Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/14

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CHAPITRE XIV.

Dans lequel Martin fait ses adieux à la dame de ses pensées et honore un humble individu dont il veut faire la fortune, en le plaçant sous sa protection.


La lettre, étant bien et dûment signée et cachetée, fut remise à Mark Tapley pour être portée immédiatement, s’il était possible. Mark s’acquitta si heureusement de son ambassade, qu’il réussit à revenir le soir même, au moment où l’on allait fermer la maison. Il rapportait la bonne nouvelle qu’il avait fait parvenir à la demoiselle la lettre contenue dans un petit écrit de sa façon, censé une nouvelle demande à l’effet d’être admis au service de M. Chuzzlewit. La demoiselle était descendue elle-même et lui avait dit, à la hâte et d’un air troublé, qu’elle comptait voir le gentleman le lendemain à huit heures, dans le parc de Saint-James. Alors il fut convenu entre le nouveau maître et le nouveau domestique que Mark se trouverait de très-bonne heure près de l’hôtel, pour escorter la demoiselle jusqu’au lieu du rendez-vous. Tout cela bien entendu, ils se séparèrent pour la nuit ; Martin reprit sa plume, et, avant de se mettre au lit, il écrivit une autre lettre dont nous allons parler tout à l’heure.

Le jeune homme était debout à la pointe du jour. Dès le matin il arriva au Parc, qui avait mis ce jour-là le moins agréable des trois cent soixante-cinq costumes que l’année compte dans sa garde-robe. Le temps était gris, humide, sombre et triste ; les nuages offraient une teinte aussi limoneuse que le sol ; et le brouillard, tel qu’un rideau sali, fermait la courte perspective de chaque rue, de chaque avenue.

« Un beau temps en vérité ! se dit amèrement Martin ; un beau temps pour errer çà et là, comme un voleur ! Un beau temps, en vérité, pour un rendez-vous amoureux, en plein air et dans une promenade publique ! J’ai hâte de partir le plus tôt possible pour un autre pays ; j’en ai bien assez de celui-ci !… »

Peut-être allait-il songer en même temps que, de toutes les matinées de l’année, celle-ci n’était pas non plus celle qui convenait le mieux à une jeune fille pour courir la prétentaine. Mais, en tout cas, il n’eut pas le temps de faire cette réflexion, car il aperçut miss Mary à une petite distance, et il s’empressa de courir à sa rencontre. L’écuyer de la demoiselle, M. Tapley, s’écarta en même temps discrètement, et se mit à contempler le brouillard au-dessus de sa tête avec un profond intérêt.

« Mon cher Martin ! dit Mary.

— Ma chère Mary ! » dit Martin.

Les amoureux sont de si singulières gens, que ce fut là tout ce qu’ils purent se dire d’abord, bien que Martin eût pris le bras et aussi la main de Mary, et qu’ils eussent arpenté une demi-douzaine de fois une petite allée écartée.

« Mon amour, dit enfin Martin en la contemplant avec orgueil et ravissement, si vous avez changé depuis notre séparation, ce n’a été que pour devenir plus belle que jamais ! »

