Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/10

ANTONIO ROSSELLINO,
SCULPTEUR FLORENTIN,
ET BERNARDO, SON FRÈRE.



Nous ne saurions assez louer la modestie, la bienveillance et toutes les vertus, en un mot, qui distinguèrent la vie du sculpteur Antonio Rossellino. Ses précieuses qualités, jointes à son rare talent, le firent estimer, et honorer presque comme un saint par tous ceux qui eurent le bonheur de le connaître.

Antonio fut appelé il Rossellino del Proconsolo, parce que son atelier était situé dans un endroit de Florence connu sous ce nom (1).

On peut justement comparer sa manière à celle des artistes modernes, tant elle brille par la délicatesse et le fini de l’exécution.

Il est l’auteur de la fontaine en marbre, ornée d’enfants jouant avec des dauphins qui lancent de l’eau, que l’on trouve dans la seconde cour du palais Médicis.

À Santa-Croce, près du bénitier, il exécuta le tombeau de Francesco Nori, et au-dessus une Madone en bas-relief. On lui doit encore la Madone qui appartient aux Tornabuoni, et beaucoup d’autres ouvrages qui sortirent de l’Italie, et parmi lesquels nous citerons un mausolée en marbre qu’il envoya à Lyon.

À San-Miniato-al-Monte, monastère des moines blancs, hors des murs de Florence, il fit, avec un soin vraiment merveilleux, le tombeau du cardinal de Portogallo. Il faut désespérer de jamais surpasser la grâce et le fini de ce morceau qui semblent portés au delà des limites du possible. On y voit quelques anges d’une telle perfection qu’on les croirait doués de la vie. L’un de ces anges tient la couronne virginale du cardinal qui, assure-t-on, mourut vierge ; un autre est armé d’une palme, emblème de la victoire que ce saint homme remporta sur les passions de ce monde. Parmi une foule de détails qui accompagnent ces figures, on remarque un arc en pierre de macigno, qui soutient une draperie en marbre dont les plis blancs, qui se détachent sur le fond gris de la pierre, produisent une illusion frappante. Le cercueil, dans la forme de celui de porphyre que l’on conserve à Rome, sur la place de la Ritonda (2), est surmonté de beaux enfants, de la statue du cardinal et d’une Madone. Ce monument fut achevé l’an 1459, et plut tellement au duc de Malfi, neveu du pape Pie II, que ce seigneur chargea notre artiste d’aller à Naples en reproduire un autre, en l’honneur de sa femme, exactement semblable, à l’exception, bien entendu, de la statue du cardinal qui fut remplacée par celle de la duchesse. Dans la même ville, Antonio sculpta un bas-relief représentant la Nativité du Christ. Au-dessus de la cabane, un chœur d’anges chante les louanges de l’enfant divin. Ce groupe plein de mouvement, d’animation et de grâce, montre tout ce que peuvent produire de plus parfait le génie et la main d’un habile ouvrier. Aussi Michel-Ange Buonarroti et tous les grands artistes accordent-ils la plus haute estime aux œuvres d’Antonio. On admire encore son saint Sébastien en marbre, de l’église paroissiale d’Empoli. Nous possédons dans notre recueil le dessin de cette figure de la chapelle de San-Miniato-in-Monte, et le tombeau du cardinal, ainsi que le portrait d’Antonio. Il mourut à Florence, à l’âge de quarante-six ans.

