Albert Méricant (p. 312-Ill.).
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XII

Depuis trois jours, Philbert s’était enfui de l’île. Mais à peine à Roscoff, il avait regretté le départ furtif qui l’éloignait de Marie-Reine.

Il voulait déraciner de son cœur cet amour éperdu, effacer la magie de cette double image ; la reine Marie et Marie-Reine. Il alla implorer Mopsius :

— Bon sorcier, fit-il, je Suis aujourd’hui le plus malheureux des hommes et je viens vous prier de rompre le charme qui pèse sur moi, qui me brise et me tue. Je ne veux plus l’aimer.

— Ah ! le triste métier je ferais, mon ami, si j’étais Celui qui dévaste un cœur, en arrache la tendresse, en tue l’unique joie. Et vous me maudiriez demain si j’exauçais aujourd’hui votre vœu. Aussi, sachez donc bien que vos douleurs sont saintes et vivifiantes. Vous souffrez, je le vois, et j’en suis radieux ! Un amour qui fleurit dans les rires et les fleurs est un sentiment qui s’éteint aussi vite que se fanent les roses. Mais celui qui s’éclôt dans les larmes et les râles, mêle les pleurs d’un homme aux larmes d’une femme, c’est l’amour triomphant qui ne mourra jamais, qui enlace l’amante et l’amant de nœuds indissolubles que rien ne tranchera, rien, pas même la mort !

— Aimer, c’est donc souffrir ?

— Peut-être.

— Ah ! je préfère alors mes belles folies d’hier, mes fêtes de plaisir, mes nuits de volupté.

— La volupté, vous l’ignorez encore ! Oui, vous n’avez connu que le spasme, l’instant d’amoureux délire, la brève frénésie des secousses charnelles. Mais la volupté sacrée et surhumaine, vous la connaîtrez demain, grâce à l’amour suprême qui vous rejettera bientôt aux bras de Marie-Reine, malgré tous les efforts actuels pour vous arracher d’elle. Et cette lutte même qui vous déchire en ce moment c’est le symptôme certain que vous êtes voué à cette extrême passion, l’unique, la royale, celle qui devrait magnifier chaque vie, si les hommes étaient dignes de cette splendeur, s’ils ne s’égaraient pas en des voies ténébreuses de cupidité, d’orgueil, de haine, voies où jamais ne germe la douce fleur d’amour !

— Puisque la destinée est plus forte que moi, je ne lutterai plus. Je retourne dans l’île.

— Oh ! cher, exilez-vous loin du monde. Cachez jalousement votre bonheur. Emmurez-vous, les doux amants, dans un bel ermitage où rien des laideurs et des horreurs humaines ne viendra jusqu’à vous. Les années passeront sans ronger la tendresse ; Marie-Reine, à vos yeux, aura toujours vingt ans ; pour elle, vous serez toujours le fier jeune homme que ses pleurs appelaient, que son deuil évoquait. Croyez-moi, son incurable tristesse et sa désolation, ce n’est pas le regret de l’autre, la nostalgie du passé, mais l’espoir inexaucé, inassouvi de vous, qui êtes le futur.

— Elle m’aimera donc ?

— Elle vous aime déjà ! Sans doute ignore-t-elle encore le désir de sa chair, le trouble de son cœur, mais l’amour surgira brusquement et les temps sont venus où l’ennemi des vierges sera le doux ami de la Femme, l’Amant.

Philbert retourna donc à l’île. Mme Mercœur et ses deux filles avaient loué la maison du douanier, Elles la décoraient, lui donnaient un air de coquetterie parisienne, rien qu’avec des étoffes éclatantes jetées sur les meubles, des vases garnis de fleurs et quelques aquarelles.

— Maintenant, dit Philbert, il n’y a plus de place pour moi ?

— Je laisse à votre disposition, répondit
Mme Mercœur, la chambre que vous occupiez l’autre jour. Et je vous confesse que ce n’est pas par pure bonté que je vous fais cette faveur, mais bien par égoïsme. J’ai peur, la nuit, seule avec mes filles dans cette maison. Notre ami le douanier, qui occupe avec sa famille la cabane contiguë, est souvent de service du soir jusqu’au matin. Alors, vous serez notre gardien… Et, en outre, votre présence sera pour nous une distraction, car c’est horriblement triste, cette île. Marie-Reine a eu, convenez-en, une singulière idée…

— La mienne est tout aussi étrange, et vous la critiquez en même temps.

— En effet, il n’est guère naturel qu’un jeune homme aime la solitude à ce point.

