété frappe tous les yeux dans la grande unité de l’art italien. II n’est pas de province, il n’est pas de ville en Italie, qui n’ait eu dans les arts son mode à part, sa forme distincte. Sera-ce une raison pour compter autant d’écoles qu’on peut compter de provinces et de villes, et pour ouvrir à chacune une histoire particulière. On ne sortirait pas de cette tentative : beaucoup d’auteurs ont cherché à le faire, et aucun n’a pu y parvenir. Le judicieux Lanzi y a renoncé pour sa part ; il s’est contenté de distinguer un très petit nombre d’écoles principales, et d’y rapporter tant bien que mal les écoles plus obscures et moins importantes. Il a trouvé dans la Basse-Italie, les écoles de Florence et de Sienne, de Rome et de Naples ; et dans la Haute-Italie, celles de Venise, de Mantoue, de Modène, de Parme, de Milan, de Crémone, de Bologne, de Ferrare et de Gênes. Quoique Lanzi se soit ainsi interdit de pousser les distinctions bien loin, le croit-on rigoureux et solidement fondé dans celles qu’il s’est permises ? Il n’en est rien.

En effet, pourquoi tant d’écoles dans la Lombardie et si peu en Toscane ? Pise, qui a tant produit, ne différait-elle pas plus, de Florence, sa voisine, que Parme de Modène, que Mantoue de Ferrare ? Pourquoi tant d’écoles rivales autour de Milan, et si peu auprès de Venise ?

Croit-on que les artistes de Padoue, de Vicence, de Vérone, de Bergame, de la Bresse, de la Marche-Trévisane, du Frioul et de la Dalmatie, suivaient des principes identiquement pareils, et n’affectaient entre eux rien qui les distinguât, même quand ils se réunissaient au sein de Venise leur métropole ? Croit-on que les Siciliens entendaient l’art exactement comme l’entendaient les Napolitains ? Croit-on que les gens de Messine et de Syracuse peignaient à l’instar des gens des Abruzzes et de la Calabre ? Mais Lanzi, qui assurément connut toutes ces différences comme nous, a été sage en ne s’y arrêtant pas. Il est de ces analyses dans lesquelles il convient de savoir se borner, parce qu’à force de creuser le détail on finit par ruiner l’ensemble. Et en dernier résultat, c’est l’ensemble surtout qu’il est précieux de connaître. Ainsi ce n’est pas tant à notre avis parce qu’il n’est guère possible de ne pas se laisser entraîner, tantôt à éliminer quelques écoles réellement remarquables, et tantôt à en admettre quelques-unes d’assez indifférentes, que nous regardons le mode de division adopté par Lanzi, comme rendant un compte incomplet de la marche générale de l’art. Il y a autre chose, suivant nous, qui complique singulièrement la question, et qui y jette, quoi qu’on fasse, un grand trouble ; c’est l’incessante influence qu’ont exercée les unes sur les autres les diverses écoles en Italie. Ce sont les perpétuels reviremens de principes, de goût, de formes, et de manières, occasionnés chez toutes par les excursions de tant de maîtres, et par les pèlerinages de tant de disciples, si bien faits pour donner ou recevoir l’influence et les enseignements. Ainsi, par exemple, que devient réellement l’existence de l’école milanaise, quand Milan compte pendant plus de vingt ans, parmi ses artistes les plus occupés, le puissant et dogmatique Léonard de Vinci, l’un des plus grands hommes de Florence ? Que devient plus tard l’école napolitaine, quand l’Espagnol Bibera, ce double élève de l’école romaine par Michel-Ange de Caravage, et de l’école de Valence par Ribalta, impose avec tant de succès et d’empire son goût à Naples ? Le Corrége de Parme n’a-t-il pas travaillé à Modène ? Jules de Rome n’a-t-il pas travaillé à Mantoue ? Il n’y a guère que la distinction entre l’école florentine et l’école vénitienne, vouées chacune à une recherche différente et à une prédilection exclusive et marquée, qui puisse résister à la critique. Cependant, lorsque nous avançons un aperçu aussi nouveau et aussi hardi, et qui heurte autant ce qui est adopté communément, nous ne faisons que soumettre une assertion consciencieuse, découlant de nos études, pour qu’on l’examine et qu’on l’apprécie suivant ce qu’elle vaut. Toujours est-il qu’on accordera quelque poids à ces objections tirées toutes de l’histoire des écoles et de l’examen de leurs œuvres.

