Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/16


COSIMO ROSELLI,

PEINTRE FLORENTIN.

Bien des gens se plaisent à prodiguer de dures moqueries à leurs rivaux ; mais le plus souvent leur malignité tourne contre eux-mêmes. Ainsi verrons-nous les antagonistes de Cosimo Roselli tomber victimes des propres railleries sous lesquelles ils espéraient l’accabler.

Cosimo ne fut point, dans son temps, un peintre très-habile ; néanmoins ses ouvrages ne manquent pas de mérite. Dès sa jeunesse, il fit trois figures dans le couvent des religieuses de San-Jacopo-dalle-Murate, et un tableau que l’on trouve à droite en entrant dans l’église de Sant’-Ambrogio. Il laissa encore, à Florence, dans l’église des Servites, le tableau de la chapelle de Santa-Barbara, et, dans la première cour conduisant à l’église, une fresque qui montre saint Philippe recevant l’habit des mains de la Vierge. Pour les religieux de Cestello, il exécuta deux tableaux, dont l’un fut placé sur leur maître-autel et l’autre dans une de leurs chapelles  (1). On lui doit également celui qui orne une

Cosimo Rosselli.

petite église située à côté de l’entrée de Cestello. Il peignit la bannière des enfants de la confrérie du Bernardino, et, sur celle de la confrérie de San-Giorgio, il figura une Annonciation. Chez les religieuses de Sant’-Ambrogio, il décora la chapelle del Miracolo-del-Sagramento. Cet ouvrage est estimé et regardé comme le meilleur de tous ceux que Cosimo produisit à Florence. Il représente une Procession sur la place de l’église de Sant’-Ambrogio. L’évêque, accompagné du clergé et d’une multitude de citoyens et de femmes revêtus des costumes du temps, porte l’hostie miraculeuse. Parmi une foule de portraits d’après nature que renferme cette composition, on remarque celui de Pic de la Mirandole, qui est rendu avec une telle vérité qu’on le croirait vivant  (2).

Cosimo peignit, à San-Martino de Lucques, en entrant à droite par la petite porte de la façade principale, Nicodème sculptant un Crucifix et le transportant à Lucques. Ce tableau contient quantité de portraits, et entre autres celui de Paolo Guinigi, que notre artiste copia d’après le buste en terre que modela Jacopo della Fonte, lorsqu’il éleva le tombeau de la femme de Guinigi. À San-Marco de Florence, dans la chapelle des fabricants d’étoffe, on voit de la main de Cosimo un Crucifix au pied duquel se tiennent saint Marc, saint Jean l’Évangéliste, saint Antonin, archevèque de Florence, et d’autres personnages  (3). Appelé ensuite par Sixte IV à travailler à la décoration de la chapelle du palais pontifical  (4), avec Sandro Botticello, Domenico Ghirlandaio, l’abbé

de San-Clemente (5), Luca de Cortona et Pietro Perugino, il y représenta Pharaon englouti dans la mer Rouge, la Prédication du Christ sur le rivage de la mer de Tibériade, et la dernière Cène des apôtres avec le Sauveur. Dans ce dernier sujet, il mit en raccourci une table et un plafond octogones, qui prouvent son habileté dans l’art de la perspective. On raconte que Sixte IV, pour exciter l’émulation des peintres qu’il employait, promit une riche récompense à celui qui l’emporterait sur les autres. Lui-même devait être juge du concours. Comme on peut l’imaginer facilement, nos artistes déployèrent tous leurs efforts pour mériter le prix. Cosimo, se défiant de la faiblesse de son invention et de son dessin, chargea ses tableaux d’outremer, d’autres couleurs brillantes et de nombreux ornements en or. On n’y rencontrait pas un arbre, pas un brin d’herbe, pas une draperie, pas un nuage, qui ne fût frappé d’une vive lumière. Le jour de l’épreuve arrivé, les peintures de Cosimo furent l’objet des rires et des plaisanteries de ses rivaux, qui, au lieu d’avoir compassion de lui, ne cessèrent de le persécuter de leurs quolibets. Mais, au bout du compte, les berneurs furent bernés. Le pape, grand amateur, mais mince connaisseur, fut séduit par l’éblouissant coloris de Cosimo, auquel il décerna la palme. Bien plus, il ordonna aux antres peintres de couvrir leurs tableaux du plus bel azur qu’ils pourraient se procurer, et de les rehausser d’or, afin qu’ils égalassent la richesse et l’éclat de ceux de Cosimo. Ces pauvres gens, désespérés d’avoir à

