Vierges en fleur/11
XI
Des matelots racolaient, dans les rues, les baigneurs, pour les conduire à l’île de Batz. Avec sa mère et sa sœur, Marie se laissa tenter, suivit le pilotin qui l’avait accostée, monta dans une barque.
L’occasion que cherchait, depuis plusieurs jours, Philbert, de se rapprocher quelques instants de la bien-aimée était enfin venue.
Le jeune homme sauta dans la chaloupe. L’ancre fut démarrée, les voiles se gonflèrent.
— Nous avons vent debout, déclara le patron. Au lieu de dix minutes, il nous faudra au moins une demi-heure, pour faire la traversée.
L’amour de Philbert, à chaque heure accru, était maintenant une passion profonde, et douloureuse aussi ; car la crainte de ne pas se faire aimer le suppliciait et l’épouvantait. Il ne s’affolait plus en de violents désirs de luxure et de joie ; il tremblait en pensant que l’idolâtrée résisterait peut-être, ne serait pas fléchie par le culte, par la pitié ardente et tendre du fervent.
Les rêves de bonheur de l’ennemi des vierges devenaient naïfs et puérils.
Il songeait quelquefois, le soir, sur la terrasse, quand ses yeux s’élevaient vers le champ des étoiles, que ce serait exquis et divin d’être deux à contempler le même scintil, de laisser doucement son âme monter très haut, très haut, pour s’unir à l’autre âme, tandis que dans la nuit, très délicieusement, se chercheraient les mains.
Tout ce qu’il savait de la bien-aimée, c’était son nom ; Marie-Reine Mercœur.
Marie-Reine… Oui ! sans doute la douce souveraine du rêve, revivant dans la chair d’une contemporaine. Ce n’était pas le hasard aveugle qui lui avait attribué ce nom de Marie-Reine ; mais une volonté consciente et mystérieuse, le jour du baptême, avait évoqué ce souvenir d’antan, mis comme un diadème ce nom royal au front de celle qui renaissait.
Les sautes de la brise culbutaient la voile. Pour ne pas être heurtés par la toile, les passagers durent se réfugier près du pilote, et se grouper les uns contre les autres. Philbert frôla Marie.
Comme toujours, elle était vêtue d’une robe de deuil, en crêpe mat plissé, qui tantôt la moulait, accusant l’harmonie sensuelle de sa chair, et tantôt s’éployait en ampleurs majestueuses ainsi qu’un austère costume de veuve. La fauve auréole de ses cheveux étincelait dans la lumière du soleil et le flamboiement de la mer où les rayons, en se reflétant, semblaient se ranimer et se multiplier.
Philbert cherchait les yeux de l’adorée.
Souventes fois déjà, quand il croisait Marie-Reine sur la plage, en les rues, il avait ainsi voulu rencontrer le regard de l’aimée, y trouver un espoir.
Mais ces yeux semblaient fuir, très loin, dans le passé ; les paupières baissées faisaient une barrière que Philbert ne pouvait franchir, malgré tous ses efforts.
Il allait donc enfin les voir, les joindre, ces chers yeux !
Un coup de vent, brusquement, pencha la barque. Marie-Reine tomba contre Philbert ; il la reçut dans ses bras et sentit un instant battre contre son cœur le cœur que l’émotion agitait et troublait.
Une voix — un murmure — soupira doucement :
— Pardonnez-moi, monsieur.
Philbert voulait répondre. Mais l’angoisse, durement, étreignait sa gorge. Aucun mot ne sortit de sa bouche oppressée.
— Ah ! vraiment, fit la mère, tu as eu là, Marie, une singulière idée en choisissant ce jour, pour nous emmener à l’île de Batz. Vous, messieurs les marins, vous eussiez dû nous prévenir. Avec un vent pareil, que des hommes s’aventurent si cela les amuse ! Mais des jeunes filles, des femmes…
— On mange tous les jours ! répondit le patron. Que la mer soit calme ou furieuse, les petits à la maison demandent du pain. Puis, la bonne saison est trop courte déjà, s’il faut chômer encore, durant l’août et septembre, alors autant courir les routes et mendier.
