Albert Méricant (p. 327-348).
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XIII

Les jours passaient.

C’était déjà l’automne.

Philbert ne songeait guère à rentrer à Paris.

Depuis la nuit mystérieuse où sa bouche avait puisé à la bouche de Marie-Reine le baiser mystérieux et troublant, la jeune fille semblait éviter toute occasion de se retrouver seule avec le compagnon de sa nocturne promenade sur mer. Cependant, à chaque heure, ils se voyaient, en présence de Mme Mercœur et de sa seconde fille ; leurs regards se rencontraient souvent, échangeaient des caresses, s’accordaient la promesse d’une alliance prochaine.

Un soir, pendant le repas, la mère de Marie-Reine dit au jeune homme :

— Savez-vous, monsieur, que vous êtes un vrai sauvage : je croyais que tout d’abord votre goût pour la solitude se guérirait en une semaine ; et vous êtes toujours ici, paraissant satisfait, heureux de votre sort, vivant comme un ermite ! Quelle existence pour un homme jeune, et quelle oisiveté ! Vous passez vos journées à rôder sur les grèves, dans les champs, ou bien en compagnie des pêcheurs sur la mer. Comment pouvez-vous prendre plaisir à cette existence sans but et sans rêve ?…

— Sans rêve, dit Philbert. Croyez-vous donc vraiment que je n’aie pas de rêve et pas d’ambition ?… Mais ce qui me tente, ce n’est pas l’assaut de la fortune, de stériles honneurs ; c’est une conquête plus belle, la conquête du bonheur !

— Vous l’attendez ici ?

— Ce n’est que dans cette île que je pourrai l’atteindre…

— Pauvre jeune homme !…

— Vous me plaignez.

— Oui, certes…

En sortant de table, Mme Mercœur entraîna Philbert sur la côte, laissant ses filles à la maison.

Puis, brusquement :

— Mon ami, il est temps de parler, d’être franc et sincère. Je vous estime assez pour écouter votre confession, et l’ayant entendue pour vous dire : Fuyez ! Vous aimez Marie-Reine : je le vois, je le sais. Chacun de vos regards et chacun de vos gestes est un aveu. Si vous restez à Batz, si vous acceptez ce séjour absurde, c’est parce que vous êtes amoureux. J’ai cru que ce n’était qu’un feu de paille, un caprice, qui serait vite éteint. Mais, comme il se prolonge, j’ai voulu avoir avec vous cette explication.

— Oui, madame, c’est vrai, j’aime…

— Eh bien, mon ami, je vous l’ai dit : Fuyez !

— Pourquoi ?

— Parce que, pauvre ami, sachez qu’un mariage entre ma fille et vous est impossible, oui, impossible, je le répète. Je ne suis pas une de ces mères, qui, pour marier leur enfant, duperaient un brave garçon, et commettraient ainsi une mauvaise action. D’abord, je suis convaincue que Marie-Reine, s’il était question de mariage, se révolterait, refuserait brutalement l’honneur que vous lui faites. Mais d’autres obstacles existent. Et même si la pauvre enfant acceptait cette union, je vous dirais, monsieur que Marie-Reine n’est plus de celles qu’on épouse. Depuis deux années, ma chère petite mignonne est frappée d’un mal incurable, effrayant. Je suis même étonnée que depuis son arrivée en cette île, elle n’ait eu aucune atteinte, en votre présence. Les médecins que j’ai consultés ont prononcé le mot terrible de catalepsie. Oui, brusquement Marie s’abat, perd connaissance, et pendant des crises qui durent plus d’une heure, elle se convulse, elle se débat, prononce des paroles incohérentes ; dans ces accès, le plus souvent, elle gémit et crie : Ah ! j’ai peur !… Le bourreau !… La hache !… C’est horrible ! Je ne veux pas mourir… » Parfois elle s’imagine qu’elle est décapitée et pousse des hurlements atroces : « Ma pauvre tête, si jeune et si jolie, pourquoi l’avoir tranchée ?… » J’ai consulté les spécialistes les plus renommés ; espérant qu’à force de soins je guérirais ma fille : mais ils m’ont arraché tout espoir. Maintenant, monsieur, faites vos malles, retournez en votre Paris, oubliez vos amies d’un mois, les pauvres exilées que vous laissez ici.