Maintenant, nous ne dirons qu’un mot de l’ordre chronologique pur. Il ne nous semble pas praticable. Les annales des artistes ne peuvent pas se conduire comme on conduit celles des rois et des nations, où l’on expose les faits au fur et à mesure qu’ils s’engendrent, en les classant suivant qu’ils se déroulent. À propos d’art, comment s’y prendrait-on ? Il serait également impossible d’opérer en rigueur, en prenant pour base la date de la naissance des artistes, parce qu’on le comprend, la véritable vie des artistes date de leurs oœuvres. Ce sont leurs œuvres qui révèlent leur existence, et l’on ne peut les mettre en scène que du moment où ils commencent à produire ; de façon qu’il arrive souvent qu’un homme est bien avancé en âge avant qu’on ait aucune notion de lui, et que, par la lenteur de sa marche, soit qu’elle ait dépendu de sa propre organisation ou des circonstances, il semble se rattacher à une autre époque que celle qui et été la sienne, s’il n’etait pas autant tardé à se faire connaître. Ainsi, le Bramante, né dans la première partie du quinzième siècle, appartient exclusivement par ses travaux à l’ensemble du seizième siècle. Cet homme illustre, connu seulement par ses derniers ouvrages, n’a paru avoir une existence historique que de quelques années, et a été en quelque sorte détaché de ses véritables contemporains. II arrive encore, et ce que nous disons du Bramante en est une suffisante explication, que l’élève produit souvent avant son maître. Ce qui montre combien de rapports naturels et précieux l’ordre chronologique peut altérer ou briser, si on l’applique en rigueur dans une histoire de l’art.

Toutes ces considérations nous portent à croire qu’il y a une excellence involontaire dans le livre du Vasari ; qu’il a été plus heureux, dans son manque d’ordre, qu’il ne méritait de l’être, et que, pour s’être moins efforcé que d’autres, il a plus justement atteint le but. Dans son paresseux pêle-mêle, l’histoire de l’art italien conserve au moins son unité. Elle marche de front, et tout irrégulière que soit son allure, elle est seulement chez lui vivante, et digne de son objet par les nobles et solides impressions qu’elle en donne.

Cependant, il faut dire que si le Vasari s’est abstenu de toute méthode dans son recueil, il n’a pas été sans songer à y introduire quelques utiles divisions. Il a cru devoir marquer dans l’art italien, depuis sa renaissance, trois phases distinctes.

La première embrassant les travaux de Cimabué, d’Arnolfo di Lapo, de Niccolà et Giovanni Pisans, de Gaddo Gaddi, de Giotto, d’Agostino et d’Agnolo de Sienne, de Buffalmacco, d’Orcagna, de Spinello d’Arezzo, d’Antonio de Venise, etc., etc.

La seconde comprenant ceux de Jacopo della Quercia, de Luca della Robbia, de Paolo Uccello, de Ghiberti, de Masolino da Panicale, de Masaccio, de Brunelleschi, de Donatello, de Pier della Francesca, du Fiesole, de Leone Batista Alberti, de Filippo Lippi, d’Andrea del Castagno, de Giovanni Bellini, de Verrochio, de Mantegna, de Perugino, etc., etc.

La troisième enfin, comprenant ceux du Vinci, du Giorgione, du Corrége, du Bramaiite, de Baccio, des San-Gallo, de Raphaël, de Sansovino, d’Andrea del Sarto, du Rosso, du Parmesan, de Jules Romain, de Michel-Ange, de Titien, de Peruzzi, de Perino del Vaga, de Polidore de Caravage, etc., etc.

Le Vasari attribue à chacune de ces trois séries d’artistes un mérite propre, une physionomie particulière, et une fonction différente accomplie dans l’art. On pourrait résumer toute la substance de la critique et de la comparaison auxquelles il se livre fréquemment à leur égard, en disant que les premiers lui semblent avoir été les inventeurs de l’art ; les seconds ceux qui l’ont perfectionné ; les troisièmes enfin, ceux qui l’ont porté à son dernier terme, à ce point suprême d’où il ne peut plus que décroître.