— Rassurez-nous du moins. Dites-nous qu’il n’est pas de danger.
— Hé, bonne dame, sait-on jamais ? La mer est capricieuse et gourmande. On ne peut pas se fier à la mangeuse d’hommes.
Marie-Reine parla :
— Ne t’épouvante pas, ma mère. Que l’on meure aujourd’hui ou demain, qu’importe ! Songe donc, comme ce serait doux, si nous partions ensemble ; oh ! je n’ai pas peur, moi. J’aimerais la tempête qui briserait la barque, et mon désir l’appelle. Mer, mer, exauce-moi !…
— Tais-toi, méchante enfant, tu me glaces le sang.
— Ah ! vous n’êtes pas gaie, la demoiselle en noir, fit le pilote. Heureusement nous voici arrivés sans encombre. Pour regagner le port, nous aurons vent arrière.
— À quelle heure pourrons-nous repartir ? demanda Philbert.
— À votre idée. Toute la journée, des barques vont et viennent.
— Eh bien ! comme nous voulons visiter l’île et son phare, dit Mme Mercœur, venez, vers cinq heures, nous chercher.
— Convenu.
Philbert suivit les roches qui ourlent l’île de Batz, tandis que les trois dames, guidées par un enfant, montaient le sentier caillouteux vers les maisons.
Un décor pittoresque se déroulait. Des bords de l’île, séparés de la terre par une bande de mer qui a l’aspect d’un canal bleu, Philbert voyait les villas de Roscoff, réduites par la distance, semées en des touffes de verdure, ayant la féerie d’une cité lointaine de rêve et de légende, mais une cité morte, car son âme — Marie-Reine — venait de s’envoler.
Maintenant c’était l’île qui était tout le monde. Ce peu de terre, dressé sur l’Océan, se magnifiait, s’agrandissait par la présence de l’idole. Et l’amant adorait ses roches et ses sols, formant en cet instant comme une île sacrée la Chypre de la jeune déesse blonde, dont la silhouette noire s’érigeait maintenant sur les remparts du phare.
Son deuil, dans la clarté du jour ensoleillé, mettait sur le sommet sa flamme de ténèbre. Ce n’était pas l’obscur ; mais l’éclat mystérieux, la lumière précieuse, la splendeur étincelante du diamant noir.
Philbert songeait :
Ses yeux qui se refusent, ses yeux qui ne m’ont pas accordé la faveur du regard imploré, ses yeux, je sais qu’ils sont accablés, douloureux, que la désespérance y règne, formidable. Sa détresse est immense : Marie est la douleur. Elle vit au delà de ce monde qu’elle hait. Ah ! tantôt, quel élan, quel essor vers la mort, quand le vieux matelot gémissait ses présages. Alors subitement, son être s’anima. Elle eût voulu mourir, elle appelait la catastrophe. Puis, sitôt le péril effacé, la tristesse revint avec la peur de vivre encore. Quelle souffrance est donc au cœur de cette jeune fille, pour qu’elle veuille ainsi s’évader de la vie ?
Et l’ennemi des vierges fit ce rêve : être le
doux ami qui panse peu à peu la secrète
blessure, en étanche le sang, en suce le venin, l’adoucit
jour à jour, enfin la cicatrise.
Oh ! boire, chaque nuit, les larmes de ces yeux !…
Le sortilège pur et fort de la souffrance multipliait encore la tendresse de Philbert.
Vers cinq heures, sur la jetée de l’île, apparut Marie-Reine.
Le ciel était radieux et les vents apaisés.
Nulle barque sur l’eau.
Au bout de quelque temps, Mme Mercœur s’inquiéta.
S’adressant à Philbert.
— Ces hommes qui nous ont amenés ne sont donc pas revenus, comme il était convenu ?
— Je les attends, madame.
Puis, comme aucune voile ne se gonflait au petit port d’embarquement de Roscoff, la mère de Marie-Reine appela un pêcheur qui regardait la mer.
— Dites-moi, mon ami, à quelle heure les bateaux qui font le service entre Roscoff et l’île doivent-ils être ici ?