Il laissa un frère nommé Bernardo, qui fit à Santa-Croce le tombeau de Messer Lionardo Bruni d’Arezzo, le savant et célèbre auteur de l’histoire de Florence(3). Ce Bernardo jouit d’un immense crédit auprès de Nicolas V, et prit part, en qualité d’architecte, aux nombreux travaux qui signalèrent le règne de ce pontife(4). Ainsi, il donna une nouvelle forme à la place de Fabriano, qu’il élargit et entoura de belles et commodes boutiques, lorsque Nicolas V alla habiter cette ville pendant plusieurs mois de l’année où la peste ravagea Rome. Il restaura ensuite l’église de San-Francesco qui tombait en ruines. À Gualdo, il construisit presque entièrement l’église de San-Benedetto, à laquelle il ajouta de bonnes et riches fabriques. À Assise, il répara les fondements et le toit de San-Francesco. Cività-Vecchia lui doit plusieurs magnifiques édifices, et Cività-Castellana un tiers au moins de son enceinte. À Narni, il releva et arma la forteresse de solides murailles. À Orvietto, il bâtit une immense citadelle et un splendide palais. À Spolète, il augmenta et fortifia le château, dans l’intérieur duquel il ménagea des distributions si bien entendues que l’on ne peut rien voir de mieux. II arrangea avec un luxe vraiment royal les bains de Viterbe, où il disposa des appartements dignes de recevoir non-seulement les malades attirés chaque jour par la renommée de ses eaux salutaires, mais encore les plus grands princes de l’Europe(5). À Rome, il refit une partie des remparts qui s’écroulaient, les flanqua de tours, et ajouta encore quelques ouvrages extérieurs et intérieurs au château de Sant’-Angelo.

Nicolas V conçut et réalisa presque entièrement un immense projet qui consistait à remettre en bon état et à réédifier, suivant le besoin, les quarante églises des stations instituées autrefois par saint Grégoire le Grand. Ainsi on restaura celles de Santa-Maria-Trastevere, de Santa-Prassedia, de San-Teodoro, de San-Pietro-in-Vincula et plusieurs autres. On déploya un luxe et une recherche extraordinaires dans les six principales de ces basiliques, c’est-à-dire, San-Giovanni-Laterano, Santa-Maria-Maggiore, Santo-Stefano-in-Celio-Monte, Sant’-Apostolo, San-Paolo et San-Lorenzo extra-muros ; je ne parle pas de San-Pietro, parce qu’on en fit une entreprise à part. Nicolas V voulait encore fortifier le Vatican, et en former une espèce de ville coupée par trois rues qui auraient conduit à San-Pietro et, renfermé des loges et boutiques très-commodes, destinées aux différents métiers, que l’on aurait eu soin de séparer, et de distribuer suivant leur importance. À cet effet, on avait déjà construit la grande tour ronde que l’on appelle encore aujourd’hui la Tour de Nicolas. Ces loges et ces boutiques devaient être accompagnées de magnifiques maisons disposées de telle sorte qu’elles se seraient trouvées préservées de tous ces vents pestifères qui désolent Rome, ainsi que des eaux et des immondices qui ordinairement engendrent un mauvais air. Sans aucun doute, si Nicolas V eût vécu plus longtemps, il aurait mené à fin cette admirable conception ; car il avait un esprit vaste et résolu, et assez de connaissances architecturales pour guider lui-même les artistes. Les plus difficiles entreprises s’exécutent facilement quand le maître sait à propos marcher en avant, tandis qu’un ignorant, n’osant prendre un parti, ballotté entre le oui et le non, laisse souvent échapper le temps et les occasions favorables. Mais il est inutile de nous occuper davantage de ce projet, puisqu’il resta sans effet.

