Vie et opinions de Tristram Shandy/1/37

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 167-169).


CHAPITRE XXXVII.

Combien de choses à développer.


L’accident du Docteur étoit arrivé si près de la maison, qu’Obadiah ne jugea pas à propos d’aider le docteur Slop à remonter sur son petit bidet. Il le conduisit, tel qu’il étoit, à la salle où mon père, en ce moment, faisoit sa dissertation à mon oncle Tobie, sur la nature des femmes. — Sans fouet, sans s’être essuyé, et tout couvert de boue, le docteur Slop, comme le fantôme d’Hamlet, restoit à la porte de la salle, immobile, et sans ouvrir la bouche. — Il y fut plus d’une minute et demie. À la fin, mené par Obadiah, qui le tenoit par la main, il fit quelques pas, et il est difficile de décider ce qui causa le plus de surprise à mon père et à mon oncle Tobie, de la présence ou de la figure du docteur Slop.

Le pauvre Docteur étoit si couvert de fange, qu’il n’y avoit pas un seul grain de l’explosion qui n’eût fait son effet ; et c’étoit ici une belle occasion pour mon oncle Tobie de triompher à son tour de mon père. Quel homme, en voyant le docteur Slop dans cet état, n’eût pas été de son opinion ? n’eût pas décidé que ma mère ne devoit pas infiniment se soucier de permettre qu’il l’approchât de trop près ? — C’eût été un argument ad hominem. Mais mon oncle Tobie ne jugea pas à-propos d’en faire usage. Il n’étoit pas dans son caractère d’insulter personne. —

La présence du docteur Slop, comme je viens de le dire, n’étoit pas moins problématique, en ce moment, que l’état dans lequel il paroissoit. Cependant, pour le peu que mon père y eût réfléchi, il lui auroit été facile de résoudre ce problême. Il avoit effectivement averti le docteur Slop, huit jours auparavant, que ma mère étoit prête d’accoucher. Il n’avoit rien fait dire au Docteur depuis ce temps-là ; le Docteur n’avoit rien appris ; il étoit tout naturel qu’il vînt faire un tour à Shandy, pour voir ce qui se passoit : il y avoit même de la politique à faire ce voyage.

Mais malheureusement l’esprit de mon père prit à gauche dans cette recherche. — Il ne s’attacha qu’à l’action de tirer le cordon de la sonnette, et qu’au grand coup frappé à la porte. — C’étoit agir à la manière des critiques, qui prennent tout à la lettre. En agissant donc comme eux, mon père mesura aussitôt l’intervalle qui se trouvoit entre ces deux événemens, et s’obstina si fort à en calculer le résultat, qu’il ne vit rien autre chose. — Malheureuse infirmité ! tu es commune aux plus grands mathématiciens ! Ils épuisent leurs forces sur la démonstration, et il ne leur en reste plus pour tirer le corollaire, qui pourroit cependant être utile.

L’action de tirer le cordon, et le grand coup à la porte, firent aussi de fortes impressions sur l’esprit de mon oncle ; mais ce fut pour y exciter des idées bien différentes. Quelque inconciliables qu’elles fussent, elles lui rappelèrent le souvenir d’un fameux ingénieur, du célèbre Stévinus. — Quel rapport Stévinus pouvoit-il avoir avec le bruit de la sonnette et du coup de marteau à la porte ?… C’est là un autre problème. J’en aurai bien d’autres par la suite à résoudre, et je devrois me hâter de donner la solution de celui-ci. Mais voyons auparavant ce que je dirai dans le chapitre suivant. Je sais bien que je n’en sais pas encore un mot.