Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/13

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CHAPITRE XIII.

Où l’on verra ce qu’il advint de Martin et de sa résolution désespérée quand il eut quitté la maison de Pecksniff ; quelles gens il rencontra, quelles épreuves il eut à supporter, et quelles nouvelles il apprit.


Portant, sans y penser, sous son bras le livre de Tom Pinch, et n’ayant pas même boutonné son habit pour se mettre à couvert de la pluie battante, Martin continua de courir résolument du même pas précipité, jusqu’à ce qu’il eût dépassé le poteau de poste et se trouvât sur la grand’route de Londres. Même alors il ne ralentit point sa marche, mais il commença à réfléchir, à jeter les yeux autour de lui, et à dégager ses sens de l’étreinte des passions violentes qui jusque-là l’avaient dominé.

Il faut avouer qu’en ce moment ses facultés morales ou physiques n’étaient pas très-agréablement occupées. Le jour dessinait à l’est sa lueur sur une bande d’aube pluvieuse, qu’interceptaient par leur passage des nuages ternes d’où la pluie tombait en un brouillard serré et humide. Cette pluie dégouttait à travers les brindilles et les ronces des haies ; elle formait de petits ravins sur la route où elle coulait par cent , canaux, et où elle pratiquait d’innombrables rigoles qui ressemblaient à autant de réservoirs et de gouttières. Elle tombait en clapotant sur l’herbe et métamorphosait chaque sillon des champs labourés en une sorte de canal boueux. Nulle part on n’apercevait une créature vivante : le tableau présent à ses yeux ne pouvait pas être plus triste et plus désolé, quand tout le règne animal se serait délayé dans l’eau pour se répandre sur la terre sous cette forme nouvelle de boue liquide.

Le spectacle que le voyageur solitaire contemplait au-dedans de lui-même était absolument aussi gai que les scènes extérieures dont il était témoin. Pas un ami, pas d’argent. Indigné au plus haut point, profondément blessé dans sa fierté et son amour-propre, roulant des plans d’indépendance qu’il était parfaitement impuissant à réaliser, il était dans un état de perplexité qui eût réjoui le cœur de son plus mortel ennemi. Ajoutons à la liste de ses maux qu’il se sentait mouillé jusqu’à la peau et pénétré de froid jusqu’à l’âme.

Dans cette situation déplorable, il se rappela le livre de M. Pinch, plutôt parce que c’était un fardeau incommode que par l’espérance de trouver quelque soulagement dans ce cadeau d’adieu. Il regarda au dos le titre à demi effacé, et, trouvant que c’était un vieux volume du Bachelier de Salamanque, en langue française, il fulmina vingt imprécations contre l’imbécillité de Tom Pinch. Dans sa mauvaise humeur et son dépit, il était au moment de lancer au loin le livre, quand il songea à la marque que Tom avait dû faire à une page ; et, ouvrant le volume à cet endroit afin d’avoir un sujet de plus de se plaindre de lui pour avoir supposé que quelque vieille bribe de la sagesse du Bachelier pût l’égayer dans de si tristes circonstances, il trouva…

Admirable ! admirable ! c’était peu de chose, mais c’était tout ce que Tom possédait : le demi-souverain. Tom l’avait enveloppé à la hâte dans un morceau de papier qu’il avait attaché avec une épingle à la page cornée. À l’intérieur, les mots suivants avait été griffonnés au crayon : « Je n’ai pas besoin de cet argent ; si je le gardais, je ne saurais qu’en faire. »

Tom, il y a de ces mensonges sur lesquels les hommes montent au ciel, comme sur des ailes radieuses. Il y a de ces vérités froides, amères, insolentes, dont se piquent vos savants du monde, et qui vous tiennent les hommes attachés à la terre par de lourdes chaînes. Qui donc à l’heure de la mort, n’aimerait pas mieux pour s’éventer et se rafraîchir la plus petite plume d’un mensonge tel que le tien, qu’une abondante collection de ces piquants arrachés, depuis l’origine des temps, à ce porc-épic hérissé qu’ils appellent la vérité ? vérité blessante et cruelle !

