Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/6

GENTILE DA FABRIANO,
ET
VITTORE PISANELLO,
PEINTRES.


L’homme qui suit les traces d’un maître habile et célèbre obtient presque toujours une fin honorable, tandis que, s’il eût été abandonné à lui-même, il aurait fallu qu’il dépensât et plus de temps et plus de peine pour atteindre le même but. La vérité de cette assertion nous est démontrée d’une manière palpable par le Pisano, ou Pisanello, peintre véronais, qui fit un long séjour à Florence auprès d’Andrea dal Castagno. En terminant les ouvrages de cet artiste qui restèrent inachevés à sa mort, il acquit un tel crédit que le pape Martin V le conduisit à Rome où il le chargea d’exécuter quelques fresques. Ces peintures ont un charme et une beauté extraordinaires, parce que le Pisanello y introduisit une énorme quantité d’outremer qu’il dut à la libéralité du pape, et qui est d’une si admirable couleur qu’on n’a pas encore pu trouver le pareil.


Au-dessous des fresques du Pisanello, Gentile da Fabriano, son rival, laissa plusieurs sujets mentionnés dans la vie de Martin V par le Platina. Cet historien rapporte que le Saint-Père ayant fait refaire le pavé, le plafond et le toit de San-Giovanni-Laterano, Gentile peignit maintes choses parmi lesquelles on cite, comme les meilleures, les prophètes en clair-obscur qui se trouvent entre les fenêtres. Il travailla également à San-Giovanni de Sienne, dans l’État d’Urbin, dans la Marche, et principalement à Agobbio où l’on trouve encore aujourd’hui quelques-unes de ses productions.

À Florence, il orna la sacristie de la Santa-Trinità d’un tableau des mages dans lequel il introduisit son portrait. À San-Niccolò, près de la porte de San-Miniato, il fit, pour la famille des Quaratesi, le tableau du maître-autel, qui, selon moi, est son chef-d’œuvre ; car, sans parler des figures principales de la Vierge et des saints, on ne peut rien désirer de mieux que les traits de la vie de saint Nicolas dont il couvrit le gradin. À Santa-Maria-Nuova de Rome, au-dessus de la sépulture du cardinal Adimari, Florentin et archevêque de Pise, qui est à côté de celle du pape Grégoire IX, il représenta, entre saint Benoît et saint Joseph, la Vierge tenant son fils sur son sein (1). Le divin Michel-Ange Buonarroti estimait singulièrement cette peinture. Il avait coutume de dire, en parlant de Gentile, que la main de cet artiste était analogue à son nom. On voit encore de Gentile un beau tableau à San-Domenico de Pérouse, un Crucifix et trois demi-figures au-dessus de la porte du chœur de Sant’-Agostino de Bari  (2).

Mais revenons à Vittore Pisanello. Faute des renseignements que nous avons obtenus depuis, nous n’avions pu, dans notre première édition, donner sur les ouvrages de ce maître que les détails exposés plus haut. Maintenant les notices fournies par le révérend et savant Véronais Fra Marco de Médicis, de l’ordre des prédicateurs, et certains passages de l’Italia illustrata du Biondo de Forli, nous ont appris que Vittore égala les meilleurs peintres de son temps. C’est un fait qui du reste est pleinement confirmé par les ouvrages de sa main que l’on admire encore aujourd’hui, malgré les ravages du temps, à Vérone, sa noble patrie.

IL avait un goût particulier pour les animaux ; aussi peignit-il, à la Santa-Nastasia de Vérone, dans la chapelle de la famille Pellegrini, un saint Eustacite caressant un chien marqué de taches rousses et blanches qui, les pattes appuyées sur la jambe du saint, tourne la tête comme s’il entendait du bruit. Cet animal semble vivant, tant ses mouvements sont pleins de vivacité et de naturel. Au-dessous est tracé le nom de Pisano qui signait tantôt Pisano et tantôt Pisanello sur ses tableaux et ses médailles.