— Madame, dit Philbert, je ne partirai pas. Vous savez mon secret, je puis donc vous avouer que j’aime Marie-Reine profondément, immensément et que j’espère encore fléchir sa volonté, effacer lentement dans son cœur le souvenir qui me semble déjà moins vif…

— Oui, vous avez raison : depuis le jour où pour la première fois, nous sommes venues à Batz, Marie-Reine n’est plus aussi lourdement accablée par cette affliction sans trêve qui l’opprimait ; peu à peu, sa désolation morne et sauvage semble s’effacer. Je retrouve parfois en ses yeux, en ses attitudes, son insouciance, sa coquetterie d’autrefois. Hé, oui, elle est redevenue coquette. Maintenant les costumes de deuil qu’elle s’obstine à porter, elle les pare de fleurs claires et jolies. Hier, je l’entendais demander à sa sœur : « Mes yeux, à force d’avoir pleuré, n’en sont-ils pas devenus laids ? Et n’ai-je pas vieilli ? Ne suis-je pas affreuse ?… » Aveugle que je suis, je ne comprenais pas que c’était vous, monsieur, qui faisiez ce miracle ! Oui, je le crois maintenant… le cœur de Marie-Reine, son pauvre cœur recommence à vivre ; après les jours de peine, reviennent les jours de joie. Pourtant, je ne veux pas que l’amour maternel m’entraîne à vous encourager. Et je vous donne encore ce conseil que je formulais tantôt : Fuyez ! Fuyez ! Si le cœur de Marie est peut-être guéri, son autre mal est incurable…

— Ce mal qui vous désole et que n’ont pas compris vos fameux médecins, m’attire, me ravit…

— Mais vous êtes donc fou, vous aussi !

— Nos folies s’uniront. N’ayez pas de remords. Marie-Reine et sa sœur accouraient :

— Nous allons bien voir, dit Mme Mercœur à voix basse, si le cœur de Marie a oublié le mauvais passé.

Puis, à voix haute :

— Mignonne, M. Tavernier m’annonçait son départ : Oui notre ami nous quitte, demain…

— Demain ! fit Marie-Reine…

Subitement, elle pâlissait ; ses mains se crispaient, froissaient les plis de sa robe de deuil. Et ses yeux, rencontrant les yeux de Philbert, exprimèrent un si douloureux reproche, que le jeune homme aussitôt répliqua :

— Oui, je pars pour une journée, afin de m’entendre, à Roscoff, avec le notaire. J’ai acheté un terrain, sur la côte de cette île qui domine la pleine mer, et j’y veux faire construire un château de légende, pour y bien accueillir la reine de mon rêve !

Marie-Reine chancela. Sa sœur la reçut dans ses bras.

— Ah ! fit la mère, voici la crise.

Les yeux de la jeune fille se formaient, son corps se raidissait, et ses dents se serraient : et pourtant, sur sa bouche, des paroles naissaient :

— C’est moi… c’est moi la reine… Marie, la douce reine…

— Oui, dit Philbert, vous êtes la chère et tendre souveraine d’autrefois, revenue aujourd’hui pour m’aimer ! Ô Marie, Marie-Reine, ne vous enfuyez pas ainsi dans ces sommeils qui sont des retours vers le passé. Que votre esprit ne s’évade plus, mais reste près de moi. L’amour et le doux culte que vous allez ainsi chercher dans les antans, je vous les donnerai, Marie-Reine, dans la réalité et la joie de l’heure présente. Ouvrez-moi vos beaux yeux. Je le veux ! Je le veux !

Le jeune homme avait pris Marie-Reine, et ses yeux se posaient sur les paupières closes qui lentement se rouvrirent.

Et l’adorée, encore en son rêve, parla :

— Oui, oui, tu es celui que mon cœur espérait.

Puis ses mains attirant la tête de l’amant, les bouches se mêlèrent en baisers de fiançailles.

La mère, très émue, pleurait et souriait :

— Ah ! monsieur, vous avez sauvé ma pauvre enfant !

