Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/4


SAINT JEAN D’ÉGYPTE, PROPHÈTE ET RECLUS, EN BASSE THÉBAÏDE.


Il semble que Dieu donnât ce saint au monde pour faire voir que ce n’est pas toujours la naissance distinguée qui donne du relief aux hommes, et que ce droit appartient plus solidement à la vertu. Saint Jean d’Égypte, quoique d’une basse extraction, devint si fameux par sa sainteté, qu’on peut dire qu’il n’y en eut point, si l’on en excepte Antoine le Grand, dont le nom éclatât autant que le sien. Il ne fut pas seulement respecté des peuples, il le fut des grands et des empereurs ; et les plus célèbres docteurs ou écrivains ecclésiastiques, tels que saint Jérôme, saint Augustin, saint Prosper, Cassien, Pallade, Rufin, saint Eucher, saint Fulgence, lui ont donné de magnifiques éloges. Ainsi ce que nous en dirons est d’autant plus digne de foi, que nous ne serons ici que l’écho de ces grands personnages.

Lyque ou Lycople, dans la basse Thébaïde, fut sa patrie. Il apprit dans sa jeunesse le métier de charpentier, et vécut dans cette profession jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans ; après quoi, touché du désir de ne travailler qu’à son salut, il renonça entièrement au siècle pour se retirer dans la solitude. Quoique les biens qu’il abandonna fussent peu de chose, on peut dire de lui ce que saint Jérôme dit de saint Pierre, qu’il quitta beaucoup, parce qu’il ne resta dans son cœur aucune affection pour les biens de la terre.

Ce premier sacrifice fut suivi de celui de sa propre volonté. Il se rangea sous la conduite d’un ancien solitaire pour s’exercer dans l’obéissance ; il le servit avec tant d’humilité, de zèle et même d’adresse, que le bon vieillard craignit qu’il n’agit ou par crainte, ou par quelque affection naturelle, ce qui le porta à s’assurer de la pureté de ses intentions, en lui commandant des choses probablement impossibles, ou qui paraissaient choquer le sens commun.

La première qu’il lui ordonna, fut d’arroser deux fois le jour un bâton sec et à demi pourri jusqu’à ce qu’il eût pris racine et poussé des feuilles et des branches. Cette épreuve dura un an, pendant lequel Jean ne se démentit jamais de son obéissance, quoiqu’il fût obligé d’aller quérir l’eau à deux milles de là.

Sa soumission aveugle fut connue des religieux des monastères voisins, où l’on ne faisait cas que de la pratique des vertus, et plusieurs d’entre eux vinrent voir son supérieur pour s’en assurer par eux-mêmes, et s’édifier par l’exemple d’un si excellent disciple. Comme ils lui en parlaient avec admiration, le vieillard appela Jean, et lui dit en leur présence d’aller jeter par la fenêtre une fiole d’huile qui faisait toute leur provision : ce qu’il exécuta sur-le-champ sans raisonner sur le besoin qu’ils en avaient.

D’autres religieux ayant également souhaité de lui voir pratiquer quelque acte d’obéissance, le vieillard l’appela encore et lui dit de courir vite à une roche qu’il lui montra, et de la rouler jusqu’à l’endroit où ils étaient. C’était une masse de pierre que plusieurs hommes ensemble n’eussent pu remuer de la place, et néanmoins Jean y courut pour la faire rouler, et la poussa tantôt avec l’épaule, tantôt avec l’estomac, faisant tous les efforts dont il était capable, jusqu’à tremper ses habits, et même la roche, par l’abondance de sa sueur, témoignant par là que, quand son supérieur lui commandait quelque chose, il ne regardait plus si elle était possible ou non, mais que le respect qu’il avait pour ses ordres, dans lesquels il reconnaissait ceux de Dieu, lui faisait juger qu’il ne pouvait rien lui commander qu’il n’en eût de justes raisons.

Dieu récompensa son obéissance par le don de prophétie auquel il l’éleva dans la suite. Jean s’exerça ainsi onze à douze ans dans le renoncement à sa propre volonté ; après quoi, son père spirituel étant mort, il demeura environ cinq ans dans différents monastères pour s’y perfectionner toujours de plus en plus dans les vertus religieuses, et se retira enfin dans le désert pour y vivre en parfait anachorète.