Dès qu’il eut achevé le saint Eustache qui est une de ses plus irréprochables productions, Vittore décora toute la façade extérieure de la chapelle. Il y fit un saint Georges revêtu d’une armure d’argent, tel qu’on le représentait habituellement à cette époque. Le dragon expirant est étendu aux pieds du saint qui de la main droite lève son épée pour en placer la pointe dans le fourreau qu’il tient de la main gauche. Michele San-Micheli, Véronais, architecte de l’illustrissime seigneurie de Venise et profond connaisseur en matière d’arts, allait souvent se mettre en contemplation devant ce saint Georges qui, disait-il, était ainsi que le saint Eustache une des choses les plus parfaites que l’on pût voir  (3). Au-dessus de l’arc de la même chapelle, le Pisanello reproduisit encore saint Georges couvert de son armure d’argent, délivrant la fille d’un roi, après avoir tué le serpent. Un pied dans l’étrier, la main gauche sur le pommeau de la selle, il va remonter sur son cheval derrière lequel se tient le peuple émerveillé. Nous nous bornerons à dire de ce morceau qu’il réunit la grâce et la correction du dessin à un tel point, qu’on ne saurait le considérer sans stupeur. À San-Fermo-Maggiore de Vérone, église des religieux conventuels de saint François, Vittore peignit au-dessus de la Résurrection du Seigneur dans la chapelle des Brenzoni, en entrant à gauche par la porte principale, l’Ange Gabriel annonçant à la Vierge sa mission divine. Ces deux figures, rehaussées d’or, selon l’usage de cette époque, sont d’une beauté remarquable ainsi que des édifices, des oiseaux et des animaux qui concourent à enrichir ce tableau.

On doit aussi au Pisanello des médailles de divers princes et d’autres personnages de son temps, d’après lesquelles on a peint une foule de portraits. Monsignor Giovio, dans une lettre adressée au seigneur duc Cosme, et imprimée aujourd’hui, s’exprime ainsi en parlant de Vittore Pisanello : « Il se rendit également célèbre par ses bas-reliefs, genre de travail regardé comme très-difficile par les artistes, parce qu’il tient le milieu entre la peinture qui a une surface plate et la rondeur des statues. On voit de sa main quantité de médailles de princes fort estimées et du plus grand module, comme le revers du cheval armé que le Guidi m’a envoyé. J’ai, entre autres, celle du roi Alphonse, sur le revers de laquelle est un casque de capitaine, celle du pape Martin, avec les armes de la maison Colonna pour revers, et celle de Mahomet qui prit Constantinople ; ce sultan, vêtu à la turque, est à cheval et tient un fouet à la main. Je possède encore un Sigismondo Malatesta avec le revers de Madonna Isota d’Arimini, un Niccolò Piccinino, la tête couverte d’un bonnet long, et le même revers du Guidi que je vous renvoie ; de plus, un magnifique médaillon de Jean Paléologue, empereur de Constantinople, que l’artiste a coiffé de ce bizarre chapeau à la grecque que les empereurs avaient coutume de porter. Ce dernier médaillon, dont le revers représente la croix du Christ soutenue par deux mains qui signifient l’église grecque et l’église latine, fut fait par Pisanello, à Florence, du temps du concile du pape Eugène, auquel assista le susdit empereur, etc. (4). »

Vittore fit en outre les médailles de Philippe de Médicis, archevêque de Pise, de Braccio da Montone, de Giovan Galeazzo Visconti, de Carlo Malatesta, seigneur de Rimini, de Giovan Caracciolo, grand sénéchal de Naples, de Borso, d’Ercole d’Este, et de maints autres seigneurs et hommes fameux dans les armes et dans les lettres. Grâce à la renommée qu’il acquit dans cet art, le Pisanello obtint les louanges des plus grands écrivains. Le vieux Guerino, son compatriote, le célébra dans un poème latin intitulé le Pisano del Guerino, honorablement mentionné par le Biondo qui, de son côté, comme nous l’avons déjà dit, n’oublia point notre artiste dans son livre. Le vieux Strozzi, c’est-à-dire Tito Vespasiano, père de l’autre Strozzi, qui se distingua également dans la poésie latine, consacra aussi à la mémoire de Vittore Pisanello une belle épigramme, qui est imprimée dans son recueil, glorieuse récompense du mérite.

On rapporte que, dans sa jeunesse, Pisanello peignit à Florence, dans l’ancienne église del Tempio, remplacée aujourd’hui par la vieille citadelle, l’Histoire du pèlerin qui, en allant à Saint-Jacques-de-Galice, fut préservé par la protection de ce bien-heureux du danger d’être condamné comme ayant volé une tasse d’argent, que la fille d’un aubergiste avait cachée dans sa besace. Ce tableau annonce le talent que Pisanello devait manifester plus tard. Cet artiste quitta ce monde dans un âge très-avancé (5).

Gentile da Fabriano, après avoir exécuté de nombreux travaux à Città-di-Castello, devint tellement paralytique qu’il ne produisit plus rien de bon. Il mourut de vieillesse à l’âge de quatre-vingts ans.