— Oui, oui, dit Marie-Reine, il m’a rendu la vie. J’étais comme une morte, au fond de son sépulcre… mon cœur était glacé… mon âme était partie… Et maintenant, je vis, je vis, je vis !

Philbert et Marie-Reine restèrent seuls, dans la claire nuit étoilée. L’amante était assise dans les rochers, et l’amant, à genoux, tenait les douces mains de l’adorée, les couvrait de caresses.

Ils ne parlaient pas.

Quand la suprême joie rayonne en nous, les mots ne sont plus que des sons inutiles, car les âmes alors se joignent, s’entrelacent, fondent leurs voluptés, s’étreignent, s’unifient. Le grand spasme des chairs s’exprime par des râles ; la jouissance infinie des cœurs a le silence de l’extase et de la mort.

Philbert était heureux, immensément heureux.

Il ne songeait plus, comme autrefois, à analyser ses sensations. Il ne se hâtait plus de jouir, de cueillir les frissons, les plaisirs de l’heure qui passe. Il sentait que désormais toute sa vie était vouée à l’extrême bonheur d’aimer et d’être aimé ! Il n’était plus celui qui prend la fleur des vierges, ravage les inutiles virginités, s’enorgueillit de son banal triomphe, accomplit inconsciemment l’œuvre d’initiation charnelle, et veut peut-être, aux heures lucides, entr’ouvrir les esprits, mais n’entre-bâille que les chairs. Il était l’amant, maintenant, l’amant divin qui recueille la douleur de l’aimée, et puise dans son cœur, ainsi qu’en un calice, l’amertume gisante, — l’amant dont la tendresse, éclose dans la souffrance, fleurit impérissable, comme une rose d’or.

Vers minuit, ils rentrèrent. Comme au seuil de la porte, Philbert ne pouvait se décider à laisser Marie-Reine disparaître en sa chambre :

— Viens dit-elle, mon cœur ! Je crains autant que toi de nous quitter une heure ! Viens, mon aimé. Nous dormirons sur la même couche, en attendant le jour des fêtes nuptiales.

Et Marie, sans quitter ses costumes de deuil, s’étendit sur le lit, entoura de ses bras le cou de
son amant. Puis, ayant longuement, doucement, baisé sa bouche :

— Dodo, mon grand ami. Dormons bien cette nuit…

Les rayons du soleil pénétrant dans la chambre les éveillèrent au même instant. Alors ce fut une averse de baisers, une joie délicieuse et vivo de se retrouver ainsi, l’un à l’autre, et sûrs désormais de leur bonheur.

Puis, tout le jour, ils coururent dans l’île, babillant, se tenant par la main comme des enfants, faisant mille projets, joyeux de leur folie.

Sur la côte déserte et inhabitée que baigne la pleine mer, Philbert montra à Marie-Reine un vaste terrain, enclos par un fossé tout récemment creusé.

— Voici, lui dit-il, la place où je veux édifier mon château de légende pour recevoir ma reine. Nous serons isolés ici, dans notre amour. Je veux faire un palais digne de toi, Marie…

— Oh ! répondit-elle, mon cher amour, crois-tu que le bonheur exige tant de somptuosité ? Non, non, je ne veux pas pour nous un de ces palais fastueux, ainsi que les bourgeois de Bretagne en ont dressé sur toutes les côtes. Si tu réalisais ce projet, dans cette île pauvre, nous serions comme un roi et une reine. Je ne veux pas, je ne veux pas. Je redoute d’attirer sur moi les convoitises et les jalousies… et voici qu’une obscure peur frissonne au fond de mon cœur. Le bonheur insolent qui s’affiche et s’étale excite les convoitises et les haines. Soyons humbles plutôt et cachons-nous, mon cher amant. Notre amour n’a pas besoin, pour resplendir, de décors, d’opulences. Je ne veux être reine que pour toi seul ; pour tout le monde, pour les foules indifférentes, je serai la passante qu’on ignore et qu’on frôle sans même lever les yeux vers elle. Oh ! vois-tu, rien n’est terrible, rien n’est impitoyable comme l’envie : elle assassine, elle détruit. Cachons notre bonheur, reléguons-le au fond de nos cœurs. Il ne faut pas que les méchants le connaissent ; ils ne nous pardonneraient pas, vois-tu, d’avoir conquis la félicité, ils s’acharneraient contre nous. Oui, je frissonne encore, et j’ai peur, et j’ai besoin que tu me prennes dans tes bras, sur ton cœur, en me disant que tu saurais me défendre, que tu éloignerais de moi toutes les attaques, toutes les haines.