Cette classification si simple, si naturelle en apparence, la seule que le Vasari se soit permise, nous a semblé long-temps fort judicieuse, et tout-à-fait inattaquable. Cependant, après une plus longue étude de notre auteur, nous avons trouvé beaucoup de vices et de dangers dans un ordre qui nous satisfaisait pleinement d’abord. Ce qui nous a, en dernière analyse, le plus frappés dans nos lectures et nos recherches, et ce qui nous a paru le plus nettement établi, c’est l’homogénéité parfaite et la succession incessante des progrès cherchés et accomplis depuis Cimabué, Giotto, Arnolfo di Lapo, et Jean de Pise, jusqu’à Michel-Ange, Raphaël, le Corrége et le Titien, c’est-à-dire depuis le treizième siècle jusqu’au milieu du seizième. Nous avons bien vu que le grand mouvement imprimé à l’art dans le treizième siècle avait été tempéré par beaucoup d’obstacles et de difficultés, et qu’il n’avait pas eu au commencement toute la rectitude et toute la vitesse qu’il acquit ensuite ; mais cependant nous n’admettons pas qu’on puisse y trouver aucune interruption, aucun temps d’arrêt. Depuis Cimabué jusqu’à Michel-Ange, l’art n’a pas eu un moment d’immobilité, comme on l’a souvent prétendu ; et dans cette longue chaîne d’hommes forts qui se sont, sans relâche, donné la main et appuyé les uns sur les autres, pour l’agrandir et le développer, l’honneur de ses progrès ne saurait appartenir à personne en propre. Et quand le Vasari assigne exclusivement à quelques-uns ce caractère particulier d’avoir déterminé les progrès, il se trompe manifestement, et rien n’est plus arbitraire que le choix qu’il en fait.

