Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/7

giotto.

GIOTTO,
PEINTRE, SCULPTEUR ET ARCHITECTE FLORENTIN.

Giotto, pour avoir remis en lumière les bons principes de la peinture oubliés depuis tant d’années, ne mérite pas moins notre reconnaissance que la nature dont les beaux modèles sollicitent tous nos efforts. Placé au milieu d’artistes grossiers, Giotto sut néanmoins retrouver la véritable voie et ressusciter le dessin, dont ses contemporains n’avaient presque aucune idée.

Ce grand homme naquit l’an 1276, à la Villa di Vespignano, située à quatorze milles de Florence ; son père, simple laboureur nommé Bondone, l’éleva aussi bien que le permettait sa condition. À l’âge de dix ans, Giotto était déjà connu de tout le village et des environs par son intelligence et son adresse. Bondone l’employait alors à mener paître çà et là des troupeaux ; mais, tout en les gardant, Giotto dessinait sur la terre ou sur le sable, comme par une sorte d’inspiration, les objets qui frappaient sa vue ou les fantaisies qui occupaient son esprit. Un jour Cimabue, en allant de Florence à Vespignano, rencontra notre jeune pâtre qui, sans autre maître que la nature, dessinait une brebis sur une pierre polie, avec une pierre pointue. Cimabue, surpris, s’arrêta et lui demanda s’il voulait venir demeurer avec lui ; Giotto répondit que, si son père y consentait, il le suivrait avec plaisir. Cimabue courut aussitôt trouver Bondone, qui se décida facilement à lui laisser emmener son enfant à Florence. Giotto ne tarda pas à surpasser son maître et à abandonner la vieille et informe manière grecque pour le bon style moderne. Imitateur de la nature, il ressuscita l’art de peindre les portraits, qui, depuis plus de deux cents ans, n’avait pas été mis en pratique ; car les essais infructueux tentés jusqu’alors, et dont nous avons parlé ailleurs, ne pouvaient se comparer aux brillants résultats obtenus par Giotto. On admire encore aujourd’hui, dans la chapelle du palais du Podestà, à Florence, ses portraits de Ser Brunetto Latini, de Messer Corso Donati et de Dante Alighieri, son contemporain et son ami. Il exécuta ses premières peintures dans la chapelle du maître-autel de l’abbaye de Florence (1) ; il y représenta entre autres choses une Annonciation, où il exprima avec une vérité extraordinaire l’étonnement et l’effroi que ressentit la Vierge à l’aspect de l’ange Gabriel. Le tableau du maître-autel de cette chapelle est également dû à Giotto, et a été conservé jusqu’à nos jours à la même place par respect pour son auteur. À Santa-Croce, il décora quatre chapelles : trois entre la sacristie et la grande chapelle, et une de l’autre côté ; la première des trois appartient à Messer Ridolfo de’Bardi, et renferme la vie de saint François ; la seconde appartient à la famille des Peruzzi, et est ornée de quatre sujets tirés de la vie de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l’Évangéliste ; on y remarque la Danse d’Hérodiade, la Résurrection de Drusiana et l’enlèvement au ciel de saint Jean l’Évangéliste. La troisième chapelle appartient aux Giugni, et renferme l’Histoire des martyres des apôtres auxquels elle est dédiée. Dans la quatrième chapelle, qui appartient aux Tosinghi et aux Spinelli, et qui est placée de l’autre côté de l’église, et dédiée all’Assunzione di nostra Donna, Giotto peignit la Nativité et le Mariage de la Vierge, l’Annonciation, l’Adoration des Mages et la Présentation du Christ à Siméon. Ce dernier tableau montre le saint vieillard recevant avec amour l’Enfant divin, qui, tout peureux, tend ses bras vers sa mère ; enfin, on voit, dans la même chapelle, la Vierge expirant au milieu des apôtres et d’une foule d’anges armés de torches. Dans la chapelle des Baroncelli, Giotto peignit en détrempe le Couronnement de la Vierge, un grand nombre de figures de petite dimension et un chœur d’anges d’un travail exquis. Au bas de cet ouvrage, il écrivit son nom et le millésime en lettres d’or. On trouve encore de la main de Giotto, dans cette église de Santa-Croce, au-dessus du mausolée en marbre de Carlo Marzuppini d’Arezzo, la Vierge, saint Jean et la Madeleine, au pied de la croix ; et précisément en face de ce tableau, de l’autre côté de l’église, au-dessus du tombeau de Lionardo d’Arezzo, une Annonciation, que l’on a maladroitement fait retoucher par des peintres modernes.

Giotto exécuta ensuite dans le réfectoire une Cène et différents traits de la vie de saint Louis. Sur les boiseries de la sacristie, il peignit plusieurs sujets tirés de la vie de Jésus-Christ et de celle de saint François. Dans une chapelle de l’église del Carmine, il représenta toute la vie de saint Jean-Baptiste, et dans le palais des Guelfes, à Florence, une histoire de la foi chrétienne, dans laquelle il introduisit le portrait du pape Clément IV.

Bientôt après, en se rendant à Assise pour achever les ouvrages commencés par Cimabue, Giotto s’arrêta quelque temps à Arezzo ; il y peignit, dans l’église paroissiale, la chapelle de San-Francesco, et sur une colonne ronde, près d’un chapiteau antique d’ordre corinthien, un saint Dominique et un saint François (2). Il fit encore le Martyre de saint Étienne, dans la cathédrale, hors des murs, avant d’arriver à Assise, où il était appelé par Fra Giovanni di Muro della Marca, général des Franciscains. Il orna les murs de l’église supérieure de San-Francesco de trente-deux sujets puisés dans l’histoire de saint François. Ces fresques se distinguent par la variété des attitudes et des costumes, et par l’entente judicieuse de la composition. On ne peut trop admirer un homme qui se baisse pour se désaltérer à une fontaine, et dont les moindres mouvements sont si expressifs et si naturels, qu’on le croirait vivant. Pour être bref, je ne parlerai pas de toutes les autres choses frappantes que renferment ces peintures ; je me contenterai de dire que Giotto, par la beauté de ses figures, la symétrie de ses formes, la vivacité de ses physionomies et sa facilité augmentée par l’étude et des efforts constants et heureux, mérita une immense réputation et le titre glorieux de disciple de la nature.

Après avoir ainsi achevé les travaux de la nef supérieure, Giotto enrichit de compositions aussi riches qu’ingénieuses le pourtour de l’église souterraine et les quatre angles de la voûte au-dessous de laquelle se trouve le corps de saint François. Il peignit d’abord saint François glorifié et entouré des Vertus, qui seules peuvent obtenir la grâce parfaite de Dieu. D’un côté, l’Obéissance, les yeux fixés sur Jésus-Christ et un doigt sur les lèvres, recommande le silence à un moine agenouillé, qui reçoit sur ses épaules un joug dont les chaînes sont tirées au ciel par des mains mystérieuses. Près de l’Obéissance se tiennent la Prudence et l’Honnêteté, qui doivent être ses compagnes inséparables ; le second angle représente la Chasteté retranchée dans une citadelle et résistant aux royaumes, aux couronnes et aux palmes qu’on lui offre. À ses côtés, on voit la Pénitence chassant avec une discipline l’Amour et le Vice, et à ses pieds la Pureté lavant des personnes nues que lui amène la Force, Le troisième angle montre Jésus-Christ tenant par la main saint François, qui épouse, en présence de la Chasteté et de l’Espérance, la Pauvreté, marchant pieds nus sur des épines, et poursuivie par un chien qui aboie et deux enfants, dont l’un lui jette des pierres, tandis que l’autre lui pique les jambes avec des ronces. Enfin, le dernier angle est occupé par saint François, vêtu d’une tunique de diacre et montant au ciel, où l’attend le Saint-Esprit au milieu d’une multitude d’anges qui forment un chœur et supportent un étendard orné d’une croix et de sept étoiles. Des inscriptions latines expliquent les sujets de ces diverses compositions. Giotto plaça son portrait dans les autres peintures qui couvrent le pourtour de l’église, et qu’il exécuta avec tant de perfection, qu’elles se sont conservées jusqu’à nos jours dans toute leur fraîcheur.

Au-dessus de la porte de la sacristie, il fit à fresque un saint François recevant les stigmates, qui me paraît encore plus beau que les ouvrages que je viens de décrire.