Le lieu qu’il choisit pour sa retraite fut une montagne déserte à deux lieues de Lycople. Il s’y creusa une grotte dans une roche d’un accès difficile, et en boucha l’entrée, afin d’être moins détourné des exercices de la vie intérieure et contemplative. Il avait quarante à quarante-deux ans lorsqu’il s’y retira, et il y demeura enfermé jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, sans l’ouvrir à personne, excepté la dernière année de sa vie qu’il y introduisit Pallade, de qui nous avons appris son histoire.

Quelque désir qu’il eût de n’y vivre qu’avec Dieu, il ne put empêcher qu’on ne recourût à lui de toutes parts, de sorte qu’il fut obligé de permettre qu’on bâtit un logement peu loin de sa cellule, afin que ceux qui le venaient voir y fussent à couvert des injures du temps, et qu’on y exerçât envers eux l’hospitalité, si fort recommandée dans l’Évangile. Mais il ne parlait que le samedi et le dimanche par la fenêtre qui lui servait à recevoir ce qui lui était nécessaire, et il ne voulut jamais souffrir qu’aucune femme s’approchât de sa cellule.

La vie qu’il menait en ce lieu était toute céleste. Il vaquait sans cesse à la prière et à la contemplation ; son cœur, détaché de la terre et affranchi des sollicitudes du monde, s’élevait à Dieu avec une liberté entière, et Dieu se communiquant à son âme à proportion de son dégagement, la remplissait par des lumières et des grâces très-abondantes.

Son abstinence était grande, selon la coutume des solitaires de ces heureux temps. Il ne mangeait rien de cuit, non pas même du pain ; mais seulement du fruit une fois le jour sur le soir, et en fort petite quantité. Il observa cette austérité jusqu’à la fin de sa vie, et il s’y était si fort accoutumé par le long usage, qu’il n’aurait pu changer dans la suite son genre de vie, quand il l’aurait voulu, ayant par là atténué extrêmement son estomac. C’est apparemment par la même raison que sa barbe et ses cheveux étaient fort clairs, l’extrême faiblesse où il avait réduit son corps ne pouvant fournir l’humeur qui les entretient dans les autres.

Dieu, qui le favorisa de grâces extraordinaires, comme nous le verrons bientôt, ne le dispensa point de passer par la tentation, puisqu’il la fait servir à éprouver les plus grands saints. Les démons s’efforcèrent souvent de le troubler pendant la nuit pour l’empêcher de prier ou de prendre quelque repos ; et, ajoutant l’insulte à la peine qu’ils lui causaient, ils lui apparaissaient le matin sous des figures sensibles, et feignaient de lui demander pardon du mal qu’ils lui avaient fait pendant la nuit.

Il y avait trente ans qu’il vivait ainsi renfermé dans sa cellule, combattant contre les puissances des ténèbres, pratiquant de très-grandes austérités, vaquant nuit et jour à la prière, et vivant, pour ainsi dire, dans le ciel par la sublimité de sa contemplation, comme s’il n’eût pas été dans ce monde, lorsqu’il reçut de Dieu la grâce de la prophétie, avec tant d’abondance de lumière, que rien n’échappait à sa connaissance, quelque caché qu’il fût, soit dans les replis des consciences, soit par la distance des lieux, ou dans l’obscurité de l’avenir.

Ce don fut accompagné de celui des miracles. Il en opéra même en son absence, surtout en faveur de quelques femmes, parce qu’il ne voulait jamais souffrir qu’aucune abordât sa cellule. Celle d’un sénateur étant devenue aveugle, ne cessait de presser son mari de la mener au saint. Le mari, qui savait que le saint ne la souffrirait jamais, ne trouva pas de meilleur expédient que de le venir conjurer de prier au moins pour elle. Il le fit, et lui envoya, outre cela, de l’huile qu’il avait bénite ; la malade, en ayant frotté ses yeux, recouvra la vue. Outre qu’il opérait des merveilles sans cette huile bénite, il s’en servait ordinairement, afin qu’on lui attribuât moins la guérison des malades, qu’à la vertu de la bénédiction. C’est ainsi qu’il cachait par humilité la grâce qu’il avait reçue. Il en attribuait aussi les effets à la foi de ceux qui s’adressaient à lui, assurant qu’il n’était pas exaucé pour quelque mérite qu’il y eût en lui, mais seulement parce que Dieu voulait accorder ses faveurs à ces personnes.