Malgré toutes mes recherches, je n’ai pu me procurer le portrait de Pisanello.

Ces deux peintres étaient très-bons dessinateurs, comme on peut le voir dans notre recueil.



Dans cette double biographie, Vasari, il faut l’avouer, n’a pas consacré une suffisante attention à Gentile da Fabriano, dont la vie offre une suite non interrompue de brillants succès. Gentile fut dans son temps l’un des principaux chefs de cette grande école romaine de laquelle on s’est hasardé, avec tant de légèreté, à nier l’existence. Il débuta, l’an 1417, dans la cathédrale d’Orvieto, qu’une foule d’artistes travaillaient à décorer depuis le commencement du quinzième siècle. Le succès qu’il obtint fut tel qu’on lui décerna, dans les archives du Dôme, le titre de maître des maîtres (magister magistrorum[1]), à propos d’une Madone qu’il y peignit, et qui existe encore de nos jours. Il alla ensuite à Venise où la république, en récompense des peintures qu’il laissa dans le palais communal, lui accorda une forte pension et le privilége de porter l’habit de sénateur. C’est là que, suivant l’expression de Vasari, il fut le précepteur et comme le second père de Jacopo Bellini[2], dont les fils jetèrent tant d’éclat sur l’école vénitienne. Par une fatalité déplorable, les ouvrages que Gentile da Fabriano exécuta à Venise ont péri, ainsi que tous ceux qu’il fit à Rome en concurrence avec le Pisanello, sous le pontificat de Martin V. Facio, qui avait vu ses compositions les plus importantes, le vante comme un peintre universel. Le même historien ajoute que Roger de Bruges, étant venu passer l’année sainte à Rome, proclama Gentile le premier peintre de toute l’Italie, en apercevant les cinq Prophètes dont il avait orné la basilique de San-Giovanni-Laterano. Mais si Rome et Venise n’ont pas su garantir de la destruction les œuvres de Gentile da Fabriano, Urbin, Pérouse, Gubbio et Città-di-Castello se sont montrées plus soigneuses des productions de son pinceau. Il n’y a pas jusqu’à une petite église appelée la Romita et située sur le territoire de Fabriano, où l’on ne conserve avec vénération un tableau de sa main, qui attira en cet endroit plusieurs peintres fameux et entre autres Raphaël. C’est donc seulement dans les villes voisines de la patrie de Gentile qu’il est permis d’apprécier la haute valeur de ce maître. Malheureusement, comme Città-di-Castello, Urbin et Gubbio ne se trouvent pas sur la route battue, personne ne songe à les visiter, et l’artiste qui exerça une puissante influence à Orvieto, à Venise, à Sienne, à Bari, à Pérouse, à Florence, à Brescia, à Rome, et dans la plupart des villes ombriennes, reste plongé dans le plus profond et le plus injuste oubli.

