Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/17


LE CECCA,

INGÉNIEUR FLORENTIN.

Si la nécessité n’eùt point forcé les hommes à déployer toutes les ressources de leur génie pour pourvoir à leur utilité et à leur commodité, l’architecture ne serait point parvenue à ce haut degré de perfection auquel l’ont poussée ces grands artistes dont les travaux sont l’objet de l’admiration de tous les connaisseurs. De la nécessité vinrent les premiers édifices, puis insensiblement les décorations, les statues, les jardins, les bains, et toutes ces magnificences que chacun désire et que bien peu de gens possèdent. Bientôt l’esprit d’émulation et de rivalité amena à rechercher non-seulement la beauté extérieure des édifices, mais encore la commodité de leurs distributions intérieures. Enfin les instruments de guerre et toutes les machines qui servent à la défense et à l’attaque, et qui appartiennent à la science de l’ingénieur et de l’architecte, se perfectionnèrent et donnèrent au monde une nouvelle puissance. Tous les hommes qui se distinguèrent par de semblables travaux se virent entourés de l’estime générale, comme ; du temps de nos pères, le Florentin Cecca. Les services qu’il rendit à sa patrie lui valurent la reconnaissance de ses concitoyens et une place glorieuse parmi les plus célèbres artistes. Dès sa jeunesse, il fut, dit-on, un très-habile menuisier. Il appliqua ensuite toute son intelligence à vaincre les difficultés que présente l’art de l’ingénieur, à simplifier le transport des machines de guerre, des échelles à escafade, des béliers à battre les murailles. Il chercha de nouveaux moyens pour mettre les combattants à couvert ; en un mot, il ne négligea rien de ce qui pouvait nuire aux ennemis et protéger ses amis. La seigneurie de Florence, comprenant quel parti elle devait tirer de son talent, lui alloua une pension perpétuelle. Aussi, pendant la paix, il inspectait les forteresses, les fortifications de la ville et les châteaux de l’état ; il donnait les ordres et les instructions pour les réparer et les munir de ce qui leur manquait.

On prétend que les nuages[1] qui ornaient les processions de la fête de la saint Jean ont été inventés par le Cecca, qui était souvent employé à diriger les représentations de ce genre que la ville avait alors coutume de donner au peuple. Ces pompeux spectacles, aujourd’hui presque entièrement tombés en désuétude, avaient lieu non-seulement dans les confréries, mais encore dans les maisons des simples gentilshommes, qui réunissaient leurs amis à de certaines époques pour prendre part à ces divertissements qui étaient toujours organisés par des artistes.

Une fête solennelle et publique était célébrée presque tous les ans par chacun des quartiers de Florence, à l’exception de celui de San-Giovanni, qui, le jour de la Saint-Jean, faisait une procession dont nous parlerons plus tard. Sauta-Maria-Novella avait choisi le jour de saint Ignace ; Santa-Croce, celui de saint Barthélemi ; Santo-Spirito, celui de l’Esprit-Saint ; et le Carmine, celui de l’Ascension du Seigneur et de l’Assomption de Notre-Dame. Nous dirons quelques mots de la fête de l’Ascension qui était la plus importante.

Le Christ, porté sur un nuage couvert d’anges, montait au ciel, laissant ses apôtres sur une montagne construite en bois. Le ciel était un peu plus grand, mais disposé à peu près de la même manière que celui de San-Felice. Et, comme l’église del Carmine, où se donnait cette représentation, est beaucoup plus large et plus élevée que celle de San-Felice, on pouvait jeter, suivant le besoin, au-dessus de la tribune principale un autre ciel où de vastes roues en forme de dévidoir faisaient tourner dix zones, garnies de petites lumières jouant les étoiles, renfermées dans de petites lanternes de cuivre, qui, malgré le mouvement de rotation, demeuraient toujours d’aplomb comme ces fallots dont on se sert communément aujourd’hui. De ce ciel sortaient deux gros câbles dont chacun était armé d’une petite poulie en bronze qui soutenait une barre de fer fixée à une plaque sur laquelle reposaient deux anges liés par la ceinture, qui restaient toujours droits, à l’aide d’un contre-poids placé sous leurs pieds. Le tout était couvert d’un nuage de coton plein de chérubins, de séraphins et d’autres anges qu’un câble tombant du ciel laissait descendre presque sur le théâtre où se récitait la fête. Lorsqu’ils avaient annoncé au Christ qu’il devait monter au ciel, ils faisaient la révérence et retournaient au lieu d’où ils étaient venus et par les mêmes moyens. Ces inventions furent attribuées au Cecca ; car, bien que longtemps auparavant Filippo Brunelleschi en eût montré de pareilles, notre artiste y ajouta de nombreuses améliorations.

