Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/6

MARGARITONE,
PEINTRE, SCULPTEUR ET ARCHITECTE FLORENTIN.

Parmi les anciens disciples de l’école grecque, qui, dans ce malheureux siècle, tinrent le sceptre de la peinture, jusqu’au moment où la renommée de Cimabue et de Giotto vint les effrayer, se trouvait un peintre nommé Margaritone, qui fit à Arezzo, sa patrie, un grand nombre de tableaux en détrempe. Cet artiste dépensa beaucoup de temps et de fatigues à couvrir de fresques presque toute l’église de San-Clemente (1), abbaye de l’ordre des Camaldules, que l’on détruisit de nos jours en même temps que d’autres édifices, et notamment le château de San-Clemente, lorsque le duc Cosme de Médicis voulut remplacer, par de nouvelles fortifications, les vieilles murailles élevées par l’évêque Guido Pietramalesco. Margaritone, tout en suivant la manière grecque, exécuta les fresques de San-Clemente avec un soin extrême qui distingue également ses autres ouvrages, et surtout un tableau de la Vierge que l’on conserve aujourd’hui à San-Francesco, dans la chapelle de la Concezione. La même église

margaritone.
possède de lui un grand Crucifix, qui est placé dans la salle des intendants de la fabrique. Pour les religieuses de Santa-Margherita, il peignit plusieurs petits sujets tirés de la vie de la Vierge et de saint Jean-Baptiste. Les figures, d’un bien meilleur style que celles de ses grandes compositions, sont d’un fini si surprenant, qu’on les croirait faites par un miniaturiste ; il n’est pas moins merveilleux que la toile de ce tableau, collée sur un panneau, se soit parfaitement conservée pendant trois cents ans (2). Le couvent de Sorgiano lui doit le portrait de saint François, au bas duquel il écrivit son nom (3). Il envoya ensuite à Florence, à l’illustre Messer Farinata degli Uberti, un grand Crucifix, qui est maintenant à Santa-Croce, entre la chapelle des Peruzzi et celle des Giugni.

À San-Domenico d’Arezzo, couvent bâti l’an 1275, par les seigneurs de Pietramala, Margaritone fit de nombreux travaux (4) avant de retourner à Rome, où déjà il avait gagné la faveur du pape Urbain IV, en ornant le portique de Saint-Pierre de fresques qui, pour le temps, ne manquaient pas de mérite. Enfin, après avoir peint un Saint François à Ganghereto, dans le Valdarno, il s’appliqua à la sculpture avec tant d’ardeur, qu’il ne tarda pas à se montrer plus habile sculpteur que peintre. Ses premiers ouvrages en ce genre, tels que sa Déposition de croix, dans l’église paroissiale, et ses figures du baptistère de la chapelle de San Francesco, rappellent complètement la manière grecque ; mais il adopta un meilleur style dès qu’il eut vu à Florence les œuvres d’Arnolfo et des plus fameux sculpteurs de son époque. Il revint à Arezzo l’an 1275, avec la cour du pape, qui, en se rendant d’Avignon à Rome, passa par Florence. Grégoire X étant mort à Arezzo, après avoir donné trente mille écus pour terminer l’évêché commencé sur les dessins de Maestro Lapo, les Arétins, qui avaient déjà élevé la chapelle de San-Gregorio en son honneur, chargèrent Margaritone de l’exécution de son tombeau. Notre artiste saisit avec empressement cette occasion de se faire connaître davantage. Il reproduisit les traits du pontife avec le ciseau et le pinceau, d’une manière si heureuse, que l’on considéra son mausolée comme son chef-d’œuvre (5). Plus tard, il orna d’un tableau la chapelle de San-Gregorio, dont nous avons parlé tout à l’heure. Les Arétins lui confièrent également la direction des travaux de l’évêché ; il les poussa avec activité, mais il ne put les mener à fin (6) ; les deniers laissés par le pape Grégoire X ayant été dissipés dans la guerre qui survint l’an 1289, entre les Florentins et les Arétins, par la faute de l’évêque Guglielmino Ubertini, que soutenaient les Tarlati de Pietramala et les Pazzi de Valdarno (7).

Margaritone fut le premier qui trouva le moyen de rendre la peinture plus durable et moins sujette à se fendre. Il étendait une toile sur un panneau, l’y attachait avec une forte colle composée de rognures de parchemin, et la couvrait entièrement de plâtre avant de l’employer pour peindre. Il modelait aussi en plâtre des diadèmes et d’autres ornements, et il trouva l’art de faire sur des vases l’application de l’or en feuilles et de le brunir ; il employa ces procédés, jusqu’alors inconnus, dans tous ses ouvrages, et particulièrement dans ceux qui décorent Sant’-Agnesa, San-Niccolô et le devant de l’autel de l’église paroissiale d’Arezzo.

Margaritone fit dans sa patrie un grand nombre d’ouvrages, dont les uns se trouvent à San-Giovanni et à San-Pietro de Rome, et les autres à Santa-Caterina de Pise. Dans cette dernière église, on voit sur un autel sainte Catherine et plusieurs petits sujets tirés de sa vie, et un saint François entouré de petites figures peintes sur un fond d’or. Dans l’église supérieure de San-Francesco, à Assise, il peignit un Crucifix dans la manière grecque, sur une poutre qui traverse la nef. Ces productions furent très estimées alors ; mais nous ne les regardons plus aujourd’hui que comme des choses curieuses par leur antiquité, et bonnes pour le temps où elles ont été faites.

Nous n’avons encore cité aucun des ouvrages d’architecture de Margaritone, parce qu’ils sont de peu d’importance ; cependant, nous ne devons pas oublier qu’il donna le dessin de l’église de San-Ciriaco et les plans et le modèle du palais des gouverneurs d’Ancône, l’an 1270 ; il sculpta lui-même huit fenêtres de la façade principale de ce dernier édifice. Dans le vide de chaque fenêtre, deux colonnes servent de support à deux petits arcs, qui servent pour ainsi dire de cadre à un bas-relief représentant un sujet tiré de l’Ancien-Testament. Au-dessous des fenêtres, une inscription, que l’on devine plutôt qu’on ne peut la lire, indique la date de l’époque à laquelle fut construit ce monument.

