Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/3


Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Vie de saint Antoine.

SAINT ANTOINE LE GRAND, PREMIER PÈRE DES SOLITAIRES D’ÉGYPTE DANS LA BASSE THÉBAÏDE.


Saint Antoine était Égyptien, d’un village appelé Coma ou Coman, dans le territoire d’Héraclée, entre la basse Égypte et la Thébaïde. Il naquit sous l’empire de Dèce, l’an de Jésus-Christ 251, de parents nobles et chrétiens, qui s’attachèrent beaucoup à le conserver dans l’innocence ; à quoi il répondit de son côté si fidèlement, qu’il ne voulut pas apprendre les lettres humaines dans les écoles, de peur d’avoir de la communication avec les autres enfants, qui auraient pu le pervertir ; mais il se tenait retiré dans sa maison, n’en sortant guère que pour aller à l’église ; et, plus il croissait en âge, plus il donnait des preuves de sa sagesse, de sa docilité et de sa piété.

À l’âge de dix-huit à vingt ans, ses parents le laissèrent, par leur mort, héritier de leurs biens, qui étaient considérables ; et, six mois après, étant entré dans l’église et ayant entendu lire ces paroles de Jésus-Christ : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et me suivez (Matth., xix), il regarda cet oracle comme un conseil qui lui était adressé personnellement, et, pour commencer à s’y conformer, il abandonna cent cinquante arpents d’excellente terre qu’il possédait à ceux de son village, et vendit ses meubles dont il donna l’argent aux pauvres, n’en réservant qu’une partie pour une jeune sœur qu’il avait.

Une autre fois, ayant encore ouï réciter ces paroles du Sauveur : Ne soyez pas en peine du lendemain (Matth., vi), il acheva de distribuer aux pauvres ce qui lui restait, mit sa sœur dans un monastère de vierges, et quitta sa maison pour embrasser la vie ascétique.

Les déserts n’étaient pas alors si peuplés qu’ils le furent dans la suite. On voyait seulement quelques pieux chrétiens qui, se proposant d’imiter les fidèles de l’Église naissante, vivaient dans les lieux éloignés du tumulte du monde, s’exerçant à la prière et à la mortification, soit qu’ils demeurassent seuls, soit qu’ils s’unissent quelques-uns et formassent ensemble une espèce de communauté.

Pour ne pas s’engager sans guide dans les routes épineuses de ce nouvel état, Antoine se proposa d’imiter un saint vieillard qui menait depuis sa jeunesse la vie des ascètes. Il visitait aussi les autres solitaires, observant en chacun d’eux la vertu dans laquelle il excellait, afin de la pratiquer lui-même ; et, revenant ensuite dans sa cellule, il y partageait tout son temps entre la prière, la lecture des livres saints et le travail des mains, dont il employait le prix au soulagement des pauvres, ne se réservant que le seul nécessaire. Il acquit par ce moyen une piété si fervente, qu’il fut bientôt le sujet de l’admiration et des entretiens des solitaires. Les anciens le chérissaient comme leur enfant ; ses égaux, comme leur frère ; les plus jeunes, comme leur père ; et tous avaient les yeux sur lui pour s’édifier par son exemple, et lui donnaient par excellence le nom de Déicole, pour exprimer la ferveur de sa dévotion.

Le démon, jaloux de la vertu des saints, ne tarda pas à faire des efforts pour traverser la sienne. Il commença dès lors contre lui cette guerre si cruelle et si opiniâtre dont on ne peut entendre le détail sans étonnement. Il tâcha d’abord de lui inspirer du regret d’avoir quitté le monde, en lui mettant devant les yeux de l’esprit la noblesse de son extraction, les grandes richesses et les plaisirs dont il eût pu jouir, et voulut lui faire un sujet de scrupule d’avoir laissé sa sœur, et de l’avoir privée, par son éloignement, de son appui et de ses soins. D’autre part, il lui représentait les difficultés de la vertu, la délicatesse de sa complexion, l’inégalité de ses forces avec les travaux de la pénitence, les ennuis et la dureté d’une longue vie passée sans commerce avec les hommes et dans une continuelle mortification ; et, comme Antoine paraissait insensible à toutes ces choses, il assiégea son imagination par une foule d’images tristes et affligeantes ; il le tourmenta jour et nuit par des tentations dont son âge encore jeune le rendait susceptible. Mais le saint, armé du bouclier de la foi et de la pénitence, résistait avec force à toutes ces attaques, et combattait surtout par la considération des flammes éternelles celles que l’esprit immonde s’efforçait d’allumer dans son corps.

Le démon, vaincu de ce côté-là, voulut le tenter par la vaine gloire. Il prit pour cela la figure d’un petit Maure hideux et horrible à voir, vint se jeter à ses pieds, et, d’un air triste et humilié, il lui avoua qu’il se reconnaissait vaincu. Mais Antoine, bien loin de s’enorgueillir, rendit à Jésus-Christ des actions de grâces, et dit ensuite au malin esprit que la figure qu’il prenait montrait en même temps sa laideur et sa faiblesse, et qu’il n’aurait pas désormais grand sujet de le craindre. Puis il entonna ces paroles du Psalmiste : Le Seigneur est ma force, je mépriserai tous mes ennemis (Ps. cxvii) ; ce qui fit disparaître le fantôme.