— Ma chère bien-aimée, rassure-toi, ne tremble pas ainsi…

— C’est fou, c’est ridicule, en effet. Je ne suis rien qu’une petite femme obscure ; et ce sont mes terreurs mystérieuses d’un autrefois très loin qui me reviennent encore, mais que tu sauras dissiper, et qui s’évanouiront dans la sécurité de notre grand amour.

Elle continua :

— Si tu veux, nous voyagerons, nous irons vers le midi, le nord m’effraie. C’est la terre des cœurs durs et cruels. Et quand parfois, sur la côte, mes regards se tournent vers les Îles-Britanniques, il me semble que l’Océan n’est plus qu’une tache de sang. Oh ! je serai heureuse de parcourir avec toi ces pays inconnus, où le ciel est toujours bleu et sans brumes mortelles, où tout sourit aux amoureux, où la terre en toute saison se pare de roses…

— Oui, je t’emmènerai dans les édens fleuris…

— Puis nous remonterons parfois vers ces côtes sauvages de la Bretagne, ces côtes qui ont une attirance magique, ensorceleuse, et que j’aimerai mieux désormais encore, puisqu’elles sont la terre bénie où j’ai trouvé l’amour.

Philbert et Marie-Reine traversaient un hameau d’apparence sordide. Les maisons tombaient en ruines. À travers les portes vermoulues, on apercevait des murs écroulés, des familles nichées en ces taudis, des enfants grouillant et piaillant

— C’est étrange, fit Marie-Reine, le hasard me ramène chaque jour vers ces demeures ; et je ne sais pourquoi je me trouve tout émue à leur aspect. Je me sens entourée de mystères : hier, ils m’épouvantaient ; aujourd’hui, ils me réjouissent. Tiens, vois cette maison close. Elle m’attire. Bien des fois j’ai frappé aux portes, aux fenêtres : personne n’a répondu.

Philbert examinait l’architecture curieuse, les dessins de la pierre que le temps avait rongés.

Sur un cartouche, il lut une date : 1466.

La porte était ornée d’antiques ferronneries, et d’un heurtoir finement ouvragé.

Un homme passait :

— Mon brave, dit Philbert, qui donc habite ici ?

— Hé, personne, monsieur… la baraque a été vendue il y a vingt ans à un capitaine au long cours qui n’est jamais revenu. Comme il n’avait pas d’héritiers, on attend toujours : au bout de trente ans, d’après la loi, cette maison appartiendra à l’État. Vous désirez la visiter peut-être ?

— Mais avec grand plaisir.

— Il y a un secret, dans toutes ces ferrailles ; il paraît qu’en touchant un des mille clous qui sont dans le bois, la porte s’ouvre comme par enchantement.

L’homme disparut.

Maintenant Philbert, et Marie-Reine, se sentaient plus émus et frissonnaient.

C’était déjà le soir.

Le jeune homme se tenait devant la porte. Ses regards examinaient les ornements de fer, qui s’effaçaient dans l’ombre envahissante.

— Je connais le secret fit-il en tressaillant.

Brusquement, sans une hésitation, sa main toucha la porte, s’y fixa et poussa la lourde masse qui céda.

— C’est étrange, murmura Philbert, je reconnais cette maison. Et pourtant je n’y suis jamais entré. Un souvenir confus me reste dans l’esprit, comme une vision lointaine, une vision d’enfance que des années ont embrumée, sans pouvoir l’effacer. Cependant, je ne suis jamais venu dans cette île, avant ces mois d’automne… jamais !…

— Et moi, dit Marie, j’éprouve la même sensation. Elle est très nette. Dans cette obscurité qui emplit la demeure, je saurais me guider, sûrement, les yeux clos. Ah ! oui je me rappelle. Dans la salle voisine, ami, écoutez-moi, j’ai vu votre portrait. Il était près du mien…

— Mon portrait ! dit Philbert.

Devant la porte restée ouverte une femme passait.