Margaritone mourut à l’âge de soixante-dix-sept ans, regrettant, dit-on, d’avoir assez vécu pour voir surgir un nouvel art et la renommée couronner de nouveaux artistes. Son corps fut renfermé dans un tombeau en pierre de travertin, qui fut détruit en même temps que l’ancienne cathédrale d’Arezzo, où on l’avait placé. On composa en son honneur l’épitaphe suivante :


Hic jacet ille bonus pictura Margaritonus,
  Cui requiem Dominus tradat ubique pius.


J’ai copié le portrait de Margaritone d’après une figure d’un tableau de Spinello, représentant l’Adoration des Mages, qui se trouvait dans l’ancienne cathédrale dont je viens de parler.

On doit avoir égard à la gêne que nous devons éprouver en recevant les hommes que le Vasari nous présente dans un ordre aussi bizarre. En effet, n’est-ce pas s’y prendre un peu tard pour nous apporter la biographie d’un maître de l’école byzantine ? Nous avons déjà rencontré Cimabue, Arnolfo et Niccola, les trois promoteurs consacrés de l’art moderne, et, à peine engagés dans la voie, il nous faudrait revenir sur nos pas, si nous avions scrupuleusement suivi le Vasari, comme nous le ferons quand il en sera temps. Mais loin de regretter ici l’apparition peu motivée d’un artiste aussi exclusivement byzantin, nous la trouvons au contraire fort heureuse pour l’intelligence de notre livre. Une certaine connaissance de l’époque byzantine est de toute nécessité pour la saine compréhension du développement des écoles modernes. Et l’idée que nous nous en formons doit surtout dominer nos annotations dans tout le cours des deux premiers volumes du Vasari, les plus importants peut-être de notre publication, et ceux à l’absence desquels il serait le moins possible de suppléer. Mais on le conçoit, nous ne pouvons ici avoir la prétention de donner à personne la connaissance suffisante dont nous faisons remarquer la nécessité. Serions-nous en mesure de nous le promettre, que les bornes seules que nous impose notre auteur, dans ce premier volume si plein, nous l’interdiraient encore. Nous nous essaierons seulement à répondre à quelques opinions erronées généralement admises par les artistes, et à produire quelques distinctions nécessaires.

Nous ne devons pas non plus omettre d’entrer dans quelques considérations sur l’histoire de la technique byzantine. Mais nous ne devons pas le faire ici ; et quoique Margaritone ait été en Italie son dernier représentant aussi complet et aussi célèbre, nous pourrons encore, à bon droit, les placer à la suite de la vie du mosaïste Cavallini, du fresquiste Buffalmacco, et du miniaturiste Lorenzo.

Ici, nous devons compléter une lacune importante, laissée, malgré le développement où nous sommes entrés dans notre note sur le Lapo. Nous y avons glissé trop superficiellement sur trois questions historiques importantes : la décadence de l’art antique, l’invasion des Barbares, la persécution essuyée par les artistes dans la querelle des images. Ces trois grands faits ont donné naissance à la plus vivace banalité, à savoir que l’art avait été totalement anéanti pendant une bonne partie du moyen-âge. Nous devons faire face à cela, si nous pouvons, et marquer, pour ceux qui en doutent, la possibilité et la continuité de l’art dans ces temps.

Le Vasari nous a dit franchement ce qu’il pensait de l’art byzantin. Il nous a dit qu’il le regardait comme infiniment faible et grossier, comme peu de chose en soi, comme rien, si l’on veut. C’est qu’il nous en parlait comme un ouvrier consommé, rendu difficile par sa propre habileté, et exigeant par la satiété de son époque. Tous ses contemporains, à sa place, en eussent parlé comme lui. Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, le Titien, professaient, on peut en répondre, les mêmes dédains et la même pitié. Nous sommes loin maintenant de partager cette appréciation sommaire. Mais faut-il croire pour cela que ces hommes n’avaient pas d’aussi bons yeux que nous, et, en vertu de notre haute judiciaire, faut-il tarabuster leur incompétence ? Emphase et puérilité. Ce que nous cherchons maintenant à voir dans l’art byzantin (ce qui peut fort bien y être), ces hommes n’avaient pas à s’en occuper, ils étaient retenus ailleurs. Et, en effet, s’il peut être bon pour nous aujourd’hui, et pour nos progrès, de regarder en arrière, afin de savoir si l’on n’a rien oublié sur le chemin, nous n’avons pas cependant à regretter le moins du monde que ces hommes inattentifs aient fait leur glorieuse équipée. L’esprit humain en a retiré trop d’avantages et trop d’honneur, pour leur faire un crime de leurs mépris pour la tradition byzantine dont ils dérivaient et dont même ils profitaient encore à leur insu, quand ils croyaient s’en écarter complètement.