Telle fut la première victoire d’Antoine, ou plutôt de Jésus-Christ dans Antoine, qui ne se crut pas pour cela en droit de se reposer ; mais, considérant que la malice du démon est féconde en artifices, il se tint plus que jamais sur ses gardes, et se dévoua avec tant d’ardeur aux travaux de la pénitence, que plusieurs en étaient dans l’étonnement. Il ne mangeait qu’une fois le jour après le soleil couché, et restait quelquefois deux ou trois jours sans rien prendre. Sa nourriture consistait en un peu de pain et du sel, et l’eau était son breuvage. Il passait souvent la nuit sans dormir, et s’il reposait, c’était ou sur la terre nue, ou sur des joncs, ou sur un cilice. Il se privait de tous les soulagements qui peuvent flatter le corps, disant que les jeunes gens devaient s’endurcir dans la peine, plutôt que de chercher des commodités qui les rendent délicats. Il ne pensait pas au bien qu’il avait fait, mais seulement à s’avancer chaque jour dans la vertu, comme s’il n’eût fait que de commencer. Il se tenait toujours prêt au combat, crainte de quelque surprise de la part des ennemis de son âme. Il tâchait enfin de se présenter toujours devant Dieu avec un cœur pur et disposé à obéir à sa divine volonté.

Telles étaient ses dispositions, lorsque le désir d’une plus grande retraite lui fit quitter sa demeure, pour s’aller cacher parmi les sépulcres, dans l’un desquels il s’enferma, n’ayant confié son secret qu’à un de ses amis qui lui apportait tous les jours de quoi vivre. Ce fut un nouveau champ de bataille où les démons vinrent l’attaquer à force ouverte, de peur que, s’ils le laissaient en repos, plusieurs n’imitassent son exemple, et que les déserts ne fussent bientôt remplis de solitaires, comme il arriva en effet. Ils le battirent une nuit si cruellement, que son pourvoyeur, étant venu le lendemain, le trouva évanoui, et le porta comme mort dans l’église du village ; mais Antoine, ayant peu à peu repris ses esprits, pria son ami de le reporter à son sépulcre, où, ne pouvant se tenir debout à cause de ses blessures, il demeurait couché par terre, ne cessant de prier et défiant ses ennemis.

Son intrépidité alluma leur fureur ; ils s’annoncèrent par un horrible vacarme, comme s’ils avaient voulu renverser l’édifice, et l’investirent sous différentes figures de lions, d’ours, de tigres, de serpents et d’autres animaux sauvages, voulant l’épouvanter par leurs cris et leurs sifflements, et s’élançant contre lui comme pour le dévorer, ils lui firent même plusieurs blessures : au milieu de ce tumulte, Antoine, malgré les coups qu’ils lui portaient, possédait son âme par la patience, et leur reprochait leur faiblesse. « Si Dieu, leur disait-il, vous a donné le pouvoir de me nuire, que ne le faites-vous ? Et s’il ne vous l’a pas donné, pourquoi vous épuisez-vous en vains efforts ? Le signe de la croix et la foi que j’ai en mon Seigneur sont pour moi un rempart inébranlable. »

Il leur parlait ainsi, et les démons, plus irrités de se voir méprisés, grinçaient les dents contre lui dans le désespoir de le vaincre. Alors le saint, levant les yeux au ciel et appelant Jésus-Christ à son secours, vit tout à coup le comble de l’édifice s’ouvrir. Une clarté céleste l’environna, et fit disparaître tous les esprits de ténèbres. Il reconnut à cette lumière la présence de son Sauveur, qui le combla de consolations et le guérit de ses blessures.

Après cette faveur insigne, brûlant d’ardeur de s’avancer toujours davantage dans la perfection, il résolut d’aller plus avant dans le désert, pour s’y livrer en toute liberté au gré de ses fervents désirs, et se retira sur les montagnes, malgré tous les prestiges dont le démon se servit pour l’en détourner.

La demeure que Dieu lui avait préparée sur une de ces montagnes était un vieux château plein de serpents, qui s’enfuirent pour lui céder la place. Il s’y enferma comme dans un temple qu’il consacra par une prière continuelle. Son intention étant d’y vivre dans une retraite parfaite, il n’en permit l’entrée à personne. Il recevait seulement de six mois en six mois quelques pains qu’on lui jetait par-dessus le toit. Les démons ne l’y laissèrent pas en repos ; ses amis qui venaient lui parler par dehors entendaient au dedans comme une troupe de gens qui faisaient grand bruit, et qui cherchaient à le chasser de ce lieu.

On ne pouvait croire qu’il soutînt longtemps de si rudes combats ; et toutes les fois que ses amis le venaient voir, ils doutaient s’ils le trouveraient en vie. Mais ils avaient la consolation de l’entendre chanter les louanges de Dieu.

Il passa ainsi près de vingt ans, louant Dieu sans cesse, et luttant toujours contre les puissances de l’enfer, jusqu’à ce qu’il fût contraint de sortir pour se rendre aux prières d’un grand nombre de personnes, qui venaient ou se ranger sous sa conduite, ou implorer son secours pour d’autres sujets particuliers. La première fois qu’il se montra, on fut étonné de le voir dans le même état de santé qu’il avait avant qu’il se rendit solitaire.

On le voyait toujours égal, et il montrait en toutes choses un jugement éclairé de l’esprit de Dieu.

C’est ce moment que nous pouvons appeler l’époque de la mission de saint Antoine, qui dépeupla les villes de ses habitants, et peupla les déserts de colonies de saints. Ils se multiplièrent sans nombre sous sa conduite. Ses miracles, les vertus dont il donnait des exemples héroïques, ses exhortations vives et puissantes firent de si fortes impressions sur les cœurs, que, comme dit saint Jean Chrysostome, les déserts de l’Égypte commencèrent alors à recevoir l’effet de la bénédiction que Jésus-Christ avait répandue sur ce pays lorsqu’il y était venu dans son enfance, et à devenir un paradis peuplé d’une infinité d’anges, car on pouvait bien appeler ainsi les solitaires qui l’habitaient.

Le saint n’oubliait rien, de son côté, pour procurer leur avancement dans la perfection. Il les encourageait par ses instructions, veillait sur eux avec une application continuelle, et les visitait en particulier, ceux mêmes qui étaient les plus éloignés, sans que son zèle se ralentit ou par la longueur ou par les dangers des chemins. Il se conduisait envers tous comme leur père, et soutenait ce titre par toute la tendresse de sa charité.