Si Mary eût été une de ces demoiselles accoutumées à la menue monnaie des compliments usés du monde, elle n’eût pas manqué de repousser cet éloge avec la modestie la plus touchante ; elle eût dit à Martin : « Je sais, au contraire, que je suis devenue une véritable horreur. » Ou bien, qu’elle avait perdu toute sa beauté dans les pleurs et l’anxiété ; ou bien, qu’elle marchait tout doucement vers une tombe prématurée ; ou bien, que ses souffrances morales étaient indicibles ; ou enfin, soit par ses pleurs, soit par ses paroles lamentables, soit par un mélange des uns et des autres, elle lui eût fait d’autres révélations de ce genre et l’eût rendu aussi malheureux que possible. Mais elle avait été élevée à une école plus sévère que celle où se forme le cœur de la plupart des jeunes filles ; son caractère avait été fortifié par l’étreinte de la souffrance et de la dure nécessité ; elle était sortie des premières épreuves de la vie, tendre, pleine d’abnégation, de chaleur, de dévouement. Dès sa jeunesse, elle avait acquis (était-ce heureux pour elle ou pour lui ? nous n’avons pas à nous en inquiéter) ces nobles qualités de grandes âmes que l’on acquiert, mais souvent à ses dépens, dans le peines et les luttes qui forment les matrones. Ni ses joies, ni ses chagrins ne l’avaient amollie ou abattue ; cette affection qu’elle avait donnée de bonne heure était franche, pleine et profonde ; elle voyait en Martin un homme qui, pour elle, avait perdu sa famille et sa fortune : son unique désir était de lui témoigner son amour par des paroles cordiales et encourageantes, par l’expression d’une complète espérance et d’une confiance empreinte de gratitude ; de même qu’elle aurait cru manquer à sa tendresse, si elle avait été capable de donner une pensée aux tentations misérables que le monde pouvait lui offrir.

« Mais vous, Martin, avez-vous souffert quelque changement ? répondit-elle ; car cela m’intéresse bien plus. Vous paraissez plus inquiet, plus rêveur qu’autrefois.

— Pour cela, mon amour, dit Martin, qui enlaça la taille de la jeune fille (en regardant d’abord autour de lui pour voir s’il n’y avait pas de témoins, et après s’être bien assuré que M. Tapley étudiait plus que jamais les effets de brouillard), il serait bien étrange que je fusse autrement, car ma vie, surtout dans les derniers temps, a été bien rude.

— Je ne me le dissimule pas, répondit-elle. Croyez-vous que j’aie oublié un instant de penser à vous, à votre position ?

— Non, non, je l’espère, dit Martin. Non, j’en suis sûr ; j’ai quelque droit de le croire, Mary : car je me suis soumis à une dure série de tourments et de privations ; et naturellement cette compensation m’est bien due.

— Pauvre compensation ! dit-elle avec un faible sourire. Mais celle-là du moins, ayez-la, elle vous est acquise à jamais. Martin, vous avez payé bien cher mon pauvre cœur ; mais enfin il est tout à vous, et bien fidèlement.

— Oh ! j’en suis tout à fait certain, dit le jeune homme, sinon, je ne me fusse pas plongé dans la situation où je me trouve. Ne dites pas, Mary, que c’est un pauvre cœur ; je sais, au contraire, que c’est un riche cœur. À présent, ma chérie, il faut que je vous confie un projet qui d’abord vous fera tressaillir, mais que je n’entreprends que pour l’amour de vous. »

Il ajouta lentement en attachant un regard fixe sur ses beaux yeux noirs où se peignit une profonde surprise :

« Je pars pour l’étranger.

— Pour l’étranger, Martin ?

— Oh ! seulement pour l’Amérique. Voyez… vous faiblissez déjà !

— S’il en est ainsi, ou plutôt s’il en était ainsi, dit-elle en relevant la tête après un moment de silence, et le regardant de nouveau, ce serait du chagrin que j’éprouve à l’idée de ce que vous êtes prêt à tenter pour moi. Je n’essayerai pas de vous en dissuader, Martin : mais c’est loin, si loin ! il y a un immense océan à traverser ; si la maladie et la pauvreté sont partout des calamités cruelles, dans un pays étranger elles sont horribles à supporter. Avez-vous songé à tout cela ?

— Si j’y ai songé ! s’écria Martin, qui, dans l’expression de son amour (car vraiment il en avait), ne perdait pas un iota de sa brusquerie habituelle. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? C’est bel et bon de me dire : « Y avez-vous songé ? » ma chère ; mais vous pourriez me demander en même temps si j’ai songé à mourir de faim dans mon pays ; si j’ai songé à me faire commissionnaire pour vivre ; si j’ai songé à garder des chevaux dans les rues pour gagner chaque jour un morceau de pain. Allons, allons, ajouta-t-il d’un ton plus doux, ne penchez pas ainsi la tête, mon amour, car j’ai besoin des encouragements que peut seule me donner la vue de votre charmant visage. Voilà qui est bien : maintenant vous voilà redevenue une brave fille.