L’époque à laquelle vivait le Vasari était un temps mal préparé pour apprécier convenablement l’ingénuité des premiers âges de l’art, et pour tenir un compte fidèle de ses monuments. Il y avait deux causes à cela : d’abord cette époque pouvait, plus qu’aucune autre, être fière de ses acquisitions et de ses succès. Elle comptait beaucoup d’hommes pour qui l’admiration ne devait point avoir de bornes, et dont la gloire devait éclipser tout ; ensuite, elle commençait à se sentir gagner par cet orgueil sans fond ni rives, qui peint si bien le commencement de toutes les décadences. Le Vasari lui-même, il faut bien l’avouer, était, pour sa très bonne part, le promoteur ardent de tous ces principes vains et de toutes ces exagérations académiques, sous lesquels devaient trébucher bientôt les nobles écoles de l’Italie. De son temps, on commençait à travailler plus positivement pour la vanité personnelle et pour l’argent. On commençait à faire consister l’inspiration de l’artiste dans son aplomb, son talent dans sa prestesse et sa facilité, et le mérite intime de son ouvrage dans l’exécution et le charme du moyen : triste pronostic pour l’avenir de l’art. L’habitude et l’entêtement des écoles qui ravalent tout ce qui leur est étranger, les allures pillardes et dédaigneuses de l’éclectisme qui s’applaudit dans le présent, appauvrit l’avenir et méconnaît le passé ; toutes les insolences enfin, toutes les mesquineries, toutes les fraudes vaniteuses et les convictions niaises d’une époque qui se boursoufle et va se corrompre, rendaient le Vasari tout aussi peu propre qu’un autre à écrire l’histoire des artistes primitifs. Aussi, quoiqu’il soit vrai que la manière dont il se pose soit fort naturelle, elle n’en fait pas moins peine. Il se pose en homme qui sent l’importance de son siècle, de sa ville, de son école, de son propre talent, de sa propre autorité. Or, quand on pense que tout cela s’en allait à la fois à la dérive, on est surpris de ne point entendre quelques mots d’ardente vénération et de pieux regrets. Loin de là, le Vasari oubliera ou jugera sommairement tels ou tels pauvres anciens. Il vous dira, dans tout le cours de son livre, avec la plus incroyable complaisance : Moi ou tout autre comme moi, nous avons judicieusement amélioré, réparé, changé, corrigé ou mis par terre, tels et tels ouvrages grossiers des premiers temps. Et peut-être aurait-on à regretter davantage si, par une très étrange et cependant fort ordinaire bigarrure d’esprit, l’école toscane, malgré sa fatuité présente, n’avait pas tenu autant à faire remonter loin sa noblesse artistique, pour mieux établir la supériorité de son instinct national et la propriété de ses principes. Peut-être le Vasari n’eût pas voulu, sans ces mobiles étroits, perdre son temps à l’histoire des pauvres siècles où se rencontrèrent Cimabue, Arnolfo di Lapo, Niccola de Pise, le Giotto et l’Orcagna. Peut-être il eût marqué l’ère de la rénovation des arts aux temps plus rapprochés des Masaccio et des Brunelleschi. Pourquoi ne le croirions-nous pas ? n’avons-nous pas vu tous les académiciens, depuis le Vasari, se gêner encore moins et commencer seulement à compter avec l’art, à partir de Michel-Ange et de Raphaël ? De façon qu’il a été entendu, dans nos écoles, que l’art avait été anéanti pendant tout le cours du moyen-âge, ou au moins n’y avait eu qu’une existence douteuse, et complètement dégradée ; de façon encore qu’en vertu de ces idées fausses, on a été conduit naturellement à l’abandon de tout examen et de toute étude de ses productions encore subsistantes. Les utiles indices que la pratique progressive pouvait mettre à profit ont été radicalement négligés, ainsi que les enseignements précieux qui pouvaient en ressortir dans l’intérêt de l’histoire et de sa théorie. Cependant, dans cette longue période, dans cette large portion de la vie antérieure de l’humanité, qu’on repoussait ainsi du pied sans lui accorder l’honneur d’un regard, n’y avait-il rien à regretter et à sauver ? Dans cette décadence, dans cette barbarie même, n’y avait-il pas à recueillir bien des documents transmis par des âges meilleurs et découlant de la source vénérable de l’antiquité ? Les artistes de la décadence n’étaient-ils pas les héritiers en ligne directe de ces artistes anciens dont les monuments nous étonnent et nous écrasent de leur perfection ? Croit-on qu’il n’avait pas dû se perpétuer chez eux une partie, si faible qu’elle fût, de l’intelligence des moyens, des calculs, des notions antiques ? Et puis dans les arts n’y a-t-il que des questions déformés et de moyens matériels ? Quand bien même la technique byzantine eût été entièrement dépravée, était-ce une raison pour ne tenir aucun compte de l’art byzantin ? N’est-il pas vrai, en définitive, que le moyen-âge a travaillé avec la confiance de nous laisser un digne et durable témoignage des sentiments et des idées qui l’animaient, lorsqu’il a élevé les monuments que nous dédaignons aujourd’hui ? N’est-il pas vrai qu’à travers les conceptions informes, que sous les œuvres grossières que le moyen-âge nous a laissées, nos pères ont mis leurs plus nobles, leurs plus naïves et leurs plus fortes impressions ?

On devait donc prendre en considération l’art byzantin, par cela seul qu’il pouvait être un témoin irrécusable des transmissions artistiques faites par les sociétés antiques aux sociétés modernes ; par cela seul qu’il pouvait être un dépositaire fidèle de leurs sentiments les plus intimes et les plus élevés, avant même qu’elles eussent trouvé des langues qui leur fussent propres, pour les pouvoir exprimer autrement. Et, en effet, pour peu qu’on jette les yeux sur les recueils si riches des Bosius, des Arringhi, des Ciampiani, des Buonarroti, des Bottari et de tant d’autres, où les fragments de ces temps sont consignés, l’on verra qu’il ne s’agit pas de lancer un mot de mépris à tous ces anonymes du moyen-âge, à tous ces constructeurs, à tous ces peintres, à tous ces miniaturistes, à tous ces sculpteurs, à tous ces orfévres, à tous ces mosaïstes, enfin à tous ces rudes et naïfs ouvriers, pour avoir le droit de dire qu’on les a jugés.

Disons donc, et dans ce premier volume du père de l’histoire de l’art moderne, que l’art dans tous ses temps mérite d’être étudié et connu ; car, si l’on rompt la tradition, le présent ne sait plus ce qu’il est, ni l’avenir où il va. Qui donc ne voudrait pas comprendre que, si l’on doit s’informer des causes qui ont produit les époques glorieuses, il y a profit aussi à connaître celles mêmes qui ont déterminé les époques les plus mauvaises ? En effet, quand on sait d’où le mal vient, n’est-on pas mieux à portée d’en prévoir et d’en retarder le retour ?

Pour parvenir à ce but, dans la question qui nous occupe, il suffit de remonter les temps, afin d’en suivre l’ordre d’une manière efficace. Il faut donner un coup d’œil attentif à l’ensemble des travaux accomplis par l’art dans cette suite d’années qu’on a tour à tour, suivant les différents systèmes, appelées les temps de l’école byzantine, de la décadence, de la barbarie, du moyen-âge ; il faut y voir fonctionner l’art dans toutes ses branches, sous toutes ses inspirations, et dans toutes ses nécessités et ses convenances : terrain immense, immense période, qui n’ont guère jusqu’ici attiré l’attention que des curieux et des archéologues, mais que les artistes ont totalement négligés.

Sans doute cette entreprise nécessite de longues recherches et de fastidieuses digressions ; mais, comme nous désirons plutôt avertir nos lecteurs sur la masse, que les édifier sur les détails, nous pourrons encore assez rapidement arriver à notre terme, c’est-à-dire au temps où le livre du Vasari commence.

Et d’abord, constatons l’existence de l’art dans cette période, ou plutôt attaquons les inexplicables distractions de la plupart des écrivains qui ont nié cette existence ; car c’est surtout ici le lieu de ne point passer sous silence un des plus universels et des plus stupides préjugés qu’on puisse signaler.