se soumettre au peu d’intelligence de Sa Sainteté, gâtèrent tout ce qu’ils avaient fait de bon, et devinrent à leur tour un sujet de railleries pour l’heureux Cosimo. Celui-ci, étant ensuite retourné à Florence avec quelque argent, reprit ses travaux accoutumés et vécut dans l’aisance. Il avait alors auprès de lui son élève Piero, qui fut toujours appelé Piero di Cosimo. Cet artiste aida son maître dans la chapelle Sixtine, et y fit, entre autres choses, le paysage qui forme le fond de la Prédication de Jésus-Christ. C’est, sans contredit, le meilleur morceau de cette chapelle. Andrea di Cosimo, qui peignit surtout des grotesques, resta également avec Roselli (6). Ce dernier, parvenu à l’âge de soixante-huit ans, mourut en 1484, après une longue maladie. II fut enseveli à Santa-Croce par la confrérie du Bernardino (7). Sa passion pour l’alchimie fut cause, comme cela arrive à tous ceux qui s’en occupent, qu’il dépensa tout ce qu’il possédait à de vaines recherches, et qu’il tomba sur la fin de sa vie dans une extrême pauvreté. Il était bon dessinateur, comme l’on peut en juger par son dessin de la Prédication de la chapelle Sixtine, et une foule d’autres croquis à la mine de plomb et en grisaille, que nons conservons dans notre recueil. Nous possédons aussi son portrait exécuté par son intime ami, Agnolo di Donnino, homme d’un grand talent, ainsi que le prouvent ses nombreux dessins et sa fresque de la Trinité qui occupe, dans la loge de l’hôpîtal de Bonifazio, un angle de la voûte. Près de la porte de ce même hôpital, où sont aujourd’hui les enfants-trouvés, il représenta le directeur de la maison accueillant avec bienveillance quelques pauvres malheureux. Agnolo passa toute sa vie à composer des dessins, sans jamais trouver l’occasion de les utiliser. Il mourut au milieu de la plus profonde misère.

Nous terminerons en disant que Cosimo Roselli ne laissa qu’un fils qui devint constructeur et assez bon architecte (8).



À la sèche énumération que Vasari nous donne des productions du Florentin Cosimo Roselli, aux rares et maigres éloges qu’il semble lui lâcher du bout des lèvres, on serait tenté de croire qu’il ne lui a accordé place dans son livre que pour trouver occasion de parler de la piteuse mine que firent les peintres de la chapelle Sixtine en se voyant forcés « de couvrir du plus bel azur et de rehausser d’or leurs tableaux », à l’instar de celui qui avait été l’objet de leurs railleries. Vasari a sacrifié d’une manière manifeste un homme de talent au plaisir de mettre en relief le mauvais goût de Sixte IV eta déconvenue des artistes soumis à sa censure. C’est là une faute dont sa gravité et sa probité d’historien auraient dû le préserver. Afin de la réparer, autant qu’il est en nous, nous consacrerons une attention toute particulière aux œuvres de Cosimo Roselli. Notre Florentin avait acquis des droits incontestables au rang distingué que nous réclamons pour