Il faut parler à présent de la visite que lui firent Pallade et d’autres solitaires, et des admirables instructions qu’ils en reçurent. Pallade était dans le désert de Nitrie avec Évagre son maître, Albin, Ammon et trois autres. Comme ils s’entretenaient un jour du bruit que faisait la réputation de saint Jean, Évagre dit qu’il aurait une grande joie de savoir au vrai quelle était l’éminence de sa vertu, par quelqu’un qui fût capable de discerner son esprit et sa manière d’oraison.

Pallade, se sentant assez de forces pour faire le voyage et aller s’en assurer par lui-même, car il n’avait que vingt-six ans, partit sans rien dire à personne, et arriva enfin avec beaucoup de peine à la montagne du saint ; car outre qu’il y avait dix-huit journées de chemin, qu’il fit partie à pied et partie par eau, comme c’était le temps de l’accroissement du Nil, durant lequel les maladies étaient fréquentes, il tomba malade comme bien d’autres.

Il trouva en arrivant que le vestibule de la cellule du saint était fermé, et apprit qu’on ne l’ouvrait que le samedi et le dimanche. Il attendit jusqu’à ce temps-là qu’il lui fût permis d’entrer, et vit le saint assis à sa fenêtre, au travers de laquelle il parlait à ceux qui s’approchaient. Dès que le saint le vit, il le salua, et lui demanda, par un interprète, de quel pays il était, quel sujet l’amenait, ajoutant qu’il paraissait de la compagnie d’Évagre.

Pallade satisfit à toutes ces demandes ; mais, tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, le gouverneur de la province, nommé Alype, entra, et s’approcha de saint Jean en grande hâte. Le saint quitta alors Pallade, qui se retira à l’écart pour les laisser parler en liberté. Comme leur conversation était longue, Pallade commença à s’ennuyer d’attendre, et il s’éleva dans son cœur des sentiments de murmure, comme si le saint eût fait trop peu de cas de lui, et qu’il y eût dans son procédé acception de personnes ; de sorte qu’il songeait à se retirer tout à fait.

Le saint connut à ce moment ce qui se passait dans son âme, et lui envoya son interprète, appelé Théodore, pour lui dire de ne point entrer en impatience, qu’il allait bientôt renvoyer le gouverneur. Cette parole fit rentrer Pallade en lui-même. Il reconnut combien le saint était éclairé du Ciel, puisqu’il avait pénétré dans ses pensées, et attendit sans peine que le gouverneur fût retiré.

Alors saint Jean l’appela, et lui fit une douce correction sur le jugement qu’il avait porté, et le murmure intérieur auquel il s’était laissé aller ; après quoi, pour le consoler, il lui dit : « Ne savez-vous pas qu’il est écrit que ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecins ? (Matth., ix.) Je puis parler à vous quand je veux, et vous à moi ; et, quand je ne pourrais pas vous consoler, il y a d’autres pères et d’autres frères qui le peuvent faire. Mais ce gouverneur étant engagé sous la puissance du démon, dans les affaires temporelles dont il s’occupe, et étant venu à moi pour recevoir quelques avis salutaires, dans ce peu de temps qu’il a eu pour respirer, ainsi qu’un esclave qui fuit la domination d’un maître fâcheux et insupportable, quelle apparence y avait-il que je le quittasse pour parler à vous, qui vous occupez continuellement de ce qui regarde votre salut ? »

Pallade, ensuite de ceci, le supplia de prier pour lui ; mais le saint vieillard, lui donnant un petit soufflet, comme à son enfant, avec une gaieté douce et agréable, continua de lui parler en ces termes : « Vous ne serez pas exempt de peines, et vous avez déjà soutenu de grands combats dans la pensée de quitter votre solitude ; mais la crainte d’offenser Dieu vous a fait différer votre sortie. Le démon vous tourmente sur cela, et ne manque pas d’alléguer des raisons apparentes et des prétextes de piété. Il vous a représenté le regret qu’a votre père de votre absence, et que votre retour porterait votre frère et votre sœur à embrasser la solitude. Mais je vous annonce une bonne nouvelle en vous assurant que l’un et l’autre sont en sûreté, puisqu’ils ont renoncé au monde, et que votre père vivra bien encore sept ans. Demeurez donc avec un cœur ferme et constant dans la solitude, et ne pensez plus à retourner pour l’amour d’eux à votre pays, puisqu’il est écrit : Celui qui, après avoir mis la main à la charrue, tourne la tête en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu (Luc, ix.)