On a raconté, et cela dans des livres qui se donnent comme graves et bien informés, la disparition complète des arts après le règne de Constantin, et leur réinvention positive au treizième siècle ; on a prétendu, ce qui est également dérisoire, que le Vasari appuyait de preuves nombreuses et irrécusables cette double assertion que nous espérons ruiner facilement, dans ses développements comme dans sa base. Dans l’histoire de l’art, tout le monde, en outre, trouvera juste et opportun que ce préjugé soit discuté ici, puisqu’on a prétendu ailleurs que le Vasari l’avait surtout fomenté et autorisé.

Ainsi les écrivains et les artistes modernes ont partagé, quant à l’origine de l’art, une erreur analogue à celle où étaient tombés autrefois les Grecs anciens qui prétendaient aussi avoir inventé les commencements de leurs arts à eux seuls ; tandis qu’il est maintenant avéré que leurs arts, surtout à leur berceau, n’étaient qu’une émanation immédiate de la civilisation antérieure des Égyptiens, des Étrusques, des Syriens. Cette erreur où étaient les Grecs a-t-elle pu beaucoup leur nuire ? Nous sommes loin d’eux pour le pouvoir bien apprécier ; cependant nous sommes portés à le croire, parce que l’erreur rarement est indifférente ; mais, quant à la prévention analogue des modernes, et à la fâcheuse influence qu’a pu exercer sur eux cette prévention, nous osons l’affirmer. En effet, les preuves débordent.

Avant d’aller plus loin, voyons tout ce que le préjugé que nous signalons présente de pénible et de repoussant. L’art, a-t-on dit, était anéanti en Europe ; l’architecture, la sculpture et la peinture y étaient mortes. On ne construisait plus d’édifices, on ne sculptait plus de statues avant les premiers essais des deux Pisans. On ne faisait plus de tableaux quand Cimabue et Giunta en montrèrent qui furent portés en triomphe et imités à l’envi par leurs successeurs. Mais combien de temps a donc duré cette disparition de l’art ? Depuis Constantin jusque peu avant le premier Médicis, dans toute cette période qu’occupent la ruine de l’empire Romain, les invasions des barbares, les déchirements des hérésies, le feu des guerres féodales, et les querelles des Allemands et des papes. Est-ce bien vrai ? A-t-on pensé que cette période ainsi décrite embrasse plus de mille ans ? A-t-on pensé à tout ce que l’Europe a montré d’énergie et de vitalité pendant ce temps, et surtout l’Italie si héroïque et si intelligente alors ? A-t-on pensé que cette malheureuse Italie, qu’on calomnie ainsi dans son passé, a montré pendant tout le cours du moyen-âge une telle surabondance de grands événements, de grandes choses, de grands hommes, que son histoire en est devenue inextricable, et que la mémoire se trouble quand elle évoque toutes les illustrations de ce pays, de ce peuple, dont toutes les bourgades et toutes les familles ont donné des noms à l’histoire ? Non, l’art chez cette nation si vivante n’a pu périr, périr à ce point de n’avoir point laissé de trace, et d’avoir eu besoin de réinventeurs ; au milieu de tant d’activité, l’art a toujours été actif et vivant. Comme la civilisation entière, il a eu ses bons et ses mauvais jours, ses luttes et ses triomphes. Il a, comme elle, éprouvé ses pertes et fait ses acquisitions. Or, la civilisation italienne n’a pas cessé, elle s’est transformée seulement, et l’art comme elle : l’art, contemporain de l’humanité, suit sa loi ; comme elle, il espère et souffre ; comme elle, il s’épanouit ou sommeille ; mais l’art ne meurt pas plus qu’elle. S’il avait pu mourir, nous ne l’aurions pas vu renaître ; et s’il avait pu être si peu indispensable à l’humanité qu’elle ait pu s’en passer si longtemps (pourquoi ne pas le dire ?) il eût été bien peu regrettable qu’il mourût. Mais, loin de là, les preuves abondent que l’art vivait alors ; et non seulement dans l’Italie et dans la Grèce, mais dans l’Europe, du nord au midi ; mais dans l’Orient, où la Perse, l’Inde, la Chine, nous le montrent encore, comme toute chose, dans sa conservation primitive : preuve évidente et nouvelle de la solidarité de l’art avec l’état social tout entier.

L’art cependant, a-t-on dit, s’est positivement éteint dans ces temps ; il y a complètement disparu ; disparu avec tous ses résultats et tous ses moyens. Nous reconnaissons nous-mêmes que beaucoup de causes et de mémorables événements ont pu le faire croire ; mais c’est à condition seulement qu’on nous accordera que ces causes et ces événements ont été mal étudiés, et qu’on en a exagéré et méconnu les réelles conséquences. L’impartiale et laborieuse histoire raconte les faits ; les systèmes distraits et paresseux les altèrent ; tâchons de les rétablir. On s’est appuyé, pour soutenir la thèse de l’anéantissement de l’art, sur les excès des empereurs romains, poussant l’art à sa décadence par l’abus ; sur les déclamations des premiers Pères de l’Église enveloppant l’art dans la solidarité des débauches païennes ; sur les fureurs des iconoclastes ; enfin, sur l’invasion et les ravages des peuples barbares.

En voilà certainement beaucoup, et plus qu’il n’en faut, pour effrayer l’imagination et remplir la tête de toutes les idées de mort, de ruine et de catastrophes de tous genres. Mais ce n’est point assez cependant pour que l’art se soit retiré de parmi les peuples. Il a souffert comme eux, et pris patience, rien de plus.

