Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/8

benozzo
BENOZZO,
PEINTRE FLORENTIN.

L’homme qui s’engage dans le sentier de la vertu, tout semé qu’il soit, comme l’on dit, de cailloux et de ronces, finit par arriver dans une large plaine où il trouve toutes les félicités imaginables. Alors, s’il jette un regard en arrière, le cœur rempli d’allégresse, il rend grâces à Dieu dont la main l’a guidé à travers les passages périlleux et il bénit les rudes travaux que jadis il maudissait. Devant ses joies présentes, ses anciennes douleurs s’effacent, et il ne songe plus qu’à montrer comment le chaud, le froid, la lassitude, la faim, la soif et les incommodités de tout genre que l’on souffre pour l’amour de la vertu délivrent des cruelles étreintes de la pauvreté, et conduisent à ce port tranquille et sûr où Benozzo Gozzoli se reposa de ses fatigues avec tant de bonheur.

Élève de Fra Giovanni Angelico, qui lui portait une vive et juste amitié, Benozzo traita les animaux, les perspectives, les paysages et les ornements avec l’esprit le plus inventif et le plus abondant. Ses productions sont si nombreuses, que l’on voit qu’il ne chercha jamais d’autres plaisirs. S’il ne put lutter contre beaucoup de ses rivaux par la science et la correction de son dessin, du moins il les surpassa tous par la multitude de ses ouvrages, parmi lesquels il s’en rencontre nécessairement de fort bons.

Dans sa jeunesse, il peignit le tableau de l’autel de la confrérie de San-Marco  (1), et à San-Friano une Mort de saint Jérôme qui a été gâtée lorsque l’on arrangea la façade de l’église qui donne sur la rue. Dans la chapelle du palais Médicis  (2), il fit à fresque l’Histoire des Mages, et à Rome, dans la chapelle des Cesarini, à Araceli, les Histoires de saint Antoine de Padoue, dans lesquelles il introduisit le portrait du cardinal Giuliano Cesarini et celui d’Antonio Colonna. Au-dessus de la tour des Conti, il exécuta également à fresque une Madone et quelques saints, et à Santa-Maria-Maggiore, dans une chapelle en entrant à droite par la porte principale, plusieurs figures qui sont dignes d’éloges  (3).

De Rome, Benozzo passa par Florence pour aller à Pise, où il couvrit de sujets de l’Ancien-Testament une aile entière du Campo-Santo. On peut dire que c’est une œuvre vraiment effrayante ; car elle présente l’histoire de la création du monde, jour par jour, la construction de l’arche de Noé, le Déluge, l’édification de la tour de Babel, l’incendie de Sodome et des autres villes voisines, l’histoire d’Abraham et d’Isaac, la naissance de Moïse et tous les prodiges qu’il opéra jusqu’au moment où il tira d’Egypte son peuple, qu’il nourrit pendant tant d’années dans le désert. Vient ensuite l’histoire des Juifs jusqu’à David et Salomon son fils. Certes, il fallut à Benozzo un courage surhumain pour oser aborder cette vaste et importante entreprise, qui était capable d’épouvanter une légion de peintres ; et cependant, à lui seul, il la conduisit à bonne fin. Aussi sa renommée fut-elle grande, et mérita-t-il que l’on plaçât au centre de son ouvrage l’inscription suivante :

Quid spectas volucres, pisces, et monstra ferarum,
Et virides silvas athereasque domos ?
Et pueros, juvenes, matres, canosque parentes,
Queis semper vivum spirat in ore decus ?
Non hæc tam variis finxit simulacra figuris
Natura ingenio fœtibus apta suo :
Est opus artificis : pinxit viva ora Benoxus :
O superi vivos fundite in ora sonos.

Ces peintures renferment les portraits d’après nature d’une foule de personnages ; mais, comme il règne beaucoup d’obscurité sur la plupart d’entre eux, je me contenterai de citer ceux que j’ai reconnus. Ainsi donc on trouvera, dans le tableau de la Visite de la reine de Saba à Salomon, Marsilio Ficino au milieu d’un groupe de prélats ; le savant Argiropolo, Grec de nation ; Battista Platina, que notre artiste avait déjà peint à Rome, et enfin Benozzo lui-même, sous la figure d’un petit vieillard à cheval, la tête couverte d’une barrette noire dans le pli de laquelle est fourré un morceau de papier blanc destiné peut-être à recevoir le nom du peintre.