Mais, tandis qu’il les encourageait à s’avancer, sa prudence, égale à son zèle, le portait aussi à ne point se perdre lui-même de vue. Il se retirait souvent du milieu d’eux pour vaquer seul au salut de son âme ; et, passant alternativement de la retraite aux exercices de la charité, il se remplissait dans l’oraison pour ne donner que de son abondance.

Il apprit, par l’apparition d’un esprit céleste, qu’elle vie il devait mener en son particulier. Se trouvant un jour tenté d’ennui et agité de diverses pensées, il se plaignit à Dieu de ce que ce trouble l’empêchait d’opérer son salut, et le pria de lui inspirer ce qu’il devait faire. Après cette prière il sortit de sa cellule, et vit quelqu’un qui lui ressemblait parfaitement, comme si c’eût été un autre lui-même, qui était assis et appliqué à faire des nattes avec des feuilles de palmier, et puis quittait le travail pour faire oraison, après laquelle il reprenait le travail, qu’il quittait ensuite pour recommencer la prière. C’était un ange qui lui apparaissait sous cette forme, et qui lui dit qu’il fit ainsi et qu’il serait sauvé. Cette représentation lui servit de règle de conduite ; il s’y conforma en passant successivement de la prière au travail des mains, et du travail à la prière, si pourtant on peut dire qu’il interrompit jamais son oraison, puisqu’en travaillant il avait habituellement son esprit élevé à Dieu.

Son travail ordinaire, conformément à cette apparition de l’ange, était de faire des nattes, et les solitaires s’y exerçaient communément, parce que les faisant assis, cette situation leur était plus commode pour se conserver dans le recueillement. Ils ne laissaient pourtant pas de labourer quelquefois la terre et de cultiver les jardins.

Nous avons vu qu’il ne mangeait qu’après le soleil couché. Il passait aussi cinq jours en certain temps sans rien prendre, et après un si long jeûne il se contentait d’un pain de six onces, qu’il faisait tremper dans l’eau avec du sel. Il y ajoutait d’autres fois quelques dattes ; et lorsqu’il fut vieux, ses disciples obtinrent qu’il leur permît de lui apporter tous les mois des olives, des légumes et de l’huile.

Il lui arrivait souvent de passer des nuits entières en oraison ; ou bien, après avoir reposé jusqu’à minuit, il se levait et priait les bras étendus jusqu’au lever du soleil, ou même jusqu’à trois heures du soir. Il trouvait tant de goût dans ce saint exercice, que lorsqu’il voyait venir le jour il s’écriait : « Ô soleil, pourquoi viens-tu me distraire par tes rayons, comme si tu ne te levais que pour me dérober la clarté de la véritable lumière ? » Cassien, qui rapporte ce trait du saint, ajoute que, parlant de l’oraison, il disait que celle d’un religieux n’était pas parfaite lorsqu’en priant il connaissait et s’apercevait lui-même qu’il priait : ce qui fait voir combien dans ses prières il était élevé au-dessus des sens.

Les douceurs qu’il y goûtait lui donnaient tant d’éloignement des soins du corps, qu’il regardait le boire et le manger comme des nécessités affligeantes, auxquelles il ne se rendait qu’à regret. Il avait même honte de s’y voir assujetti ; ce qui faisait qu’étant quelquefois sur le point de se mettre à table avec ses frères, il les quittait ou pour ne point manger du tout, ou pour manger en particulier, rougissant de le faire devant les autres.

Toute la suite de sa vie était dure et laborieuse ; mais cela n’empêchait pas qu’il n’usât d’une très-grande douceur envers les autres, surtout pour les austérités du corps ; car bien qu’il les crût fort utiles, il voulait qu’on s’y portât avec discrétion, principalement les jeunes solitaires ; disant que sans ce tempérament, s’ils veulent se conduire par leur propre jugement dans ces exercices, ils risquent de tomber dans l’illusion et de faire des chutes.

C’était pour la même raison que, quoique ses austérités fussent grandes, il cédait sans peine et sans jalousie à d’autres qui en faisaient plus que lui. Son attention principale était de croître en amour de Dieu ; et il s’y était rendu si parfait, qu’on rapporte de lui ces paroles admirables : Je ne crains plus Dieu, mais je l’aime ; ce qu’il ne disait pas par une vaine présomption, mais par un transport d’amour et par une naïve effusion de cette ardente charité dont son âme était embrasée.

Il en donna une preuve bien éclatante lorsque l’empereur Maximin renouvela la persécution contre l’Église. Le désir de marquer son amour envers Jésus-Christ le transporta dans Alexandrie, ou pour y souffrir le martyre, ou tout au moins pour y aider les confesseurs à l’endurer courageusement. Il exhorta aussi d’autres solitaires à en faire autant, en leur disant : « Allons à ce glorieux combat de nos frères, pour le soutenir avec eux, ou, si nous n’avons pas ce bonheur, pour être les spectateurs de leur triomphe. » En effet, plusieurs moines se joignirent à lui, et comme il ne pouvait pas se livrer lui-même aux persécutions, cela n’étant pas permis, il servait les chrétiens condamnés aux mines ou détenus dans les prisons, et les suivait lorsqu’on les menait devant les tribunaux, en les exhortant avec un zèle intrépide à souffrir constamment la rigueur des tourments.

Le juge, voyant combien les exhortations des solitaires fortifiaient les chrétiens dans la foi, leur fit défendre de demeurer davantage dans la ville. S’ils n’obéirent pas tous, ils se cachèrent pour la plupart ; mais Antoine leva sa robe pour se faire mieux remarquer, et se tint le lendemain sur un lieu élevé, afin que le tyran pût plus aisément l’apercevoir à son passage. Mais, bien que celui-ci le vît et que même son intrépidité causât de l’étonnement à tous les spectateurs, Dieu ne permit pas qu’on l’arrêtât, le réservant pour remplir ses desseins dans la solitude. Ainsi, après qu’il eut persévéré à servir les saints jusqu’à la mort de saint Pierre, patriarche d’Alexandrie, qui fut le dernier qui souffrit dans cette persécution, il retourna à son monastère pour s’y condamner à un genre de martyre dont la durée compensa les tourments qu’il n’avait pas eu l’occasion de souffrir.

