Vie et opinions de Tristram Shandy/1/7

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 16-20).



CHAPITRE VII.

Et oui ! chacun a son ton, son allure.


Il ne faut pas être un habile grammairien pour savoir qu’une femme sage et une sage-femme peuvent bien ne pas se rencontrer dans la même personne. — Mais le village où demeuroit mon père recéloit un individu féminin, qui réunissoit à lui seul ces deux qualités différentes. — C’étoit une femme de la plus haute taille. — Je ne sais si elle avoit eu autrefois de l’embonpoint… En tout cas, elle étoit devenue si maigre, qu’elle auroit pu, au besoin, faciliter l’étude de l’anatomie. — Elle avoit surtout des doigts si longs, si pointus, si effilés ! — Avec cela elle étoit industrieuse. Jamais femme ne fut pourvue d’un meilleur naturel, et on sait que c’est beaucoup à défaut d’autre chose. — Pour du bon sens !… on lui en accordoit, mais peu. — Cela suffisoit pourtant, avec quelque expérience pour la guider dans les fonctions importantes de son art. — Il est vrai qu’il y a moins de confiance que dans les efforts de la nature ; et j’ai oui dire à bien des médecins qu’ils feroient très-bien de penser comme elle. — Ses succès n’en avoient pas été moins fréquens, et elle s’étoit acquis une certaine réputation dans le monde. — Mais qu’on ne s’y trompe pas ; ce n’étoit pas le monde entier. Elle n’étoit pas connue, par exemple, des Hottentotes, ni des Hollandoises du Cap de Bonne-Espérance, qui accouchent, dit-on, comme madame Gigogne. — Le monde n’étoit pour elle qu’un petit cercle, décrit sur le grand cercle de l’univers, et qui n’avoit au plus que quatre milles de diamètre. — Son hameau en étoit le centre. — Elle avoit quarante-sept ans, quand son mari, en mourant, la laissa veuve avec trois ou quatre enfans, et pauvre. — Ses charmes, à ce qu’on prétend, n’étoient pas encore entièrement effacés ; elle n’y prit pas garde, et se comporta avec décence. On ne l’entendoit point se plaindre ; mais le silence qu’elle gardoit sur sa misère, réclamoit plus haut que ses cris ne l’eussent pu faire, le secours d’une main favorable. — La femme du ministre de la paroisse en fut touchée. — Elle avoit souvent eu occasion de se plaindre personnellement d’une chose essentielle, qui manquoit, depuis bien des années, au troupeau de son mari. — Il falloit aller chercher, à sept ou huit milles à la ronde, un secours qui étoit presque toujours tardif dans des cas ordinairement fort pressans ; et dans les nuits obscures de l’hiver, et par de mauvais chemins, ces sept ou huit milles s’alongeoient du double. Il auroit autant valu pour le village, qu’il n’y eût pas eu une sage-femme dans le monde entier. — La femme du ministre imagina donc de faire initier la discrète veuve dans tous les mystères de cet art. — Ce projet, soutenu par une pareille protectrice, ne pouvoit manquer de réussir. Elle en parla à toutes les femmes du canton, qui l’applaudirent ; et elle y mit tout le zèle que l’importance de la chose et son humeur bienfaisante lui suggérèrent. — L’élève y répondit ; elle fit des progrès rapides, et le ministre, qui jusques-là n’avoit point paru se mêler de l’affaire, la prit à cœur. — Il sollicita un brevet en forme, pour qu’elle pût, sans trouble, exercer son art, et paya généreusement dix-huit schellings, et quelque chose de plus, pour avoir cet important parchemin. Elle fut aussitôt installée dans sa charge avec tous les droits, profits, revenus, émolumens, privilèges, honneurs et prérogatives qui y sont attachés. On s’écarta même, par rapport à elle, de l’ancienne formule ; et le rédacteur de son brevet étoit si jaloux, si vain de la nouvelle tournure qu’il y avoit donnée, et qu’il avoit imaginée… il la croyoit si heureuse, qu’il vouloit obliger toutes les matrones du voisinage à faire ajouter à leurs brevets son idée capricieuse. — Que de gens dans le monde s’engouent ainsi de leur opinion !

Mais que m’importe ? — Chacun a son goût. Un des plus grands hommes de ce monde, le fameux M. Paparel, n’avoit-il pas le sien ? Il n’avoit qu’à se baisser et prendre ; les parasites ne l’incommodoient pas. — Le passe-tems le plus agréable du dernier des Césars étoit de tuer des mouches. — Eh ! monsieur, on a vu cela dans tous les siècles. Les hommes les plus sages (je n’en excepte pas même Salomon, le sage des sages) ont eu leurs bizarreries, leurs chevaux de courses, leurs médailles, leurs coquilles, leurs tambours, leurs violons, leurs trompettes, leurs talons rouges, leurs palettes, leurs quintes, leurs papillons..... On les a vus, chacun à sa façon, aller à dada sur leurs califourchons. — Qu’ils aillent, monsieur, qu’ils aillent ! — Pourvu qu’ils ne nous forcent pas, vous et moi, dans leur gravité, de monter en croupe derrière eux ; quel intérêt avons-nous, je vous prie, de nous inquiéter de ce qu’ils font ? Ils ont leur marotte… eh bien ! qu’ils aient.