Ces choses lui suggérèrent ensuite l’idée de faire les nuages que l’on promenait chaque année, à Florence, la veille de la Saint-Jean. Cela, du reste, entrait dans ses attributions, car il était, on s’en souvient, attaché au service de la ville.

Nous profiterons donc de cette occasion pour raconter ce qui se passait dans ces fêtes dont le souvenir s’éteindrait bientôt, car elles sont maintenant presque toutes abandonnées. On couvrait d’abord entièrement la place de San-Giovanni de toiles bleues ornées de grands lis jaunes et de médaillons larges de dix brasses contenant les armes du peuple et de la commune de Florence, celles des capitaines guelfes et quelques autres. Tout autour pendaient des bannières sur lesquelles étaient peintes diverses devises, des armoiries de corporations, et des lions qui font partie des armes de la ville. Cette espèce de tente, élevée à vingt brasses du sol, était assujettie par des câbles solides retenus à des crampons de fer que l’on voit encore sur les murailles du temple de San-Giovanni, sur la façade de Santa-Maria-del-Fiore, et sur les maisons de la place. Entre chaque gros câble, et particulièrement aux quatre coins, la toile était renforcée de doublures de canevas et de cordages de tout genre qui lui donnaient une telle solidité, que le vent le plus violent ne pouvait la soulever. Cette tente était divisée en cinq morceaux, afin de pouvoir manœuvrer avec plus de facilité ; mais on les réunissait à volonté, de telle sorte qu’ils semblaient n’en former qu’un seul. Trois morceaux couvraient la place et l’espace compris entre San-Giovanni et Santa-Maria-del-Fiore : les deux autres s’étendaient, l’un vers la Misericordia, l’autre vers la maison canoniale et l’œuvre de San-Giovanni. Chaque confrérie composait les nuages à sa guise ; mais généralement on les faisait de la manière suivante : Sur un châssis carré, haut de deux brasses environ et muni de quatre pieds solides, on mettait en croix deux planches larges d’une brasse et percées d’un trou d’une demi-brasse, d’où s’élançait une longue pièce de bois sur laquelle on fixait une maiidorla couverte de coton, de chérubins, de lumières et d’autres ornements. Cette mandorla était traversée par une barre de fer qui servait d’appui ou de siége à un personnage qui représentait ordinairement le saint que la confrérie avait choisi pour patron, ou bien encore le Christ ou la Vierge. La barre de fer était complètement cachée par les draperies de l’acteur. De la pièce de bois, au-dessous de la mandorla, partaient trois ou quatre branches de fer semblables à celles d’un arbre. À l’extrémité de chacune de ces branches se tenait un petit enfant représentant un ange. On faisait ainsi souvent deux ou trois rangées d’anges ou de saints. Comme nous l’avons déjà dit, du coton, des chérubins, des séraphins, des anges, des étoiles d’or, et d’autres ornements, couvraient la machine et ses accessoires qui, tantôt avaient la forme d’un arbre, tantôt celle d’un lys, et tantôt celle d’un nuage. Elle était portée par des paysans qui se plaçaient autour du châssis garni de coussins de cuir rembourrés de plumes ou de coton à l’endroit où ils appuyaient leurs épaules. Telles étaient les machines auxquelles on donnait le nom de nuages. Derrière elles venaient, comme aujourd’hui derrière les chars de triomphe, des hommes à cheval et des sergents à pied revêtus de divers costumes, selon le sujet que l’on devait représenter. Nous conservons dans notre recueil plusieurs de ces nuages dessinés par le Cecca lui-même. Il imagina aussi de montrer, dans les processions, des saints morts ou martyrisés. Les uns semblaient traversés par une lance, les autres par une épée ; ceux-là avaient un poignard enfoncé dans le gosier. Mais nous n’en parlerons pas davantage, car tout le monde sait maintenant comment se font ces épées et ces poignards dont la lame disparaît au moyen d’un ressort, dès qu’elle rencontre la moindre résistance. Il suffit de rappeler que cette invention appartient au Cecca. Maintenant voici de quelle manière se faisaient les géants qui paraissaient dans cette fête. Des hommes marchaient sur des échasses hautes de cinq ou six brasses, couverts d’énormes masques, de draperies ou d’armes peintes, d’où sortaient des bras et des jambes d’une grandeur prodigieuse. Lorsque ces colosses se mettaient en mouvement, on aurait cru voir un véritable géant. Chacun d’eux pouvait s’appuyer sur une pique que portait en avant un compagnon ; mais tout était arrangé de telle sorte que cette pique avait l’apparence d’une massue, d’une lance, ou d’une arme semblable à celle que les romanciers donnent à Morgant. À côté des géants, s’avançaient des géantes qui effraient un spectacle non moins curieux. Venaient ensuite, sur des échasses hautes de cinq ou six brasses, des fantômes qui se servaient d’une pique pour se soutenir, et plusieurs, dit-on, marchaient parfaitement sans aucun aide. Cela, du reste, ne semblera pas extraordinaire à ceux qui connais sent les cerveaux florentins ; car, sans parler de Montughi, le plus habile danseur de corde qui ait existé, ceux qui ont vu le Ruvidino, qui mourut il y a dix ans environ, savent que marcher sur la corde et sur des échasses, et sauter des murs de Florence en bas, lui était aussi facile qu’à nous de cheminer sur la terre. Il n’est donc pas étonnant que ces hommes aient pu accomplir les tours de force que nous avons racontés, et d’autres plus difficiles encore. Nous passerons sous silence ces bambochades en cire que l’on peignait de diverses manières, et qui étaient si grossières que, pour désigner une mauvaise peinture, on dit en y faisant allusion : « Ce sont de véritables figures de cire. » On les abandonna même du temps du Cecca, et on les remplaça par des chars de triomphe semblables à ceux qui ornent les fêtes de nos jours. Le premier fut celui de la Monnaie, qui est arrivé à cette perfection que nous admirons chaque année, lorsque les maîtres de la Monnaie le promènent dans nos rues, surmonté d’un saint Jean, d’une foule d’autres saints et d’anges représentés par des acteurs vivants. Il y a peu de temps, on en fit jusqu’à dix, pour augmenter la pompe et la magnificence de cette fête ; mais plusieurs accidents ont forcé d’y renoncer. Celui de la Monnaie fut construit sous la direction du Cecca, par Domenico, Marco et Giuliano del Tasso, qui étaient alors les plus habiles menuisiers de Florence. Les roues se démontaient, afin de permettre de tourner les encoignures des rues sans danger et avec le moins de secousses possibles pour les acteurs.