Ces paroles consolèrent et fortifièrent beaucoup Pallade ; et le saint lui ayant ensuite demandé, avec la même gaieté, s’il ne désirait pas d’être évêque, il répondit que non, parce qu’il l’était déjà, puisque, selon l’étymologie grecque, ce mot signifie un intendant et un surveillant. « De quelle ville êtes-vous donc évêque ? lui dit le saint. — Je le suis, répondit Pallade en riant, de la cuisine, de la dépense, de la table, car je veille avec soin sur toutes ces choses ; voilà mon épiscopat et l’intendance que ma délicatesse m’a fait choisir. — Cessez de railler, lui dit le saint en souriant, car vous serez un jour évêque, et vous souffrirez beaucoup de travaux et d’afflictions. Mais si vous voulez les éviter, ne sortez pas de votre solitude, puisque, tant que vous y demeurerez, personne ne peut vous ordonner évêque. »

Il éprouva dans peu d’années la vérité de cette prophétie ; car au bout de trois ans, étant menacé d’hydropisie, il consentit qu’on l’envoyât à Alexandrie, d’où, par l’avis des médecins, il passa en Palestine, et ensuite en Bithynie, où il fut fait évêque d’Hélénopole. Il se trouva ensuite enveloppé dans la persécution que saint Jean Chrysostome souffrit, et fut onze mois caché dans une chambre fort obscure. Il se ressouvint alors que ce grand prophète lui avait prédit les peines qu’il endurait.

Cependant le saint, voulant l’encourager à souffrir patiemment sa solitude, lui dit qu’il y avait quarante ans qu’il vivait dans la sienne sans avoir jamais vu aucune femme, ni une seule pièce de monnaie, ni même vu manger personne.

Pallade retourna ensuite à Nitrie, où il raconta à Évagre et aux cinq autres ce qu’il avait vu de cet homme admirable, et leur inspira, par son récit, un désir plus ardent de l’aller voir eux-mêmes ; ce qu’ils firent deux mois après.

Ce fut à peu près dans le temps de la visite d’Évagre que Rufin ou, comme d’autres le croient, saint Patrone, qui parle par la plume de Rufin, se rendit auprès du saint avec six autres pour s’édifier de ses discours. Ils en furent reçus avec les démonstrations d’une tendresse et d’une charité vraiment chrétiennes. Comme c’était l’usage des solitaires d’Égypte de faire la prière avant de commencer leur conférence, ils supplièrent le saint vieillard de vouloir bien la faire et de leur donner sa bénédiction. Il leur demanda s’il n’y en avait point parmi eux qui fût ecclésiastique : à quoi ils répondirent tous que non.

Alors le saint, les considérant attentivement les uns après les autres, quand il vint au plus jeune, dit en le montrant du doigt : « Celui-ci est diacre. » Il l’était en effet ; mais il ne l’avait dit qu’à un de la compagnie en qui il se confiait beaucoup, cachant par humilité son caractère, pour ne pas paraître surpasser en dignité ces hommes saints auxquels il se reconnaissait bien inférieur en mérite. Il persista donc à le nier ; mais saint Jean, le prenant par la main, la lui baisa et lui dit : « Gardez-vous, mon fils, de désavouer la grâce que vous avez reçue de Dieu, de peur qu’un bien ne vous fasse tomber dans un mal, et l’humilité dans le mensonge : car il ne faut jamais mentir, non-seulement à mauvais dessein, mais même sous prétexte d’un bien, puisque le mensonge ne vient point de Dieu, mais d’une mauvaise cause, ainsi que le Sauveur nous l’apprend. » (Matth., v.) Le diacre, instruit par cette douce remontrance, ne s’obstina plus à déguiser la vérité, et l’avoua par son silence.

Après qu’on eut fait la prière, un des frères, qui souffrait beaucoup d’une fièvre tierce, pria le saint de le guérir. Il lui répondit qu’il demandait à être guéri d’une incommodité qui lui était utile, puisque les âmes sont purifiées par les maladies, comme on se sert du sel pour nettoyer les corps. Il ne laissa pourtant pas de bénir l’huile ; le malade s’en étant frotté recouvra la santé, et fut en état de retourner à pied au lieu destiné pour le loger avec ses compagnons.

