Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/9

FRANCESCO DI GIORGIO,
SCULPTEUR ET ARCHITECTE,
ET LORENZO VECCHIETTO,
PEINTRE ET SCULPTEUR.


Francesco di Giorgio, sculpteur et architecte d’un haut mérite, est l’auteur des deux anges de bronze qui ornent le maître-autel de la cathédrale de Sienne, sa patrie. Il jeta ces figures avec beaucoup d’habileté, et il les répara ensuite avec tout le soin imaginable. Il pouvait, du reste, le faire à son aise ; car, s’il avait du génie, il avait aussi de bons et solides revenus. Il travaillait moins pour l’argent que pour son propre plaisir et par amour de la gloire. Il cultiva également la peinture, mais ses tableaux sont loin de valoir ses sculptures. Il en fut autrement pour l’architecture, qu’il possédait à fond, comme le prouve le palais qu’il bâtit à Urbin pour le duc Federigo Feltro. Les distributions de cet édifice sont remarquables par leur beauté, et on n’avait encore jamais vu d’escaliers aussi bizarres et en même temps aussi bien entendus. Les salles sont grandes et magnifiques, et les appartements particuliers réunissent aux recherches de la décoration toutes les commodités désirables. En un mot, ce palais ne le cède à aucun de ceux qui avaient été construits jusqu’alors  (1).

En outre, Francesco était très-savant ingénieur, et il appliqua son talent surtout aux machines de guerre, dont il peignit lui-même une espèce de collection sur une frise du palais d’Urbin. Il laissa quelques livres pleins de dessins de ce genre : le plus précieux appartient au seigneur duc Cosme de Médicis. Ses profondes études sur les instruments de guerre et sur la construction des amphithéâtres de l’antiquité l’empêchèrent de se consacrer à la statuaire, mais ne contribuèrent pas moins à sa gloire que ses sculptures auraient pu le faire. Le duc Federigo Feltro, dont il reproduisit les traits avec le ciseau et le pinceau, lui prodigua des marques éclatantes de son estime et de sa générosité lorsqu’il retourna à Sienne.

Pie II demanda à notre artiste les modèles de l’évêché de Corsignano, sa patrie, qu’il érigea en ville, et à laquelle il donna le nom de Pienza. Francesco s’acquitta avec soin de cette entreprise, et dessina la forme et les fortifications de la ville, ainsi que le palais et la loge du pape. Il vécut toujours honorablement à Sienne, où il fut promu à la suprême magistrature des Signori. Il mourut à l’âge de quarante-sept ans. Ses œuvres datent de l’an 1480 environ  (2).

Il eut pour élève et ami intime Jacopo Cozzerello, qui sculpta en bois plusieurs statues à Sienne, et fit œuvre d’architecte à Santa-Maria-Maddalena, hors de la porte Tufi, que la mort l’empêcha de terminer. C’est à cet artiste que nous devons le portrait de son maître  (3).

Francesco di Giorgio mérite toute notre reconnaissance, car, depuis Filippo Brunelleschi, personne n’avait, autant que lui, rendu de services à l’architecture.

Lorenzo, fils de Piero Vecchietto, Siennois, après avoir exercé avec succès l’état d’orfévre, se livra exclusivement à la sculpture et à la fonte en bronze. Grâce à un travail assidu, il ne tarda pas à devenir habile dans ces deux arts. On lui confia le soin de jeter en bronze le tabernacle du maître-autel de la cathédrale de Sienne et de sculpter les ornements de marbre qui l’accompagnent. Ce morceau, dont toutes les parties sont d’une proportion, d’une grâce, d’un dessin et d’une exécution admirables, étendit au loin la renommée de son nom. Il fit également en bronze un beau Christ nu, armé de la croix et grand comme nature, destiné à la chapelle des peintres siennois, dans l’hôpital de la Scala. Cette statue vint très-bien à la fonte et fut réparée avec un amour et un soin incroyables. Lorenzo laissa un tableau dans la salle des pèlerins du même hôpital, et une fresque au-dessus de la porte de San-Giovanni. Comme le baptistère n’était pas encore achevé, il y exécuta quelques figurines en bronze et y mena à bonne fin un bas-relief autrefois commencé par le Donatello. On voyait dans cet endroit deux basreliefs en bronze de Jacopo della Fonte, dont Lorenzo s’efforça toujours d’imiter la manière. Ce baptistère fut conduit à sa dernière perfection par notre artiste, qui l’orna de plusieurs figures de bronze jetées par Donato, mais qu’il termina lui-même. Le saint Pierre et le saint Paul en marbre, et de grandeur naturelle, que l’on voit dans la loge des ufficiali, in Banchi, sont dus au gracieux et hardi ciseau de notre Vecchietto, qui est digne d’être loué après sa mort autant qu’il le fut pendant sa vie. Lorenzo aimait la solitude, et était d’une humeur mélancolique et contemplative qui avança peut-être l’instant de sa mort. Il quitta ce monde à l’âge de cinquante-huit ans. Ses productions datent de l’an 1482 environ  (4).