— Ils ne reviendront pas ce soir !
— Que dites-vous ? Je pense que vous plaisantez…
— Ils pourraient bien venir, mais ensuite il leur serait impossible de retourner : la mer descend, le vent les chasserait de la côte.
— Mais c’est abominable. On n’abandonne pas ainsi des gens dans une île. Pourquoi ne pas nous avoir prévenus tantôt ?
— Les vents ont tourné. Mais, puisque vous êtes si ennuyée, je vous ramènerai à Roscoff, si vous voulez.
— J’accepte avec plaisir, mon ami. Allez chercher une barque et des matelots.
— Ma barque, la voici.
Et le pêcheur, d’un geste, montra un canot, à ses pieds.
— Vous êtes fou. C’est dans cette coquille de noix que vous pensez nous faire traverser la mer ?
— Soyez sans crainte, madame. Pas plus que vous, je ne tiens à chavirer. Il n’y a aucun danger ; mais, ce sera long, cinq quarts d’heure au moins ; le courant est très fort ; puis nous sommes nombreux, et j’aurai du mal à ramer.
— Cinq quarts d’heure sur mer, dans votre périssoire, non, vous n’y songez pas.
— Voyons, mère, dit Marie-Reine, pourquoi ne viens-tu pas ? Ce serait délicieux, à cette heure, cette promenade.
— Non, non, j’aime mieux encore passer la nuit dans l’île.
— J’ai aperçu un hôtel, madame, déclara Philbert. Si vous permettez, je me ferai un plaisir de vous conduire.
— Un hôtel, fit le pêcheur, ah ! madame, croyez-moi, c’est un vrai bord… Il ne vient là que de sacrés types de Parisiens et de Parisiennes qui n’ont rien de catholique. On appelle ça des artistes. Les hommes chantent, crient, gueulent, ne vont pas à la messe les dimanches ; les femmes se baignent presque nues, elles fument des cigarettes ; enfin, je n’ai pas à vous commander ; mais à votre place, avec des jeunes filles…
— Merci, mon ami, merci.
Un douanier approchait :
— Mon brave, dit Philbert, tirez-nous d’embarras. Ces dames, ne peuvent rentrer à Roscoff, puisque la barque qui nous a amenés ne vient pas nous chercher, elles seraient heureuses de connaître, pour cette nuit, une maison hospitalière. Et je ne serais pas fâché également de trouver un asile.
— Vous tombez bien, fit le douanier. Nous avons justement meublé des chambres, pour les louer aux baigneurs, l’été ; et nous n’avons personne cette année. Si vous voulez me suivre, c’est à cinquante mètres à peine ; voyez, cette petite maison blanche…
L’offre fut acceptée, et Philbert se réjouit.
Le bon hasard était propice.
Le dévot et l’idole seraient toute la soirée et toute la nuit sous le même toit, rapprochés dans l’humble maisonnette ; et lui, pourrait enfin la contempler pieusement, rencontrer ses chers yeux, entendre sa voix douce.
Déjà Mme Mercœur engageait la conversation avec le jeune homme, se plaignait de l’ennui d’être ainsi exilée dans cette île de Batz, redoutait un mauvais repas et la simplicité sans doute extrême du logement.
Marie-Reine marchait seule, lentement, silencieuse. La mère et la sœur maintenant bavardaient, interrogeaient Philbert.
— Vous êtes à l’hôtel des Bains ? Nous vous avons rencontré plusieurs fois, sur cet admirable terrasse d’où la vue s’étend au large, dominant les côtes et la mer, et dont les murs, à la marée montante sont battus par les flots. Avez-vous admiré les vieux meubles bretons de la salle à manger ? Ah ! monsieur, il y a là une crédence qui est une pure merveille ; puis les bahuts, les vaisseliers, les vieux sièges imagés, brodés comme disent les gens d’ici. Et les Séjat, sont-ils aimables ; ils reçoivent leurs hôtes ainsi que des amis. Nous avons séjourné deux années à cet hôtel. Depuis, nous avons loué la villa des Glaïeuls à cause de Marie-Reine que la bruyante gaieté des compagnons de table afflige : elle préfère le calme, le silence, l’isolement…
— Mademoiselle est donc malade ?