Benozzo fut encore chargé, à Pise, de représenter la Vie de saint Benoît, pour les religieuses de son ordre. Il fit aussi le tableau de la confrérie des Florentins, qui occupait alors l’emplacement couvert aujourd’hui par le monastère de San-Vito. Dans la cathédrale, derrière le siège de l’archevêque, il peignit en détrempe un Saint Thomas d’Aquin entouré d’une foule de docteurs parmi lesquels on voit le pape Sixte IV, des cardinaux, des chefs et des généraux de divers ordres religieux. Ce tableau, de petite dimension, est le plus fini et le meilleur qu’ait jamais produit Benozzo  (4). Il laissa aux dominicains de Santa-Caterina de la même ville deux tableaux en détrempe, et il en donna un à l’église de San-Niccola et deux autres à celle de Santa-Croce, hors de Pise. Il était tout-à-fait jeune lorsqu’il décora l’autel de San-Bastiano, qui est au milieu de l’église paroissiale de San-Gimignano, vis-à-vis de la grande chapelle. La salle du conseil renferme plusieurs figures dont les unes sont entièrement de sa main, et dont les autres n’ont été que restaurées par lui. Les moines de Monte-Oliveto lui doivent un Crucifix et diverses peintures ; mais l’ouvrage le plus remarquable qu’il exécuta dans ce pays est sans contredit l’Histoire de saint Augustin, depuis sa conversion jusqu’à sa mort, dont il enrichit la grande chapelle de l’église dédiée à ce bienheureux. Je possède les dessins de toute cette composition et d’une grande partie de ses peintures du Campo-Santo. Benozzo entreprit également quelques travaux à Volterra ; mais il est inutile de les mentionner autrement.

À l'époque où il habitait Rome, il s’y rencontra un certain Melozzo, originaire de Forli, que beaucoup de personnes, trompées par la conformité des noms et des temps, ont confondu à tort avec lui. Ce Melozzo fut un grand travailleur. Il s’appliqua surtout à l’étude des raccourcis, comme on peut le voir à Sant’-Apostolo, dans la tribune du maître-autel, où il représenta dans une frise, en perspective, plusieurs personnages occupés à cueillir des grappes de raisin. Son talent apparaît encore plus ouvertement dans son tableau de l’Ascension. La figure du Christ est si bien en raccourci, qu’elle semble percer la voûte. Nous en dirons autant du groupe d’anges qui l’environnent et des apôtres qui occupent le bas de cette composition, qui est aujourd’hui même l’objet de l’admiration des connaisseurs. Il déploya également une science profonde de la perspective dans les divers édifices qui ornent cette peinture, de laquelle il fut richement récompensé par le cardinal Riario, neveu du pape Sixte IV, qui la lui avait commandée  (5).

Mais revenons à Benozzo, qui, accablé d’années et de fatigues, mourut à Pise à l’âge de soixante-dix-huit ans. Pendant son long séjour dans cette ville, il habita continuellement une petite maison qu’il avait achetée à Carraia di San-Francesco, et qu’il laissa à sa fille. Sa mort causa de vifs regrets aux Pisans, qui lui élevèrent, dans le Campo-Santo, un tombeau sur lequel on lit l’inscription suivante : Hic tumulus est Benotii Florentini, qui proxime has pinxit historias : hunc sibi Pisanor. donavit humanitas MCCCCLXXVIII. Benozzo mena toujours une vie honorable et vraiment chrétienne, qui lui valut l’estime constante des habitants de Pise  (6). Il laissa plusieurs élèves, parmi lesquels le seul Zanobi Machiavelli de Florence mérite d’être nommé.

Déjà nous avons rencontré plusieurs hommes que rien ne put jamais décider à entrer dans la voie nouvelle ouverte par Giotto. Voici maintenant Benozzo Gozzoli qui, avec non moins d’obstination, voulut rester étranger à toutes les idées de progrès manifestées par les Paolo Uccello, les Masolino da Panicale, les Masaccio. Mais il faut bien se garder de voir en lui un de ces vieux trembleurs, aveugles et entêtés, qui, paresseusement accroupis sur les ruines du passé, qu’ils ont été impuissants à relever, pleurent et se lamentent lorsqu’on les sollicite à les abandonner. Avec une fermeté, une activité dignes d’une meilleure cause, Benozzo résista intrépidement jusqu’à son dernier jour aux innovations qui débordaient de toutes parts. Inébranlable devant les provocations et les attaques de la jeunesse, il aima mieux s’enterrer avec les croyances professées par ses pères, que de les renier. Athlète infatigable, Benozzo luttait encore dans le Campo-Santo avec une vigueur inouïe, à l’âge de soixante-dix ans. Certes, nous sommes loin de proposer pour exemple ces esprits retardataires, rebelles à la loi qui régit l’humanité, et dont tous les efforts tendent à rendre la vie à une lettre morte ; mais leurs travaux ont ce charme indéfinissable qui s’attache aux entreprises suscitées par une ardente conviction ou un noble dévouement, et, à ce point de vue, nous ne saurions leur refuser notre sympathie.