De retour à Florence, il reproduisit le même sujet dans un tableau qu’il envoya à Pise ; il représenta le saint agenouillé sur l’horrible rocher della Vernia, et regardant avec un amour et une expression indicibles le Christ environné de séraphins. Au-dessous, dans une espèce de frise, il peignit trois sujets tirés de la vie de saint François. Ce tableau, que l’on conserve aujourd’hui avec respect à San-Francesco, sur un pilastre, près du maître-autel, fut cause que les Pisans chargèrent Giotto de décorer une partie du Campo-Santo, que Giovanni, fils de Niccola, de Pise, venait de terminer (3). Les Pisans avaient conçu le projet de couvrir de nobles peintures, sur toute leur surface, les murs de ce magnifique édifice, déjà si riches en incrustations de marbres, en sculptures et en monuments antiques apportés de toutes les parties du monde. Giotto se rendit donc à Pise, et peignit, dans six grandes fresques, les misères et la patience de Job. Comme le mur sur lequel il allait travailler était tourné du côté de la mer, et par conséquent exposé au scirocco, qui apporte des sels extrêmement nuisibles aux couleurs, il eut soin de le revêtir d’un enduit composé de chaux, de plâtre et de briques pilées. Grâce à cette sage précaution, ses fresques nous seraient arrivées sans être endommagées, si l’incurie de ceux qui devaient veiller à leur conservation ne les avait laissé attaquer par l’humidité ; elles sont donc gâtées en divers endroits ; les chairs ont poussé au noir, et l’enduit est tombé en écailles. D’ailleurs, il arrive souvent que le plâtre mêlé à la chaux se gâte avec le temps et altère les couleurs. On remarque dans les fresques de Giotto le portrait de Messer Farinata degli Uberti, plusieurs belles figures, et surtout certains manants qui annoncent à Job la perte de ses bestiaux et les autres calamités qui viennent de l’assaillir. On admire également un esclave qui, d’une main, chasse avec un éventail les mouches attachées aux plaies de son maître, tandis que de l’autre main il se bouche le nez, pour ne pas sentir l’odeur infecte répandue par le corps du malheureux lépreux, abandonné de tous ses amis. Disons, en un mot, que toutes les parties de ces compositions sont traitées avec un art ravissant.

À cette époque, Benoît IX, voulant orner de peintures Saint-Pierre de Rome, expédia en Toscane un de ses gentilshommes pour juger si le mérite de Giotto égalait sa réputation. L’envoyé du pape, après avoir recueilli à Sienne des dessins de plusieurs peintres et mosaïstes, arriva à Florence, et se rendit un matin dans l’atelier de Giotto. Il lui exposa sa mission, et finit par lui demander un dessin qu’il pût montrer à Sa Sainteté. Giotto prit aussitôt une feuille de vélin, appuya son coude sur sa hanche pour former une espèce de compas, et peignit d’un seul jet, avec une délicatesse toujours égale, un cercle d’une perfection merveilleuse, qu’il remit en souriant entre les mains du gentilhomme. Celui-ci, se croyant joué, s’écria : « Eh quoi ! n’aurai-je point d’autre dessin que ce rond ? — Il est plus que suffisant, répondit Giotto, présentez-le avec les autres dessins, et on en connaîtra facilement la différence. » L’envoyé du pape, malgré ses instances, ne put obtenir que ce trait, et se retira fort mécontent, soupçonnant qu’il avait été bafoué. Néanmoins il présenta à Benoît IX le cercle de notre artiste, en lui expliquant la manière dont il l’avait tracé. Le pape et les courtisans reconnurent alors combien Giotto l’emportait sur ses concurrents. De là naquit le proverbe : Tu es plus rond que l’O de Giotto (tu sei più tondo che l’O di Giotto). Ce proverbe renferme une équivoque qui roule sur le mot tondo, qui, en Toscane, s’emploie pour signifier tantôt un cercle, tantôt un homme épais et grossier. Le pape ne tarda pas à appeler Giotto à Rome (4). Il lui fit peindre, dans la tribune de Saint-Pierre, cinq sujets de la vie de Jésus-Christ, et dans la sacristie un grand tableau en détrempe (5) : Giotto n’avait encore rien produit d’aussi parfait. Benoît IX, enchanté, lui donna six cents ducats d’or, et l’accabla de tant de faveurs, qu’on en parla dans toute l’Italie. Pour ne rien taire de ce qui peut intéresser l’art, je dirai que Giotto se lia intimement à Rome avec Oderigi d’Agobbio, habile miniaturiste, qui orna, pour la bibliothèque du palais du pape, un grand nombre de livres, dont la plupart ont été malheureusement détruits par le temps. Ma collection renferme quelques dessins de ce maître, qui fut surpassé par Franco de Bologne (6), qui, à la même époque et pour la même bibliothèque, exécuta une foule d’admirables miniatures. Je possède de lui deux dessins représentant un aigle, et un arbre brisé par un lion.

Le Dante fait mention de ces deux artistes de talent dans ce passage du onzième chant de son Purgatoire :


       Oh, diss’io lui, non se’tu Oderisi,
     L’onor d’Agobbio e l’onor di quell’arte
     Ch’alluminare è chiamata in Parisi ?
       Frate, diss’egli, più ridon le carte
     Che pennelleggia Franco Bolognese :
     L’onore è tutto or suo, e mio in parte.


Le pape fut tellement enchanté des ouvrages de Giotto, qu’il lui ordonna de décorer le pourtour de Saint-Pierre de sujets de l’Ancien et du Nouveau-Testament. Giotto exécuta alors à fresque l’Ange haut de sept brasses, qui est au-dessus de l’orgue, et une foule d’autres peintures dont une partie a été restaurée de nos jours, tandis que le reste, lorsqu’on construisit la nouvelle basilique, a été détruit ou enlevé de dessus les murs. Messer Niccolo Acciaiuoli, docteur florentin et amateur des beaux-arts, parvint à conserver une madone en sciant le mur, qu’il avait soigneusement armé de mantelets de bois et de fer. Il fit entourer ce précieux morceau d’un riche ornement composé de stucs et de peintures modernes.

Giotto est aussi l’auteur de la mosaïque de la nacelle qui est au-dessus des trois portes du portique de Saint-Pierre. Ce chef-d’œuvre, justement admiré de tous les artistes, est remarquable par le dessin et par la disposition des Apôtres qui luttent contre la tempête. Les vents enflent une voile qui est rendue avec une vérité inimaginable. Le pinceau le plus exercé obtiendrait difficilement ces jeux de lumière et d’ombre que Giotto produisit avec de simples morceaux de verre. Un pêcheur à la ligne, placé sur un rocher, montre une patience extrême, et l’espoir et l’envie de prendre quelque poisson (7) ; au-dessous de cette mosaïque se trouvent des fresques dont je ne parlerai pas, parce qu’elles sont presque entièrement effacées. Giotto, après avoir peint ensuite à la Minerva un grand Crucifix en détrempe, retourna dans son pays dont il était absent depuis six années. Mais bientôt après, le pape Clément V, successeur de Benoît IX, l’emmena avec sa cour à Avignon. Giotto y exécuta, ainsi que dans plusieurs autres villes de France, une foule de tableaux et de peintures à fresque, qui lui valurent la faveur du souverain pontife, et de riches récompenses. Chargé de biens, et accompagné d’une immense réputation, il revint à Florence en 1316. Il y rapporta, entre autres choses, le portrait du pape, qu’il donna plus tard à Taddeo Gaddi, son élève. Encore une fois, il ne put rester longtemps dans sa patrie. Appelé à Padoue par les seigneurs della Scala, il décora une très-belle chapelle dans l’église del Santo ; de là il se rendit à Vérone, où il peignit entre autres choses le portrait de messer Cane dans le palais de ce seigneur, et un tableau pour les religieux de Saint-François. À Ferrare, il exécuta plusieurs ouvrages que l’on voit encore aujourd’hui à Sant’-Agostino et dans le palais des seigneurs d’Este. Le Dante ayant appris que Giotto était dans son voisinage, parvint à l’attirer à Ravenne, lieu de son exil, et à lui faire orner de fresques, pour les seigneurs de Polenta, les murs de l’église de San-Francesco. De Ravenne, Giotto alla à Urbin, et y laissa quelques peintures. En passant à Arezzo, pour ne pas déplaire à Piero Saccone, qui l’avait comblé d’amitiés, il représenta, sur un pilastre de la grande chapelle de l’évêché, saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. Enfin, après avoir peint en détrempe et sur bois, dans l’abbaye de Santa-Fiore, un grand Crucifix qui est aujourd’hui au milieu de l’église, il arriva à Florence. Il y conduisit à bonne fin de nombreux travaux, et entre autres, dans le monastère des religieuses de Faenza, des peintures à fresque et en détrempe qui ont été détruites avec le couvent.