À son grand honneur, le Cecca fit encore, pour nettoyer et raccommoder la mosaïque de la tribune de San-Giovanni, une machine qui se tournait, s’élevait, s’abaissait, avec tant de facilité que deux personnes pouvaient la manœuvrer. Lorsque les Florentins assiégeaient Piancaldoli, le Cecca creusa des mines par lesquelles les soldats pénétrèrent dans l’intérieur des murs sans coup férir. La même armée étant allée attaquer d’autres places, le malheur voulut que notre artiste fût tué en prenant une mesure dans un endroit difficile. Ait moment où le pauvre diable, dont les ennemis redoutaient le génie plus que tout le camp des Florentins, se penchait hors d’un mur pour jeter un cordeau, un prêtre lui décocha avec une arbalète un trait qui lui traversa la tête et l’étendit mort. La perte du Cecca causa une vive douleur à l’armée ; mais, comme il n’y avait point de remède, son corps fut enfermé dans un cercueil et envoyé à Florence, où ses sœurs l’ensevelirent honorablement à SanPiero-Scheraggio. Au-dessous de son buste, on lit l’inscription suivante :


Fabrum magister Cicca, natus oppidis vel obsidendis vel tuendis,
hic jacet. Vixit an. XXXXI mens. IV dies XIV. Obiit pro patria telo
ictus. Pia sorores monurnentum fecerunt MCCCCXCLX.