On ne nous accusera pas certainement d’avoir pallié les excès des empereurs romains et leurs fâcheuses influences en fait d’art. On pourra même peut-être nous reprocher d’avoir ravalé l’art antique d’Auguste à Constantin ; car nous n’ignorons pas que cet art a ses admirateurs exclusifs, qui appellent du nom de progrès les chutes dont nous avons exposé le caractère. Mais parce que l’art de l’empire, suivant nous, a été vicié dans son origine et dans ses développements, est-ce à dire qu’il n’eut pas d’existence, est-ce à dire qu’il a cessé d’en avoir avant qu’un autre art l’ait pu remplacer ? Le peuple romain abusa sans doute, il méritait d’en être puni. Mais dire que, dans sa prodigieuse production, il ait perdu complètement tout calcul savant, toute inspiration ingénieuse, serait aller trop loin, et tomber dans l’absurde. Les idées d’ordre, de convenance, d’expression et de beauté sont trop inhérentes à la nature de l’homme pour qu’il les perde à ce point au sein d’immenses travaux et d’immenses ressources. Nous n’avons point besoin d’insister pour le prouver. Les monuments et les ruines sont encore là : on peut y choisir des exemples au hasard. Le vaste champ de Spalatro, où gisent les décombres, et où se conservent encore des parties intègres d’un des derniers grands ouvrages de l’empire, du palais de Dioclétien, peut servir à prouver que, malgré la déplorable dégradation du goût, l’art était encore savant et digne. On peut voir aussi à Rome, dans un tout autre genre, la précieuse basilique de Sant’-Agnesa (hors des murs), bâtie par Constantin, et qui semble être, dans sa petite proportion, le travail d’un pieux élève de la belle antiquité romaine au temps d’Auguste et de Vitruve. On peut même descendre plus avant dans les bas siècles, et long-temps après Constantin : on y trouvera, à Constantinople, cette malheureuse église de Sainte-Sophie, qui fut cinq fois détruite de fond en comble, et qui devint finalement une mosquée : admirable ouvrage de deux architectes, de deux sculpteurs des vieilles écoles grecques de Thralles et de Milet, au temps de Justinien ; ouvrage qui, malgré ses défauts flagrants, inspira si souvent, et d’une manière si frappante et si heureuse, les plus beaux génies de la première renaissance et du seizième siècle, notamment dans l’église de Saint-Marc, à Venise, et dans celle de Saint-Pierre, à Rome.

Quant à l’anathème jeté à l’art par les premiers chrétiens, nous n’avons pas non plus cherché à le dissimuler ; nous avons, au contraire, tenu à le faire ressortir, car nous nous préparons à en déduire plus d’une observation capitale dans nos notes. Cependant nous ne demandons pas qu’on méconnaisse l’esprit dans lequel les premiers Pères de l’Église attaquèrent les arts : c’était leur application païenne surtout qu’ils entendaient poursuivre. Il est vrai qu’ils n’en pouvaient guère concevoir une autre, et c’est ce qui explique leur colère et leur persistance. Mais l’Église, à proprement parler, c’est-à-dire les papes et les conciles, ne se prononcèrent jamais. Elle sembla plutôt attendre que le temps et le cours des choses se prononçassent à sa place, et elle ne parut tenir qu’à pouvoir plus tard, sans s’être compromise à l’avance, sanctionner les faits qui restaient à s’accomplir. Aussi voyons-nous qu’aussitôt que l’Église comprit que le temps était venu pour elle de prendre un parti, les papes et les évêques s’entendirent pour donner le change aux populations, et pour tourner leur irrésistible amour de l’art et du faste à la décoration des temples chrétiens, et à la glorification des mystères de la religion. Les papes comprirent aussi que les iconoclastes privaient le culte d’un appui dont il avait besoin, et résistèrent avec énergie à leur fanatisme.

Quant aux exécutions des iconoclastes, toutes furieuses quelles furent, tout appuyées qu’elles aient pu être par la puissance des empereurs, elles n’ont jamais, à beaucoup près, été générales, et si elles nous ont privés des plus regrettables chefs-d’œuvre, elles ont été loin de pouvoir anéantir l’art. D’abord il faut reconnaître que l’hérésie en elle-même de Léon l’Isaurien et de ses successeurs n’attaquait point l’art dans l’ensemble de sa richesse et de sa production. L’hérésie elle-même, pour être possible, s’était circonscrite et acharnée seulement à la destruction des idoles et des saintes images ; elle avait assez à faire, et les résistances qu’elle rencontrait la menaient assez loin. Les empereurs iconoclastes paraissent même avoir cherché à se faire pardonner leurs violences par l’encouragement donné aux applications innocentes, suivant eux, de la brosse et du ciseau. Les murailles, les pavés et les plafonds de leurs palais et de leurs temples se couvraient encore de mosaïques et de peintures ; seulement, les capricieux ornements, les représentations des scènes de la nature inanimée, ou des allégories de toutes espèces remplaçaient les types et les figures proscrites. D’ailleurs les artistes grecs, que cette fureur poursuivit particulièrement, s’exaltèrent dans la lutte, et leur amour de l’art, fomenté encore par un fanatisme contraire, leur fit tout braver. La persécution n’est-elle pas ordinairement féconde, quand c’est la conviction qui la reçoit ? Comme les premiers martyrs, les peintres et les sculpteurs se retirèrent dans les bois, dans les carrières, et produisirent à l’envi, dans l’ombre, toutes ces images que leurs dangers rendaient plus précieuses au parti qui les appuyait. Les légendes de ces temps sont pleines de miracles opérés par la Vierge en faveur de ses serviteurs. L’usage de leurs mains coupées, de leurs yeux crevés leur était rendu par son intervention céleste. Et sans s’arrêter plus qu’il ne convient à ces naïfs témoignages, dont le sens au moins est clair, on peut affirmer que les supplices n’interrompirent pas la filiation des peintres grecs, et leurs traditions. D’ailleurs, dès l’origine, la politique de Rome s’était intéressée à ces querelles sanglantes, et elle pressentait déjà le grand événement de sa désunion avec l’église grecque. Aussi de vastes monastères étaient-ils réservés en Italie aux moines artistes, où tout était préparé de longue main pour les recevoir, les consoler et les occuper.

De plus, ce mouvement de l’iconomachie avait, il ne faut pas l’oublier, ouvert de nouvelles et intéressantes voies à l’art. La peinture et la sculpture, forcées de se restreindre dans leurs proportions pour mieux échapper à leurs persécuteurs, s’adonnèrent à de petits ouvrages, figurés et ornés avec d’autant plus de soin, que le travail seul les recommandait. L’art des miniaturistes, des nielleurs sur or et sur argent, des orfèvres, des ciseleurs, des émailleurs, s’unit à celui des peintres et des sculpteurs pour envelopper dans les dyptiques et les tryptiques toutes ces images odieuses à Constantinople, et si chères aux émigrants.