— Vous vous trompez, madame… Quand on a vécu des années sans trêve ni répit, au milieu de la tourmente parisienne, on cherche le grand calme, le repos absolu. Les stations balnéaires sont bruyantes ; la foule des hôtels importune. On voulait être seul, au bout de quatre jours on est sollicité, on est envahi ; de vagues amitiés s’établissent ; l’isolement est impossible, et l’on est entraîné dans le courant mondain.

— Vous n’avez pas à craindre, ici, pareils ennuis. Mais, je vous en conjure, ne soyez pas trop sauvage. C’est peut-être pour secouer tout de suite le joug de mes bavardages, que vous me confessez si sincèrement vos goûts de solitaire…

— La compagnie des femmes m’est toujours douce et agréable… Elles sont meilleures que les hommes ; nous ne les avons gâtées qu’à demi.

La nuit, Philbert descendit vers les roches, et bientôt Marie-Reine vint aussi. Elle était, comme toujours, vêtue d’une robe souple de deuil ; sur ses cheveux, un chapeau noir à larges bords, garni de larges plumes noires, lui donnait, dans le clair de lune, un aspect suranné de coquetterie royale. Elle s’accouda sur une rampe de fer, regarda dans la mer les paillettes d’argent qui sautillaient, dansaient, fluides, scintillantes.

Puis, doucement :

— Voyez-vous ces ducats, ces écus qui ruissellent ? On dirait un trésor mystérieux, des gemmes et des ors, qu’une invisible main fait jaillir sous ses doigts. Hier soir, seule ici, j’ai eu la tentation de les voir de plus près. Une barque était là, elle y est encore ; je suis descendue, j’ai levé l’ancre et j’ai manié les rames. J’ai cru un instant que le courant allait m’attirer vers la pleine mer. Et j’ai eu peur. Moi qui ne désire rien, que la mort, qui tant de fois l’ai appelée, hier je la redoutais… Je ne veux plus mourir.

Philbert s’effara :

— Oh ! Dieu, quelle imprudence ! Seule, s’aventurer ainsi, c’était de la folie…

— Peut-être. Et, pardonnez, je me sens attirée de nouveau, ce soir, par ces ors irréels, ces gemmes illusoires ; oui, je voudrais encore aller plonger mes mains dans ce trésor de rêve. Oh ! dites, je le veux.

— Venez donc.

Lentement, la barque glissait. Philbert tenait les rames. Marie-Reine, à l’avant, immobile et debout, sa silhouette noire auréolée de rayons de lune, vision enchanteresse et vivante, ravissait le jeune homme et l’emportait au delà de la terre. Ils étaient seuls, tous deux, et le même frisson palpitait dans leurs cœurs.

— Oh ! que je suis heureuse, cette nuit ! murmura doucement Marie-Reine.

Philbert n’osa répondre.

Les paroles de la bien-aimée pénétraient en son cœur, y versaient leur ineffaçable douceur.

— Oui, dit-elle encore, je suis bien heureuse, cette nuit. Tout m’enchante, me ranime : cette mer qui nous berce, cette brise tiède qui nous enveloppe, cette lumière pâle, cet aspect féerique de la terre et de l’île. Et je suis étonnée, effarée : ma douleur, l’éternelle douleur appesantie sur moi, est toute dissipée… Quel charme m’a sauvée ? C’est l’étrange magie de l’Océan sans doute… mais je suis très heureuse, et j’ai peur que demain le cauchemar encore me prenne, me désole.

Puis, après un silence :

— Et vous, mon compagnon, votre cœur saigne-t-il toujours ? N’êtes-vous pas, comme moi, doucement ému par cette nuit salutaire ; son baume ne s’épand-il pas aussi sur votre plaie ?

— Oui. Celle que j’adore ressuscite. Je la vois.

— Pardonnez-moi, si mes paroles ont troublé votre songe, effacé la vision.

— Ce n’est pas un fantôme qui surgit sur les flots et que le vent emporte… C’est vous, vous, ô ma sœur de désespoir, qui m’évoquez ma reine. Oh ! demeurez ainsi, immobile, rigide sous la robe de deuil… car je la reconnais. Ce n’est plus Marie-Reine que je porte en cette barque, c’est la Reine Marie… ma bien-aimée, l’élue…

— C’est la Reine Marie !…

— L’amante de mon rêve… Celle que je cherchais, m’apparaît : illusion, sans doute, je le sais. Mais cette nuit du moins, un peu de réel se mêle à ma folie sans espoir.

— Je ressemble sans doute à votre amie défunte. C’est ma toilette peut-être qui vous la rappelle. Était-elle jolie ? Et quel âge avait-elle ? Et dites-moi aussi, je vous prie, la date de sa mort.