L’an 1321 le Dante mourut, et Giotto, que ce malheur affligea profondément, se rendit à Lucques, que Gastruccio gouvernait alors. À la prière de ce seigneur, il peignit à San-Martino saint Pierre, saint Regolo, saint Martin et saint Paulin, protecteurs de la ville, recommandant au Christ un pape et un empereur, sous les traits desquels se trouvent, dit-on, les portraits de Frédéric de Bavière et de l’antipape Nicolas V. On croit aussi que Giotto donna le dessin, à Lucques, du château et de la forteresse inexpugnables della Giusta. Dès qu’il fut de retour à Florence, Robert, roi de Naples, dit à son fils aîné, Charles, roi de Calabre, de ne négliger aucun moyen pour envoyer notre artiste à Naples. Robert voulait lui faire orner de peintures Santa-Chiara, monastère de femmes et église royale, qu’il venait de construire. Giotto s’empressa de répondre à l’appel de ce puissant roi. Il représenta de nombreux sujets de l’Ancien et du Nouveau-Testament dans plusieurs chapelles du monastère (8). On prétend qu’il y traita l’histoire de l’Apocalypse d’après les données du Dante, qui peut-être déjà lui avait fourni l’invention des peintures d’Assise, dont nous avons parlé plus haut. Giotto peignit ensuite, entre autres choses, la chapelle du château dell’Uovo, à la satisfaction du roi Robert, qui lui portait une vive amitié, et qui souvent se plaisait à le voir travailler et à écouter ses bons mots. Le roi disant un jour qu’il voulait faire de son peintre le premier homme de Naples, Giotto s’écria : « Eh ! je le suis déjà, puisque je loge à la porte Reale, au commencement de la ville. » Une autre fois, le roi lui dit : « Giotto, maintenant que la chaleur est étouffante, je me reposerais un peu, si j’étais à ta place. — Et moi, si j’étais à la vôtre, je ne manquerais pas de le faire, » répliqua Giotto. Pendant que Giotto travaillait dans une salle où il laissa son portrait parmi ceux de plusieurs hommes fameux, et qu’Alphonse Ier détruisit plus tard pour construire le château, le roi Robert le pria, par je ne sais quel caprice, de peindre le royaume de Naples. Giotto, dit-on, représenta un âne couvert d’un bât, surmonté d’une couronne et d’un sceptre. À ses pieds se trouvait un autre bât tout neuf, également chargé des insignes royaux. L’âne le flairait et semblait désirer qu’on le mît à la place de celui qu’il avait sur le dos. Le roi ayant demandé ce que signifiait cette allégorie, Giotto répondit que l’âne était l’image fidèle du royaume de Naples, qui chaque jour désirait passer sous un nouveau maître.

Giotto quitta Naples pour aller à Rome, mais il fut forcé de s’arrêter à Gaëte, pour peindre à la Nunziata divers sujets du Nouveau-Testament, qui, bien qu’endommagés par le temps, permettent encore aujourd’hui de voir le portrait de Giotto près d’un Crucifix d’une beauté remarquable. Notre artiste demeura ensuite quelques jours à Rome, pour le service du signor Malatesta. De là il se rendit à Rimini, dont Malatesta était seigneur, et il fit à San-Francesco un grand nombre de peintures, qui depuis furent jetées à terre par Gismondo, fils de Pandolfo Malatesti, lorsqu’il reconstruisit entièrement l’église. Dans le cloître, il peignit à fresque l’Histoire de sainte Micheline (9) : c’est assurément une de ses meilleures productions. La beauté des draperies, la grâce et la vivacité des têtes sont merveilleuses. Rien n’est plus touchant que cette jeune femme, injustement accusée d’adultère, qui jure sur un livre sacré qu’elle n’est point coupable ; ses traits respirent l’indignation et l’innocence. Elle regarde avec assurance son mari qui ne peut croire qu’elle ait, sans crime, mis au monde un petit négrillon. On est également saisi de compassion à la vue d’un malheureux couvert de plaies et d’ulcères dont la puanteur éloigne quelques femmes qui, par leurs gestes, expriment le dégoût et l’horreur. Dans un autre tableau, qui renferme une foule de pauvres estropiés, on doit remarquer des raccourcis qui, pour le premier essai qui ait été tenté en ce genre, sont vraiment dignes d’éloges. Mais la partie la plus admirable de cet ouvrage est celle où l’on voit sainte Micheline recevant de certains usuriers le prix de ses biens pour le distribuer aux pauvres. On lit sur son visage le mépris de l’argent et des choses terrestres, tandis que l’avarice et l’avidité sont énergiquement tracées sur la face sordide d’un usurier qui, prêt à compter ses écus qu’il couvre de ses doigts crochus, semble parler à un notaire occupé à écrire. Trois figures allégoriques de l’obéissance, de la patience et de la pauvreté, planent dans les airs, et soutiennent l’habit de saint François. Les plis de leurs vêtements sont traités avec une souplesse et un naturel qui montrent que Giotto naquit pour être le flambeau de la peinture. Enfin, dans un navire occupé par des marins et d’autres personnages dont les poses et les attitudes vives et hardies surpassent toute attente, on trouve le portrait du seigneur Malatesta, qui est représenté d’une manière si frappante qu’on le croirait vivant. Je le répète, c’est là une des meilleures productions de Giotto ; car parmi toutes ces figures il n’y en a pas une seule qui ne possède les plus brillantes qualités : aussi Malatesta ne manqua pas de récompenser magnifiquement notre artiste.

Giotto exécuta ensuite un saint Thomas d’Aquin, à la sollicitation d’un prieur florentin qui était alors à San-Casaldo d’Arimini. Aussitôt après, il se rendit à Ravenne, où il peignit à fresque une chapelle de San-Giovanni-Evangelista. De retour à Florence, il fit en détrempe, à San-Marco, un Crucifix plus grand que nature et sur fond d’or, et un autre semblable pour Santa-Maria-Novella. Puccio Capanna, son élève, travailla à ce dernier, qui est encore aujourd’hui au-dessus de la sépulture des Gaddi. Dans la même église, Giotto peignit, pour Paolo di Lotto Ardinghelli, un saint Louis, aux pieds duquel on voit les portraits du donateur et de sa femme.

L’an 1327, Guido Tarlati de Pietramala, évêque et seigneur d’Arezzo, mourut à Massa di Maremma, en revenant de Lucques, où il avait été trouver l’empereur. Porté à Arezzo, il fut enseveli avec tous les honneurs imaginables. Son frère, Dolfo de Pietramala, et Piero Saccone, résolurent de lui ériger un tombeau en marbre digne de l’homme qui avait été seigneur spirituel et temporel et chef du parti Gibelin en Toscane. Ils écrivirent à Giotto de faire le dessin d’un mausolée aussi riche et aussi beau que possible, et de leur indiquer le plus habile sculpteur de l’Italie ; ils avaient, ajoutaient-ils, pleine confiance en son jugement. Giotto leur envoya le dessin d’après lequel fut exécuté le tombeau, comme nous le dirons plus tard (10).

Piero Saccone aimait infiniment le talent de notre artiste. Lorsqu’il s’empara de Borgo-San-Sepolcro, il y rencontra une peinture de la main de Giotto, qu’il envoya à Arezzo. Ce tableau, dont les figures étaient de petite proportion, s’en alla depuis en morceaux. Baccio Gondi, gentilhomme florentin et amateur distingué, ayant été envoyé, en qualité de commissaire, à Arezzo, rechercha avec soin les divers fragments de ce tableau, et en trouva quelques-uns qu’il conserve précieusement à Florence, avec quelques autres ouvrages du même auteur. Il y a peu d’années, me trouvant à l’ermitage des Camaldules, où j’ai exécuté de nombreux travaux pour les révérends pères, je vis dans une cellule un beau petit Crucifix sur fond d’or et avec signature de Giotto ; il avait été apporté par le très-révérend Don Antonio de Pise, général de l’ordre des Camaldules. Le révérend Don Silvestro Razzi, moine Camaldule, m’a dit que ce Crucifix est maintenant en compagnie d’un admirable petit tableau de Raphaël d’Urbin, dans la cellule du supérieur du monastère degli Angeli, à Florence.

Giotto peignit pour les frères Umiliati d’Ognissanti, de Florence, une chapelle et quatre tableaux, parmi lesquels on remarque une Vierge entourée d’anges et portant son fils, et un grand Crucifix, dont Puccio Capanna fit de nombreuses copies qu’il répandit dans toute l’Italie. Lorsque je publiai pour la première fois ces Vies des peintres, sculpteurs et architectes, l’église des Umiliati renfermait un petit tableau où Giotto avait peint en détrempe, avec beaucoup de soin, le Christ recevant l’âme de la Vierge, qui vient d’expirer au milieu des apôtres. Cet ouvrage, fort admiré des artistes, et surtout de Michel-Ange Buonarroti, qui assurait que l’on ne pouvait rien voir qui approchât davantage de la nature, fut enlevé de l’église peut-être par un amateur éclairé qui lui portait une estime particulière. Les peintures de Giotto sont vraiment miraculeuses, si l’on pense au temps où il vivait et au développement qu’il prit, pour ainsi dire, sans l’aide d’aucun maître.

Le 9 juillet de l’an 1334, il commença le campanile de Santa-Maria-del-Fiore. Après avoir fouillé le sol à une profondeur de vingt brasses, il établit une couche de pierres dures, qui reçut un massif en blocage de douze brasses en hauteur, les autres huit brasses furent en pierres de taille. La première pierre de ces fondations fut solennellement posée par l’évêque de la ville, en présence du clergé et des magistrats. Ce monument, conçu dans le style tudesque de l’époque, est orné extérieurement de plates-bandes qui désignent les étages, et d’une rangée de statues et de niches pratiquées dans une de ses zones inférieures ; il est en outre revêtu, du haut en bas, de compartiments en marbres noirs, blancs et rouges. Son plan est un quadrangle parfait dont chaque face a vingt-cinq brasses ; la hauteur du campanile est de cent quarante-quatre brasses. Lorenzo Ghiberti assure, dans un traité manuscrit, que Giotto fit, non seulement le modèle, mais encore une partie des sculptures de cet édifice ; il affirme en outre avoir vu lui-même des modèles en relief de la main de Giotto, et particulièrement ceux du campanile. On peut facilement le croire, car du dessin et de l’invention procèdent tous les arts. Suivant le projet de Giotto, au-dessus de la plate-forme devait s’élever une pyramide quadrangulaire, haute de cinquante brasses ; mais les architectes modernes ont toujours conseillé de ne point exécuter ce supplément tudesque, dont la suppression ne paraît pas devoir nuire à la beauté du campanile.