— Malade ?… Oui… c’est-à-dire… vous ne savez donc pas, monsieur ?
— Je ne sais rien, madame. Mais j’ai remarqué depuis longtemps le deuil et la tristesse de votre jeune fille.
— Voilà deux ans, monsieur, deux ans qu’elle est ainsi. Elle me désespère. Ni le temps, ni les voyages, ni toutes les distractions que l’on m’a conseillés pour apaiser sa peine, n’ont pu l’atténuer. Sa souffrance est toujours aussi vive, aussi forte…
— Sa souffrance ?…
— Ah ! vous ne savez pas… Votre ignorance m’étonne, car tout le monde, à Roscoff, connaît notre malheur. Il y a deux ans, Marie-Reine fut fiancée : un jeune homme, que nous avions connu à l’hôtel des Bains, se fit aimer de mon enfant, lui promit le mariage, puis après un mois d’assiduités et de cour, disparut… Ces petites aventures arrivent tous les jours, et les jeunes filles qui sont victimes de ces lâches abandons se consolent facilement. Marie-Reine, après le départ de celui qu’elle avait aimé de toute son âme, fut atteinte d’un mal profond et incurable, vivace encore aujourd’hui comme au premier jour. Elle voulut mourir, but un poison mortel, et c’est par un miracle de Dieu qu’elle a été sauvée. Mais je tremble sans cesse. Cette idée de la mort la hante et la poursuit. Vous l’avez vue tantôt, quand ces marins qui nous ont amenés redoutaient un mauvais coup de vent. Comme ses yeux flambaient ! Quel espoir en pensant que la mort était là peut-être, allait nous prendre !
— Comment, pleurer deux ans un fiancé parti ! Quelle rare constance !
— Oui, d’autres en effet auraient vite oublié et seraient mariées aujourd’hui. Marie-Reine se considère comme une veuve ; elle porte le deuil de son amour défunt. Mon pauvre cœur de mère saigne de cette détresse, et cherche un remède pour guérir mon enfant : car c’est de la folie presque, cette idée fixe de désolation et de regret !
Tout d’abord, Philbert fut meurtri par une jalousie féroce, en pensant que l’Idole avait été aimée, avait aimé, aimait encore ! Il la désirait vierge ; il l’eût aimée innocente, avec une chair neuve, un cœur non défloré. La nouvelle Marie pouvait avoir dans l’âme tout le vice et toute la galanterie de la reine de volupté ; mais Philbert espérait que depuis sa réincarnation, du moins, aucun trouble d’amour n’avait jailli en elle, et qu’il serait son doux, son tendre initiateur.
Ah ! comme il maudissait ce fiancé inconnu, ce lâche disparu, qui avait eu les prémices du cœur de Marie-Reine, et de sa chair aussi sans doute, car on ne pleure pas si désespérément les seuls frissonnements d’âme qui sont l’éveil d’un cœur. La possession complète, le suprême abandon dans la joie infinie, peuvent seuls créer l’immense désolation.
Un instant, Philbert crut qu’il n’aimait plus Marie.
Mais il constata bien vite, au contraire, que son excessive ardeur croissait encore, et que l’âpre souffrance de celle qui portait le deuil de son amour, l’attirait davantage vers elle, désormais.
C’était sa rédemption à lui, le débauché, le semeur de tristesses semblables à celles de Marie, — peut-être, — car les vierges abandonnées n’avaient-elles pas aussi pleuré, aussi souffert, aussi gardé d’incurables blessures ? C’était sa rédemption : lentement, doucement, panser le cœur malade, y recréer l’espoir, y ranimer la vie !
Le charme et la puissance de la douleur pénétraient en l’esprit de l’ennemi des vierges. Nulle jouissance humaine n’est comparable à celle d’adoucir l’amertume d’une détresse ; nul sourire ne vaut une larme, et les yeux qui sont baignés de pleurs enchantent plus sûrement que les yeux où brille le bonheur !