Le paganisme avait trop profondément enraciné chez les peuples la passion du théâtre, pour que le christianisme s’obstinât longtemps à la détruire. Néanmoins, comme les chefs de l’Église naissante comprenaient tout ce qu’avaient de dangereux pour des esprits mal affermis dans leur croyance des représentations où l’on évoquait constamment le souvenir des faux dieux, ils voulurent, tout en amusant les yeux, entretenir et affermir la foi par des spectacles dont la religion formait l’unique aliment. De là l’origine de tous les divertissements pieux, généralement connus sous le nom de mystères, que l’on offrit aux fidèles dans les couvents et les basiliques, jusqu’au renouvellement complet des beaux-arts.

Nous devons dire cependant que, dans plusieurs villes d’Italie et surtout à Florence, on avait coutume de mêler à ces récréations religieuses des fêtes nationales dont la description peut, il nous semble, prendre place après les curieux détails que Vasari vient de nous fournir sur les inventions scéniques du Cecca.

Voici comment Goro Dati, qui écrivait sa précieuse Chronique dans les premières décades du quinzième siècle, raconte les cérémonies qui avaient lieu à Florence le jour de la Saint-Jean, et auxquelles accouraient en foule, non-seulement les Italiens, mais encore les ultramontains.

« Qui va, le matin de la Saint-Jean, à la place des Seigneurs, dit cet historien, croira voir que ique chose de triomphal, de magnifique et de merveilleux. Autour de la grande place, sont cent tours qui paraissent d’or et sont portées, les unes sur de petits chars, les autres à bras. Ces tours, faites de bois léger, de carton et de cire, ornées de figures en relief, d’or et de couleurs, sont vides. Dedans sont des hommes faisant mouvoir toutes ces figures représentant des personnages armés sur leurs chevaux, des piétons avec leurs lances, d’antres courant avec le pavois, ou bien des filles qui dansent en tournant. Puis, sur le corps de la tour, sont sculptés des animaux de toute espèce, des arbres, des fruits, et tous autres objets qui récréent la vue.

Près de la tribune (ringhiera) du palais, sont passés dans des anneaux de fer cent petits drapeaux (pallii), dont les premiers sont ceux des principales villes, telles que Pise, Arezzo, Pistoia, Volterra, Cortone, etc., etc., qui paient tribut à la commune de Florence. Tous ces drapeaux de couleurs variées, d’étoffes riches et bigarrées, font le plus bel effet.