Reste maintenant l’invasion des Barbares, fait énorme dans la question de l’art, et le moins compris peut-être de tous ceux dont nous venons d’esquisser la rectification. Sans doute, ce débordement des peuples du Nord n’a pas pu s’opérer et ne peut se concevoir sans des actes atroces de brutalité et d’ignorance. Mais tout a sa mesure, et l’historien ne doit pas plus exagérer les catastrophes que les prospérités ; il n’est pas plus démontré, en effet, que l’invasion des Barbares ait été une calamité pour les arts et le goût, que pour le bonheur des peuples. La religion chrétienne ne voulait pas anéantir la société ; elle était venue seulement la transformer, en attaquer les vices, en amoindrir les maux et en étendre les bienfaits. Il était de la destinée des Barbares d’y concourir ; tout les y poussait : leurs intérêts, leurs passions, leurs mœurs même, aussi naïves que brutales. Les peuples de l’empire, écrasés sous le plus hideux esclavage, ruinés par les plus intolérables extorsions, les attendaient ou les appelaient avec espoir, quels que fussent les changements qu’ils devaient introduire. Le sensualisme inerte où croupissait l’empire avait besoin de ce remède violent ; sans l’invasion des Barbares, qui renouvelèrent le sang appauvri du corps social, on ne comprendrait pas sa conservation. En effet, le mal était si grand, que déjà la vie commençait à céder, et la léthargie était si profonde, que tant de secousses et de déchirements purent à peine arracher quelques cris de douleur et quelques vagues démarches. Assurément, si l’empire romain, pour défendre son intégrité, avait pu trouver autre chose que les pâles fantômes de ses premiers Césars et de ses vieilles légions, la guerre contre les Barbares aurait eu un tout autre caractère. Peut-être alors, au point de vue de l’art, le mal aurait-il été plus grand. Une énergique résistance eût amené de vindicatives destructions, et la fureur eût survécu à l’obstacle ; mais, malgré Stilicon, Aétius, Bélisaire et Narsès, les Barbares eurent en réalité peu de chose à démêler avec l’empire. Si chaque horde n’obtint pas un établissement durable et pacifique sur les terres couvertes par son irruption, l’empire n’y fut pour rien. Ce qu’il y eut de vraiment sérieux, de vraiment terrible dans ces guerres, ce furent les dissensions des Barbares entre eux. La possession était l’objet de leurs querelles ; un moment suffisait à leur conquête, mais de longues années pouvaient à peine les y affermir. Cependant toutes ces nations, roulant l’une sur l’autre comme les flots de la mer, au gré de la puissance occulte qui les soulevait, tendaient, malgré leurs convulsions, au repos et à l’équilibre ; chacune cherchant, à peine installée, à consacrer son occupation par des tentatives prématurées d’ordre et d’institutions qui conservassent sa conquête. Or, quelle était cette conquête ? N’était-ce pas la civilisation ancienne avec ses richesses et ses produits ? Était-ce pour des champs en friche, pour des huttes misérables, pour de sordides vêtements, pour des ustensiles et des meubles grossiers, que ces hommes du Nord se livraient de si rudes combats et s’exterminaient entre eux ? Non, assurément. Ce qu’ils venaient chercher de si loin, n’était-ce pas la vie plus facile et plus molle, les loisirs plus voluptueux, tous les délices enfin et toutes les merveilles des peuples du Midi ? S’ils les venaient chercher, pourquoi donc ne se seraient-ils pas gardés de les ruiner systématiquement et de les faire disparaître ? Ils voulaient confisquer l’ancien monde à leur profit, et ne pensaient nullement à l’anéantir ; leur volonté et leur calcul, en ce sens, sont évidents. Si barbares qu’ils fussent, ces peuples n’étaient pas fous ; et si farouches qu’ils fussent, devenus propriétaires par la hache et par l’épée, l’esprit de propriété les domina bientôt ; ils voulurent vite conserver avec soin, appliquer à leur usage, à leurs plaisirs, à leurs vanités, tout le matériel de l’art rassemblé par les Romains. Le désordre et la déperdition qu’on impute aux Barbares ont donc été exagérés ; toutes les dévastations passionnées, toutes les dégradations lentes provenant du besoin, plus ou moins bien entendu, d’utiliser tout ce qui existait et se trouvait debout et de l’accommoder aux mœurs, aux nécessités, aux fantaisies successives, a été mis sur leur compte. Les temps de l’invasion ont été rendus solidaires du travail destructeur de tous les siècles qui les ont suivis jusqu’aux nôtres. Erreur grave, et qui change tout à fait le caractère et la portée de cette destruction ; car, si l’altération des monuments de l’art a été lente et successive et a dépendu avant tout, comme nous le croyons, de ce penchant naturel à l’homme, d’aller au plus vite et au plus facile, et de se servir des choses surannées comme de matériaux qu’un heureux hasard lui présente, cela attesterait plutôt l’existence de l’art que sa disparition. En effet, la plupart des hommes puissants qui ont le plus voulu encourager l’art et le faire vivre, ne lui ont guère épargné ces sortes d’atteintes ; et l’épigramme, dont la verve railleuse des Romains fustigea les indécentes spoliations commises par Urbain VIII sur le Panthéon d’Agrippa, constate une vérité plus grave et plus générale qu’on ne le croit. Ce ne sont pas seulement les Barberins qui ont fait ce que les Barbares n’avaient pas fait[1] ; ce sont tous les papes ensemble, tous, jusqu’à ceux qui ont le plus honoré le saint-siége et le mieux aidé à la civilisation, comme Grégoire-le-Grand, qui fut plus impitoyable aux monuments de la Rome antique qu’Alaric et que Totila ; tous, jusqu’à ceux qui ont le plus aimé les arts et le mieux servi leurs progrès, comme Jules II, qui abattit ou démantela plus d’édifices et effaça plus de peintures dans la Rome moderne que les bandes pillardes du connétable de Bourbon. Quoi qu’il en soit, ce qui est bien certain, c’est que la plupart des écrivains contemporains des invasions déclarèrent que les Barbares respectèrent les antiques monuments de Rome, et, qu’à leur époque, le temps même semblait ne les avoir altérés en rien. Il y a plus, les Barbares eux-mêmes firent travailler ; Attila se fit peindre, dans un palais de Milan, assis sur un trône et recevant les tributs des empereurs romains prosternés à ses pieds. Ricimer, à Rome, fit décorer de mosaïques l’église de Sant’-Agata.