Le saint recommanda qu’ils y fussent traités selon les règles de l’hospitalité chrétienne ; et, après qu’ils eurent profité de sa charité dans la nourriture du corps, ils revinrent à lui avec empressement pour recevoir celle de l’âme. Il les reçut de nouveau avec la même démonstration de tendresse que s’ils eussent été ses propres enfants. Il les obligea de s’asseoir et leur demanda d’où ils venaient, et quel était le sujet de leur voyage. Ils répondirent qu’ils venaient de Jérusalem pour être témoins oculaires de ce que la renommée leur avait appris, d’autant que ce qu’on voit de ses yeux se grave bien plus profondément dans l’esprit que ce qu’on ne sait que par ouï-dire.

Il leur fit alors ce long discours dont Rufin dit qu’il ne rapporte qu’une partie, mais qui renferme une excellente morale et des maximes très-intéressantes sur la vie spirituelle. Pour en donner ici le précis, on peut réduire tout ce qu’il dit à deux chefs : savoir, ce que les solitaires doivent éviter et réformer dans eux, et ce qu’ils doivent s’efforcer d’acquérir.

Quant au premier, il recommanda aux solitaires de ne pas se contenter de renoncer de bouche ou extérieurement au démon, nommé le prince du siècle, mais de le faire aussi intérieurement et réellement en corrigeant leurs vices, en domptant leurs passions, en mortifiant leurs sens, en réprimant leurs affections déréglées, en se purifiant de plus en plus de leurs défauts et de leurs imperfections.

Un des principaux vices qu’il recommande de détruire est celui de la vanité. Il avertit Rufin et ses compagnons de prendre garde qu’il ne se glissât même dans le dessein qu’ils avaient eu en le venant voir, et ne les portât à s’élever à leur tour au-dessus des autres, pour avoir vu ce que les autres n’auraient appris que sur le rapport d’autrui.

Il dit que la vanité est un si dangereux vice, qu’elle est capable de faire tomber les âmes du comble de la perfection ; qu’elle attaque également, et ceux qui commencent, et ceux qui sont bien avancés : les premiers, en leur faisant croire, pour quelques pénitences ou quelques œuvres de charité qu’ils ont faites, qu’ils sont déjà parfaits ; les seconds, en leur faisant attribuer une partie de leurs progrès à leurs travaux et à leur zèle, au lieu d’en rapporter tout l’honneur à Dieu.

De la vanité il passe en général aux autres vices, et exhorte les solitaires à les combattre courageusement. Le moyen qu’il donne pour y réussir est de veiller soigneusement à la garde de l’esprit et du cœur, pour empêcher que nul vain désir, nulle volonté déréglée n’y jettent leurs funestes racines ; car, outre que de là naît une foule de distractions qui préoccupent l’âme au temps de la prière, captivent l’esprit, rendent l’imagination errante et vagabonde sur mille objets inutiles ou pernicieux, ces affections dépravées ouvrent par le péché la porte de l’âme au démon, et l’y établissent comme dans la maison qui lui appartient.

Quant au second chef, c’est-à-dire quant à ce que le solitaire doit s’efforcer d’acquérir, c’est la pureté de cœur ; et il veut qu’il y tende par tous ses combats contre les passions et les vices, par tous ses efforts à purifier son âme des affections déréglées, par tous les exercices spirituels qu’il pratique dans son état. Il assure que cette pureté de cœur le disposera merveilleusement à la contemplation et aux grâces les plus signalées. Ce qu’il dit à ce sujet mérite d’être rapporte en entier, parce qu’il renferme en peu de mots, et d’une manière toute simple, ce que les maîtres de la vie spirituelle des siècles postérieurs ont dit plus en détail et avec plus d’étendue, de l’oraison éminente et du sacré commerce de l’âme avec Dieu et avec les esprits bienheureux.