La république de Florence accorda alors à Giotto le titre de citoyen, une pension annuelle de cent florins et la direction des travaux du campanile, dont il ne put voir la fin, et qui furent achevés après sa mort par Taddeo Gaddi. Pendant ce temps, il peignit, pour les religieuses de San-Giorgio, un tableau, et au-dessus de la porte de l’église de l’abbaye, trois figures à mi-corps, qui malheureusement ont été badigeonnées. Dans la grande salle du Podestà, il représenta Florence sous la figure d’un juge assis, armé d’un sceptre et entouré de quatre vertus : la Force, la Prudence, la Justice et la Douceur. Giotto se rendit ensuite de nouveau à Padoue ; il y décora plusieurs chapelles, et exécuta dans l’Arena une peinture qui lui fit beaucoup d’honneur. À Milan, il laissa également quelques beaux ouvrages. Enfin il revint à Florence, et bientôt après, l’an 1336, il mourut en bon chrétien, emportant les regrets de ses compatriotes, et même de tous ceux qui ne le connaissaient que de nom. On lui donna une sépulture digne de son mérite ; il compta parmi ses amis les hommes les plus éminents de son siècle.

Pétrarque avait sa personne et ses ouvrages en telle estime que, dans son testament, il lègue à Francesco de Carrare, seigneur de Padoue, une Madone de la main de notre artiste, comme la chose la plus digne de lui être offerte. Voici les propres termes dont il se servit : Transeo ad dispositionem aliarum rerum et prædicto igitur domino meo Paduano, quia et ipse per Dei gratiam non eget, et ego nihil aliud habeo dignum se, mitto tabalam meam sive historiam Beatæ Virginis Mariæ operis Jocti pictoris egregii, quæ mihi ab amico meo Michaele Vannis de Florentia missa est, in cujus pulchritudinem ignorantes non intelligunt, magistri autem artis stupent : hanc iconem ipsi domino lego, ut ipsa Virgo benedicta tibi sit propitia apud filium suum Jesum Christum, etc. Pétrarque, dans une lettre latine du cinquième livre de ses Familiari, s’exprime encore ainsi : Atque (ut a veteribus ad nova, ab externis ad nostra transgrediar) duos ego novi pictores egregios, nec formosos, Jottum Florentinum civem, cujus inter modernos fama ingens est, et Simonem Senensem. Novi sculptores aliquot, etc. Giotto fut enseveli à Santa-Maria-Maggiore, à gauche en entrant dans l’église, où on lui éleva un tombeau en marbre blanc. Comme nous l’avons dit dans la vie de Cimabue, un commentateur du Dante, contemporain de Giotto, écrivit : « De tous les peintres de la ville de Florence, Giotto fut et est encore le plus éminent, comme le prouvent ses ouvrages à Rome, à Naples, à Avignon, à Florence, à Padoue et en beaucoup d’autres endroits, etc. (11). »

Giotto eut pour élèves Taddeo Gaddi, qu’il tint sur les fonts baptismaux, et Puccio Capanna, Florentin qui peignit habilement à fresque, dans l’église de San-Cataldo de Rimini, un navire en danger de périr, tandis que les marins jettent les marchandises à la mer. Puccio s’est représenté lui-même parmi les matelots. Après la mort de son maître Giotto, il fut chargé, à Assise, de nombreux travaux dans l’église de San-Francesco. À Florence, il représenta dans la chapelle des Strozzi, près d’une porte latérale de la Santa-Trinità, l’Histoire de sainte Lucie, le Couronnement de la Vierge et un chœur d’anges, qui approchent beaucoup de la manière de Giotto. À l’abbaye de Florence, il décora la chapelle de San-Giovanni-Evangelista, près de la sacristie, pour la famille des Covoni (12) ; à Pistoia, il couvrit de fresques la grande chapelle de l’église de San-Francesco et la chapelle de San-Lodovico. À San-Domenico de la même ville, il représenta le Christ en croix, la Vierge, saint Jean et un squelette, où l’on voit qu’il chercha les principes de l’art. Ce tableau renferme l’inscription suivante : Puccio di Fiorenza me fece. Dans la même église, au-dessus de la porte de Santa-Maria-Nuova, il peignit la Vierge avec son fils entre saint Pierre et saint François. Ces figures, à l’exception de l’Enfant, Jésus, sont à mi-corps. À Assise, dans l’église souterraine de San-Francesco, il exécuta à fresque quelques sujets de la Passion de Jésus-Christ, et dans la chapelle de l’église de Santa-Maria-degli-Angeli, la Vierge priant le Christ en faveur des fidèles. Cette peinture, qui est pleine de mérite, a été noircie par la fumée des lampes et des cierges.

Autant qu’on peut en juger, Puccio posséda complètement la manière de son maître Giotto, et il sut s’en servir dans une foule d’ouvrages, bien que l’excès du travail à fresque l’ait empêché de vivre longtemps, comme le prétendent quelques personnes. Il peignit encore, dans l’église de Santa-Maria-degli-Angeli, pour le cardinal Gentile, plusieurs traits de la vie de saint Martin, dans la chapelle dédiée à ce saint. On voit également dans ce lieu, au milieu de la Strada Portica, un Christ à la colonne, et la Vierge entre sainte Catherine et sainte Claire. Enfin on trouve de ses peintures en beaucoup d’endroits, comme à Bologne, par exemple, la Passion du Christ et l’Histoire de saint François. Pour être bref, nous passerons les autres sous silence. Assise compte Puccio parmi ses citoyens ; mais je crois plutôt qu’il naquit à Florence, et qu’il se maria ensuite à Assise, où il aida Giotto dans ses travaux, où il eut des enfants, et où vivent encore aujourd’hui ses descendants. D’ailleurs, tout cela est peu important ; il suffit de savoir que Puccio fut un maître habile.

Giotto eut aussi pour élève Ottaviano de Faenza, peintre de talent, qui laissa de nombreux ouvrages à San-Giorgio de Ferrare, couvent des moines de Monte-Oliveto. Il naquit, vécut et mourut à Faenza, où il peignit, au-dessus de la porte de San-Francesco, la Vierge, saint Pierre et saint Paul. Sa patrie et la ville de Bologne possèdent un grand nombre de peintures de sa main.

Pace de Faenza resta longtemps à l’école de Giotto, qui l’employa souvent. On voit de lui quelques fresques à Bologne, sur la façade extérieure de San-Giovanni-Decollato. Il était surtout habile à peindre des figures de petite dimension, comme celles du Crucifiement et celles du tableau en détrempe renfermant la Vie de Jésus-Christ et quatre sujets de la vie de la Vierge, que l’on trouve encore aujourd’hui à San-Francesco de Forli. On dit que Pace représenta à fresque plusieurs actions de saint Antoine à Assise, dans la chapelle dédiée à ce saint. On ajoute qu’il entreprit cet ouvrage pour un duc de Spolete, qui est enterré avec son fils dans cet endroit. Ces deux princes avaient été tués en combattant dans les faubourgs d’Assise, comme l’indique une longue inscription gravée sur leur tombeau.

On lit dans l’ancien livre de la Compagnie des Peintres, que Giotto eut pour élève un certain Francesco, surnommé di Maestro Giotto, sur lequel je ne saurais donner aucun détail.

Guglielmo de Forti, élève de Giotto, peignit entre autres choses, dans sa patrie, la chapelle du maître-autel de San-Domenico. Enfin Giotto compta au nombre de ses disciples Pietro Laurati et Simone Memni, de Sienne ; Stefano, de Florence ; et Pietro Cavallini, de Rome. Mais, comme nous avons écrit la vie de ces artistes, nous nous contenterons de mentionner ici leurs noms.

Giotto dessina très bien pour son temps, ainsi que le prouvent les aquarelles sur vélin, esquissées à la plume et rehaussées de blanc, que nous possédons dans notre recueil ; ce sont vraiment des chefs-d’œuvre en comparaison des productions des maîtres qui le précédèrent.

Giotto avait un esprit vif et enjoué. On se souvient encore à Florence de ses bons mots et de ses saillies, qui ont fourni quelques contes plaisants à Messer Giovanni Boccaccio. Franco Sacchetti en a également tiré parti dans ses trois cents nouvelles. Pour donner une idée du langage de ce temps, je vais rapporter fidèlement une de ces nouvelles que le Sacchetti écrivit sous le titre suivant :


Un homme de basse condition charge le grand peintre Giotto de peindre un pavois. Giotto y consent et berne le vilain.