— Vite, vite, dit l’amant, qu’on apporte des lumières.

Il jeta une pièce d’or à la passante, qui revint bientôt avec une lanterne.

Marie prit la lumière, alla dans la seconde salle, et sur le mur montra à Philbert le portrait.

Le cadre était de métal rongé par le temps. La peinture était à demi effacée et ternie. Mais on distinguait parfaitement le visage d’un jeune homme, sous le costume somptueux de gentilhomme français au xve siècle.

Et Philbert balbutia, chancelant, terrassé…

— Oui, oui, c’est mon portrait, en effet. Il me semble que, dans un miroir, j’aperçois mon visage. Et ces sorcelleries égarent mon esprit…

— Et mon portrait à moi était à côté du tien… Je ne le trouve plus.

Un cadre en effet avait disparu. Au mur, restaient encore les clous qui l’avaient maintenu autrefois.

— Oui, murmura Philbert, oui, c’est vrai, Reine-Marie, nous sommes venus ici, déjà, dans l’autrefois… Mais quand ? Rappelle-toi…

— Ma souvenance est vague et confuse… Écoute-moi, m’ami, la nuit, quand notre corps repose inerte et comme mort, nos esprits peut-être s’envolent, et vivent une vie mystérieuse dont aucune mémoire ne demeure au réveil. Peut-être dans cette existence du rêve, nous sommes-nous maintes fois rejoints déjà, et bien aimés ! Oui, je te connaissais depuis longtemps, mon cœur ! La première fois que je t’ai vu dans les rues de Roscoff, ton visage de suite attira mon regard ; et j’eus la sensation que souvent déjà nous avions été l’un près de l’autre, et que nos yeux avaient mêlé des douceurs, des tendresses… Mais toi, tu ne m’as pas appris si je t’avais produit quelque impression de trouble, lorsque tu m’aperçus…

— Ce ne fut pas un trouble, mais un éblouissement. Depuis mon arrivée à Roscoff, j’étais ému par l’irréelle image de la reine d’antan. Je pensais que cette obsession n’était que le caprice d’un cerveau fantasque, éveillé par des ruines, par une ville, par un nom. Or, un soir que j’étais assis sur la terrasse de l’hôtel des Bains, contemplant le ciel et la mer, un être énigmatique : savant, mage, occultiste, ou liseur de pensées, m’annonça le lever radieux d’une étoile dont la douce clarté luirait bientôt sur moi. « Regardez vers l’Orient », me dit-il, souriant. À peine avait-il parlé que, dans la pâle lumière de la soirée, je t’aperçus, ô Reine-Marie, comme une revenante, seule, dans ton jardin, si belle sous le deuil de ton costume noir ! Et, de suite, mon cœur fut pris. Ou je crois bien plutôt que tu le possédais depuis longtemps. Oui, oui, Marie, c’est toi que je cherchais, dans les orages de ma vie, toi la chère, l’unique, la douce souveraine ; toi que je poursuivais, oui, toi que je voulais !

— Oh ! dis-moi, mon amant, dis-moi, les autres, tu ne les as pas aimées.

— C’était toi déjà que j’aimais en elles. À l’une je trouvais un peu de tes beaux yeux, à l’autre un peu de l’or de tes cheveux. Oui, ce que je chérissais en elles toutes, c’était un reflet de toi, un de tes gestes évoqué par elles, une similitude… Puis, sitôt désabusé, ayant vite reconnu mon erreur, je fuyais…

— Oh ! m’ami, ma douleur est immense et terrible, quand je pense que mon corps, je l’ai déjà livré. Vois-tu, je donnerais tout mon sang, à cette heure, je subirais les plus douloureux supplices, je tendrais ma tête au bourreau, pour retrouver auparavant la fleur de ma virginité, la briser avec toi, dans un baiser suprême !

— Oh ! ne regrette rien et n’aie aucun remords. Je t’aime, je t’adore, et tu m’aimes. Soyons heureux !

Le vent avait brusquement refermé la porte. La lumière jetait ses clartés vacillantes sur l’humble mobilier et sur le lit, un de ces monuments des vieux artisans bretons, qui brodaient le bois, ainsi que des dentelles, y ciselaient des fleurs gracieuses, des figures naïves.