— J’essaye de l’être, répondit-elle, souriant à travers ses larmes.

— C’est déjà quelque chose que d’essayer, et chez vous cela suffit. Est-ce que je ne vous connais pas d’ancienne date ? s’écria gaiement Martin. Bien, très-bien ! À présent, je puis vous confier mes plans aussi tranquillement que si vous étiez déjà ma petite femme, Mary. »

Elle se pressa davantage encore contre son bras, et, levant vers lui la tête, elle l’invita à parler.

« Vous voyez, dit Martin, jouant avec la petite main de Mary qui était appuyée sur son poignet, vous voyez que tous mes efforts pour réussir dans mon pays ont été rendus inutiles, infructueux. Je ne vous dirai pas par qui, Mary, car cela nous affligerait tous deux. Mais ce n’en est pas moins un fait. Lui avez-vous, dans ces derniers temps, entendu parler d’un de nos parents nommé Pecksniff ? Répondez simplement à cette question.

— Je lui ai entendu dire, à ma grande surprise, que cet homme valait mieux que sa réputation.

— J’en étais sûr !… interrompit Martin.

— Et que, probablement, nous irions faire plus ample connaissance avec lui, sinon même demeurer avec lui, et, je crois, avec ses filles. Il a des filles, n’est-ce pas, mon bien-aimé ?

— Un couple, un couple délicieux, des diamants de la plus belle eau !

— Ah ! vous plaisantez !…

— C’est une plaisanterie très-sérieuse au fond, et qui me donne un profond dégoût. Il faut que vous m’ayez mis de belle humeur pour que je plaisante en parlant de M. Pecksniff, chez qui j’ai vécu en qualité d’élève, et de qui ne n’ai reçu que des affronts et des injures. Dans tous les cas, quelque intimes que puissent être vos relations avec sa famille, n’oubliez jamais ceci, Mary ; quelque démenti que semblent me donner les apparences, ne perdez jamais ceci de vue : Pecksniff est un gredin.

— Vraiment !

— Il l’est en pensée, en actions, de toute manière. Un gredin depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux. Quant à ses filles, je me bornerai à vous dire, d’après mes observations et ma conviction, que ce sont des jeunes personnes bien dressées par leur père et formées exactement sur son modèle. Mais c’est une digression qui m’éloignerait de mon sujet, si elle ne me servait de transition naturelle à ce que je veux vous confier. »

Il s’arrêta pour fixer sur elle un regard, et ayant vu, en jetant rapidement un coup d’œil autour de lui, que non-seulement il n’y avait personne dans le Parc, mais que plus que jamais Mark étudiait l’effet de brouillard, il ne se borna point à regarder les joues de Mary, mais il l’embrassa par-dessus le marché.

« Je vous disais donc que je pars pour l’Amérique, avec de grandes espérances d’y réussir et de revenir ici avant peu ; ce sera peut-être pour vous y emmener quelques années ; mais, dans tous les cas, ce sera pour vous demander en mariage. Après tant d’épreuves, j’espère que vous ne regarderez plus comme un devoir de rester près de l’homme qui ne me permettra jamais, tant qu’il pourra, de vivre dans mon pays ; c’est l’exacte vérité. Naturellement la durée de mon absence est incertaine ; mais elle ne se prolongera pas bien longtemps, vous pouvez m’en croire.

— En attendant, cher Martin…

— Voilà où j’en voulais venir. En attendant, vous entendrez souvent parler de moi. Ainsi… »

Il s’interrompit pour prendre dans sa poche la lettre qu’il avait écrite la nuit précédente, et il continua en ces termes :

« Il y a au service de ce drôle, dans la maison de ce drôle (par le mot drôle, j’entends nécessairement M. Pecksniff.) il y a une personne qui s’appelle Pinch, n’oubliez pas ce nom, un pauvre original, bizarre et simple, mais parfaitement honnête et sincère, plein de zèle, et qui a pour moi une franche amitié que je veux payer de retour un de ces jours, en l’établissant de manière ou d’autre.