Le roi barbare Théodoric tint surtout les arts en honneur. Ce sage vainqueur d’Odoacre, continuant sa politique prudente et réparatrice, voulut s’entourer, dans sa cour de Ravenne, de quelques hommes éminents dont les vertus et les lumières jetaient encore quelque éclat sur le monde romain à son agonie : dernières et nobles figures qui consolent l’histoire, dans ces temps si tristes, et qui décorent si majestueusement la double limite de l’antiquité expirante, et du moyen-âge naissant. Boëce, Symmaque, Cassiodore, semblaient pressentir les futures splendeurs de Rome, en maintenant si religieusement le souvenir de ses splendeurs passées. Théodoric fut leur élève, et suivant les propres paroles de son petit-fils Athalaric, il avait scruté avec eux tous les secrets de la nature, et appris de leur bouche ce que les sages de l’antiquité avaient révélé de plus beau.

Théodoric écrivait donc à Symmaque, en parlant des monuments de Rome : « Comment n’admirerions-nous pas ces beaux ouvrages, puisque nous avons eu le bonheur de les voir ? » Et en même temps il nommait un comte, un architecte, le romain Aloïsius pour l’inspection et l’entretien des édifices. En l’investissant de cette fonction, il lui disait : « Nous voulons que votre sublimité veille à la conservation des monuments antiques, et qu’elle en construise de nouveaux, auxquels il ne manque, pour égaler les anciens, que la vétusté. Combien de connaissances vous sont nécessaires ! combien vous devez être habile, intègre, pour remplir d’aussi importants devoirs ! Décoré d’une verge d’or, vous marcherez immédiatement devant nous, au milieu des nombreux officiers qui nous entourent, afin que nous ne puissions jamais oublier combien il importe aux rois que leurs palais annoncent leur et magnificence. » Et quoique Théodoric aimât particulièrement Rome, où il lui avait été permis, disait-il, d’admirer encore « un peuple de statues et de chevaux de bronze (populus copiosissimus statuarum, greges etiam abundantissimi equorum), » il ne restaura et n’embellit pas moins les autres villes de son royaume. Ravenne, Pavie, Monza, reçurent de lui des portiques, des temples, des bains publics et des palais. L’architecture ne fut pas seulement encouragée ; la peinture, la mosaïque surtout, la sculpture, la fonte des métaux, la mécanique, eurent part à ses faveurs. Il envoyait au loin les productions qu’il en recevait, aux rois barbares ses alliés : dans les Gaules, au roi des Francs, Clovis ; au roi des Bourguignons, Chilpéric ; en Espagne, aux rois des Visigoths, Alaric et Gesalric. Enfin, si l’on veut chercher, dans les œuvres du grand Cassiodore, les passages nombreux qui peuvent nous faire comprendre la situation de nos arts dans ces temps, on verra, en les rassemblant, qu’elle n’était pas à beaucoup près aussi déplorable qu’on a bien voulu le dire. Non seulement on faisait pour eux de grands sacrifices et de fortes dépenses, mais toutes les idées en vertu desquelles on employait alors les artistes n’étaient point aussi erronées et aussi dépravées qu’on se l’est figuré ; et aujourd’hui même, on peut regretter qu’on ne mette pas mieux à profit certaines données fort bien exprimées par le roi barbare sur l’unité qui doit distinguer et recommander les édifices, sur l’ensemble des qualités nécessaires à l’architecte, sur le mérite du peintre et du mécanicien, etc.[2]

L’exemple de Théodoric fut suivi par Athalaric, par la reine Amalasonte, et tous les rois goths en Italie ; et quoique plusieurs écrivains aient affecté de prendre le nom de ces peuples comme un synonyme de la plus aveugle et de la plus stupide barbarie, il n’est pas moins vrai de dire qu’à eux seuls dans ces temps appartient au même degré l’esprit de conservation et de progrès. Ils l’ont montré d’une manière frappante, aussi bien dans la Gaule méridionale, dans l’Espagne, qu’en Italie. On peut dire encore qu’après l’extermination des Goths les autres peuples barbares suivirent les mêmes errements, quoique à un degré inférieur. Cette observation peut s’appliquer même aux plus féroces d’entre eux, aux Lombards, qui, sous leur roi Authari, et sous leur reine Théodelinde, appelèrent la haute Italie à un état de splendeur que depuis longtemps déjà elle ne connaissait plus.

Ainsi donc, on le voit, les circonstances qui accompagnèrent ou déterminèrent, d’un côté, l’écroulement de l’Empire et la ruine du paganisme, et de l’autre, l’établissement des nations barbares et de la religion chrétienne, si cruelles et si ruineuses qu’elles aient pu être, sont loin cependant d’avoir détruit l’art, au pied de la lettre, comme on l’a dit. Maintenant, s’il est prouvé par les textes contemporains, par les ruines et les monuments encore subsistants, ou par ceux dont le souvenir nous a été conservé par des historiens et des dessinateurs plus rapprochés de nous, que ces circonstances n’ont point eu cet effet radical, peut-il venir à l’idée que celles qui les ont suivies immédiatement aient pu l’avoir ? Il suffit à cet égard de penser à ce que fut l’Europe, de Constantin à Charlemagne, et surtout l’Italie, dont nous nous occupons exclusivement ici. N’est-il pas évident que cette époque, qui embrasse à peu près cinq cents ans, fut pour elle le temps le plus critique et le plus fécond en désastres, et le seul qui pût voir s’anéantir tout art et toute civilisation, si tout art et toute civilisation avaient dû disparaître ? Cependant ces temps, dont nous espérons que personne ne nous accusera de vouloir pallier les horreurs, présentent encore, pour l’honneur de l’esprit humain et pour la suite de ses traditions, de grands et dignes efforts, des noms honorables, des gloires méritées.