Nouvelle LXIII.

Chacun peut déjà savoir quel homme et quel grand peintre fut Giotto. Un lourdaud, qui avait entendu parler de lui et qui avait besoin, peut-être pour aller en châtellenie, de faire peindre un pavois, se rendit, armé dudit pavois, à son atelier, et lui dit : « Dieu te garde, maître ; je voudrais que tu me peignisses mes armes sur ce pavois. » Giotto, considérant l’homme et sa tournure, se contenta de lui répondre : « Quand le veux, tu ? » L’autre le lui dit. « Laisse-moi faire, » répliqua Giotto ; et le vilain s’en alla. Resté seul, Giotto pensa en lui-même : Que signifie ceci ? l’aurait-on envoyé pour se moquer de moi ? jamais on ne m’a apporté de pavois à peindre. Ce maître sot me commande de peindre ses armes, comme s’il était de la famille royale de France : par Dieu je vais lui faire des armes nouvelles. Ayant ainsi ruminé, Giotto prend le pavois, dessine un heaume, un gorgerin, une paire de gantelets de fer, une paire de cuirasses, une paire de cuissards et de jambards, et ordonne à un de ses élèves de les peindre. Notre vaillant homme, étant revenu, dit : « Maître, est-il peint ce pavois ? » Giotto répond : « Oui ; allons ! qu’on le descende. » Le pavois arrivé, le gentilhomme ouvre de grands yeux et s’écrie : « Oh ! mon pavois est embrené ! » Giotto : — « Et toi, seras-tu embrené pour le payer ? » L’autre : — « Je ne le paierais pas quatre deniers. » Giotto : — « Et que m’as-tu dit de peindre ? » L’autre : — « Mes armes. » Giotto : — « Eh bien ! en manque-t-il une seule ? » L’autre : — « Bon, bon ! » Giotto : — « Au contraire, mauvais, mauvais ! Que Dieu te garde : tu es un grand imbécile. Si l’on te demandait qui tu es, à peine le saurais-tu dire. Si tu étais de la famille des Bardi, on te connaîtrait. Quelles armes portes-tu ? d’où es-tu ? quels furent tes ancêtres ? Hé ! n’as-tu pas honte ? Commence d’abord par venir au monde avant de parler d’armes, comme si tu étais Dusnam de Bavière. Je t’ai fait toute une armure sur ton pavois ; peut-être n’est-ce pas assez ? en veux-tu encore d’autres ? parle, et je les ferai peindre. » — L’autre s’écrie : « Tu me dis des vilenies, et tu m’as gâté mon pavois. » Là-dessus il part, va devant le tribunal, et fait appeler Giotto. Celui-ci comparaît, et réclame deux florins pour sa peinture. Les magistrats écoutèrent le pour et le contre, et ordonnèrent au vilain d’emporter son pavois, et de payer six livres à Giotto, qui avait raison. Le vilain emporta donc son pavois, paya et fut bafoué. Ainsi au lieu de galette il eut du pain bis.

On rapporte que Giotto, dans sa jeunesse, peignit un jour d’une manière si frappante une mouche sur le nez d’une figure commencée par Cimabue, que ce maître, en se remettant à son travail, essaya plusieurs fois de la chasser avec la main avant de s’apercevoir de sa méprise. Je pourrais raconter maintes plaisanteries de Giotto, mais je me contente de celles-ci, qui ont quelque rapport à l’art, et j’abandonne le reste à Sacchetti et aux autres (13).

La mémoire de Giotto, transmise à la postérité par ses peintures et par les ouvrages des écrivains de son temps, fut honorée d’une manière éclatante par le magnifique Laurent de Médicis, qui rendit un décret ordonnant que son buste, en marbre, sculpté par Benedetto da Maiano, serait placé à Santa-Maria-del-Fiore. Et pour encourager les hommes à imiter l’exemple de ce grand artiste, le divin Messer Angelo Poliziano composa et fit graver sur son tombeau cette inscription :


      Ille ego sum, per quem pictura exstincta revixit,
        Cui quam recta manus, tam fuit et facilis.
      Naturæ deerat nostræ, quod defuit arti :
        Plus licuit nulli pingere, nec meliùs.
      Miraris turrim egregiam sacro ære sonantem ?
        Hæc quoque de modulo crevit ad astra meo.
      Denique sum Jottus, quid opus fuit illa referre ?
        Hoc nomen longi carminis instar erit.


Ceux qui voudront voir des dessins de la main de Giotto, et connaître l’excellence de cet homme éminent, trouveront dans notre recueil déjà cité quelques véritables chefs-d’œuvre, que nous devons non moins à nos recherches infatigables qu’à notre argent (14).

S’il y a une chose frappante dans les arts, une chose que tout le monde ait remarquée, une chose dont tout le monde conviendra, quelles que soient les opinions particulières, c’est assurément l’esprit d’exclusion, la manie de trancher tout d’un mot, la fureur de pousser tout jusqu’à ses dernières conséquences. Personne ne le niera, il n’est pas dans les arts un seul point qui ne soit sujet à discussion, et dans chaque discussion, chacun accuse son adversaire de ne vouloir tenir compte que de ce qui lui plaît ou l’arrange exclusivement. Cette manière absolue de prendre les choses a son bon et son mauvais côté ; elle fait de grands artistes et de pitoyables critiques. Nous allons essayer de dire en peu mots pourquoi. Un artiste peut être puissant, ingénieux, sympathique, sans être le moins du monde complet. Sauf quelques rares et bien rares exceptions, tous les artistes forts ont été des hommes menés par des affections vives autant que jalouses, servis par une constitution énergique autant que bornée, soutenus par un parti pris ferme autant qu’étroit. Nous ne nous croyons pas obligés d’invoquer ici des noms célèbres, et surtout d’en choisir quelques-uns au bénéfice de notre idée, tant nous sommes sûrs d’être suffisamment suppléés par la mémoire de nos lecteurs. Seulement nous ferons remarquer qu’en allant au fond des choses, on s’aperçoit qu’on a inscrit un peu trop légèrement plusieurs hommes extraordinaires au nombre de ces artistes qui savent se partager, et qui, dans leur large et complaisante organisation, peuvent embrasser à la fois toutes les tendances artistiques. Ainsi l’on s’est manifestement trompé quand on a pris le grand Michel-Ange comme un des types les plus prononcés d’intelligence complète, de faculté universelle, d’aptitudes variées ; son éclatante supériorité dans nos trois arts n’y fait rien. Tel qui n’en a cultivé qu’un a pu montrer mieux que lui une plus réelle souplesse, une plus abondante facilité, une plus expédiente adresse ; car, en définitive, Michel-Ange peintre, sculpteur, architecte, n’a voulu obéir ou n’a pu satisfaire qu’à quelques conditions seulement des trois arts sur lesquels plane son immortelle et légitime renommée. En effet, combien d’aptitudes précieuses, de qualités vitales manquèrent à Michel-Ange, ou que Michel-Ange a voulu systématiquement paralyser chez lui, puisque l’œil le plus attentif ne saurait en retrouver la manifestation dans son œuvre ! Une ou deux aptitudes, une ou deux qualités simples lui ont suffi. Confiées au tempérament le plus sain, et au jugement le plus volontaire, elles ont porté cet homme à un point que personne avant ni après lui n’a pu atteindre, et qu’on peut à peine mesurer. Cependant, qu’on examine avec soin, et qu’on cherche avec bonne foi tout ce qu’il y a d’orgueil et d’entêtement dans la fière sobriété de ce talent, de ce génie, dans la fastueuse monotonie de sa forme et de son expression, et dans la pauvreté plus insolente encore de ses effets, et l’on comprendra combien il est vrai de dire que l’exclusion ou l’adoption fanatique de certaines idées peut conduire loin un artiste, et lui prêter de la force ; et cela surtout quand cette exclusion ou cette adoption naissent d’un mouvement intime et consciencieux, et d’une appréciation exacte de sa propre organisation. Michel-Ange, mieux qu’aucun autre assurément, a connu ses lacunes et a su ce qui lui faisait défaut. Son grand secret a été le souverain mépris de ce qui lui manquait, et l’inexpugnable confiance dans ce qu’il possédait. Aussi son grand succès à cette heure est de nous paraître aussi riche par ce qui lui manque, que par ce qu’il a. On se demande, on s’étonne, on ne comprend pas, on admire comment un mortel a pu être assez savant, assez fort, assez sûr de lui-même surtout, pour entreprendre et terminer avec succès des œuvres qui impressionnent autant et l’œil et l’âme, et pour lesquelles tant de ressources et d’éléments sont négligés ; car ceux-là qui regrettent, trop indiscrètement, que le pinceau de Michel-Ange n’ait pas eu la suavité lombarde du Corrège et du Parmesan, la magie vénitienne du Giorgione ou du Tintoret, la grâce romaine de Raphaël, la richesse et la solidité espagnole de Murillo et de Ribera, la splendeur et l’harmonie flamande de Rubens ou de Rembrandt, la tranquillité et la réflexion françaises de Lesueur et du Poussin, ceux-là, à force d’avoir le goût délicat, et d’être rendus exigeants par leurs connaissances profondes, font comme ces gens d’un esprit grossier, ou d’une ignorance épaisse, qui ne respectent rien, et ne jouissent de rien.

