Vie et opinions de Tristram Shandy/1/35

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 160-162).



CHAPITRE XXXV.

Cela est clair comme le jour.


Une heure et demie ? Quoi ! vous prétendez qu’il y a une heure et demie de lecture depuis que mon oncle Tobie a tiré le cordon de la sonnette, et qu’on a donné des ordres à Obadiah de seller le gros cheval, et d’aller quérir le docteur Slop ? Oui, je le prétends, et l’on ne peut pas dire avec raison que je n’ai pas, poëtiquement parlant, donné assez de temps à Obadiah pour aller et revenir. J’avoue, pourtant moralement et même physiquement parlant, que l’homme avoit à peine eu le temps, peut-être, de mettre ses bottes.

Mais cela ne change rien à ma thèse, et si quelqu’un y trouve à redire, si quelqu’un, sa montre à la main, a mesuré l’espace qui se trouve entre le bruit de la sonnette et le coup à la porte, s’il a trouvé par-là, comme cela peut-être, que l’intervalle n’est que de deux minutes, treize secondes, quatre tierces, qu’en résulte-t-il ? Prétendra-t-il qu’il est en droit de m’insulter, parce qu’il s’imaginera que j’ai violé l’unité ou plutôt la probabilité du temps ? Qu’il sache que c’est de la succession de nos idées que nous nous en formons une de la durée du temps et de ses simples modes. — Voilà quelle est la véritable horloge scholastique, et j’entends, comme homme de lettres, que ce soit par elle que l’on me juge. — Je récuse la juridiction de toutes les autres horloges du monde.

Il n’y a que huit milles de Shandy chez le docteur Slop ; c’est une circonstance à saisir. Voilà Obadiah qui va et revient, et les parcourt deux fois ; il ne fait que ce chemin, et moi, pendant ce temps, j’ai ramené mon oncle Tobie des environs de Namur en Angleterre, en traversant toute la Flandre. — Je l’ai tenu malade pendant près de quatre ans ; je lui ai fait apprendre trois ou quatre sciences que personne ne peut apprendre parfaitement durant toute sa vie ; je l’ai fait voyager ensuite avec le caporal Trim, dans un assez mauvais carrosse à quatre chevaux, depuis Londres jusqu’à sa petite maison dans le fond du comté d’Yorck, à près de deux cent milles de la capitale. — Il y est, et depuis long-temps. Tout cela veut dire que l’imagination du lecteur doit être préparée à l’apparition du docteur Slop sur le théâtre. J’ai pensé que cela valoit pour le moins les gambades, les airs et les mines dont on nous régale entre les actes.

Critique intraitable ! quoi ! vous n’êtes pas encore satisfait ? — Vous voulez toujours que deux minutes, treize secondes, quatre tierces, ne fassent pas davantage que deux minutes, treize secondes, quatre tierces ? J’ai dit tout ce que je peux dire sur ce point. Mes raisons pourroient dramatiquement me tirer d’embarras ; mais je sais que la circonstance est telle, qu’elle pourroit me condamner biographiquement, et faire passer mon livre pour un roman..... Non, non, il n’en sera pas ainsi. On me serre de près, mais je termine d’un seul trait toute dispute. Apprenez, mon cher critique, qu’Obadiah n’étoit pas à cinquante toises de l’écurie, lorsqu’il rencontra le docteur Slop. Le docteur Slop eut même une preuve très-désagréable de sa rencontre ; il ne s’en fallut presque rien qu’elle ne fût tragique.

Imaginez-vous que… Mais ce chapitre est déjà si long, qu’il vaut mieux en commencer un autre pour faire cette histoire.