« Si donc, dit-il, nous nous présentons devant Dieu avec une conscience pure et exempte de ces défauts et de ces passions dont j’ai déjà parlé, nous pourrons voir Dieu autant qu’il peut être vu en cette vie, et élever vers lui, dans nos prières, l’œil de notre entendement, pour contempler, non du corps et avec des regards sensibles, mais avec les yeux de l’esprit et par une connaissance intellectuelle, celui qui est invisible ; car que nul ne se persuade de pouvoir contempler sa divine essence telle qu’elle est en elle-même, et ne forme pour cela dans son esprit quelque image qui ait du rapport à une figure corporelle. »

Que l’on ne s’imagine nulle forme en Dieu, ni aucunes limites qui le bornent ; mais qu’on le conçoive comme un pur esprit qui peut bien se faire sentir et pénétrer les affections de nos âmes, mais non pas être compris, être limité, être représenté par des paroles ; ce qui fait que nous ne devons approcher de lui qu’avec un profond respect et une très-grande crainte, ni le considérer, par nos regards intérieurs, que d’une manière telle que notre âme sache qu’il est infiniment élevé au-dessus de toute la splendeur, de toute la lumière, de tout l’éclat, de toute la majesté qu’elle est capable de concevoir, quand même elle serait toute pure et exempte de toutes les taches et souillures de la volonté corrompue.

Après que le saint a ainsi parlé de la contemplation, il vient aux grâces extraordinaires que Dieu y accorde quelquefois à l’âme, telles que la sainte familiarité dont il l’honore, les mystères et les secrets qu’il lui révèle, les apparitions des esprits bienheureux.

On voit, dans ces paroles du saint, clairement et solidement établi ce que les maîtres de la vie spirituelle des temps postérieurs ont dit plus en détail de l’oraison surnaturelle, et des grâces extraordinaires dont Dieu a quelquefois favorisé ses serviteurs fidèles ; de sorte que ceux qui osent contredire ces dons merveilleux dans les saints nouveaux, comme si l’on n’en trouvait pas des exemples dans les anciens, font voir qu’ils n’ont ni lu les actes de ceux-ci avec attention, ni assez étudié leur doctrine spirituelle.

Pour revenir au discours du saint, quoiqu’il fît grand cas de ces dons et de ces faveurs éminentes, il savait que ce n’est pas ce qu’il y a d’essentiel dans la pratique de la perfection, et qu’on doit principalement s’attacher à bien renoncer de cœur et d’esprit à l’affection du monde et de soi-même. C’est ce qui fait le sujet du commencement de son entretien ; et il y revient encore pour mieux inculquer dans l’esprit de Rufin et de ses compagnons, que c’est à cela qu’ils doivent s’attacher avec toute l’application possible. Il confirme sa doctrine par trois exemples de différents solitaires qui tendent tous à prouver combien les vices sont dangereux, surtout l’orgueil et la vaine gloire, et que l’humilité est le solide fondement sur lequel on doit établir son ouvrage spirituel.

Le premier exemple est celui d’un solitaire qui avait vécu dans une grande austérité, ne se nourrissait que du travail de ses mains, passait les jours et les nuits en oraison, et excellait en toute sorte de vertus ; mais, jetant trop légèrement ses regards sur ses progrès, il en conçut des sentiments de vanité et de confiance en ses propres forces, d’où le démon, le trouvant disposé à écouter ses plus odieuses tentations, le fit tomber dans l’impureté ; après quoi cet infortuné, au lieu de recourir humblement à Dieu par la pénitence, se laissa aller au désespoir, quitta le désert, retourna dans le siècle, où il s’abandonna au libertinage avec tant de fureur et d’obstination, qu’il évitait soigneusement la rencontre des gens de bien, de peur que quelqu’un, par ses salutaires avis, ne le retirât de l’abîme où il s’était volontairement précipité.

Le second exemple, bien différent de ce premier, est celui d’un pécheur dont la vie était si criminelle, qu’il passait pour le plus fameux libertin de toute la ville. La miséricorde de Dieu le toucha du désir de faire pénitence. Il se convertit et se retira dans un sépulcre, où il effaçait par ses austérités et des ruisseaux de larmes les péchés sans nombre qu’il avait commis. Les démons, enragés de voir en lui un si heureux changement, lui déclarèrent une cruelle guerre, non-seulement par de fortes tentations dont ils l’affligèrent, mais encore en le frappant impitoyablement, lui causant des douleurs inexprimables. Cependant il demeura ferme et inébranlable dans ses bonnes résolutions, et ce qui le soutint principalement fut la profondeur de son humilité, et les vifs sentiments de componction qu’il entretint toujours dans son âme. Il parvint par ce moyen à une si éminente vertu, que dans tous les pays on ne le regarda plus que comme un ange, chacun disant, dans l’admiration où l’on était de sa piété, qu’un changement si extraordinaire ne pouvait être fait que par la main du Très-Haut. (Ps. lxvii.) Son exemple fut même si puissant, qu’il servit de modèle de conversion à plusieurs grands pécheurs ; et d’autres qui, après avoir bien vécu, avaient eu le malheur de se pervertir, et n’osaient plus, par désespoir, revenir de leur égarement, se relevèrent de leur chute.