C’était un de ces vastes lits d’apparat du temps passé ; la plate-forme en bois massif s’offrait aux amants, comme un large autel pour l’amour. Des colonnes, où des guirlandes de lierre et de roses serpentaient, soutenaient un dais orné de sculptures précieuses.

— Je t’aime, murmura doucement Marie-Reine.

— Je t’aime, répondit passionnément Philbert.

Il la prit dans ses bras, l’inclina sur le lit.

Elle se redressa.

— Ami, dépouille-moi des vêtements de deuil, puisque le cher amant de qui j’étais veuve ressuscite et renaît ! Je veux que tu me trouves enfin, dans la claire joie de ma chair frissonnante et heureuse !

Majestueusement, avec la dignité fière et gracieuse d’une reine qui monte sur son trône, Marie-Reine se dressa sur l’autel de la couche nuptiale.

Pieusement, les mains de l’amant détachèrent la robe, firent jaillir du noir la splendeur rose du corps. Puis, les lingeries liliales, blanches, mêlées aux crêpes sombres, firent aux pieds de Marie une somptueuse litière ; et miraculeusement le lit fut tout paré de ces dépouilles douces et légères.

Dans la pâle clarté qu’épandait la lanterne, l’amante était vraiment Reine de rêve et de beauté.

Philbert extasié contemplait l’idéale merveille offerte à son amour. Ses yeux parcouraient le charme révélé. L’amant éperdument admirait la sculpture du corps, les seins fermes, tendus, dressant leurs pointes roses vers l’espoir des caresses. Son adoration sanctifiait l’évasement voluptueux des hanches, la fleur mystérieuse et tentante d’amour, l’épanouissement des cuisses, la ligne harmonieuse des jambes. Et la voix de Philbert, haletante, disait les cantiques suprêmes d’amour et de désir :

— Reine-Marie, je t’aime… Rêve réalisé, ô mon espoir, ma foi, voici que de ma vie tu fais un jardin de délices et de félicités. Oui, c’est l’éden céleste que m’ouvre ta tendresse, en me donnant tes yeux, ta bouche, ton sourire, en m’accordant le mystère de tes seins et le tressaillement de toi toute, ô ma Reine ! Chère, infiniment bonne, infiniment douce, je t’aime de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit de toutes mes forces. Et mon amour supplie la souveraine grâce, qui me liera bientôt à toi, nous unira tous deux dans l’extase divine, nous fera palpiter de la même délirante joie. Ô Marie, Marie-Reine, je t’aime et suis à toi !

Les lèvres de Philbert cherchèrent, dans l’écume blanche des lingeries amoncelées, les petits pieds de l’adorée. Puis le baiser monta, dans une assomption triomphale, se déploya sur toute la chair pour n’en pas laisser une parcelle qui ne fût étreinte par les lèvres amoureuses. Et le baiser enfin jaillit, plus vif et plus ardent, jusqu’à la bouche de Marie-Reine, qui s’ouvrit pour mêler son exaltation à l’allégresse infinie de l’amant.

Et ce baiser les maria durant toute la nuit. Pas un instant, les bras ne se désenlacèrent, les lèvres ne se détachèrent. Les amants avaient soif d’ivresse inapaisée ; une joie s’éteignait un instant dans leurs chairs, mais une autre aussitôt s’avivait et flambait.

Marie fermait les yeux…

— Oh ! murmura Philbert, ouvre-les moi ; je veux, je veux les voir encore, tes chers yeux ! Oui, les voir, si profonds, et si pleins de tendresse ; oui les voir, à l’instant des suprêmes liesses, pour que pénètre en moi leur rayon, leur amour…

Et les yeux dans les yeux, ils s’unissaient, leurs dents s’acharnaient doucement à s’entremordre pour que l’étreinte fût plus complète.

Et leur joie ne s’attristait d’aucune ombre…

Ils ne redoutaient pas le réveil, la tristesse des lendemains d’amour, lorsque l’amour est mort.

Ils savaient que leurs chairs s’épuiseraient peut-être, après tant de baisers, ne palpiteraient plus…

Mais leurs âmes jouiraient d’immortelles voluptés…


FIN