On arrivait à la maisonnette du douanier. La femme et les enfants étaient assis à la porte. L’homme conduisit les étrangers dans les appartements qu’ils avaient acceptés. Mme Mercœur fut satisfaite de la minutieuse propreté des parquets et des meubles. Puis elle s’inquiéta du repas.
Marie-Reine et sa sœur Jeannine allèrent s’asseoir sur un banc, devant la mer.
Philbert s’approcha d’elles.
À l’occident, dans la pourpre des flots, le soleil descendait lentement ; son masque n’avait plus ses flamboiements, ses ors : il se parait de tons étranges et de teints plus féeriques qu’en la splendeur des midis : l’azur s’amalgamait au vermillon, le rose se fondait au violet et la mer s’embrasait comme un feu de sabbats.
— Sœur, sœur, petite sœur, murmura Marie-Reine, ces spectacles enchanteurs peuvent seuls m’arracher à mon noir cauchemar. Oh ! la mer, oh ! le ciel, et leur mille décors, et leurs métamorphoses ! les brises salutaires qui montent de l’océan me ravissent et font que j’aime quelquefois, encore un peu, la vie. Sœurette, je voudrais vivre ici, dans cette île, loin des gens qui m’importunent. Mais ce rêve n’est pas possible. Je ne veux pas commettre ce crime de vous faire partager à notre mère, à toi, mon éternelle désolation.
— Oh ! Marie, tu sais bien que pour te voir moins triste, je serais très heureuse d’exaucer ton désir.
— Oui, oui, je sens qu’ici je pourrais oublier !
Après le repas, les jeunes filles retournèrent à la mer. Philbert écoutait les bavardages de Mme Mercœur, pour se rapprocher de Marie-Reine. En effet, il put s’asseoir près d’elle, sur le même rocher.
— Veux-tu nous faire un grand plaisir, mère ? demanda Jannine.
— Je ne vis que pour mes enfants, et vos vœux sont des ordres pour moi.
— Eh bien, restons ici, quelques jours, quelques semaines.
— Tu es folle, petite. Songe à ta sœur… elle a besoin de mouvement, de distraction…
— Oh ! mère, fit Marie, la solitude m’est douce et salutaire ; si sœurette te prie, c’est pour moi, non pour elle.
— Bien, mon enfant… c’est entendu… nous camperons ici.
Philbert alors parla :
— Se réfugier ainsi dans cette île où ne virent que des familles de pêcheurs, fuir durant de longs mois la comédie humaine, rêver et contempler l’Océan et le ciel, mais c’est l’enchantement, c’est la douce féerie des îles fortunées !… Ce coin de Bretagne est un pays béni, une côte d’azur au Nord. Durant l’hiver, les violettes et les roses fleurissent, et les myrtes y font des buissons, les hortensias bleus s’érigent en arbustes, les géraniums grimpent, revêtent les vieux murs.
— Vous nous parlez, monsieur, avec les belles illusions d’un poète, murmura Marie-Reine ; mais vous exagérez, j’en suis bien convaincue, le charme de cette terre.
— Peut-être je la vois, en effet, dans un rêve. Mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut considérer les êtres et les choses, si l’on veut ne pas mourir de désolation ?…
À ces mots, que Philbert jetait d’une voix dolente, la jeune fille crut pressentir une secrète douleur ; et son cœur tressaillit, ému par la souffrance qui, si près de la sienne, maintenant, palpitait.
— Ah ! dit-elle, vous me comprenez, vous êtes de ceux qui ont l’âme inquiète et meurtrie !
— Mortellement meurtrie ! gémit Philbert, s’évertuant à s’imprégner réellement le cœur d’infinie tristesse, dans l’espoir de marier sa peine à la peine de Marie.
Il reprit :
— Mais je veux m’efforcer à vivre hors ce monde, où rien n’est que désespérance et affliction. Et je me crée sans cesse un pays de chimères, où je vais seul, toujours, où mon deuil se dissipe.
— C’est vrai, dit Marie-Reine, je vous ai en effet plusieurs fois aperçu, marchant sans compagnon, et les yeux perdus on ne sait où…
— Éteints dans la ténèbre de mon calvaire, ou ressuscités dans la splendeur de mon rêve.