Nous détaillerons ici toutes les circonstances du troisième exemple, parce qu’elles renferment un fond d’instruction très-utile et très-édifiant. « Un anachorète, dit le saint, qui demeurait dans le lieu le plus reculé de ce désert, y ayant passé plusieurs années dans une vie très-austère, et commençant à devenir vieux, son âme se trouva parée des plus excellentes vertus, et élevée au comble de la plus haute perfection que puisse acquérir un solitaire. S’employant donc ainsi tout entier au service de Dieu par les oraisons qu’il lui adressait et les hymnes qu’il chantait à sa louange, Dieu, pour commencer à le récompenser dès cette vie de sa fidélité, le déchargea du soin de sa nourriture et y pourvut par sa providence, lui faisant trouver miraculeusement sur sa table un pain d’une bonté et d’une blancheur admirables, dont ce bon religieux ayant mangé, il recommençait à chanter des hymnes et à faire ses oraisons. Dieu le favorisa aussi, outre cela, de révélations, et lui fit connaître plusieurs choses à venir. Mais ces faveurs signalées lui donnant quelques sentiments de vanité, comme si elles fussent dues à ses mérites, tandis qu’il ne les tenait que de la pure libéralité de Dieu, il commença à entrer dans un relâchement d’esprit, si petit néanmoins, qu’il ne s’en aperçut pas d’abord et passa ensuite dans une grande négligence, qui le rendit moins prompt à chanter des hymnes et plus paresseux à prier. De cette négligence il vint à l’égarement des vaines pensées durant le chant des psaumes, et quelques-unes même déshonnêtes se glissèrent insensiblement dans les plus secrets replis de son cœur. Il ne laissait pourtant pas de s’acquitter de tous ses exercices, ce qui faisait qu’au dehors il paraissait toujours le même, le mal couvant dans son intérieur. Dans cette disposition, étant entré après les vêpres dans sa caverne, il trouva, comme auparavant, le pain envoyé du Ciel placé sur sa table, dont il se nourrit, sans toutefois penser à revenir de sa négligence, ni même faire réflexion au changement funeste qui se faisait en lui.

« Il se sentit ensuite pénétré jusqu’au fond du cœur de pensées profanes et emporté du désir de retourner dans le siècle. Il se fit pourtant violence ce jour-là, chanta les hymnes et fit ses prières à l’ordinaire, et lorsqu’il voulut entrer dans sa caverne pour y prendre sa nourriture, il trouva bien un pain sur la table, mais il n’était pas si blanc que de coutume.

« Ce changement l’étonna et le rendit triste. Il comprit que ce prodige était pour le punir de son relâchement. Trois jours après, la tentation revint et augmenta si fort, qu’il crut avoir véritablement consenti au mal. Il ne laissa pas néanmoins de chanter des psaumes et de faire ses prières ordinaires, mais avec les yeux égarés et un esprit plein de trouble et d’inquiétude.

« Lorsque, après vêpres, il entra dans sa caverne pour manger, il trouva encore un pain sur sa table, mais très-sale, très-sec, et comme rongé de tous côtés par les souris et par les chiens. Alors il commença à soupirer et à répandre des larmes, qui ne procédaient pas toutefois de telle sorte du cœur, ni en telle abondance, qu’elles pussent éteindre les flammes d’un si grand embrasement. Il mangea pourtant, mais non pas autant qu’il eût désiré, ni avec le même goût ; et ses pensées se multipliant, et assiégeant, pour ainsi dire, son imagination, comme une grêle de flèches qu’on décoche, il se leva la nuit, se mit en chemin pour s’en aller à la ville, déterminé d’abandonner le service de Dieu.

« Il en était encore bien loin, lorsque le jour parut, quoiqu’il eût déjà beaucoup marché, et se sentant brûlé par la chaleur et accablé de lassitude, après s’être tourné de tous côtés pour voir s’il n’y aurait point quelque monastère où il pût aller se rafraîchir, il aperçut une cellule où des solitaires demeuraient, et il y alla pour se reposer. Dès que les serviteurs de Dieu le virent approcher, ils vinrent au-devant de lui, le reçurent comme s’ils eussent reçu un ange, lui lavèrent les pieds, l’invitèrent à venir à l’oraison, lui préparèrent à manger, et s’acquittèrent envers lui de tous les devoirs de l’hospitalité que Jésus-Christ recommande.