lui dans l’histoire de l’art, longtemps avant qu’il ne fût appelé par Sixte IV à travailler dans la chapelle du Vatican qui porte encore aujourd’hui le nom de ce pontife. Ses peintures de Cestello et de San-Marco ont été malheureusement badigeonnées, mais sa vaste fresque de Sant’-Ambrogio s’est conservée dans toute son intégrité et permet d’apprécier la souplesse et la maturité de son talent. Ce tableau, dont Vasari nous a dit quelques mots, représente le peuple et le clergé de Florence accompagnant processionnellement l’évêque qui porte au palais épiscopal une hostie miraculeuse. Toutes les nuances d’expression et de sentiment que comporte un tel sujet sont rendues avec un bonheur qui dénote non-seulement une grande adresse pratique, mais encore une rare justesse d’observation et une sorte d’intuition fine et naïve, fortifiée par de tientes et sérieuses études. La composition est abondante, sans tomber dans la fadeur ou la prolixité. Chaque épisode, chaque personnage, chaque accessoire, loin d’être inutile, est doublement nécessaire pour le charme qu’il recèle en lui-même et pour l’intérêt de l’action qu’il augmente et dont il complète l’intelligence. L’aspect et les lignes de l’ensemble sont en harmonie parfaite avec les besoins et les convenances de la scène. Rien de maniéré, de compassé, de forcé ; rien qui blesse l’œil ou l’esprit. La richesse ne nuit point à la sobriété, l’unité ne perd rien à la variété. Il n’y a pas jusqu’aux portraits, dont cette composition fourmille, qui n’ajoutent à sa valeur en lui imprimant un profond

cachet de vérité. En un mot, c’est un chef-d’œuvre que le Pérugin, dans son plus beau temps, n’aurait pas désavoué. Pourquoi ne pouvons-nous en dire autant des peintures que Cosimo Roselli laissa dans la Sixiine peintures déplorables où la lourdeur de l’exécution ne le cède qu’à la banalité de l’invention. Comment expliquer cette rapide décadence ? Faut-il l’attribuer à l’impuissance de l’artiste ou à une lâche et servile condescendance pour le goût dépravé de ce pape, qui n’estimait un tableau qu’en raison des couleurs criardes et des dorures dont il était chargé ? Quoi qu’il en soit, nous ne voulons point l’excuser, et, pour être équitables jusqu’à la fin, nous devons nous inscrire contre les louanges que Lanzi accorde à la Prédication de saint Pierre où ce qu’il y a de bon appartient, non à Roselli, liais à son élève Piero di Cosimo.



NOTES.

(1) Toutes les peintures de Cestello ont été dispersées çà et là lorsque l’on reconstruisit l’église.

(2) Le portrait de Pic de la Mirandole se trouve placé entre ceux du Poliziano et de Marsilio Ficino. ― Voyez le Baldinucci, sec. III, p. 109.

(3) Les peintures de San-Marco ont été badigeonnées en même temps que l’église.

(4) C’est-à-dire de la chapelle Sixtine qui fut construite sur les

dessins de Baccio Pintelli, architecte florentin. ― Voyez la Descrizione del palazzo apostolico Valicano, p.33.

(5) C’est-à-dire don Bartolommeo della Gatta, duquel on trouvera la vie un peu plus loin.

(6) Parmi les élèves de Cosimo Roselli, on distingue Fra Bartolommeo di San-Marco et Mariotto Albertinelli. Son disciple Piero di Cosimo fut le maître d’Andrea del Sarto.

(7) Dans la première édition de Vasari, on lit que l’on consacra à la mémoire de Cosimo Roselli l’épitaphe suivante :

Pinsi, e pingendo fei
Conoscer quanto il bel colore inganna,
E a’compagni miei
Come tal biasma che se condanna.

(8) Le Baldinucci, Dec. V, sec. III, part. 2, p. 110, ne croit pas que Cosimo Roselli ait laissé un fils. ― Cosimo comptait, parmi ses ancêtres, deux peintres dont l’un s’appelait Lorenzo et l’autre Matteo. Dans le protocole de Ser Benedetto di Niccolò da Romena, que possèdent les archives de Florence, on lit : Cosimus olim Laurentii Philippi de Roselli pictor populi S. Michaelis Vicedominorum.