Ce fut dans cette vue qu’il embrassa, avec plus d’ardeur que jamais, les travaux de la pénitence, s’y excitant par la considération des souffrances des saints dont il venait d’être témoin. Il s’enferma de nouveau, résolu de ne plus sortir et de ne recevoir personne dans le lieu de sa retraite ; mais il ne put empêcher qu’on ne recourût à lui de toutes parts, et Dieu accordait des miracles à ceux qui venaient implorer le secours de ses prières, bien qu’il ne se laissât pas voir ni même qu’il leur parlât.

Entre autres, un officier de guerre nommé Martinien, dont la fille était tourmentée du démon, vint frapper longtemps à sa porte, le conjurant d’obtenir de Dieu sa délivrance. Antoine ne lui ouvrit point, mais il lui dit seulement : « Pourquoi venez-vous troubler mon repos ? Je suis homme comme vous. Si vous avez de la foi, priez Dieu, et il vous accordera ce que vous demandez. » Martinien suivit cet avis, et, étant retourné à sa maison, il trouva sa fille guérie.

Se voyant exposé sans cesse à de pareilles demandes, et craignant autant la tentation de la vanité que d’être détourné de la retraite, il se détermina à s’aller cacher dans les bucolies en haute Thébaïde, où il n’y avait que des hommes sauvages dont il espérait de n’être pas connu.

Tandis qu’il attendait sur le bord du fleuve un bateau sur lequel il pût monter, il entendit une voix qui lui dit : « Antoine, où vas-tu, et quel est ton dessein ? » Il répondit sans s’étonner : « Je veux aller dans la haute Thébaïde, parce qu’ici le peuple demande de moi des choses qui sont au-dessus de mes forces, et ne me laisse point en repos. » La voix lui répliqua que s’il suivait son dessein, il verrait redoubler ses peines ; mais que s’il voulait jouir du repos, il se retirât dans le fond du désert, et qu’il n’avait qu’à se joindre pour cela à quelques Sarrasins qui passaient dans ce moment, et qu’ils lui en montreraient le chemin.

Il obéit, et arriva après trois jours et trois nuits de marche à l’endroit où Dieu voulait qu’il fixât sa demeure pour le reste de ses jours.

Saint Jérôme en fait la description en ces termes : « C’est une montagne pierreuse d’environ mille pas. Elle pousse de son pied des eaux dont le sable boit une partie ; le reste, qui tombe plus bas, forme peu à peu un petit ruisseau, sur le bord duquel on voit grand nombre de palmiers qui contribuent beaucoup à rendre le lieu commode et agréable. »

C’est ce qu’on appelle le mont Colzin, et qu’on a depuis nommé le mont Saint-Antoine. Il y reconnut la demeure que Dieu lui avait destinée, et s’y établit d’autant plus volontiers, qu’il n’y avait que les Sarrasins avec qui il était venu qui en eussent connaissance. La cellule était si étroite, qu’elle ne contenait en carré qu’autant d’espace qu’un homme en peut occuper en étendant les pieds. Il y en avait encore deux autres de la même grandeur taillées dans le roc au sommet de la montagne, et l’on n’y montait qu’avec bien de la difficulté par un sentier fait en forme de limaçon.

Le saint se retirait dans une de ces deux cellules lorsqu’il voulait fuir la presse, car il ne put demeurer longtemps inconnu. Ses enfants spirituels l’y découvrirent après de longues recherches, et prirent soin de lui fournir du pain ; mais, voulant leur épargner cette fatigue, il les pria de lui apporter une bêche, une cognée et un peu de blé, dont il sema un petit terrain, ce qui lui rendit suffisamment pour son entretien, ayant une joie extrême de n’être plus à charge à personne.

Il fit aussi quelques autres ouvrages ; car, un an après sa mort, saint Hilarion étant venu visiter sa demeure, ses disciples le conduisirent par tous les endroits de la montagne, en lui disant : « Voici où il avait coutume de chanter des psaumes ; voici où il priait ; voici où il se reposait lorsqu’il était fatigué ; lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux, lui-même a fait cette aire, lui-même a creusé ce réservoir avec beaucoup de travail pour arroser son jardin. » Ils lui dirent aussi, en lui montrant ce jardin planté de petits arbres et plein de légumes, que trois ans auparavant, des ânes sauvages qui venaient boire le lui ayant ravagé, il commanda au premier de s’arrêter, et, lui donnant doucement de son bâton dans le flanc, il lui dit : « Pourquoi mangez-vous de ce que vous n’avez pas semé ? » et que depuis ce temps-là ces animaux ne lui firent plus de dégât.

Il n’en fut pas de même des malins esprits, qui infectèrent ce lieu plus que jamais, soit pour l’effrayer, soit pour l’obliger à leur céder la place. Tantôt ils y faisaient entendre de grands bruits, des voix confuses et comme des gens armés qui s’entrechoquaient, tantôt ils lui apparaissaient sous la figure de bêtes sauvages ; et, une fois qu’il priait, ils en assemblèrent autour de lui un si grand nombre, qu’il y a tout lieu de penser qu’il n’en resta pas une seule dans le désert. Il reconnut que ce n’était qu’une ruse du démon, et dit à ces animaux : « Si Dieu vous a donné le pouvoir de me nuire, je consens volontiers que vous me dévoriez ; mais si ce sont les démons qui vous ont amenés ici, retirez-vous, car je suis serviteur de Jésus-Christ. » À peine eut-il fini ces paroles, qu’ils s’enfuirent tous avec une vitesse étonnante.