Nicolas V avait songé aussi à élever un palais pontifical qui, par son étendue et sa magnificence, aurait été le plus merveilleux monument de la chrétienté. Il y aurait rassemblé autour de lui, non-seulement le sacré collége des cardinaux, mais encore toutes les personnes attachées à sa cour, et il aurait pu y recevoir les empereurs, les rois, les ducs et les autres princes chrétiens qui, par leurs affaires ou leur dévotion, auraient été appelés auprès du saint-siége apostolique. Parlerons-nous d’un amphithéâtre pour le couronnement des papes, des jardins, des loges, des aqueducs, des fontaines, des chapelles, des bibliothèques et d’un conclave, qui auraient concouru à augmenter la pompe de ce majestueux ensemble ? En somme, cette édification (je ne sais si je dois lui donner le nom de château, de palais ou de ville) aurait été la plus superbe chose qui eût jamais été faite depuis la création du monde jusqu’à nos jours. L’Église romaine aurait vu dans un saint monastère, nouveau paradis terrestre, au milieu de tous les ministres de Dieu qui habitent la ville de Rome, le souverain pontife, dont la vie céleste et angélique aurait, par ses exemples, ranimé la ferveur du christianisme et converti les cœurs infidèles à la foi du vrai Dieu et de Jésus-Christ. Mais, hélas ! la mort de Nicolas V fit échouer ce projet. Pour tout souvenir, il en reste quelques constructions que l’on reconnaît à deux clefs croisées sur un champ rouge, armoiries du pape Nicolas. Ce pape désirait aussi agrandir, enrichir et embellir l’église de San-Pietro de telle sorte, qu’il vaut mieux que nous n’en disions rien, de peur de n’en donner, malgré tous nos efforts, qu’une bien faible idée, puisque le modèle a été perdu. Du reste, ceux qui voudront connaître à fond les larges conceptions de Nicolas V n’ont qu’à lire la vie de ce pontife, écrite par le noble et savant Florentin Gianozzo Manetti. Avons-nous besoin d’apprendre à nos lecteurs que Bernardo fut l’architecte choisi par Sa Sainteté pour tracer les dessins de tous les édifices que nous venons de faire passer sous leurs yeux ?

Mais retournns à Antonio, que nous avons quitté depuis si longtemps. Ses sculptures datent de l’an 1490 environ. Le soin qui a présidé à leur exécution, et les difficultés qu’Antonio s’est plu à y rassembler pour avoir le mérite de les vaincre méritent tous nos éloges. Ce sont de beaux modèles dont les artistes modernes ont pu tirer profit. Antonio donna à ses figures un fini et un modelé que l’on n’avait encore jamais vu pousser à cette perfection, qui aujourd’hui encore paraît merveilleuse (6).