— Toujours votre bonne nature d’autrefois, Martin !

— Oh ! dit Martin, cela ne vaut pas la peine d’en parler, mon amour. Il m’est très-reconnaissant et brûle du désir de me servir ; je suis donc plus que payé. Un soir, j’ai raconté à ce Pinch mon histoire et tout ce qui me concerne. Il n’a pas pris un médiocre intérêt à ce récit, je puis vous l’affirmer, car il vous connaît. Oui, je conçois que vous en rougissiez de surprise, et comme cela vous va bien ! Je voudrais vous voir toujours comme ça ! mais vous l’avez entendu toucher de l’orgue dans l’église du village où nous étions ; il vous a vue écoutant sa musique, et qui plus est, c’est vous qui l’inspiriez sans le savoir.

— Quoi ! c’était lui qui tenait l’orgue ? s’écria Mary. Je le remercie de tout mon cœur.

— C’était lui, dit Martin, et toujours gratis, bien entendu. Jamais il n’y eut garçon si naïf, un vrai enfant, mais un enfant excellent.

— J’en suis certaine, dit Mary avec chaleur ; cela doit être.

— Oh ! oui, sans nul doute, reprit Martin avec son air d’insouciance habituelle. Si bien donc que j’ai eu l’idée… Mais attendez ; si je vous lisais la lettre que je lui ai écrite et que j’ai l’intention de lui envoyer par la poste ce soir, ce serait plutôt fait. « Mon cher Tom Pinch… » C’est peut-être un peu amical, dit Martin, se rappelant tout à coup qu’il l’avait pris de plus haut avec Tom, lors de leur dernière rencontre ; mais je l’appelle mon cher Tom Pinch, parce qu’il aime cette formule et qu’il en sera flatté.

— Très-bien, dit Mary, c’est très-aimable à vous.

— Justement, c’est cela ! s’écria Martin. Il est bon de témoigner aux gens de l’affection quand on le peut ; et, comme je viens de vous le dire, c’est réellement un excellent garçon. « – Mon cher Tom Pinch, je vous adresse cette lettre sous le couvert de mistress Lupin, au Dragon bleu. Je l’ai priée en deux mots de vous la remettre sans en parler à qui que ce soit, et de faire de même pour toutes les lettres qu’elle pourrait, à l’avenir, recevoir de moi. Vous comprendrez tout de suite le motif que j’ai d’agir ainsi. – » Je ne sais pas trop, par parenthèse ce qu’il en sera, dit Martin s’interrompant ; car le pauvre garçon n’a pas l’intelligence très-vive ; mais il finira par comprendre. Mon simple motif, c’est que je ne me soucie pas que mes lettres soient lues par d’autres, et notamment par le gredin qu’il considère comme un ange.

— Encore M. Pecksniff ? demanda Mary.

— Toujours, » dit Martin.

Il reprit sa lecture :

« Vous comprendrez aisément le motif que j’ai d’agir ainsi. J’ai terminé mes préparatifs pour mon voyage en Amérique, et vous serez étonné d’apprendre que j’aurai pour compagnon de route Mark Tapley, de qui j’ai fait l’étrange rencontre à Londres et qui insiste pour se mettre sous ma protection. »

« Vous comprenez, mon amour, dit Martin, s’interrompant de nouveau, que je veux parler de notre ami qui se tient là-bas à distance. »

Mary fut charmée de ce qu’elle entendait et dirigea sur Mark un regard d’intérêt que celui-ci saisit au passage en détournant les yeux de son brouillard, et qu’il reçut avec une extrême satisfaction. Elle dit que Mark était une bonne âme, un garçon jovial, et sur la fidélité duquel on pouvait compter, bien sûr : compliments que M. Tapley résolut intérieurement de justifier, pour faire honneur aux jolies lèvres qui les avaient prononcés, dût-il faire le sacrifice de sa vie.