Quelque désir qu’il eût de vivre dans la retraite, il fut encore forcé de se rendre aux instances de ses religieux, qui le pressèrent de descendre de sa montagne pour venir visiter les monastères qu’il avait établis. Il entreprit donc ce voyage avec quelques-uns de ses disciples, et Dieu fit voir par un miracle qu’il approuvait sa charité. Comme le trajet de sa montagne à ses monastères était long, et qu’on ne trouvait point d’eau dans le chemin qui fût bonne à boire, il en fallut porter sur un chameau ; mais la provision leur manqua au milieu du chemin, et, l’excessive chaleur qu’il faisait dans ces climats brûlants augmentant l’ardeur de leur soif, ces bons solitaires furent réduits à une si grande extrémité, que, laissant aller le chameau et demeurant couchés par terre, ils n’attendaient plus que la mort.

Le saint vieillard, pénétré de douleur de les voir dans cette triste situation, s’éloigna d’eux à quelque distance, et, levant les mains au ciel pour en obtenir du secours, le Seigneur fit sortir du lieu même où il priait une fontaine dont ils se désaltérèrent. Ils remplirent aussi les peaux de bouc qu’ils avaient vidées, et en chargèrent leur chameau, qu’ils trouvèrent arrêté par le licou entortillé à une pierre.

On ne saurait exprimer quelle fut la joie des solitaires qu’il alla visiter, quand ils eurent le bonheur de le voir, tous le considérant comme leur père et le chérissant autant qu’ils respectaient sa vertu. Ils recevaient avec une sainte avidité les paroles de vie qu’il leur disait, et ses discours leur inspiraient une si grande ardeur de croître en vertu, que le saint patriarche en fut merveilleusement consolé.

Ce fut dans ce voyage qu’il eut aussi la consolation de trouver sa sœur à la tête d’une communauté de vierges, dont elle n’était pas moins devenue la supérieure par ses vertus que par son âge et le premier rang qu’elle y occupait.

Après qu’il eut ainsi satisfait les pieux désirs de ses enfants spirituels, il revint à sa montagne, où plusieurs solitaires continuèrent à le venir voir, ainsi que d’autres personnes affligées de divers maux. Il instruisait ceux-là par ses avis salutaires, et, toujours attendri sur les misères d’autrui, il obtenait en faveur de ceux-ci des miracles du Ciel par ses prières.

Mais ce qui mérite encore plus notre admiration, ce grand saint était si humble, que quand Dieu, pour des raisons qui nous sont impénétrables, n’exauçait pas ses prières, il se soumettait sans peine à sa divine volonté et exhortait les autres à s’y soumettre, ou bien il les envoyait à d’autres solitaires pour obtenir de Dieu, par leur moyen, ce qu’il n’avait pu lui-même obtenir, se regardant comme bien inférieur à leur mérite, et s’étonnant qu’on vînt le trouver tandis qu’on pouvait s’adresser à eux.

Sa solitude n’était pas seulement un lieu de prodiges, elle était une montagne de visions par les fréquentes révélations dont Dieu l’y favorisait. Il apprit par cette voie que de deux solitaires qui le venaient voir, l’un était mort de soif dans la route, et l’autre allait périr de même, s’il ne se fût hâté de lui envoyer ses disciples pour le secourir. Il vit aussi l’âme de saint Ammon de Nitrie monter au ciel, et connut par là le moment de sa mort ; ce qui fut vérifié un mois après par deux solitaires venant de Nitrie, où ce saint demeurait.

D’autres fois Dieu l’instruisait lui-même sur les vertus par des visions particulières dont il se servit également pour l’édification de ses frères.

Pour le confirmer dans l’humilité, si nécessaire à un homme élevé comme il l’était par des dons si merveilleux, Dieu lui manifestait quelquefois l’éminente vertu de quelques saints personnages qu’il avait conservés jusqu’alors inconnus au reste des hommes. C’est ainsi qu’il lui révéla le mérite de saint Paul, premier ermite, et celui d’un corroyeur d’Alexandrie, dont la principale pratique était de se dire tous les matins à soi-même dans les sentiments d’une sincère humilité : « Tous les habitants de cette ville font leur devoir et travaillent à gagner le ciel, et moi seul je mérite l’enfer à cause de mes péchés. »

On peut voir dans le Recueil des Vies des Pères des déserts d’autres exemples de cette nature. Mais nous devons surtout citer la célèbre vision qu’il eut des maux que les ariens devaient commettre après sa mort dans Alexandrie, vision rapportée par saint Athanase et saint Jean Chrysostome, et avouée de toute l’antiquité.

Cette prédiction se vérifia deux ans après par les ravages que les ariens firent dans les églises, et principalement dans Alexandrie, lorsqu’ils mirent par violence sur la chaire de cette ville le détestable Grégoire de Cappadoce à la place de saint Athanase, qu’ils en avaient chassé.

Quelques-uns de cette secte ayant fait courir le bruit qu’il pensait comme eux, le saint, dont l’humilité eût souffert toute autre calomnie, s’étonna de leur impudence, et, animé d’une sainte colère contre cette fausseté, où la gloire de Jésus-Christ était plus intéressée que la sienne, il vint, à la sollicitation des évêques orthodoxes, dans Alexandrie, et y combattit publiquement les ariens, exhortant les fidèles à n’avoir aucun commerce avec eux, et disant qu’ils ne différaient point des païens, et que toutes les créatures s’élevaient contre eux, parce qu’ils abaissaient à leur rang celui qui les avait créées.