« Quand il eut mangé et se fut un peu reposé, ils le conjurèrent, comme un père très-savant et très-spirituel, de leur faire quelque discours de piété pour leur servir d’instruction, et principalement de leur enseigner les moyens d’éviter les pièges du démon, et de chasser de l’esprit les mauvaises pensées qu’il suggère quelquefois. Il se trouva par là engagé à leur parler de toutes ces choses, et les instruisit pleinement ; mais, tandis qu’il leur parlait, il fut touché de repentir de la démarche qu’il avait eu intention de faire ; et rentrant en lui-même il se dit dans le fond du cœur : « Comment donc osé-je enseigner aux autres les moyens de se garantir des artifices du démon, tandis que je me laisse séduire moi-même ? Et comment veux-je corriger les autres, en ne me corrigeant pas le premier ? Va, misérable, commence à pratiquer ce que tu enseignes. »

« En se faisant ce reproche intérieur, il sentit encore plus vivement le malheur qu’il avait eu de se laisser tromper ; ainsi il dit adieu à ces bons solitaires, prit sa course vers le désert, où étant rentré dans sa caverne il se prosterna devant Dieu en oraison, et dit avec amertume de cœur : Si le Seigneur ne fût venu à mon secours, mon âme était sur le point de se précipiter dans l’enfer. Peu s’en est fallu que je ne sois tombé dans toute sorte de crimes ; mais j’ai vu accomplir en moi ce que dit l’Écriture : Le frère qui assiste son frère sera élevé comme une ville forte ; le frère qui assiste son frère sera comme une citadelle bien fortifiée ; ses résolutions seront aussi fermes que les gonds des portes des villes. » (Prov., xxvii.)

« Voyant ensuite qu’il avait perdu par sa faute la nourriture céleste dont Dieu le favorisait auparavant, il passa le reste de sa vie dans la douleur et dans les larmes, et recommença à manger son pain avec travail et à la sueur de son front. Il s’enferma dans cette caverne, et demeura dans la cendre et dans le cilice, soupirant et priant, jusqu’à ce qu’un ange lui vînt dire : « Le Seigneur a reçu votre pénitence, il vous sera encore favorable ; mais prenez garde à ne plus vous laisser tromper par la vanité, et lorsque les frères que vous avez instruits viendront vous remercier et vous donner des bénédictions, ne refusez pas de les recevoir ; mais mangez avec eux, et rendez ensemble des actions de grâces à Dieu. »

Après que saint Jean eut raconté ces exemples, il dit à Rufin et à ses compagnons que la conséquence qu’ils en devaient tirer était d’être bien persuadés que rien ne nous met tant en sûreté dans les dangers de cette vie que l’humilité, et que rien ne nous peut faire tomber plus dangereusement que l’orgueil. Il ajouta qu’on doit se tenir sur ses gardes, de peur que le démon ne nous tente par de vaines ou de mauvaises pensées, et qu’une des raisons pour lesquelles les solitaires ont coutume, quand quelqu’un vient les voir, de commencer par la prière, c’est afin de dissiper, par l’invocation du nom de Dieu, les illusions du démon.

Il les entretint ainsi durant trois jours par ces discours et d’autres semblables dont ils se sentirent fortement animés ; et lorsqu’ils lui demandèrent sa bénédiction en prenant congé de lui, il leur dit : « Allez en paix, mes enfants ; sachez qu’aujourd’hui sont arrivées à Alexandrie les nouvelles de la victoire que le religieux prince Théodose a remportée sur le tyran Eugène. Mais ce grand empereur mourra bientôt d’une mort naturelle. » Ce qu’ils surent peu de jours après être véritablement arrivé, ainsi qu’il l’avait prédit.

Quant à lui, il mourut bientôt après la visite de Rufin, qui dit qu’à quelques jours de là il apprit, par des frères qui vinrent le rejoindre, que ce grand serviteur de Dieu était mort en cette sorte : il passa trois jours de suite sans se laisser voir à personne, et étant à genoux et en oraison il rendit son esprit à Dieu. On croit que ce fut au mois de septembre ou d’octobre de l’an 394.