Ainsi, comme on le voit, la seule tentative que le Vasari ait cru devoir faire, pour introduire un certain ordre dans son ouvrage, ne lui a guère réussi, suivant nous. Son erreur est provenue d’avoir cru avec le préjugé général qu’il n’existait pas en Italie d’architectes, de sculpteurs ni de peintres, avant le treizième siècle. Supposant alors que les premiers qui avaient été signalés avaient positivement inventé leurs arts, il imagina qu’il dut se passer un assez long temps où l’on ne fit aucun progrès, et où les choses restèrent complètement dans un premier état. Ce manque de judiciaire est capital, et vraiment on ne voit pas comment le Vasari a pu y tomber. De Cimabué à Giotto, son élève, la distance est énorme déjà, et les progrès sont incompréhensibles. Ce beau mouvement de la renaissance des arts en Italie, qui, suivant nous, remonte au moins au treizième siècle, nous semble avoir été peu compris et assez mal étudié ; car, quand on nous parle de la renaissance du seizième siècle, nous ne savons pas trop ce qu’on veut nous dire, et nous sommes d’avis qu’on commet un grave abus dans les termes. L’art renaissait dans les temps de Cimabué, de Giotto, et des vieux maîtres pisans, siennois et vénitiens. Il renaissait, c’est-à-dire qu’il avait déjà formulé toutes les données par lesquelles il devait s’accroître et se fortifier. Que cette date posée par nous s’accommode plus ou moins bien avec les classifications reçues dans les différents systèmes des écrivains critiques ou historiens, nous ne devons pas nous y arrêter ici ; notre droit est d’apprécier la marche de l’art par ses œuvres en dehors des théories et des systèmes contradictoires. Il nous suffit d’apporter, dans l’examen auquel nous nous livrons, une conviction qui vient plus assurément de l’exercice de nos yeux, comme artistes, que de nos travaux, comme érudits ; quoique nous ne renoncions pas à envisager ailleurs la question sous sa double face. Il est donc évident pour nous, et nous affirmons ici avec confiance que Cimabué, Giotto, Arnolfo di Lapo, Niccolà de Pise, l’Orcagna, et tous leurs élèves immédiats, que l’on s’obstine à ranger parmi les artistes purement catholiques, s’aidèrent puissamment de l’étude et de l’imitation de l’art païen, comme on dit dans les livres, et de l’art antique, comme on dit dans les ateliers. Et cette base de l’imitation et de l’étude de l’antique, une fois convenue et acceptée dans la primitive école, qui pourrait se refuser à comprendre que tous les progrès ultérieurs étaient garantis sans solution de continuité jusqu’à leur entier épanouissement arrivé au commencement du seisième siècle ? Mais pour ôter tout-à-fait l’idée de ce temps d’arrêt, de cette immobilité, attribués légèrement à la primitive école, n’est il pas bien avéré que Niccolà de Pise et Giotto surtout travaillaient d’après nature ? L’étude du modèle vivant force trop la main pour qu’on s’arrête long-temps dans une imitation convenue et traditionnelle. L’art qui s’exerce à faire des portraits, et Giotto en a laissé un grand nombre, est déjà rien moins que catholique, il est éminemment progressif. Devant cette double recherche, devant cette étude combinée de la nature et de l’art grec qui avait porté si loin la science plastique, l’art gothique, toujours si faible et si timide en Italie, devait vite s’évanouir. Et on a eu grand tort de vouloir concilier, malgré tous les documents qui subsistent, sa durée et sa ténacité dans le Nord, avec sa rapide disparition dans le Midi ; car, comme nous l’avons déjà établi dans notre première préface, la forme gothique ne domina jamais pleinement en Italie. Les artistes italiens, lors de la renaissance, reçurent un grand secours, non-seulement de la vue des ruines imposantes des monuments antiques, mais encore de l’appropriation et de l’emploi qu’ils durent naturellement chercher à faire de tant de matériaux et de fragments épars qui jonchaient le sol. L’aspect de ces belles ruines et la mise à profit de ces précieux morceaux inspiraient aux premiers constructeurs italiens des dispositions, des arrangements et une exécution de détail, qui, même dans la nuit du moyen âge et à travers la barbarie bysantine, imprimèrent à leurs bâtiments quelque chose de l’ordre et de la physionomie de l’art antique. Il en fut autrement chez les peuples du Nord où les monuments élevés pendant la domination romaine n’étaient pas, à beaucoup près, aussi nombreux et aussi bien conservés. Les maçons, dans ces pays, n’étant point servis, il vaudrait peut-être mieux dire gênés par ces exemples et ces éléments, affectèrent des formes plus indépendantes et plus originales. Ayant moins de modèles et de guides, ils eurent plus d’inquiétude et de liberté ; et leur imagination, sans cesse tendue aux choses nouvelles et aux essais les plus hardis, donna à toutes leurs conceptions cette empreinte heureuse de naïve confiance et de poétique exaltation qui sied si bien aux œuvres d’art. Les ouvriers du Nord firent donc leur tâche artistique pour la première fois, fécondés, développés encore par quelque cause sans doute plus haute que celle que nous indiquons ici ; ils fournirent cette tache avec une verve généreuse et une intelligence élevée qui laissera, quoi qu’on en ait dit, un souvenir ineffaçable dans les fastes de l’humanité, et qui compliquera singulièrement cette vieille question de savoir si l’art est naturellement le partage de tous les peuples et de tous les climats, ou l’exclusif apanage de quelques-uns seulement. Le fait est que, tandis que le Nord, facilité si l’on veut par quelques rares emprunts et excité par quelques vagues et rapides souvenirs du Midi et de l’Orient, produisait ses merveilles, l’italie inintelligente encore, et vivant d’emprunts quotidiens, ne savait que replâtrer et compiler grossièrement ses décombres. Mais on le conçoit sans peine, quand l’heure de l’Italie fut revenue, quand son génie rallumé, secouant la routine qui le paralysait, se dressa fièrement pour le travail et la production, elle retrouva sa vertu première et des ressources auxquelles rien ne pouvait se comparer. Mieux faite désormais pour l’intelligence et l’admiration des belles choses, elle laboura avec une incroyable activité sa terre si féconde ; elle s’étonna de tous ces trésors que depuis si long-temps elle gâchait avec tant d’insouciance et d’imbécillité. Mais sa curiosité et sa passion pour les chefs-d’œuvre antiques n’ôta pas à l’italie moderne le vif sentiment de sa jeune individualité, et devant le majestueux frontispice de l’art antique, restauré par elle, elle eut la noble ambition d’élever le sien à son tour. L’antiquité ne fut plus par elle méconnue et pillée honteusement ; elle fut dorénavant comprise et pieusement étudiée. C’est là le premier jour de la renaissance de l’architecture en Italie, et l’origine essentielle de tous les arts qui en découlent ou s’y rattachent.