Si Bernardo Rossellino et le pape Nicolas V n’occupent pas la première place dans l’histoire de l’architecture, il faut uniquement s’en prendre à la déplorable fatalité qui les empêcha de recueillir les fruits de ce qu’ils avaient semé. Jamais souverain pontife, sans excepter Jules II, n’aima les arts avec plus d’ardeur, et ne leur prodigua de plus magnifiques encouragements que Nicolas V ; jamais architecte, sans excepter Bramante, ne médita de plus admirables, de plus gigantesques projets que Bernardo Rossellino. Et cependant aujourd’hui, tandis que les noms de Jules II et de Bramante éblouissent par leur éclat, on ne petit sans de laborieuses recherches découvrir ceux de Nicolas V et de Rossellino au milieu de la poussière et des ténèbres des annales. Il y a là une criante injustice du sort ; car, disons-le parce que cela est vrai, le plus grand mérite de Bramante et de Jules II consiste à avoir exécuté une partie des conceptions de Bernardo Rossellino et de Nicolas V. À ceux-ci appartiennent les premiers plans de la basilique de Saint-Pierre. Déjà le chevet de l’église s’élevait hors de terre lorsque la mort, en frappant le pape Nicolas V, fit Jules II et Bramante héritiers, non-seulement de l’entreprise, mais encore de l’honneur d’en avoir eu l’idée. La description du projet général de Rossellino et de Nicolas V, qui nous a été transmise par leur contemporain Gianozzo Manetti, suffit pour montrer combien il dut influer sur la destinée du plus vaste monument des temps modernes, qui, on l’a vu, n’était qu’un accessoire dans cette merveilleuse édification où le chef de l’Église aurait rassemblé autour de lui ses cardinaux, sa cour, et tous les empereurs, les rois et les princes de la chrétienté. Mais Rossellino aurait-il été capable d’exécuter ce qu’il avait pensé, Nicolas V de poursuivre jusqu’au bout la réalisation de son rêve ? Nous n’en saurions douter un instant. Nicolas V avait le pouvoir et la volonté, ces deux puissants leviers au moyen desquels on retournerait le globe. Ce qu’il faisait pour les lettres, pourquoi ne l’aurait-il pas fait pour les arts ? C’est lui qui offrait à Francesco Filelfo, pour la seule traduction d’Homère, un splendide palais à Rome, un domaine avec de riches revenus, et de plus dix mille écus d’or, somme énorme pour le temps. Rien ne lui avait coûté pour naturaliser en Italie Diodore de Sicile, Xénophon, Polybe, Thucydide, Hérodote, Appien d’Alexandrie, Strabon, Aristote, Ptolomée, Platon, Théophraste. Sa libéralité infinie était allée chercher les savants jusqu’au fond de l’Asie. Il n’aurait reculé devant rien pour doter la ville éternelle d’un monument qui, selon l’expression de Vasari, « aurait été la plus superbe chose qui eût jamais été faite depuis la création du monde. » Quant à Rossellino, s’il est permis de juger de la taille d’un colosse par la dimension de son orteil, on peut assurer qu’il était bien l’homme que réclamaient les prodigieux travaux dont notre auteur nous a parlé. Ses restaurations et ses réédifications de la place de Fabriano, des quarante églises de Rome et de celles de San-Benedetto de Gualdo, de San-Francesco d’Assise, ses palais, ses châteaux, ses citadelles, ses fortifications de Cività-Vecchia, de Cività-Castellana, de Narni, d’Orvietto, de Spolète, fournissent d’irrécusables témoignages de l’intrépidité et de la vigueur de son génie. Mais la mémoire de toutes ces choses s’est perdue. Il en serait advenu autrement, sans doute, si à Rossellino eussent succédé, comme à Bramante, un Michel-Ange et un San-Gallo ; et à Nicolas V, comme à Jules II, un Léon X et un Clément VII, au lieu de l’ignorant Calixte III, du pédagogue Pie II, de l’atroce Paul II, de l’avare Sixte IV, et de cet infâme Innocent VIII, qu’un poète a trop faiblement encore stigmatisé dans ces vers :


Spurcities, gula, avaritia, atque ignavia deses

Hoc, Octave, jacent quo tegeris tumulo.
NOTES.

(1) Le véritable nom de Rossellino est Antonio di Matteo di Domenico Gamberelli, comme on le voit dans la description de l’église et du monastère de San-Miniato, publiée par le Manni, pag. 107 du tom. IX des Sigilli. — Voyez aussi le Baldinucci, Dec. I, sec. III, pag. 39. — Le Proconsolo était la résidence de la magistrature, des juges et des notaires, dont le chef était désigné sous le nom de Proconsolo.

(2) Le cercueil de porphyre qui ornait la place de la Ritonda fut transporté sous le portique du Panthéon, et ensuite placé sur la sépulture de Clément XII, à San-Giovanni-Laterano.

(3) Lionardo d’Arezzo mourut le 9 mars 1143. On grava sur son tombeau l’inscription suivante : Postquàm Leonardus è vitâ migravit, Historia luget, Eloquentia muta est ; ferturque Musas tum græcas tum latinas lacrymas tenere non potuisse.

(4) Voyez la vie de Nicolas V, par Gianozzo Manetti.

(5) Cet édifice est tombé en ruines.

(6) Dans sa première édition, Vasari rapporte l’épitaphe suivante, composée en l’honneur d’Antonio Rossellino :

En viator, potin’est prætereuntem non compati nobis ? Charites quæ manu Antonii Rosellini dum vixit scmper adfuimus hilares, eædem ejusdem manibus hoc monumento conditis continuo nunc adsumus aderimusque lugentes.