La première offrande est faite le matin par les capitaines du parti guelfe, suivis des chevaliers, des ambassadeurs, des chevaliers étrangers, marchant tous sous l’enseigne du parti guelfe, portée par un page monté sur un cheval couvert d’un caparaçon blanc traînant jusqu’à terre. Viennent ensuite tous les petits drapeaux, tenus chacun par un homme à cheval, l’un et l’autre vêtus de soie et marchant dans l’ordre où ils ont reçu le drapeau pour l’offrir à l’église Saint-Jean. Or, ces drapeaux sont les tributs apportés par les cités soumises par les Florentins. Les tours, qui représentent les taxes des villes plus anciennement réduites, sont aussi offertes, selon leur rang, à l’église Saint-Jean, et, le lendemain, on les suspend autour des murs. Chaque année, on enlève les drapeaux anciens, dont on vend une partie, mais dont les plus riches servent d’ornement aux autels, tandis que le reste est vendu à l’encan. Après, les habitants de ces villes viennent offrir une quantité innombrable de cierges allumés. Cette première partie de la cérémonie terminée, ces différents habitants vont présenter aux seigneurs de la Monnaie un grand cierge placé sur un char orné et tiré par deux bœufs portant les armes de la Monnaie. Les seigneurs de cet établissement reçoivent cet hommage en présence de tous les hommes aptes à exercer des charges, des syndics de l’art de Callimala et des changeurs, tenant tous à la main un cierge du poids d’une livre. Tous ces personnages, dont le nombre s’élève à près de quatre cents, se mettent bientôt en marche, et vont faire leur offrande aux seigneurs prieurs, à leurs colléges et aux recteurs, c’est-à-dire au podestat, au capitaine et à l’exécuteur, qui eux-mêmes sont entourés de toute leur suite et de leurs musiciens jouant de la cornemuse (piffero) et de la trompette. Quand les seigneurs de la Monnaie sont de retour, ils présentent les chevaux destinés à la course libre, puis douze prisonniers tirés des fers pour honorer saint Jean. Toutes ces cérémonies achevées, les hommes, les femmes et les enfants rentrent chez eux pour dîner, et il se donne des repas, des fêtes, des bals, en si grande quantité, la joie est si grande partout, qu’il semble que la ville soit un Paradis. Ces splendides divertissements, où les villes tributaires conquises par les armes des Florentins jouaient le principal rôle, avaient donc, comme on le voit, un caractère éminemment propre à entretenir chez le peuple le sentiment de la dignité et de la puissance nationales. Mais ils dégénérèrent avec la république, ainsi que le témoigne la relation suivante de la fête de l’an 1514, que nous a transmise l’historien Cambi.

Le 22 juin, on fit la cérémonie ordinaire comme les autres années. Le soir, les magistrats de Florence, accompagnés des six et des chefs d’arts, allèrent faire leur offrande. Pendant cette offrande, il courut par la ville une espèce de galère pleine de bouffons et entourée de diables à pied faisant mille extravagances. Ils rencontrèrent : un certain homme assez plaisant ; après l’avoir conduit au Palais-des-Prieurs, ils le firent monter dans la galère, le couvrirent de vêtements qu’ils se mirent bientôt à déchirer avec des crochets qu’ils avaient aux mains ; puis le couvrirent de nouveaux habits. Comme cette procession courait la ville, ils rencontrèrent un porteur de laine qui était si sot qu’il n’avait jamais pu arriver à exercer une autre profession. Les diables, le voyant passer, jetèrent tout-à-coup sur lui un hameçon et l’enlevèrent dans la galère, où ils lui mirent un aviron entre les mains, le forçant de ramer en lui donnant des coups d’un bâton de cuir rempli d’air. »[2]

Michel Montaigne, qui se trouvait à Florence vers l’an 1580, à l’époque où régnait le grand-duc François Ier, fut témoin d’une autre fête de saint Jean qu’il décrit ainsi

« La fête de saint Jean est célébrée avec la plus grande pompe, en sorte que l’on voit jusqu’aux jeunes filles en public ce jour-là. Le matin, le grand-duc, placé sous un dais, parut sur la place du Palais, dont les murs étaient ornés des plus riches tapis. Le nonce du pape était à sa gauche, et, plus loin, l’ambassadeur de Ferrare. Devant le prince, passèrent toutes ses villes et ses forieresses, à mesure qu’elles étaient appelées par un héraut. Quand on nomma Sienne, par exemple, on vit se présenter un jeune homme vêtu de velours blanc et noir, portant à la main un grand vase d’argent et la louve siennoise. Il fit son offrande au grand-duc et lui débita un petit discours. Après celui-là en vinrent d’autres, selon qu’on les appelait ; mais c’étaient de petits garçons mal vêtus, encore plus mal montés sur des chevaux ou des mules, l’un donnant une coupe, l’autre une bannière rompue ou déchirée. Une bonne partie passa assez loin, sans dire un mot, sans montrer de respect, et parfois même ayant l’air de se moquer. Tous ces derniers représentaient les châteaux éloignés et qui dépendent de Sienne. Tous les ans, cette cérémonie se renouvelle pour la forme.