« Maintenant, mon cher Pinch, reprit Martin, continuant la lecture de sa lettre, je vais vous donner une grande preuve de confiance, sachant bien que je puis parfaitement me reposer sur votre honneur et votre discrétion, et n’ayant d’ailleurs personne autre à qui je puisse me fier. »

— Je ne mettrais pas cela, Martin.

— Vous ne le mettriez pas ? Eh bien ! je l’effacerai. C’est pourtant la vérité.

— Il se peut, mais le compliment ne lui semblerait pas gracieux.

— Oh ! je ne m’inquiète pas de ce que pense Tom. Il n’y a pas tant de cérémonies à faire avec lui. Cependant j’effacerai cette queue de phrase, puisque vous le désirez, et je placerai le point après ces mots : « Et votre discrétion. » Je continue : « – Non-seulement je mettrai à votre adresse toutes mes lettres à la demoiselle dont je vous ai parlé, vous commettant le soin des les lui envoyer où elle vous dira, mais encore je la confie elle-même d’une manière pressante à vos soins et à votre sollicitude, dans le cas où vous viendriez à la rencontrer en mon absence. J’ai lieu de penser que les occasions que vous aurez de vous voir ne seront ni éloignées ni rares ; et bien que, dans votre position, vous ne puissiez faire que très-peu de chose pour adoucir ses ennuis, j’ai l’intime confiance que vous ferez à cet égard tout ce qui dépendra de vous, et que vous justifierez ainsi mon espérance. – » Vous voyez, ma chère Mary, dit Martin, ce sera pour vous une grande consolation d’avoir quelqu’un, si simple qu’il soit, avec qui vous puissiez parler de moi ; et la première fois que vous causerez avec Pinch, vous verrez tout de suite que vous pouvez lui parler sans le moindre embarras. Vous ne vous sentirez pas plus gênée qu’avec une vieille bonne femme.

— Quoi qu’il en soit, répondit-elle en souriant, c’est votre ami, cela me suffit.

— Oh ! oui, certainement, c’est mon ami, dit Martin. De fait, je lui ai répété bien des fois que nous aurions toujours des égards pour lui, et que nous le protégerions ; et il a cela de bon qu’il est reconnaissant, très-reconnaissant. Vous serez contente de lui à tous égards, mon amour. Vous verrez combien il est grotesque et rococo, mais vous n’aurez pas besoin de vous gêner pour vous moquer de lui ; il ne s’en offusquera pas. Au contraire, cela lui fera plaisir.

— Je ne pense pas en faire l’expérience, Martin.

— Non, si vous pouvez vous en empêcher ; mais je crois bien que vous trouverez l’épreuve au-dessus de votre gravité. En tout cas, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Revenons à ma lettre, qui se termine ainsi : « — Sachant bien que je n’ai pas besoin de m’étendre plus longuement vis-à-vis de vous sur la nature de cette confidence, car vous êtes suffisamment édifié sur ce sujet, je me bornerai à vous dire, en vous adressant mon adieu et en appelant de mes vœux notre prochaine réunion, qu’à partir de ce moment je me charge, au milieu de mes succès futurs, de votre fortune et de votre bonheur, comme si c’était pour moi. Vous pouvez compter là-dessus. Croyez-moi toujours, mon cher Tom Pinch, votre ami dévoué, Martin Chuzzlewit. P. S. Je joins à cette lettre le montant de ce que vous avez eu la bonté de… » Oh ! dit Martin, s’arrêtant tout court et pliant la lettre, ce n’est rien ! »

En ce moment critique, Mark Tapley intervint pour faire remarquer que l’heure sonnait à l’horloge des Horse-Guards.

« Je n’en aurais pas fait l’observation, monsieur, dit-il, si la jeune dame ne m’avait pas recommandé particulièrement d’avoir bien soin de l’en avertir.