Quant à Vittore Pisanello, dont la biographie se trouve jointe à celle de Gentile da Fabriano, nous n’avons besoin de rien ajouter aux exacts et complets renseignements que Vasari nous a fournis sur son compte. Nous nous bornerons à faire remarquer que si, de même que Gentile, il est peu connu de nos jours, il faut uniquement s’en prendre à l’obscurité qui, depuis plusieurs siècles, plane sur Vérone, sa patrie. Et, à ce propos, on nous permettra de nous livrer ici à une courte digression en faveur de cette noble cité qui a tant de droits à être étudiée. En effet, après Rome, Vérone est peut-être la ville d’Italie qui renferme le plus de monuments antiques, et qui rappelle les plus grands souvenirs. Fondée par les Celtes, vaincue deux siècles avant notre ère par les Romains, qui lui permirent de s’organiser en république, puis traitée en pays conquis par Marius et rendue à la liberté par César et Auguste, elle prit souvent une part active aux événements qui remuèrent le globe sous les empereurs. Marquée au front par la fatale épée d’Attila, Elle devint le centre de la puissance guerrière des Barbares, la forteresse privilégiée d’Odoacre et de Théodoric. Asservie par les empereurs grecs, donnée par l’eunuque Narsès à la dynastie des Lombards que Charlemagne remplaça par celle dont son fils Pepin fut le premier chef, arrachée par le Saxon Othon à Béranger II, livrée par Frédéric II à la férocité d’Ezzelino da Romano, le Néron moderne, exploitée, par les Scaligers, ravagée par les Visconti et le tyran Carrara, et enfin adoptée par Venise, Vérone assista, durant plus de vingt siècles, à toutes les phases de la barbarie et de la civilisation dont elle garde encore aujourd’hui les diverses et profondes empreintes. Les débris de ses arènes, de ses portes, de ses tombeaux, de ses arcs de triomphe, montrent combien elle s’était échauffée au foyer de la civilisation romaine. Les fragments des thermes et du Capitole dont Théodoric l’enrichit, et les vestiges des remparts dont il l’entoura, attestent l’importance que les Barbares eux-mêmes attachèrent à sa possession. La basilique de San-Zenone est peut-être un legs de Charlemagne et de Pepin. Le baptistère, construit par un architecte véronais nommé Bruilotto, est antérieur d’un siècle au baptistère de Dioti Salvi, et marque le passage des Saxons, vainqueurs de Béranger. Les tombes de Can Grande della Scala, de Martino II et de Can Signorio, le palais et le pont crénelés de Can Grande II, et les magnifiques églises de San-Formio, de Sant’-Eufemia et de Santa-Nastasia, évoquent à chaque pas la mémoire de la puissance des Scaligers. Si le château qui couronnait la rive gauche de l’Adige, et que l’on a détruit dans ces dernières années, n’est plus là pour caractériser la domination des Visconti et la tyrannie de Carrara, une foule d’élégants édifices couverts de capricieuses et admirables broderies sculptées s’élancent de tous côtés pour révéler les bienfaits de Venise. En présence de tous ces monuments, on est donc bien fondé à s’étonner de la glaciale indifférence avec laquelle on s’est accoutumé à traiter Vérone. Et l’étonnement est près de se changer en une légitime indignation, lorsque l’on songe que deux ou trois voix à peine se sont élevées pour tenir compte à cette intéressante et glorieuse cité des grands hommes sortis de son sein, pour la remercier d’avoir donné le jour au savant et austère Vitruve, à Catulle, le plus gracieux des poètes, à Cornelius Népos, le précurseur de Plutarque, et à Pline l’ancien, que l’on a justement proclamé le génie le plus encyclopédique de l’antiquité. Quand, par hasard, on prononce le nom de Vérone, y a-t-il quelqu’un pour rappeler qu’elle a produit Fra Giocondo, le collaborateur de Michel-Ange, de Raphaël et de San-Gallo ; et Michele San-Micheli, l’inventeur du système moderne de la fortification des places, l’architecte de tant de palais, de châteaux et d’églises, que Vasari, et tous les historiens qui sont venus à sa suite, ont renoncé à en donner l’énumération complète ? Mais aujourd’hui connaît-on seulement Fra Giocondo et Michele San-Micheli ? Pour les connaître, il faut aller à Vérone ; et Vérone est frappée d’une telle nullité, d’un si parfait oubli, qu’il n’est pas rare de rencontrer des gens fort éloignés de soupçonner, malgré l’analogie des noms, qu’elle ait donné le jour à l’illustre Paul Veronese.



NOTES.

(1) Cette peinture n’existe plus.

(2) Gentile séjourna aussi à Venise où il laissa plusieurs ouvrages mentionnés par le Ridolfi, pag. 23 des Vite de’ Pittori Veneti.

(3) On trouvera la vie de Michele San-Micheli, dans l’un des prochains volumes.

(4) Voyez Dufresne, tab. IV, De Imperat. Numism. medii œvi, Romæ 1755 ; Maffei, part. III, cap. 6 de la Verona illustrata, et le Gori, tom. IV du Museo Fiorentino. — Le Gori avait un médaillon avec le portrait de Vittore Pisanello, Mariette en possédait un autre dont l’exergue et le revers étaient différents. Autour du portrait on lisait : PISANUS PICTOR, et sur le revers :


F. S. K. I

P. F. T.

On lit, pag. 88 de l’inventaire du Musée de Jacopo Tommasini : Eminen. Pisani pictoris et statuarii maxima toreumata, quæ vocamus italicè medaqlioni.

(5) Dans sa première édition, Vasari dit que l’on composa en l’honneur de Gentile da Fabriano les vers suivants


Hic pulchrè novit varios miscere colores

Pinxit et in variis urbibus Italiæ.
  1. Cum per egregium magistrum magistrorum Gentilem de Fabriano pictorem picta fuerit imago, et picta majestas B. M. V. tam subtiliter et decore pulchritudinis, etc... Voyez la Storia del Duomo di Orvietto, p. 123.
  2. voyez la vie de Jacopo, Giovanni et Gentile Bellini, pag. 44 et suiv. de ce volume.