— J’avais presque compris que vous étiez mon frère…
— Nous mourons lentement, attachés à nos croix, sur le même Golgotha. Je sais votre infortune, la mienne est aussi grande, plus terrible peut-être, car celle que j’aimais, que j’adore toujours, elle est morte…
— Du moins le souvenir est pur. Ah ! s’il était défunt aussi, celui que j’aime, ma douleur serait moins déchirante, moins noire.
— Mais puisqu’il vit, du moins, l’espoir vous reste encore.
— Non, mon amour est mort, et bien mort. Et si le misérable qui l’a assassiné, reparaissait un jour je n’aurais plus pour lui que mépris et dégoût, pas même de la haine — car celui que l’on hait, on peut l’aimer encore !…
— Mais la joie de revoir — ne fût-ce qu’un instant, l’image qu’on adora, même indigne, infidèle, met un peu de lumière, de clarté dans la nuit.
— Je ne désire pas ce bonheur qui vous hante. Si vous aviez été trompé, si vous aviez souffert comme moi de la félonie, vous ne souhaiteriez pas revoir l’ennemi !
Mme Mercœur interrompit l’entretien :
— Voici la fraîcheur de la mer qui réveille mes névralgies. Rentrons, mes enfants : il se fait tard. Ces braves gens qui vous donnent l’hospitalité ne demandent sans doute qu’à se coucher.
— Mère, fit Marie-Reine, permets que je
m’attarde encore, l’air est tiède, ce soir ; tu
sais, j’aime à rester ainsi, dans les ténèbres, les
yeux levés vers les étoiles. Puis l’aimable compagnon
que le hasard nous donne sera mon chaperon
— vous voulez bien, monsieur ? Toi,
petite sœur, rentre aussi. Mes chéries, allez,
embrassez-moi, je vous rejoins bientôt.
Quand Marie-Reine et Philbert se trouvèrent seuls, leurs voix se turent. La communion de leur tristesse, mieux que de vaines paroles, continuait l’entretien.
Cependant, doucement, Marie-Reine demanda :
— Vous avez donc aimé ?
— J’aime encore.
— En effet, j’oubliais… Vous du moins, vous avez conservé l’amour, si vous pleurez la morte ! Depuis combien de temps, dites, n’est-elle plus ?
— Depuis longtemps, longtemps…
— Est-il possible, ô ciel, qu’un homme soit ainsi fidèle à sa piété pour la très aimée !…
— Je ne suis pas le seul exemple, j’imagine, d’une telle constance.
— Les hommes n’aiment pas.
— Les femmes n’aiment plus.
— Oui, c’est vrai, nous vivons en un siècle lamentable. L’amour n’y luit plus guère. Les sexes s’associent par intérêt, par raison, par instinct. Les âmes n’ont plus de chimère, d’idéal…
— Nous sommes, l’un et l’autre, d’un autre âge…
— Oui sans, doute… Et, cette simple phrase que vous venez de prononcer évoque en moi une vision obscure et confuse de passé. C’est étrange, je tremble et j’ai peur maintenant. Ces mots, qui sonnent encore et sont repercutés en moi par un écho mystérieux « nous sommes d’un autre âge », ils m’épouvantent presque. C’est étrange. C’est fou…
— Ah ! l’énigme du monde et de nos existences, par instants, nous surprend, nous étreint et nous angoisse… Qui sait, — vous allez dire que je suis un dément, — il me semble que je vous ai vue déjà… oui… Mais, des siècles ont passé depuis…
— Oh ! taisez-vous ; j’ai peur, comme un enfant à qui l’on raconte une histoire de trépassés et de revenants…
— Si vous tremblez ainsi, c’est qu’en vous je ressuscite des souvenirs de l’âge, de l’époque lointaine, où nous nous sommes connus, là-bas peut-être, en ce vieux Roscoff.