— C’est vrai, dit Mary. Je vous remercie. Vous avez parfaitement raison. Dans une minute, je serai prête à partir. Nous ne pouvons plus qu’échanger quelques mots à peine, cher Martin ; et, bien que j’aie à vous dire encore tant de choses, il faudra que je m’en abstienne, jusqu’à l’heureux jour de notre prochaine réunion. Puisse le ciel nous envoyer ce jour au plus tôt, et le plus heureux possible ! Mais je n’ai pas de crainte là-dessus.

— De la crainte ! s’écria Martin. Pourquoi en auriez-vous ? Qu’est-ce que c’est que quelques mois ? qu’est-ce qu’une année entière ? Quand je reviendrai gaiement, après m’être ouvert largement la route dans la vie, alors nous pourrons jeter un regard en arrière sur cette séparation, et trouver qu’elle fut triste. Mais maintenant ! maintenant je vous jure que je n’aurais pas voulu la voir s’accomplir sous de plus favorables auspices ; il m’en aurait trop coûté de partir, si ce n’était pas pour obéir à la nécessité.

— Oui, oui. Je pense de même. Quand partez-vous ?

— Ce soir. Nous nous dirigerons ce soir vers Liverpool. Dans trois jours, m’a-t-on dit, un vaisseau doit quitter le port. Avant un mois, peut-être serons-nous arrivés. Eh bien ! qu’est-ce qu’un mois ? Que de mois se sont écoulés depuis notre dernière séparation !

— C’est bien long, quand on y pense après, dit Mary, s’associant à sa bonne humeur, mais cela passe si vite !

— Ce n’est rien du tout, s’écria Martin. Cela va me changer de place : je verrai du pays, d’autres gens, d’autres mœurs ; j’aurai d’autres soucis, d’autres espérances. Le temps aura des ailes. Je ne crains aucune épreuve, pourvu que j’aie de l’activité. »

Il ne pensait pas seulement au chagrin qu’il laissait à la jeune fille, quand il faisait si bon marché de leur séparation, ainsi que de l’avenir monotone et de l’accablante anxiété qu’elle aurait à subir jour par jour. Quoi ! il n’y avait pas une note discordante dans ce chant de bravoure où perçait visiblement le sentiment personnel, quelque élevé qu’en fût le ton ! Mais Mary ne s’en apercevait pas. Le contraire eût mieux valu, peut-être ; mais enfin c’était comme cela. Elle prêtait l’oreille aux accents de ce cœur impétueux, qui, pour l’amour d’elle, avait rejeté comme une vile écume tous les avantages de la fortune, sans tenir compte des dangers et des privations, pourvu qu’elle fût calme et heureuse, et elle n’entendait rien de plus. Le cœur où l’égoïsme n’a pas trouvé de place pour y dresser son trône a peine à reconnaître la présence de cette passion hideuse, quand il l’a sous ses yeux. De même que, dans l’ancien temps, il fallait être soi-même possédé du démon pour voir les mauvais esprits s’emparer de l’âme des autres hommes ; de même, il y a dans le vice une fraternité qui fait que ceux qui en sont possédés se reconnaissent mutuellement dans les recoins où ils se cachent, tandis que la vertu est incrédule et aveugle.

« Le quart est passé !… cria M. Tapley, du ton de l’avertissement.

— Je vais rentrer immédiatement, dit Mary. J’ai encore quelque chose à ajouter, cher Martin. Depuis quelques minutes, vous vous êtes borné à me demander de répondre à vos questions sur un seul sujet ; mais il faut bien que vous sachiez (autrement, j’en aurais du regret) que, depuis la séparation dont j’ai été malheureusement la cause, il n’a jamais prononcé votre nom ; que jamais, même par la moindre allusion, il ne l’a mêlé à l’ombre d’un reproche, et que sa tendresse pour moi n’a pas diminué.