Assurément, on peut dire qu’il n’est peut-être pas une seule branche du travail humain dans laquelle Michel-Ange n’ait pu primer, s’il en avait eu le temps, la volonté ou l’occasion ; mais on doit aussi admettre que partout Michel-Ange serait resté identique à lui-même, et que partout il serait ressorti comme nous le connaissons, c’est-à-dire l’homme qui de chaque profession n’eût fouillé que le côté rigide et savant, pour en extraire ce qui donne l’autorité et la force ; c’est-à-dire l’homme d’une affection exclusive, et d’une impassible et dédaigneuse conviction. A-t-on sondé ce mot de Michel-Ange, et qui le peint si bien, quand, tourné vers Venise, il disait que la peinture à l’huile était faite pour les femmes ? Croit-on que cette boutade portait seulement sur un procédé indifférent en lui-même ? Michel-Ange ne se passionnait pas pour si peu : c’était pour lui l’audacieux résumé de toute une doctrine, comme nous le ferons voir ailleurs ; c’était la fanatique réprobation de tout ce que la peinture à l’huile devait développer et faciliter ; c’était toutes les ruses de l’ignorance et toutes les finesses de la médiocrité ; c’était tous les mensonges, et toutes les fadeurs que la peinture à l’huile mieux que toutes autres embellit et déguise ; mais c’était aussi tous les charmes qu’elle prodigue, et toutes les ressources qu’elle donne aux talents les plus variés et les plus réels, que le dessinateur austère et inspiré de Florence entendait proscrire : ressources énormes cependant, et par leur nombre et par leur portée ; vaste champ qui s’ouvre à tous, et où chacun, pour peu qu’il soit disposé, se promet de ramasser un épi. Michel-Ange, en maudissant la peinture à l’huile, maudissait l’habileté, l’esprit, le prestige, le bonheur de l’exécution, par lesquels surtout Salvator-Rosa et tant d’autres, maigres dessinateurs, coloristes douteux, surent cependant s’élever au rang des maîtres. Il repoussait la richesse et la limpidité, la solidité et l’audace de l’effet, par lesquels y furent portés d’emblée le Guerchin, le Caravage, le Spada, le Calabrese, et notre Valentin ; tous dessinateurs sans correction ou sans noblesse, coloristes sans grâce ou de peu de finesse. Michel-Ange tenait peu compte de la puissance, de la souplesse, de la vérité du modelé, de la suave harmonie, de la savante dégradation, qui firent presque le Giorgion et le Corrége ses égaux. Il méprisait surtout la qualité et cette indicible transparence du ton et de la pâte pris en eux-mêmes, qui ont rendu le Lorrain si grand et si incomparable ; le Lorrain, arrangeur si gauche, ouvrier si lourd, artiste insignifiant d’ailleurs, mais qui, armé d’une seule aptitude peut-être, n’en entreprit pas moins la lutte la plus serrée et la plus heureuse contre la nature, et dans ses plus beaux aspects.

Maintenant, qu’on vienne nous parler de la complaisante universalité de ce grand homme ; qu’on vienne nous parler de sa science complète, de sa révérencieuse inquiétude, de ce qui constitue l’artiste parfait ! Michel-Ange est avec ceux qui n’ont entendu que le cri de leur instinct, qui ont marché sans écouter personne, et pour se satisfaire eux-mêmes ; pour qui la moralité, la poésie, l’estétique, et tout ce qu’on voudra, n’ont été que l’exercice d’un goût et d’une volonté aussi imperturbable qu’intolérante.

Qu’un critique fasse de même, et on verra ; on verra, ce qu’on a déjà vu malheureusement, des gens qui, ayant une idée, deux idées parfois, fort justes en elles-mêmes, prennent de là leur vol, pour planer sur toutes les têtes et dominer toutes les questions ; des gens dont le front s’illumine, et dont le regard vous méprise, tant ils sont contents d’eux-mêmes et s’applaudissent de savoir se lancer d’une seule enjambée du raisonnable à l’absurde ; des gens qui vous choisissent à leur goût une vérité comprise par tout le monde, qui ne blesse personne, dont on croit saisir tous les rapports sans fatigue, dont on croit prévoir toutes les conséquences sans crainte, et qui avec cela, si vous n’y preniez garde, vous mènerait tout droit aux plus folles, aux plus fallacieuses, aux plus brutales et aux plus funestes persuasions. C’est que travailler à son corps défendant, comme on sait, comme on sent, comme on peut ; donner son âme entière, son génie entier ; dépenser sa peine et son temps à une œuvre qui porte votre nom, et qui reflète votre nature, votre esprit, vos goûts, votre humeur ; ou tout simplement juger ou classer l’œuvre d’autrui, apprécier ses goûts et ses motifs, sont deux exercices très différents. Et l’on comprend fort bien que la méthode par laquelle on excelle dans l’un puisse juste, justement faire avorter dans l’autre. Est-ce que par hasard la critique croit faire une œuvre d’inspiration pour venir ainsi à l’inspiration emprunter ses moyens et ses procédés ? L’œuvre de l’artiste est quelque chose de positif qui vit par soi et qui demeure. Le travail du critique, au contraire, n’est-ce pas une entreprise toute négative, qui emprunte son existence à autrui, et qui passe ; qui passe d’autant plus vite qu’elle méconnaît sa fonction et sa loi ? Or, la fonction de la critique est de tout accepter, de n’avoir point de goût particulier, de prendre chaque œuvre pour ce qu’elle se présente et veut être, et après, de compter sévèrement avec elle sur ce pied. Sa loi est de connaître à fond l’unité de l’art et de la toujours respecter. Connaître l’unité de l’art, c’est savoir, d’abord, qu’aucun artiste et qu’aucune école ne s’en sont jamais rendus maîtres entièrement ; qu’aucune époque, qu’aucune forme, qu’aucune idée n’ont pu encore se l’approprier tout à fait. Ce lien dont personne, en définitive, ne saurait nier l’existence, ce lien qui fait saisir dans une seule pensée, qui rassemble dans une seule famille, qui confond sous le même nom tous les peintres, depuis Raphaël jusqu’à Van Ostade, donnerait une idée insuffisante encore de la vaste unité de l’art. Et cependant, entre ces deux termes et tant d’autres aussi distants qui se pourraient trouver, que de contrastes, que de dissemblances, que de bigarrures dans les doctrines, dans les talents, dans les recherches, dans les affections, dans les résultats ! Tout artiste qui mérite ce nom, en suivant sa pente naturelle, trouve nécessairement et suit une tendance quelconque de l’art, considéré abstractivement. Et, en effet, qui voudrait nier que le monde de l’art ne soit assez grand pour accueillir et féconder toutes les forces vives et individuelles qui peuvent se rencontrer ?

Que vient donc faire alors la critique exclusive, que viennent donc faire alors les systèmes absolus qui dédaignent, qui rejettent, qui circonscrivent et qui transforment la sainte communion des artistes en une foule de dévotions partielles toutes aussi aveugles que jalouses ? Comme s’il suffisait de crier son sentiment pour en établir la justesse ; comme s’il suffisait d’agiter ses drapeaux pour leur assurer la victoire, et de flagorner ses propres amours pour imposer leur omnipotence et leur infaillibilité ! Le monopole ne s’exerce pas long-temps sur le libre domaine de l’art, les gabelles de la critique exclusive ne sauraient y confisquer long-temps les œuvres que l’unité de l’art accepte, et que la justice de la postérité réclame. Sur le terrain de l’art, aucune formule exclusive n’a pu bâtir pour l’éternité, comme toutes se le sont promis ; aucune formule exclusive, comme toutes l’ont voulu, n’a pu prendre à bail les générations, quelle que soit la valeur du gage déposé par elle. Où sont, pour être entendus de tout le monde et ne pas remonter trop loin, où sont les dogmes du grand Winkelmann, révélateur d’une nouvelle religion ou promoteur au moins d’une réforme hardie dans l’art ? Quelques années ont suffi pour interrompre la succession de ses prêtres, pour amortir le feu de ses scolastiques, pour débander dans toute l’Europe ses conciles. Winkelmann qui, du milieu des saturnales et des égarements honteux des derniers élèves des Coypel et des Vanloo, des Pietre de Cortone et des Bernin, vint s’agenouiller devant le piédestal mutilé de la statuaire antique, avait-il donc tort ? Personne n’oserait le dire, même aujourd’hui. Mais maintenant, faut-il beaucoup d’audace pour déplorer le fanatisme de Winkelmann, qui corrompit le bien qu’on pouvait attendre de son mouvement, et qui fit de nos écoles, en prétendant les régénérer, les parasites vassales des silhouettes étrusques ? Faut-il beaucoup d’ingratitude, pour demander à quoi ont servi tant de pompeux et longs discours sur la beauté idéale, tant de métaphysiques déclamations sur le sens et la forme des marbres antiques, tant de comparaisons décevantes et passionnées, tant de prescriptions absolues, et de régles prétendues éternelles ? Il n’est que trop vrai, pour le malheur de l’école française, que le bon sens héréditaire de nos maîtres a trébuché sous les plus inintelligentes adorations ; que leur originalité s’est flétrie sous les plus aveugles influences ; que leur dignité s’est perdue dans les plus déplorables plagiats. Et nous n’entendons point parler ici de ce flot d’hommes ordinaires dont les traces disparaissent bientôt et qu’oublie la postérité la plus prochaine ; nous parlons des hommes les plus forts que nous aient donnés les dernières générations. Le fatal enthousiasme de Winkelmann les a tous enivrés, et leur verve, dépensée dans un pâle et insignifiant archaïsme, s’est tarie bientôt et n’a produit que des œuvres étiolées, si méritantes qu’elles soient. Les artistes, affranchis peut-être par Winkelmann des capricieuses et sales exigences, des flasques et lâches préceptes d’un goût tombé en dissolution, se sont vus irrésistiblement cloués au joug le plus lourd par cet enthousiaste calculateur du Nord, qu’ils ont pris pour un poète à cause de son délire. Toute tradition dans l’art a été rompue. Tous les souvenirs se sont perdus, tous les jugements se sont obscurcis, tous les yeux se sont fermés pour suivre cet apôtre rétrograde, et pour retrouver plus sûrement, à travers trois mille ans, les inspirations évanouies des artistes d’Athènes, de Sicyone et d’Égine. En remontant ainsi contre le cours des choses, en poursuivant on ne sait quelle formule absolue et fixe, qu’aucun temps et qu’aucune école n’ont pu garder, aussi bien dans l’antiquité que dans nos âges modernes, on rejetait le long du chemin, et de proche en proche, les augustes témoignages de l’identité de l’art, éternel dans ses instincts, successif dans ses formes.