Il passa aussi un char et une pyramide de bois au pied de laquelle étaient de petits enfants figurant des saints et des anges, et, à son sommet, un homme déguisé en saint Jean et attaché à une branche de fer. Tous les officiers, et particulièrement ceux de la Monnaie, suivaient. Derrière ce cortège venait un autre char portant des jeunes gens dépositaires des trois écharpes (pallii), prix réservés pour la course des chevaux (barberi), que leurs cavaliers, portant les armes de leurs patrons, tenaient à la main. Les chevaux sont petits, mais beaux. Le palais du grand-duc était ouvert et plein de paysans à qui on montrait tout ; dans la grande salle on dansait. Enfin, il semblait que ces gens, pendant cette grande fête, se rafraîchissaient la mémoire de la liberté qu’ils ont perdue. » L’origine des courses de chevaux dont parle Montaigne date des premiers temps de la république ; mais la première dont l’histoire fasse une mention expresse eut lieu l’an 1288, sous les yeux des habitants d’Arezzo assiégés par les Florentins, qui voulurent sans doute en imposer à leurs ennemis par ces démonstrations de tranquillité. Goro Dati, que nous avons déjà cité, fait suivre sa description des fêtes de saint Jean de quelques détails sur ces courses de chevaux.

« Après dîner, » dit-il, « lorsque la chaleur du jour est passée et que l’on a pris quelque repos, les hommes, les femmes et les jeunes filles se rendent là où doivent passer les chevaux qui courent le pallio (drapeau), prix du vainqueur. Toutes les rues qui coupent la ville en deux, et que doivent parcourir les chevaux, sont ornées de fleurs ; et là se trouvent aux fenêtres tous les hommes et toutes les dames les plus recommandables de Florence, ou étrangers à la ville.

Au troisième coup de la grosse cloche du Palais-des-Seigneurs, les chevaux prennent leur course, et l’on peut juger par les signes que font les pages de ceux à qui appartiennent les coureurs, placés au sommet de la grande tour, de toutes les vicissitudes de la course ; car on amène de toutes les parties de l’italie des chevaux pour concourir en cette occasion.

Celui qui gagne le palio est porté en triomphe sur un petit char tiré par deux chevaux portant les armes de la ville du vainqueur, et escorté par de jeunes cavaliers qui le promènent dans toutes les rues. Le pallio est de velours cramoisi, entouré d’hermine avec des ornements d’or fin. Il coûte trois cents florins d’or ; mais il y en a eu du prix de six cents. Toute la grande place de Saint-Jean est tendue en bleu d’azur, parsemé de lis jaunes. » Ces fêtes, dit M. Delécluze, auquel appartient la traduction des divers extraits de Goro Dati que l’on vient de lire, ces fêtes qui ont éprouvé tant de changements, et dont la célébration fut souvent sus pendue par des guerres, des pestes, et d’autres calamités publiques, ont entièrement cessé en 1808, sous la domination française, lorsque l’on détruisit les chars et toutes les décorations qui servaient à leur donner de l’éclat.

Une autre espèce de divertissement dont on ne connaît pas l’origine, ajoute le même écrivain, mais qui a reçu l’empreinte du caractère florentin, est celui qui est désigné par les historiens sous le nom de Puissances(potenze). On pourrait penser que les puissances ne sont que le déve ! oppement de la coinpagnie de l’Amour, qui célébra la fête de saint Jean en 1283. Mais l’Ammirato, historien fort exact, assure que les Puissances ont été introduites à Florence par le duc d’Athènes, pour éblouir et enivrer le peuple par les plaisirs, et se faciliter les moyens de consolider sa tyrannie. En adoptant cette hypothèse, ces fêtes dateraient, à Florence, de l’an 1343. Ce qu’elles ont de particulier est qu’elles ont fait former une espèce de régiment divisé par compagnies commandées par des chefs, se rassemblant pour donner des fêtes et en jouir elles-mêmes, comme les milices florentines accouraient près de leurs gonfaloniers lorsqu’il y avait du trouble dans la ville. Le petit peuple se formait en compagnies dont chacune avait son enseigne, son nom, et obéissait à un chef qui portait le titre d’empereur, de roi, de duc, de marquis, etc. ; ce qui a fait donner à cette association joyeuse le nom de Puissances. Leurs jeux consistaient en déguisements, en espèce de processions fastueuses, et plus souvent en combats simulés, qui dégénéraient presque toujours en batailles très-réelles et sanglantes.