— Quant à ce dernier point, je lui en suis obligé, dit Martin ; pour le reste, je ne lui en sais aucun gré. Quoique, toute réflexion faite, j’aie encore à le remercier de ne pas dire un mot de moi, car je n’espère ni ne désire que, désormais, il prononce jamais mon nom ; il est possible, pourtant, qu’un jour il l’écrive, et que cette fois il le mêle à ses reproches dans son testament. À la bonne heure ! En attendant, quand je le saurai, il sera dans la tombe ; elle m’aura vengée de sa colère. Dieu l’assiste !

— Martin !… si quelquefois, à vos heures de repos, l’hiver devant le foyer, ou l’été en plein air, quand vous viendrez à entendre une douce harmonie, ou à penser à la mort, à la patrie, à votre enfance ; si, en ce moment, vous consentiez à songer seulement une fois par mois, même une fois par an à lui, ou à toute autre personne de qui vous ayez à vous plaindre, vous lui pardonneriez au fond du cœur, j’en suis sûre !

— Si je croyais qu’il en fût ainsi, Mary, répondit-il, jamais, en un pareil moment, je ne voudrais songer à lui, pour m’épargner la honte d’une aussi lâche faiblesse. Je ne suis pas né pour servir de jouet ou de pantin à un homme, encore moins à lui, à qui j’ai sacrifié ma jeunesse tout entière, pour complaire à ses désirs et à ses caprices, en retour du peu de bien qu’il m’a fait. Entre nous deux, ce ne fut qu’un troc tout pur, un marché, rien de plus ; et le plateau de la balance ne penche pas tellement en sa faveur, que j’aie besoin d’y jeter comme poids complémentaire un méprisable pardon. Il vous a défendu de jamais parler de moi, ajouta vivement Martin, je le sais. Allons, n’est-ce pas vrai ?

— Il y a longtemps de cela ; c’était immédiatement après votre séparation ; vous n’aviez pas même encore quitté la maison. Mais depuis, jamais.

— Il n’en a plus parlé, dit Martin, parce que l’occasion ne s’en est pas offerte ; mais, de toute manière c’est chose peu importante. Désormais, que toute allusion à lui soit interdite entre nous. C’est pourquoi, mon amour, poursuivit-il en la pressant contre son sein, car le moment de se séparer était venu, dans la première lettre que vous m’écrirez par la poste à New-York, comme dans toutes les autres que vous m’enverrez par l’intermédiaire de Pinch, rappelez-vous que le vieillard n’existe pas, qu’il est pour nous comme s’il était mort. Maintenant, que Dieu vous garde ! Le lieu où nous sommes est singulier pour une telle séparation ; mais notre prochaine entrevue se fera dans un lieu meilleur, pour ne plus nous séparer que dans la mort.

— Une dernière question, Martin, je vous prie. Vous êtes-vous muni d’argent pour ce voyage ?

— Si je m’en suis muni ? » s’écria le jeune homme. Autant par orgueil que dans le désir de la rassurer, il répondit : « Si je me suis muni d’argent ? Voilà une jolie question pour la femme d’un émigrant ! Comment, mon amour, pourrait-on, sans argent, voyager sur terre ou sur mer ?

— Je veux dire, en avez-vous assez ?

— Si j’en ai assez ! J’en ai plus, vingt fois plus qu’il ne m’en faut. J’en ai plein ma poche. Mark et moi, pour nos besoins, nous sommes aussi riches que si nous avions dans notre bagage la bourse de Fortunatus.

— La demie approche !… cria M. Tapley.

— Adieu, cent fois adieu !… » s’écria Mary, d’une voix tremblante.

Mais quelle triste consolation qu’un froid adieu ! Mark Tapley le savait parfaitement. Peut-être le savait-il d’après ses lectures, ou par expérience, ou par simple intuition. Il nous est impossible de le dire ; mais, de quelque façon qu’il le sût, cet instinct lui suggéra le plus sage parti qu’aucun homme ait jamais pris en pareille circonstance. Il fut saisi d’un violent accès d’éternuement qui l’obligea de tourner la tête d’un autre côté. De cette manière, il laissa les amoureux tout seuls, abrités et invisibles dans leur coin.