— Chacune de vos paroles m’émotionne davantage. La première fois que je suis venue à Roscoff, j’avais seize ans alors, il me sembla que j’entrais dans une ville déjà connue ; quelques-unes des vieilles gentilhommières m’étaient familières ; par la pensée je réédifiais des ruines, la chapelle croulante… mais, j’ai peur, je frissonne… je vous en prie, ne parlons plus de toutes ces choses… Je voulais provoquer votre confession, entendre le récit de vos chagrins… Non… je vous prie maintenant de ne plus rien me dire… Et ce sera moi qui vous raconterai ma peine, heureuse de trouver enfin l’unique confident qui puisse me comprendre, — car vous avez aimé et vous avez pleuré !
« Il y a ou deux ans, l’août dernier, lorsque avec ma mère et ma sœur j’arrivai à Roscoff, j’eus le pressentiment que ma vie de jeune fille, jusqu’alors si calme, si paisible, allait être troublée…
— Deux ans… et le mois d’août… balbutia Philbert. Mais c’est du sortilège !…
— Que voulez-vous dire ?
— Continuez ; plus tard, après votre récit, je vous ferai aussi ma confession complète.
— C’était une obsession… Dans les rues, sur les plages, partout où je passais, je cherchais quelqu’un, quelqu’un que j’ignorais, mais que j’attendais. Au bout de quinze jours seulement, il me sembla que je l’avais enfin rencontré. Un jeune homme m’aborda, au cours d’une petite soirée musicale organisée par des amis, il me murmura des choses douces et tendres — que j’écoutai, parce que, je vous l’ai dit, j’étais sûre qu’on me les dirait, ces choses émotionnantes et délicieuses. J’étais comme emportée dans un rêve… je m’abandonnai… je me livrai toute… et lorsque, après un mois d’ivresse, d’extase, mon ami implora ma bouche, je ne résistai pas. Oui, je fus son amante : il posséda mon corps…
« Durant quelques semaines, je vécus dans la splendeur du rêve réalisé. C’était le ciel : des jours et des nuits d’enchantement, d’allégresse. Puis, brusquement, la fin. Je reçus un matin l’adieu de mon amant. Une lettre de lui m’annonçait son départ et notre séparation définitive. Sa famille, me disait-il, refusait son consentement au mariage qu’il avait projeté, qui devait nous unir. Alors, par honnêteté, il avait résolu de me fuir. Ah ! l’honnête homme ! Prendre ainsi tout le cœur, toute la chair d’une vierge, pour y semer le désespoir et la désolation ! Je n’essaierai pas, monsieur, de vous décrire ma consternation. La mort entrait en moi.
« Les jours se sont passés, les mois et les années. Ainsi qu’au premier jour de la brisure, je souffre, je saigne et je ne vis que pour maudire la vie !… »
Philbert aussi souffrait.
De nouveau la jalousie le tenaillait cruellement.
La confession de cet amour l’irritait. Il eût aimé du moins que Marie-Reine maudît le souvenir de l’autre et reniât son amant ! Elle avait bien déclaré qu’il s’était écroulé, l’aimé, dans sa mémoire, et que la haine même ne subsistait plus, reliant le traître à celle qui l’avait chéri. Mais pourquoi Marie-Reine avouait-elle, presque avec orgueil, conserver en soi l’amertume bénie de ses désespérances ?
Doucement, elle continua :
— Mais vous m’aviez parlé tantôt de sortilège… Et ce mot m’a troublée…
Philbert répondit :
— À quoi bon ? mon histoire ne peut vous intéresser… voici que la nuit s’avance. Votre mère peut-être déjà s’inquiète. Puis, je vous avoue que je suis las, et que je me sens terrassé par le sommeil…
— Oh ! murmura Marie, pourquoi maintenant me parlez-vous ainsi ? votre voix est mauvaise et dure, et je sens que vous êtes, vous qui vous disiez tantôt mon frère de calvaire, presque mon ennemi désormais… Oui, je le sens…
— Un ennemi… Rassurez-vous, mademoiselle. Car rien ne vous désigne à mon inimitié. Mes camarades de Paris m’appellent : l’ennemi des vierges !… Adieu… J’espère que vos sanglots ne m’éveilleront pas !
Et Philbert, dans la nuit, jeta un rire étrange, tandis que Marie-Reine, inquiète, ouvrait la porte.