Vie et opinions de Tristram Shandy/1/5

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 12-14).


CHAPITRE V.

Les Planètes.


Le temps approchoit. Il y a dans le ciel je ne sais quelles divinités qui prennent le soin de présider à la naissance des hommes. On ne dit pas qu’elles aient la même attention pour les femmes. — Il faut cependant croire qu’elles ne sont pas oubliées. — À tout prendre, elles valent la peine qu’on s’intéresse à elles. — Au reste, je n’ai jamais trop bien su si ces bonnes déesses songèrent à moi quand il en fut temps, si elles ne vinrent pas ; on ne m’a jamais dit qu’on les eût vues, ni qu’on ne les eût pas vues. — Cela ne m’empêcha pas, moi, Tristram Shandy, d’arriver dans ce malheureux monde le cinquième jour de novembre de l’an de grâce mil sept cent dix-huit. — L’heure ? — Tout cela se saura. La seule chose que j’aie à faire remarquer ici, c’est qu’en se rappelant l’ère que j’ai fixée dans le chapitre précédent, la sciatique de mon père, son habitude constante de ne faire certaines choses que le premier du mois, etc. etc., il est clair que le moment de ma naissance marquoit, si je ne me trompe, la révolution de neuf mois plus que complets du calendrier. — Le mari le plus pointilleux ne pourroit, je crois, exiger plus de justesse.

Mais sous quelle étoile suis-je né ? — Sur quelle planète ai-je été jeté ? Je l’avoue. Excepté Jupiter et Saturne, où il fait trop froid, (je crains le froid) je préférerois d’avoir vu le jour dans la lune, ou dans quelque autre astre. — Je n’y aurois sûrement pas été plus maltraité que je ne le suis sur cette planète de boue que nous habitons. Je me défie pourtant de Vénus. — C’est un astre malin. — On dit qu’elle traite si mal ses habitans, qu’ils sont obligés de déserter, et de se réfugier dans Mercure. — Mais, hélas ! notre petit globe n’est-il pas encore pire ? Je croirois volontiers qu’il n’est composé que de ce qu’on rejette des autres. — Il faut cependant l’avouer, il seroit supportable si l’on y étoit né avec de grandes richesses, si l’on pouvoit y parvenir, sans bassesse, à de grands emplois qui vous donnassent de la considération et du pouvoir. — Mais ce n’est pas là mon sort, et chacun, comme on sait, parle de la foire selon le profit qu’il y fait. J’atteste donc que de la multitude des mondes qui se promènent dans les espaces du ciel, la terre, quelqu’attachés qu’y soient certaines gens, est, à mes yeux, le plus vil de tous. — Eh ! qu’y ai-je jamais gagné ? Depuis que je respire, jusqu’à ce moment, où à peine puis-je respirer du tout, à cause d’un asthme que j’ai attrapé en Flandre, en glissant contre le vent sur des patins, j’ai été le jouet perpétuel de ce qu’on appelle fortune. — Je ne l’accuse cependant pas d’avoir fait tomber sur moi un poids énorme de malheurs.

Non ; mais dans toutes les situations où je me suis trouvé, partout où elle a pu m’atteindre, cette capricieuse déesse n’a point cessé de m’accabler par des aventures tristes. — J’ai essuyé plus de traverses qu’un petit héros.