Sa présence dans cette grande ville fit un effet merveilleux sur le cœur des peuples. Ils étaient comblés de joie de l’entendre prononcer anathème contre l’hérésie. Tous s’empressaient de le voir. Les prêtres mêmes des païens allaient à l’église, demandant à parler à l’homme de Dieu, car c’était ainsi qu’on l’appelait. Il y fit plusieurs prodiges, et saint Athanase avoue que, dans le peu de temps qu’il y demeura, il se convertit plus d’infidèles à la foi qu’il ne s’en était converti auparavant dans toute une année.

Antoine, ayant rendu dans Alexandrie un témoignage si éclatant de la divinité de Jésus-Christ, reprit le chemin de sa montagne, où il fut de nouveau recherché par une infinité de gens. Ses prodiges et ses vertus y attiraient tant de monde, que, pour en faciliter le voyage dans ce désert où l’eau manquait, un diacre d’Aphrodite, nommé Baisan, prit l’expédient de louer des chameaux fort vites pour y mener en moins de temps ceux qui voulaient aller voir le saint solitaire.

L’orgueil de la philosophie païenne céda en ce point à la curiosité, et fut confondue par la sagesse d’Antoine ; car, bien qu’il n’eût pas appris les lettres humaines, sa prudence et la vivacité de son esprit y suppléaient avec supériorité, et surtout ces lumières surnaturelles qu’il puisait par la contemplation dans l’éternelle vérité.

Ce n’était pas seulement le peuple qui respectait la vertu d’Antoine, son nom fut célèbre à la cour des princes. L’empereur Constantin le Grand et ses deux fils lui écrivirent comme à leur père, et témoignèrent de l’empressement à recevoir ses réponses. Il voulait s’en défendre ; mais les solitaires lui ayant représenté que les empereurs étaient chrétiens, et qu’ils se tiendraient peut-être offensés de son silence, il leur écrivit qu’il se réjouissait de ce qu’ils adoraient Jésus-Christ, et les exhorta de ne pas tant faire d’état de leur dignité, qu’ils oubliassent qu’ils étaient hommes. Il leur recommanda d’user de clémence et d’humanité, de rendre la justice à tout le monde, d’assister les pauvres, et de se souvenir que Jésus-Christ est le seul Roi véritable et éternel.

Il fit au sujet des lettres de l’empereur une petite exhortation à ses disciples, laquelle montre combien il était peu touché des honneurs de ce monde. « Les rois de la terre nous ont écrit, leur disait-il ; mais qu’est-ce que cela doit paraître à un chrétien ? car, bien que leur dignité les élève au-dessus des autres, la naissance et la mort les rendent égaux à tous. Ce qui doit nous étonner davantage et nous inspirer pour Dieu une tendre affection, c’est que ce divin maître a écrit une loi pour les hommes, et qu’il leur a aussi parlé par son propre Fils. »

Le reste de sa conduite répondait en toute rencontre à ce parfait dégagement des honneurs du siècle. Dieu prenait plaisir à le rendre célèbre par des prodiges sans nombre. Tout le monde, les grands, les petits, les savants, les simples le recherchaient, l’admiraient et le respectaient souverainement. Les plus saints personnages de son temps, saint Athanase, saint Pacôme, saint Ammon de Nitrie, saint Hilarion et tant d’autres étaient ou ses élèves, ou unis à lui par la plus tendre charité ; et, parmi tant de marques de distinction, il ne s’éleva jamais dans son cœur par aucun sentiment de vaine complaisance ; il ne montra jamais d’empressement pour le commerce des hommes, et fut toujours plus doux, plus affable, plus bienfaisant, et surtout plus humble.

Il respectait singulièrement tous les ecclésiastiques, jusqu’aux moindres clercs. Il baissait humblement la tête devant les évêques et les prêtres pour demander leur bénédiction. Si quelqu’un d’eux le venait voir pour quelque chose dont il eût besoin, après avoir fait ce qu’il désirait de lui, il le priait de l’instruire des choses spirituelles, ne dédaignant pas d’apprendre, et avouant que ces instructions lui étaient très-utiles.

Sa patience était inaltérable ; la paix de son âme paraissait sur son visage par une douce sérénité, et une grâce merveilleuse qui faisait que ceux qui ne l’avaient jamais vu le reconnaissaient au premier abord, et l’eussent aisément distingué des autres frères lorsqu’il était dans leur compagnie.

Son zèle n’avait rien d’amer, et il inclinait toujours pour l’indulgence lorsqu’il pouvait espérer quelque amendement.

Un solitaire du monastère de l’abbé Élie, en ayant été chassé pour une faute qu’il avait commise, recourut au saint, qui le garda quelque temps auprès de lui et le renvoya ensuite au monastère. Mais, bien loin de le recevoir, les religieux le chassèrent de nouveau, et il fut obligé de revenir à saint Antoine. Alors le saint écrivit à ces religieux en ces termes : « Un vaisseau, après avoir fait naufrage et perdu sa cargaison, est enfin arrivé au port, quoique avec beaucoup de difficulté ; et, bien que vous le voyiez dans ce déplorable état, vous voulez le faire périr ! » Ils comprirent par là l’intention du saint, et reçurent le solitaire.

Mais s’il était doux dans son zèle, il savait aussi user de sévérité quand il le fallait pour les intérêts de Dieu. Un duc arien, nommé Balac, servit d’exemple à plusieurs par la triste expérience qu’il en fit. Il persécutait les catholiques avec une fureur qui n’est guère propre qu’à l’hérésie, jusque-là qu’il faisait fouetter publiquement les vierges et les solitaires. Antoine lui écrivit : « Je vois la colère de Dieu sur vous ; cessez de persécuter les fidèles, sans quoi elle va vous accabler par une mort funeste et prochaine. »

Balac, ayant reçu cette lettre, bien loin de s’adoucir, la déchira, en jeta les morceaux par terre et cracha dessus. Il maltraita ceux qui la lui avaient apportée, et fit d’eux comme il avait fait des autres. Mais Dieu ne tarda pas de réprimer son insolence : cinq jours après, Balac allant sur des chevaux de sa propre écurie avec Nestor, gouverneur d’Égypte, ces animaux se jouèrent ensemble, ainsi qu’il arrive quelquefois, et celui que Nestor montait, quoique plus doux, se jeta sur Balac, le renversa par terre, et, hennissant contre lui, le mordit plusieurs fois à la cuisse, qu’il lui mit en pièces, de sorte qu’on fut obligé de le porter à la ville, où il mourut deux jours après. Chacun reconnut alors les effets de la menace du saint.