Raphaël était mis de côté comme le Carrache, le Bramante comme le Bernin, et Michel-Ange comme l’Algarde. Le travail des générations les plus héroïques, les plus consciencieuses, était nié avec la même conviction farouche qui proscrivait les œuvres les plus abâtardies et les plus compromises dans les errements des derniers temps. On laissa indifféremment en dehors de l’étude toute la production éclose sous la grande impulsion imprimée à l’art par la civilisation chrétienne, et la longue incubation du moyen-âge. Et pour voir s’accomplir le grand progrès prophétisé par Winkelmann, on dut l’envelopper tout entière, depuis Cimabue jusqu’à Lagrenée, depuis Giotto jusqu’à Lépicié, sinon dans le même mépris, au moins dans la même insouciance. C’est là que vinrent alors merveilleusement s’adapter, pour la honte de nos écoles, les préjugés étranges que nous avons combattus, que nous combattrons encore, et qu’une lecture insuffisante et tronçonnée du Vasari avait, dit-on, accrédités. Ainsi, par exemple, les professeurs disaient que, puisque l’art, soit du douzième au treizième siècle, avait été réinventé, un long laps de temps avait dû nécessairement s’écouler, avant qu’il fût assez formé pour qu’on dût tenir compte de lui. Qu’avait-on, en effet, besoin de se pencher autant pour entendre les bégaiements de son enfance, et de s’approcher pour mieux regarder le spectacle affligeant de sa primitive imbécillité ? C’était bien assez de lui accorder quelques regards en passant, alors que, sorti de ses langes, il avait acquis son allure virile. C’était d’autant plus assez, dans ce système, que l’art moderne, à son apogée, aux temps de Raphaël, de Michel-Ange et du Bramante, semblait sortir d’une filiation abâtardie, et n’avoir acquis un peu de valeur que par le retour spontané de ces hommes vers l’art antique, dont les monuments se trouvaient restaurés on ne sait comment, ni grâce à qui. Ces fragments restaurés devaient absorber toute l’attention, et fournir tous les enseignements nécessaires. Et si l’on devait garder quelque souvenir des grands noms du seizième siècle, ce ne pouvait être que parce qu’ils avaient témoigné de leur déférence pour l’art antique. Du reste, on devait leur contester toute autorité, toute influence. Il suffisait de s’abreuver soi-même et directement à la source antique, dont tout leur mérite provenait.

Ce système contempteur, aveugle, étroit, ingrat, n’a pas perdu encore tous ses partisans ; il sort à peine de se briser sur ses propres écueils et dans son inanité flagrante. Colporté par des littérateurs aussi emphatiques qu’ignorants, il a entraîné dans sa ruine plus d’un homme d’un talent admirable, et dont cependant le temps méconnaîtra les œuvres ; car le temps est sévère pour ceux qui font mauvaise voie.

Mais, si ce système dangereux est abattu, n’ayez pas peur qu’on chôme ; un autre est là qui s’élève et qui ne demande pas mieux que de le remplacer. Parti du même point, il arrivera au même terme, l’étranglement de l’art, par un chemin différent ; il dira, et plus éloquemment, si l’art a été inventé au treizième siècle. Quelque cause supérieure avait déterminé sa naissance. Que pouvait-ce être, sinon quelque grande et nouvelle inspiration apportée au monde ? Sous cette inspiration puissante, l’art a surgi ; il a été grand tout d’abord, car son but et sa forme lui avaient été révélés. Or, une aussi complète et admirable révélation implique l’immobilité ou la chute. L’art a péché, lui aussi, comme Adam ; il a quitté l’abri de sa conviction première, de sa forme originelle ; il a été s’éprendre à des affections étrangères ; il s’est prostitué dans les adorations païennes, et il y a trouvé son germe de mort. L’art éclos au treizième siècle, plein de grâce, de force et de beauté, n’était plus au seizième siècle qu’un rebutant cadavre que l’âme avait déserté. La faute en est à Léonard, au Bramante, à Raphaël, à Michel-Ange, au Corrège, au Giorgione, à André del Sarte, au Titien, qui se sont honteusement repus du fruit défendu, et qui ont ouvert la porte à toutes les réminiscences impures de l’art antique, contre lequel Dieu cependant avait suscité les Barbares et tous ses fléaux. Maintenant, jeunes gens, vous n’avez plus qu’une chose à faire, c’est de vous humilier et de vous couvrir de cendres ; vous n’avez plus qu’un chemin : c’est le dur sentier de la réhabilitation. Oubliez et priez, et les trésors du treizième et du quatorzième siècles vous seront ouverts. Les grands et simples exemples des Giotto, des Orcagna, des Ambrogio, seront dévoilés et vous deviendront accessibles ; et l’art sera restauré, pur, intègre, immobile comme il l’était au treizième siècle.

Ce dernier système, aussi exclusif, aussi implacable, aussi dédaigneux, et que l’Allemagne encore nous envoie, compte à peine chez nous quelques années, et déjà il entraîne dans son orbe de fanatisme et de servilité une notable portion de notre jeunesse. Où la mènera-t-il ? Nous l’aurons vu avant peu ; le terme ordinaire de la vie doit suffire pour voir naître et mourir de telles révolutions. L’œuvre de Winkelmann, entreprise par l’enthousiasme le plus exalté, conduite par la volonté la plus ferme, soutenue par les talents les plus élevés, aidée par les événements les plus imposants, a peu duré. L’Allemagne, depuis long-temps déjà, a violé les prescriptions de son réformateur et déserté son culte ; ses artistes, blasés ou exténués dans les embrassements de la Vénus antique, et perdus dans les abstractions de l’idéal héroïque des républiques grecques, sont venus demander assistance et pardon à la muse du moyen-âge, tant insultée par Winkelmann. Mais ses artistes, trop orgueilleux pour consentir jamais à être de leur temps, et pour prêter au moins à ses progrès l’appui de leurs efforts et de leurs sympathies, auront-ils les reins assez solides pour porter le poids de leur tentative rétrograde ? Nous ne le croyons pas. Également jouets de tous les extrêmes, ne doivent-ils pas, en dernière analyse, rencontrer dans chacun la même fortune ? Voyez avant la prédication de Winkelmann, après les temps de leur Hemmelinck, de leur Wolfmutt, de leur Albert Durer, de leur Martin Schoen, de leur Lucas Cranach, de leur Lucas de Leyde, de leur Fischer, et de tant d’autres glorieux maîtres qui se rattachent au grand mouvement européen de la renaissance ; voyez leurs peintres, entichés de l’imitation de la nature, s’occuper des recherches inutiles du trompe, l’œil, et produire ces insignifiants chefs-d’œuvre de constance et d’irréflexion qui font peine à voir. La portraiture d’Holbein, dont le soin et la propreté sont assurément le moindre mérite, continuée dans l’école allemande, est venue aboutir à cette désespérante peinture dénaturés mortes et d’ustensiles, à ces vues de chambre noire, à ces effets de verre grossissant, où chaque teinte se plombe à force de s’unir, où chaque détail accroche l’œil et l’effraie, et dont toute l’illusion révolte.