Vers 1531, le duc Alexandre de Médicis, installé prince à Florence, par son beau-père Charles-Quint, eut l’idée, comme son prédécesseur en tyrannie, le duc d’Athènes, de gagner la populace en lui donnant de l’argent pour reformer les Puissances.

Aux noces de la princesse Éléonore avec don V. Gonzaga, en 1582, le grand-duc François Ier donna huit cents écus pour mettre les Puissances en jeu. Les compagnies se formèrent, et il y eut une bataille à coups de pierres dans la Grande-Rue ; la fureur des combattants devint telle, que, sans l’arrivée des lanciers armés de cuirasses et de salades, on n’aurait pu les séparer. Cependant il resta encore un asséz bon nombre de joueurs tués et blessés sur la place. Six ans après cet événement, en 1588, les Huit de garde et Balie sentirent la nécessité de réprimer la fureur des Puissances et de leurs sujets, qui se servaient d’armes, se défiaient entre eux, et, dans leurs transports, brisaient les boutiques et maltraitaient les passants. Les litres ridiculement fastueux qu’ils prenaient gonflaient leur vanité ; et, bien qu’ils ne fussent que duc de la Lune, marquis de la Corneille, ou roi de la Vache, ils étaient très-fiers des mauvais coups qu’ils avaient portés. On a retrouvé, sur une pierre encastrée dans les murs de l’église de Santa-Lucia-al-Prato, cette inscription consacrant la victoire d’un de ces champions :

IMPERATOR EGO, VICI PRÆLIANDO LAPIDIBUS 1544. »

Terminons cette note en empruntant encore au curieux ouvrage de M. Delécluze quelques lignes relatives à une fête demi-religieuse, demi-carnavalesque, au dénouement désastreux de laquelle Vasari fait plusieurs fois allusion.

« Le cardinal légat de Boniface VIII étant allé à Florence, en 1304, pour essayer de ménager un rapprochement entre les Blancs et les Noirs, le peuple eut l’idée de donner une de ces fêtes que l’on se plaisait à célébrer quelque temps avant, lorsque la cité était tranquille, heureuse et florissante. Chaque quartier rivalisa pour amuser la ville. Depuis longtemps les habitants de celui de San-Frediano étaient renommés pour l’originalité de leurs inventions. Cette fois ils s’avisèrent de faire publier à son de trompe que ceux qui voudraient savoir des nouvelles de l’autre monde n’avaient qu’à se trouver, aux calendes de mai, sur le pont alla Carraia ou le long des bords de l’Arno. En effet, ils établirent sur le fleuve des espèces d’échafauds placés sur des barques, et là, au moyen de feux et d’illuminations artistement préparés, ils représentèrent, à cette lumière, des scènes de l’enfer. Les uns paraissaient nus, d’autres avaient des masques et des habits qui les faisaient prendre pour des diables, et tous ensemble rendaient des scènes de damnation et de supplices infernaux. Toute cette pantomime était accompagnée de cris et de hurlements affreux, et causa un plaisir singulier à tous les spectateurs. Mais, comme, à cette époque, le pont alla Carraia était construit en bois, et que l’affluence du monde qui s’y était porté le chargea outre mesure, il effondra en plusieurs endroits ; de sorte qu’un grand nombre de spectateurs, ou se noyèrent, ou se tuèrent en tombant, ou enfin se firent d’horribles blessures. Malgré l’affliction de toutes les familles de Florence qui, après cet accident, avaient un parent à pleurer, on n’en fit pas moins la mauvaise plaisanterie de dire que les gens du quartier de San-Frediano avaient tenu leur promesse, puisque beaucoup de gens qui étaient sur le pont étaient allés savoir des nouvelles de l’autre monde. » Vasari lui-même nous fournira de nouvelles et amples notices sur les autres fêtes de Florence qui conviennent encore davantage à l’histoire de l’art.

  1. Vasari fournit lui-même l’explication de ce mot un peu plus loin, pag. 177 et 178.
  2. Cambi. Delizie deqli eruditi, t. XXII.