Quand Benozzo parut, le catholicisme avait justement perdu l’autorité que jusqu’alors il avait exercée. Les doctrines qu’il avait consacrées avaient fait place à des principes plus en harmonie avec les préoccupations et les besoins du siècle. Le tort grave de Benozzo fut d’avoir invoqué le passé au lieu de s’être inspiré du présent et de l’avenir. Toutefois, si l’on consent à oublier un instant la date de ses œuvres et leur désaccord avec les idées de l’époque ; en un mot, si l’on consent à les considérer et à les accepter sous leur aspect purement religieux, on y trouvera, reconnaissons-le, de nombreux sujets d’admiration.

Benozzo s’était formé sous la direction du bienheureux Angelico de Fiesole, dont il était le disciple chéri. Comme lui, nourri dans l’enceinte du cloître, il chercha ses inspirations et ses modèles dans les miniatures des manuscrits et dans les missels, tandis que ses contemporains les demandaient à la nature et aux bas-reliefs des monuments antiques. Ainsi barricadé contre cette double influence, ainsi séparé du siècle, il repoussa tout ce qui n’était pas élémentairement religieux, et l’œuvre d’art ne fut pour lui qu’un exercice mystique. L’aspiration vers un monde mystérieux, les élans vers l’infini, l’extase continue, tels furent ses mobiles. De là, ce mépris excessif et choquant de la forme et des détails ; de là, cette humiliante absorption de l’individu dans l’immensité : mais, de là aussi cet ensemble imposant, ces enthousiastes formules de foi, d’espérance et d’amour, qui ravissent, transportent et émeuvent si profondément les âmes disposées à s’exalter. Néanmoins, que l’on se mette soigneusement en garde contre les séductions du mysticisme ; car, comme on l’a déjà dit, s’il est respectable en ce qu’il est le plus souvent élevé dans ses tendances, et presque toujours uni aux plus éclatantes vertus ; d’un autre côté il est déplorable, parce qu’à l’usage légitime de nos facultés intellectuelles il en substitue l’abus le plus irrationnel.



NOTES.

(1) La confrérie de San-Marco est un hospice où l’on reçoit les pèlerins ultramontains. Le tableau d’autel dont Vasari vient de parler fut transféré dans le réfectoire de cet édifice. — Voyez le Riposo de Borghini, pag. 271, où se trouve un sonnet en l’honneur de Benozzo.

(2) Lorsque le palais Medicis passa aux marquis Riccardi, ceux-ci, pour construire un magnifique escalier, furent obligés d’abattre une partie de la chapelle ; mais cette opération fut conduite avec tant de soin que les peintures de Benozzo n’eurent point à en souffrir.

(3) Ces figures n’existent plus.

(4) Richardson, tom. IV. pag. 652, fait un grand éloge de ce tableau, qu’il appelle la Dispute des docteurs. Il ajoute que son père avait de cette composition trois dessins différents qui renfermaient plus de trente figures.

(5) Un magnifique tableau de Melozzo a été conservé par les soins de Clément XI, et placé en tête des escaliers qui conduisent à la chapelle Paulini. Au-dessous on grava cette inscription :

 
Opus Melotii Foroliviensis

Qui summos fornices pingendi artem
Vel primus invenit vel illustravit
Ex abside veteris templi SS. XII. Apostolorum

Hic translatum anno sal. MDCCXI.

(6) Un des ouvrages les plus intéressants de Benozzo existe dans le chœur des mineurs conventuels de Montefalco, en Ombrie. Sur les murs de ce chœur, Benozzo peignit à fresque les principaux traits de la vie de saint François d’Assise, et de chaque côté il orna dix médaillons des bustes des hommes les plus distingués de l’ordre. Sous la fenêtre du milieu sont trois autres médaillons. Au-dessous du premier, on lit :

 
Pictorum eximius Joctus fundamentum et lux.
Au-dessous du second :
 
Theologus Dantes nullius dogmatis expers.
Au-dessous du troisième :
 
Laureatus Petrarcha omnium virtutum monarca.

Benozzo ne s’est pas oublié, car il ajoute :

In nov. SS. Trinit. hanc capellam pinxit Benotius Florentinus sub anno Dni. mill. quadring. quinquag. secundo. Qualis sit pictor præfatus inspice lector.