L’art italien, dans sa déplorable décadence, n’était pas tombé si bas ; les chauds pastiches des Solimene, des Luca Giordiano, des Tiepolo, malgré leurs mollesses et leurs lazzis, malgré leurs effets boursouflés, leurs ensembles sans justesse, leurs attaches et leurs plans escamotés, honorent plus l’art que les pastiches prétentieux des Dietricy, des Chrétien Seiboldt et de tant d’autres, sans oublier celui qui nous donna cette hideuse ressemblance de vieille femme qui se voit dans la galerie du Louvre, et où chaque poil a son reflet, sa vigueur, sa demi-teinte, sa lumière, et projette encore, par surcroît de vérité, son ombre sur une peau dont tous les pores sont comptés. Depuis Winkelmann, depuis le moment où décidément sa bannière fut abandonnée, les artistes allemands ont répondu à d’autres appels aussi exclusifs ; et l’on peut prédire que bientôt ils se seront égarés dans les vagues régions de l’idéal fantastique des temps féodaux. Ces protestants, que la forme seulement convertit et jette au pied de la Vierge Marie, n’y retrouveront pas les fécondes extases des Fiesole, des Gozzoli et de tous leurs naïfs prédécesseurs de Florence, de Sienne et de l’Ombrie. Et puis, quand il les retrouveraient, qu’en avons-nous besoin ? Sont-ce là des choses qu’il faille doubler ?

En tous cas, et c’est par là qu’il nous faut finir ici, que leurs correspondants de France s’entendent avec eux et s’expliquent avec nous. Nous savons ce que la critique allemande professe d’admiration et d’enthousiasme pour les œuvres des écoles de la Toscane méridionale et pour celles de ces vieux ateliers groupés autrefois autour du tombeau de saint François d’Assise ; nous connaissons cette admiration, et certes nous la partageons en toute sûreté de conscience, car il nous semblerait inadmissible que quelqu’un en voulût exercer le monopole. Mais nous connaissons aussi les dédains et les colères de la critique allemande contre les œuvres prévaricatrices déjà, suivant elle, des Florentins et des Pisans. Il nous semble qu’autour de nous personne n’y prend garde. L’école catholique allemande, en ne vulgarisant pas tout son secret, se serait-elle ici méfiée de la pétulance française, et doit-elle promulguer cela plus tard ? Quant à nous, aucun nouveau dogme, aucun nouvel anathème ne nous étonnera de sa part ; nous connaissons trop bien dans les arts la marche des idées exclusives et l’entraînement des formules littéraires. Quand on a accusé Raphaël, Michel-Ange et le Corrège d’avoir trahi la cause de l’art, on devait remonter plus loin ; la saine critique, la seule qui soit vraie, la seule qui procède comme l’artiste, au plus fort de sa verve, et qui n’écoute rien, celle enfin des systèmes, a déjà accompli son œuvre Michel-Angelesque. L’école catholique allemande a notifié à toutes ses succursales que Giotto et les siens avaient aussi trahi. Ainsi, le cercle fatal des extrêmes est pour elle accompli. Schlegel donne la main à Winkelmann ; et les artistes consciencieux, les esprits élevés, les cœurs ardents, les âmes pures et religieuses doivent s’éloigner des œuvres infectées de Giotto et de toutes celles où sa maligne influence se fait reconnaître. Nous le savons, plus d’un naïf adepte de l’école catholique française va se sentir ému jusque dans ses entrailles ; plusieurs même seront scandalisés et ne voudront pas croire et s’incliner. En effet, de toutes leurs illusions, celle-ci n’est-elle pas la plus cruelle à perdre ? Et de tous les sacrifices, celui-ci n’est-il pas le plus dura consommer ? Et puis, diront-ils, où nous mène-t-on ? Que de noms amis ne nous a-t-on pas fait renier déjà de proche en proche et tout le long du chemin ! Pourquoi nous demander encore celui-là ? Qu’a de commun le Giotto au talent si naïf, si timide, et si convaincu à la fois, si gracieux et si modeste en même temps, avec ces talents effrontés, audacieux et impies, dissolus et matériels auxquels nous avons renoncé ? Qu’a de commun son virginal essai du Campo-Santo, si timide encore, mais déjà plein d’expression et de beauté, avec l’impudente consommation de la Sixtine, où la science mauvaise déborde ? Qu’ont de commun avec elle, et toutes celles qui lui ressemblent, ces chastes et juvéniles délinéations des fresques d’Assise, de Padoue et des tableaux d’Avignon, et ces effets si simples des mosaïques de Rome ? Et puis, diront-ils encore, le Giotto n’a-t-il pas été un homme universel ? Son svelte monument ne suffit-il pas pour faire rougir Florence de toutes les lourdes édifications quelle s’est données après lui ? Dieu, enfin, n’a-t-il pas suscité sa jeunesse pour pousser l’œuvre à laquelle Cimabue n’eût pu suffire et défaillait déjà ? Pour le tenir à la hauteur de sa mission, Dieu ne lui a-t-il pas permis l’amitié et les conseils du Dante ? Il est impossible, Giotto, de maudire ton nom gracieux !

Enfants ! il le faut cependant, ou le schisme est là ; la papauté allemande a parlé, et ses arrêts ne sont pas soumis à vos débiles intelligences. Est-ce vous, pauvres artistes de France, qui pouvez savoir jusqu’où va une idée et jusqu’où mène une transaction ? Incapables de vous élever jusqu’au culte de l’idée pure, incapables de vous défendre du danger des grossières distractions, que savez-vous si Giotto a mérité de l’art ? Et que savez-vous si la voix du Dante, que les petits enfants, les femmes et les simples disaient venir d’enfer, n’était pas en effet la voix du démon ? Giotto, autant qu’il l’a pu, sous les teintes blondes et les timides contours de ses peintures, à travers les délicates colonnettes de son architecture, introduisit le paganisme, le réalisme, le naturalisme, le matérialisme, sous lesquels le monde aujourd’hui dort dans la plus ignoble ivresse. Les véritables bienfaiteurs de l’art sont ailleurs ; la seule école de Sienne vous les montrera dans toute leur innocence et leur mysticité radieuse. Sienne seule a prié, a cru, a connu les extases et les saintes éjaculations. Florence avec Giotto, Florence avec son premier dessinateur, Venise avec Antonio, Venise avec son premier coloriste, sont des idolâtres qu’une sale volupté, celle de la forme et celle de la couleur, conduisent et polluent.

Quant à nous, qui, comme bien d’autres, ne savons pas trop ce que tout cela veut dire, nous pensons que l’art, si bien doté qu’il soit, n’a rien à revendre, et que tout ce que Dieu lui a donné il le doit garder, en s’en servant toutefois honnêtement et le mieux qu’il peut. Ce qui nous fait croire que puisque l’homme a reçu l’intelligence de l’idée, il doit tâcher de ne pas l’obscurcir en lui et de ne pas la perdre ; de même qu’il ne doit pas se défaire de son amour de la forme et se priver des satisfactions qu’elle lui donne ; ce qui nous fait croire encore qu’on a pu bien mériter de l’art dans plusieurs écoles ; et que Giotto, qui a élevé celle de Florence en particulier, et servi à toutes les autres en général, est un des hommes dont les amis de l’art, dans tous les pays, doivent garder un bon et reconnaissant souvenir.

NOTES.


(1) Ces peintures furent détruites lorsqu’on éleva la nouvelle église.

(2) Toutes les peintures de la chapelle de San-Francesco ont disparu, mais les portraits de saint Dominique et de saint François ont été conservés.

(3) Voyez la vie de Niccola et de Giovanni de Pise.

(4) Agostino Taja prétend que Giotto peignit quelques saints dans l’ancienne salle des Martyrs, au Vatican. Voyez sa Descrizione del palazzo apostolico Vaticano, page 84.

(5) Ces peintures n’existent plus.

(6) Selon Baldinucci, ce Franco élève d’Oderigi de Gubbio florissait en 1310. Il eut pour élèves Jacopo et Simone de Bologne qui peignirent vers l’an 1370, selon Cesare Malvasia ; tome I, page 17 de la Felsina pittrice.

(7) Cette mosaïque a été gravée sur cuivre et insérée dans le premier volume des Spiegazioni delle sculture e pitture sacre estratte da cimiterj di Roma.

(8) Ces peintures ont été badigeonnées.

(9) Les peintures du cloître n’existent plus.

(10) Voyez plus bas la vie d’Agostino et d’Agnolo de Sienne.

(11) Raffaello Borghini attribue à Giotto le tableau du maître-autel de San-Paolo, qui fut ensuite placé sur l’autel de la chapelle Valori et remplacé par une peinture d’Andrea dal Castagno.

(12) La chapelle Cavoni a été restaurée à la moderne, et les peintures de Puccio ont été jetées à terre.

(13) Voyez une autre nouvelle de Franco Sacchetti, 75, imprimée sous le titre suivant :

A Giotto dipintore, andando a sollazzo con certi, vien per caso che è fatto cadere per un porco. Dice un bel motto ; e domandato d’un altra cosa, ne dice un’altro.

(14) Le Musée du Louvre possède un tableau du Giotto représentant saint François recevant les stigmates.