Nous ignorons ce qui a engagé Vasari à joindre la biographie de Lorenzo Vecchietto à celle de Francesco di Giorgio. Entre ces deux artistes, il n’y a d’autre communauté que celle de la patrie. Pour les relier, peut-être aurait-il dû nous parler des peintures exécutées par Vecchietto dans les édifices publics de Pienza, construits sur les modèles de Francesco. Quoi qu’il en soit, le délit, si délit il y a, est si léger, qu’on aurait pu se dispenser de le signaler avec acrimonie. Certains écrivains modernes s’en sont bien gardés, espérant sans doute étourdir par leurs diatribes, de façon à faire oublier qu’ils tirent toute leur substance des pillages commis sur les terres de Vasari. Accabler d’invectives le malheureux volé, afin qu’on ne crie pas contre eux au voleur, telle est leur tactique. Mais, au moins, quand on frappe, faudrait-il encore frapper juste. S’ils avaient tant à cœur de jeter maître Giorgio en faute, que ne cherchaient-ils avec un peu de soin ; ils auraient trouvé un bon gros péché que notre conscience nous ordonne de dénoncer, quitte à le leur voir adopter ensuite pour texte d’un rude sermon contre notre malencontreux historien.

Francesco di Giorgio n’est point l’auteur du palais ducal d’Urbin, comme le prétend Vasari. Ce monument était déjà presque entièrement achevé lorsque Francesco y mit la main. Il résulte de renseignements certains, fournis par le savant Bernardino Baldi, que le duc Federigo Feltro, ayant écrit à plusieurs princes d’Italie, dans le but d’obtenir un architecte digne de lui construire un magnifique palais, employa un Esclavon nommé Luciano, que lui envoya le roi de Naples, et qui avait déjà fait ses preuves en bâtissant le château de Poggio-Reale. Ce Luciano eut plusieurs aides ou successeurs, parmi lesquels on remarque Baccio Pintelli, de Florence, dont les services sont attestés par l’épitaphe gravée sur son tombeau, qui existe à San-Domenico. On a attribué le même honneur au célèbre Leon-Battista Alberti, qui, pendant son exil, s’était réfugié à Urbin, mais on ne produit aucune preuve à l’appui de cette assertion. Quant à Francesco di Giorgio, si la part qu’il prit à cette édification se trouve fort restreinte, sa gloire n’a point à en souffrir, car, dans son évêché de Corsignano, on rencontre, et à un plus haut degré encore, toutes les qualités qui distinguent le palais du duc Federigo.

NOTES.

(1) Le savant prélat Francesco Bianchini a publié la description de ce palais, accompagnée de nombreuses gravures, Rome, 1724, gr. in-fol.

(2) Francesco di Giorgio appartenait à la famille Martini. Il obtint de grands honneurs dans sa patrie. Il y mourut, et fut enseveli dans l’église des Conventuels. Sur son tombeau on grava ces quatre vers latins :

 
Quæ struxi Urbini aquata palatia cœlo,

Quæ sculpsi et manibus plurima signa meis.
Illa fidem faciunt, ut novi condere tecta

Affabre, et scivi sculpere signa bene.

Le Baldinucci, Dec. IV, part. IV, sec. 3, pag. 106, parle de Francesco Martini (Francesco di Giorgio) et de Jacopo Cozzerello, mais d’une manière moins substantielle que Vasari.

(3) On trouvera dans le tom. III des Lettere Sanesi, depuis la page 61 jusqu’à la page 124, de copieuses notices sur Francesco di Giorgio, Lorenzo Vecchietto et Jacopo Cozzerello. — Le même ouvrage renferme un extrait du judicieux traité d’architecture civile et militaire de Francesco di Giorgio. On conserve dans la bibliothèque publique de la Sapienza de Sienne le manuscrit de ce traité.

(4) Dans la première édition de Vasari, on lit l’épitaphe suivante, composée en l’honneur de Lorenzo Vecchietto :

 
Senensis Laurens vivos de marmore vultus
Duxit, et excudit mollius æra manu.

L’Ugurgieri mentionne également ce distique dans ses Pompe Sanesi.