— La date, je l’ignore…

— Un an, deux ans peut-être…

— Des siècles ont passé depuis qu’elle n’est plus !…

Brusquement Marie-Reine s’approcha de Philbert, puis mettant ses mains sur les épaules du rameur.

— Des siècles, dites-vous… Mais vous êtes donc fou… J’ai peur, car en moi, un peu de votre folie palpite aussi… Oui, je me sens glacée par un frisson mortel, depuis que vous m’avez dit ces mots : la reine, la reine Marie.

— La reine Marie Stuart.

— Ah !

Brusquement Marie-Reine s’était abattue dans la barque. Sa robe souple collée à son corps dessinait l’harmonie exquise de ses formes, et la moulait ainsi que la soie d’un maillot.

Philbert poussa un cri de détresse. Les mains de Marie-Reine étaient glacées et ses yeux déjà clos.

Au même instant, toute clarté disparut. Des nuées de ténèbre enlinceulaient le ciel. Penché sur Marie-Reine, Philbert ne voyait plus rien, que du noir, de la nuit. Ses mains saisissaient le corps et l’étreignaient, cherchaient sur la poitrine la place où le cœur bat, dans l’espoir d’y surprendre un vestige de vie. Mais les seins étaient froids et durs ainsi qu’un marbre.

Alors, l’amant se coucha dans la barque, enlaça dans ses bras le corps de l’adorée, mit ses lèvres brûlantes sur les lèvres glacées, et dans un long baiser se fiançant à Marie :

— Ma douce et chère aimée, dit-il, l’heure de nos noces tristes est venue. Ah ! je n’espérais pas un pareil dénouement. Mais puisque la vie n’a pas voulu nous unir, la mort va mieux nous joindre ; nos corps entrelacés seront la proie des flots ; nous aurons pour sépulcre immense et glorieux la mer, cette mer que tu aimais tant, dont les ors illusoires et les gemmes irréelles attiraient ton désir. Mais nos âmes immortelles se fondront dans la joie, dans l’au-delà, l’azur.

Un craquement se fit entendre.

Philbert ferma les yeux.

Il pensa que l’esquif se brisait contre les écueils de l’île ; et ses mains, ses jambes se nouant à Marie-Reine, il attendit la mort.

Mais la bouche glacée qu’il avait sous ses lèvres se ranima soudain, s’ouvrit, éperdument lui rendit ses baisers. Leurs souffles et leurs caresses se mêlaient ; les corps se rapprochaient.

— Marie ! cria Philbert.

— C’est moi ! répondit-elle : je suis la désirée que ton rêve appelait. Aimons-nous, mon amant, dans l’extase infinie. Notre amour immortel nous marie à jamais.

Mais de nouveau, le corps se raidit, la bouche se ferma.

Les nuages s’écartaient, et dans leur trouée lumineuse, des rayons pâles jaillirent.

Il y eut, sur la mer, une clarté plus vive.

Philbert épouvanté, croyant qu’en saisissant le suprême bonheur, il le perdait déjà, s’était redressé.

Il appelait Marie, pressait les petites mains inertes, anxieux, interrogeait les battements du cœur.

La jeune fille ouvrit les yeux, très doucement repoussa Philbert, se leva, avec d[illisible] lent et étranges d’apparition. Puis, à [l’avant] de la barque, debout, immobile, sa silhouette noire auréolée de lune, elle dit :

— Quelle nuit de songe et de douceur ! Les côtes, dans la clarté, semblent d’un azur sombre, la mer est constellée d’étoiles, comme le ciel !… Pourtant, arrachons-nous à cet enchantement. La barque est revenue à son port. Votre main, monsieur mon compagnon, pour que je saute à terre.

À l’église tintaient les douze coups de minuit.

— Minuit ! fit Marie-Reine… Il n’était que dix heures quand nous sommes partis. Et notre promenade n’a duré qu’un instant !… Suis-je folle ? Répondez, car je penserais vraiment que je suis le jouet de quelque sorcellerie…

— Je crois, murmura Philbert, que vous avez dormi. Oui, pendant plus d’une heure, vous êtes restée couchée dans la barque, immobile, les yeux clos…

— Je ne me souviens pas. C’est étrange vraiment… Pourtant, si ; maintenant, me revient la mémoire confuse d’un rêve très lointain… Oh ! mon esprit s’égare… et ma raison se perd… la voix que j’entendais, la voix douce et très chère avait le même son que la vôtre… Ah ! monsieur, rentrons vite, nous sommes tous les deux un peu fous, et nous avons été frappés, ce soir, d’un coup de lune…