Son amour pour la retraite ne lui permettait de descendre de sa montagne qu’autant que la charité l’y obligeait. Il se rendait pour cela à son monastère de Pispir, et n’y restait que le moins qu’il pouvait.

Il paraissait assez, par les adresses dont on usait pour l’obliger à descendre de sa montagne, qu’on ne l’en arrachait que par une espèce de violence. C’est ce que firent des magistrats et des juges qui désiraient de le voir ; car, ne pouvant aller jusqu’à sa cellule, à cause de la difficulté des sentiers qui y conduisaient et du grand nombre de gens qu’ils avaient à leur suite, ils lui envoyèrent des criminels liés et conduits par des soldats, afin que, touché de compassion, il se portât plus facilement à descendre jusqu’à Pispir pour demander leur grâce, et que par là ils eussent occasion de l’entretenir, ce qui n’arrivait jamais sans fruit.

Ce n’était donc ni le désir de se répandre au dehors, ni le goût du commerce du monde qui le portait à sortir de sa retraite, mais la charité la plus épurée et l’accomplissement des desseins de Dieu, qui, selon l’expression de saint Athanase, l’avait donné comme un médecin à toute l’Égypte.

Une vie ornée de tant de vertus, pleine de bonnes œuvres, et si riche en mérites, le conduisit enfin à une mort précieuse aux yeux de Dieu. Elle est trop édifiante pour négliger d’en rapporter les moindres circonstances. C’est après saint Athanase que nous les détaillerons, Athanase, ce fidèle historien de sa vie et le sûr garant de ce que nous en avons dit.

Il y avait peu de temps qu’Antoine était de retour d’un voyage qu’il avait fait à Alexandrie ; et, sachant, par la connaissance que Dieu lui en avait donnée, que sa fin était proche, il voulut visiter encore une fois les solitaires de la montagne extérieure pour leur dire le dernier adieu. Les ayant donc rassemblés autour de lui, il leur parla ainsi : « Écoutez, mes très-chers enfants, les dernières instructions de votre père, car il n’y a pas d’apparence que je vous revoie jamais en cette vie. Il faut mourir, c’est à quoi je dois m’attendre bientôt, étant dans ma cent cinquième année. »

Les solitaires l’interrompirent à ces mots, et, le cœur serré de douleur, ils se jetèrent à son cou en poussant de grands soupirs et répandant beaucoup de larmes. Mais lui, plein de joie et témoignant une sainte gaieté, comme s’il allait quitter une terre étrangère pour se rendre à sa patrie, continua à les instruire et leur recommanda de nouveau de ne point se relâcher, de se conduire chaque jour comme si c’était le dernier de leur vie, de conserver leurs âmes pures des mauvaises pensées, de s’efforcer d’imiter les saints ; de n’avoir point de communication avec les schismatiques, non plus qu’avec les ariens, dont l’impiété était manifeste, sans s’étonner que les puissances du siècle leur fussent favorables, puisque ce n’était là qu’une autorité imaginaire qu’ils semblaient avoir, et qui s’évanouirait bientôt ; enfin de demeurer fermes dans la foi de Jésus-Christ et la tradition des saints Pères, qu’ils avaient apprise par la lecture des livres saints, et dont il les avait si souvent instruits dans ses différents entretiens.

Ayant ainsi parlé, les frères le conjurèrent avec beaucoup d’instances de finir sa vie avec eux ; mais il le refusa, et se rendit, après cette visite, à sa retraite ordinaire, où, peu de temps après, étant tombé malade, il appela deux solitaires qui le servaient depuis quinze ans à cause de sa vieillesse, et leur dit : « Enfin, mes chers enfants, voici l’heure où, selon le langage de l’Écriture, je vais entrer dans la voie de mes pères. Je vois que le Seigneur m’appelle. Mon cœur brûle du désir de s’unir à lui dans le ciel. Mais vous, ô les entrailles de mon âme ! je vous conjure de ne point perdre malheureusement, en vous relâchant, le fruit du travail auquel vous vous appliquez depuis si longtemps. Faites état chaque jour que vous commencez seulement d’entrer en religion et d’en pratiquer les exercices, afin que la bonne volonté prenne en vous toujours plus de force. Vous savez quelles sont les embûches que les démons nous tendent. Vous avez été témoins de leur fureur et en même temps de leur faiblesse. Attachez-vous inviolablement à aimer Jésus-Christ. Confiez-vous entièrement à lui, et vous triompherez de leur malice. N’oubliez jamais les différentes instructions que je vous ai données. Mais surtout pensez que tous les jours vous pouvez mourir. »

Il leur recommanda ensuite, comme il avait fait aux autres solitaires, de fuir les schismatiques et les hérétiques, et ajouta : « Mais si vous avez quelque amitié pour moi, si vous me regardez comme votre père, si vous voulez répondre à la tendre affection que j’ai toujours eue pour vous par quelque marque de la vôtre, je vous en conjure, cachez mon corps en terre, et faites que personne autre que vous ne sache où vous l’aurez mis.