Une fois cette distance franchie, est-il bien nécessaire de faire ressortir quelles durent être les conséquences des vigoureuses institutions fondées par Charlemagne ? Institutions dont assurément le moindre effet ne fut pas de conférer aux grands centres d’études, aux monastères, aux écoles, aux corporations, des ressources et une sécurité jusque là inconnues. L’époque de Charlemagne signale en effet un retour sensible, et principalement en Italie, vers toutes les choses du goût et de l’esprit. Dans la haute Italie, où se maintint et domina plus longtemps l’influence française, dans le Piémont, dans le Montferrat, dans la Lombardie, dans la Marche de Vérone, dans le Frioul, il est fait mention alors des florissantes écoles de Pavie, d’Ivrée, de Turin, de Crémone, de Fermo, de Vicence, de Vérone, de Friuli. Les maîtres architectes et sculpteurs de Como (magistri Comacini) sont alors célébrés et recherchés. Como, ville importante et remuante dans ces temps, et avant que Milan n’éclipsât sa fortune, envoyait dans toutes ces contrées ses habiles ouvriers ; et l’on conserve encore dans plus d’un manuscrit les remarquables miniatures des artistes lombards. Alors Venise jette les premiers fondements de sa puissance ; elle échappe au joug des Lombards et des Francs ; elle s’affranchit de la tutelle des empereurs d’Orient, et ne reste pas moins engagée dans un commerce de plus en plus fécond pour elle, avec les Grecs, les Sarrasins et les peuples du Nord. Ces relations impriment à ses premiers essais dans les arts la physionomie moitié orientale, moitié allemande, qui les distingue encore dans leurs derniers progrès. C’est alors qu’un de ses premiers doges, le pieux Giustiniani, élève, entre autres fondations, et dans son propre palais, l’ancienne chapelle où furent reçues, avec tant de transports et d’espérances, les reliques de l’évangéliste saint Marc, rapportées d’Égypte par les flottes aventureuses de la république naissante. En même temps Amalfi et Gaëte, arrêtés plus tard dans leur essor, s’activaient et grandissaient sous des principes pareils ; la Toscane se constituait ; Pise, Sienne, Lucques, Pistoie, Volterre, Fiesole, Arezzo, toujours en querelles, cherchaient à se surpasser en richesse et en industrie, tandis que leur future dominatrice, l’ambitieuse Florence, qui commençait à peine à poindre, rêvait déjà l’asservissement de ses rivales, et la destruction de Fiesole, sa trop proche voisine. Rome reconquérait en Italie une haute position. L’autorité et l’ascendant de la papauté s’étaient accrus par sa rupture avec le patriarchat de Constantinople qui prétendait comme elle à la souveraine influence. Pépin et Charlemagne lui avaient aussi conféré une grande force par leur appui. La faiblesse des empereurs d’Orient, les menaces des Sarrasins, les disputes des républiques entre elles, les prétentions des princes allemands, offraient une large prise à l’esprit de résistance et de direction des suprêmes régulateurs de la chrétienté.

On le voit même par ce trop rapide tableau, c’était là déjà un temps où, de tous les points de l’Italie, on devait converger, malgré les apparentes discordes, vers un but et un succès commun par une émulation pareille. L’Italie, certes, avait déjà l’intelligence de tous les matériaux et de tous les germes qu’elle devait plus tard féconder avec tant de bonheur et de gloire ; elle s’appliquait déjà à l’accomplissement de la tâche qu’elle avait reçue, et à l’exercice précoce de son rôle parmi les nations modernes. La conservation, l’appropriation et la diffusion de l’art, qui devaient plus tard constituer à un si haut degré sa mission et marquer sa valeur, la préoccupaient déjà. Malgré ses dissensions civiles, et peut-être un peu à cause d’elles, on voit partout éclater dans son histoire, à partir du point où nous sommes, un incroyable amour d’entreprises, de recherches et d’applications. Ses papes, ses évêques, ses abbés, ses familles féodales, ses municipalités, ses corps d’états ont tous un même orgueil, un même besoin d’indépendance, d’activité, d’intelligence et de richesse. Depuis Léon III, qui sacra Charlemagne empereur d’Occident, jusqu’à Urbain IV, sous lequel naquit Cimabue, inventeur prétendu de l’art, l’art ne cessa pas un moment de recevoir les sacrifices et les hommages de l’Italie entière.

Maintenant nous ferons remarquer que, pour constater l’existence de l’art, au fort du moyen-âge, nous nous sommes interdit les preuves faciles que nous aurions pu tirer de l’énumération et de l’examen des œuvres encore subsistantes. C’est par une plus attentive évaluation des événements, par une plus juste connaissance du terrain, que nous avons abordé le préjugé que nous avions à tâche de détruire. En prenant ainsi la question dans ses bases, nous avons cru l’avancer plus qu’en accumulant mille petites preuves de détails, qu’en citant une foule de monuments avec accompagnement de noms propres et de dates. Cela ne donnera pas à notre recherche un faux aspect d’érudition ; mais pourvu qu’elle paraisse conduite dans un esprit de vérité et de réflexion, peu nous importe. Nous n’avons pas cherché le reste, parce qu’il nous aurait semblé plus fastidieux pour le lecteur et trop facile pour nous. La seule lecture du Vasari peut en faire les frais en grande partie, pour nous, comme pour bien d’autres.

NOTES.

(1) L’église de San-Clemente d’Arezzo fut détruite l’an 1547, et par une bulle de Jules III ses biens furent donnés, le 28 novembre 1553, au monastère de Santa-Caterina, en faveur de sœur Maria, Maddalena, fille de Baldovino et nièce du pape.

(2) Le tableau des religieuses de Santa-Margherita n’existe plus aujourd’hui.

(3) On lisait au bas du tableau de saint François : Margaritus de Aretio pingebat.

(4) On ne trouve plus aucun ouvrage de Margaritone, à San-Domenico d’Arezzo.

(5) Ce tombeau a été gravé et inséré dans la vie du P. Bonucci ; mais il ne reste aucune trace du tableau de la chapelle San-Gregorio.

(6) Voyez la Descrizione d’Arezzo de Gio. Rondinelli, p. 81.

(7) Voyez Gio. Villani, lib. VII, cap. 130.

  1. Quod non fecerunt barbari, fecerunt Barberini.
  2. Censimus ut et antiqua in nitorem pristinum contineas et nova simili antiquitate producas, quia sicut decorum corpus uno convenit colore vestiri, ita nitor palatii similis debet per universa membra diffundi (Cassiod. Var., lib. III, form. 5). — Instructor parietum, sculptor marmorum, æris fusor, camenarum rotator, gypsoplastes, musivarius… etiam magnus ille fabrilis exercitus, etc., etc. (Ibid.) Mechanicus, si fas est dicere, pene socius est naturæ, etc. (Ibid. lib. I, Epist. 45-46.)