Il y eut une courte pause ; mais Mark eut une vague idée que les choses se passaient d’une manière très-agréable pendant ce temps. Mary parut ensuite devant lui avec son voile baissé, et l’invita à la suivre. Elle s’arrêta avant qu’ils eussent quitté l’allée, se retourna et envoya de la main un adieu à Martin. Il fit un pas vers eux en ce moment, comme s’il avait encore quelques dernières paroles à ajouter ; mais Mary s’éloigna rapidement, et M. Tapley la suivit à distance convenable.

Lorsque Mark vint rejoindre Martin dans sa chambre, il trouva ce gentleman assis tout pensif devant la grille poudreuse, les deux pieds posés sur le garde-feu, les deux coudes sur les genoux, et le menton appuyé d’une façon assez peu gracieuse sur la paume des mains.

« Eh bien ! Mark ?

— Eh bien ! monsieur, dit Mark, reprenant haleine, j’ai vu la jeune dame rentrer saine et sauve chez elle, et je m’en suis revenu très-soulagé. Elle vous envoie une quantité de choses aimables, monsieur, et ceci, ajouta-t-il en lui présentant une bague, comme un souvenir de séparation.

— Des diamants ! dit Martin, baisant la bague (rendons-lui la justice de reconnaître qu’il la baisa par amour pour Mary, sans arrière-pensée d’intérêt) et la mettant à son petit doigt. De beaux diamants !… Mon grand-père est un drôle de corps, un homme étrange, Mark. Je parie que c’est lui qui lui a donné cette bague. »

Mark Tapley croyait plutôt au fond du cœur qu’elle l’avait achetée, pour que l’imprévoyant jeune homme emportât un objet de prix qui pût lui être utile en cas de détresse ; il en était aussi sûr qu’il savait qu’il faisait jour et non pas nuit. Quoiqu’il n’eût pas plus de certitude que l’autre sur l’histoire du brillant joyau qui scintillait au doigt de Martin, il aurait bien parié, lui, que pour le payer Mary avait dû dépenser toutes ses économies ; il en était aussi certain que s’il l’avait vue compter l’argent pièce à pièce. Le bizarre aveuglement de Martin dans cette petite affaire ne pouvait s’expliquer que par le caractère du personnage, dont il soupçonna immédiatement l’égoïsme ; et, à partir de ce moment, le domestique ne se fit plus aucune illusion sur le mobile dominant de son maître.

« Elle est digne de tous les sacrifices que j’ai faits, dit Martin, se croisant les bras et contemplant les cendres du foyer, comme s’il reprenait le fil de ses idées. Elle en est bien digne. La richesse… (ici il caressa son menton et se mit à rêver) la richesse n’eût pas racheté pour moi la perte d’une si belle nature. Sans compter qu’en gagnant son affection j’ai suivi la pente de mes propres désirs et déjoué les plans intéressés de gens qui n’avaient pas le droit de me les imposer. Oui, elle est tout à fait digne, plus que digne, du sacrifice que j’ai fait, oui, oui, sans aucun doute. »

Ces réflexions arrivèrent ou n’arrivèrent pas à l’oreille de Mark Tapley : car, sans lui être adressées le moins du monde, elles ne furent pas prononcées si bas qu’il ne pût les entendre. En tout cas, Mark était resté debout à contempler Martin, laissant paraître sur ses traits une expression indicible et des plus mystérieuses, jusqu’au moment où le jeune homme se leva et regarda Mark. Alors celui-ci se retourna, comme s’il en était tout à coup avisé de certains préparatifs à faire pour le voyage, et, sans laisser échapper aucun son articulé, il fit un sourire effrayant et sembla, par une contraction de ses traits et un mouvement de ses lèvres, décharger son cœur de ce mot :

« Jovial ! … »