« Quant à mes habits, poursuivit-il, en voici la destination : donnez à l’évêque Athanase l’une de mes tuniques et le manteau qu’il m’avait apporté tout neuf, et que je lui rends tout usé. (C’était un second manteau qu’il avait reçu de ce saint prélat, outre le premier dans lequel il avait enseveli saint Paul, ermite.) Donnez l’autre tunique à l’évêque Sérapion, et gardez pour vous mon cilice. Adieu, mes chers enfants, votre Antoine s’en va et n’est plus avec vous. »

Il termina son discours par le baiser de paix qu’il leur donna avec une tendresse paternelle, et étendant doucement les pieds, il envisagea la mort avec allégresse, témoignant une joie merveilleuse, comme s’il eût vu venir des amis au-devant de lui : ce qui fait présumer que les esprits bienheureux lui apparurent dans ce moment pour le conduire en leur compagnie dans la céleste patrie. C’est ainsi qu’il rendit son esprit à Dieu, le 7 janvier, jour auquel les Égyptiens, les Grecs et les Latins célèbrent sa fête, l’an de Jésus-Christ 356, et de son âge le cent cinquième.

Ses disciples, fidèles exécuteurs de ses dernières volontés, enlevèrent son corps secrètement et cachèrent soigneusement le lieu de sa sépulture. Les saints prélats qui héritèrent de ses tuniques et de son manteau les conservèrent comme des trésors précieux. Il leur semblait, en considérant ces dépouilles du grand Antoine, qu’ils le voyaient lui-même ; et en les portant ils sentaient une joie intérieure, comme s’ils avaient été revêtus de son esprit.

On a remarqué que, quand il mourut, on chassait en même temps d’Alexandrie saint Athanase pour y introduire par le fer et le feu le malheureux Georges de Cappadoce. Ce fut peut-être pour cette raison que saint Antoine, voulant montrer qu’il mourait dans la communion de saint Athanase, ordonna qu’on lui portât sa tunique et son manteau.

Cet illustre prélat fait observer que le saint s’était soutenu avec une égale ferveur dans la pénitence et l’amour de la retraite depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort ; que l’affaiblissement de ses forces dans sa vieillesse ne le porta jamais à désirer une nourriture délicate, ni à changer d’habits, ni à laver ses pieds, et que cependant il jouit d’une très-bonne santé jusqu’à sa dernière maladie ; que sa vue fut toujours bonne, qu’il n’avait pas perdu une seule dent, et qu’il était plus vigoureux et plus propre que ceux qui font bonne chère, qui usent des bains et qui changent souvent d’habits.

Mais ce qui prouve encore mieux sa vertu, ajoute le même saint docteur, c’est que, ne s’étant point rendu recommandable par les sciences ni par ses écrits, ni pour avoir excellé en aucun art, sa réputation s’était répandue si loin, et il était si universellement respecté et chéri, qu’il ne fut personne qui ne regrettât sa perte. Ainsi, on avait vu un homme simple qui s’était étudié toute sa vie à se cacher, qui vivait retiré dans une montagne déserte de la Thébaïde, faire parler de sa piété avec admiration dans toute l’Afrique, à Constantinople, à Rome, dans les Gaules et l’Espagne, de sorte que le seul récit de ses vertus occasionnait des conversions sans nombre.

Toute l’antiquité lui a donné des éloges magnifiques. On sait assez que saint Athanase, quoique très-occupé des affaires les plus importantes de l’Église, a cru contribuer beaucoup à la gloire de Dieu en employant sa plume à écrire sa vie. Il l’adressa aux solitaires pour leur servir de modèle, et il avoue que ce qu’il en dit est peu de chose en comparaison de ce qui restait à dire.

Saint Grégoire de Nazianze ne le nomme pas autrement que le divin Antoine. Saint Chrysostome exhorte ses auditeurs à lire sa vie pour y prendre la véritable sagesse. Il dit qu’il avait presque égalé la gloire des apôtres ; qu’il avait montré par son exemple ce que Jésus-Christ a commandé par ses préceptes, et qu’il était lui-même une preuve admirable de notre religion, n’y ayant point de secte où l’on puisse trouver un si grand homme. Enfin il ne faut point d’autre preuve de la vénération qu’on a eue dans tous les temps pour saint Antoine, que le surnom de Grand qu’on lui avait donné.

Dieu ne voulut pas que son corps demeurât toujours caché. Il fut découvert par révélation sous l’empire de Justinien, en 561, et porté à Alexandrie dans l’église Saint-Jean-Baptiste. De là il fut transférée Constantinople, lorsque les Sarrasins se rendirent maîtres de l’Égypte, vers 635, et enfin à Vienne, en Dauphiné, vers l’an 980. On peut voir au long dans Bollandus, au 17 janvier, l’histoire de cette translation et des miracles qui s’y sont faits.

Si l’on donnait le titre de disciples de saint Antoine à tous ceux qui ont eu quelques relations avec ce grand saint pour leur conduite spirituelle, ou à tous ceux qui se sont proposé d’imiter ses exemples, on pourrait dire qu’il y en a eu presque autant qu’il y a eu de solitaires en Égypte, dans la Syrie et dans la Palestine.

Quant à ceux qui s’attachaient particulièrement à suivre les leçons qu’ils avaient reçues de lui, on peut les partager en trois classes : 1o ceux qui demeuraient auprès de lui en Thébaïde et qui vivaient ordinairement sous sa direction, dont les plus connus furent : Sarmates, Amathe, Macaire, Isaac, Pélusien, Pityrion, Joseph, Paphnuce, mais surtout saint Paul surnommé le Simple ; 2o ceux qui étaient répandus dans le reste de l’Égypte, et surtout dans les déserts de Nitrie et de Scété, tels que furent les deux célèbres Macaires, Pambon, Pior, Nistérius, etc. ; 3o enfin ceux qui s’étaient retirés hors de l’Égypte, entre lesquels on compte principalement le grand saint Hilarion. D’ailleurs il n’était point dans son temps de personnage éminent en sainteté dans les déserts, avec lequel il ne fût uni par les liens d’une étroite charité, et principalement avec ceux de Tabenne.