Martin sentait vivement ce qui l’intéressait ; c’est ce qui fait qu’il sentit vivement le bon procédé de Tom. Au bout de quelques minutes, son esprit était remonté, et il se rappela qu’il n’était pas tout à fait dénué de ressources, puisqu’il avait laissé chez Pecksniff une belle garde-robe et qu’il portait dans sa poche une montre de chasse en or. Il trouva aussi un singulier plaisir à penser qu’il fallait qu’il fût un homme bien séduisant pour exercer tant d’empire sur Tom, à se féliciter de sa supériorité sur ce pauvre garçon, et de la certitude qu’il avait de faire beaucoup mieux que lui son chemin dans le monde. Animé par ces idées et fortifié dans son projet de tenter la fortune en pays étranger, il résolut de se rendre à Londres, du mieux qu’il pourrait, pour en faire son quartier général d’observation, et cela sans perdre un moment.

Il était à dix milles du village illustré par la résidence de M. Pecksniff, lorsqu’il s’arrêta pour déjeuner à une petite auberge située au bord de la route. Assis devant un feu vif, il ôta son habit et le mit sécher à la chaleur de la flamme. Cette auberge était bien différente de l’hôtel où il avait été régalé deux jours auparavant : elle n’étalait pas d’autre luxe que le pavé de brique dont la cuisine était garnie. Mais l’esprit se plie si vite aux exigences du corps, que cette pauvre station de charretiers était devenue aujourd’hui pour Martin un hôtel de premier ordre, tandis que la veille il l’eût dédaignée. Il lui sembla même que son omelette au lard et son pot de bière, loin d’être la détestable chère qu’il avait supposée, justifiaient pleinement l’inscription peinte sur le volet de la fenêtre et promettant « bonne nourriture pour les voyageurs. »

Il repoussa son assiette vide, et, muni d’un second pot de bière placé sur l’âtre devant lui, il se mit tout pensif à contempler le feu jusqu’à s’en faire mal aux yeux. Puis il regarda sur les murs les estampes tirées des sujets de l’Écriture sainte et enluminées de couleurs éclatantes, qui étaient bordées de petits cadres noirs comme les miroirs à barbe de cinq sols. Il vit comme quoi les Mages (qui avaient entre eux un grand air de famille) étaient en adoration devant une crèche rose ; comment l’Enfant prodigue revenait au logis en haillons rouges vers son père vêtu de violet, et se régalait par avance d’un veau vert de mer. Puis, à travers la fenêtre, il suivit de l’œil la pluie qui venait battre de biais l’enseigne accrochée à la face de la maison, et inondait la mangeoire préparée à la porte pour les chevaux de passage ; ensuite il revint à la contemplation du feu, où il poursuivit l’image d’un Londres lointain, perdu dans les débris embrasés du fagot pétillant.

Déjà il avait répété plusieurs fois ce manège, et toujours dans le même ordre, comme s’il y était obligé, quand un bruit de roues attira son attention vers la fenêtre, avant que ce fût son tour. Il aperçut une sorte de chariot léger traîné par quatre chevaux, et chargé, autant qu’il pût le reconnaître (car ce véhicule était couvert), de blé et de paille. Le conducteur, qui était seul, s’arrêta à la porte pour faire boire son attelage ; il entra ensuite, en frappant des pieds et secouant son chapeau et ses vêtements mouillés, dans la salle où Martin était assis.

C’était un gros garçon, jeune et haut en couleur, l’air éveillé et de bonne humeur. En s’approchant du feu, il toucha en manière de salut son front luisant avec l’index de son gant de cuir roidi, et dit (observation d’ailleurs assez superflue) que le temps était extraordinairement humide.

« Très-humide, dit Martin.

— Je ne sais pas si jamais j’en ai vu de plus humide.

— Je n’en ai jamais vu non plus, » dit Martin.

Le conducteur regarda le pantalon de Martin, tout taché de boue, ses manches de chemise toutes mouillées, son habit qui était à sécher au feu, et, après une pause il dit en réchauffant ses mains :

« Vous y avez été pincé, monsieur ?

— Oui, répondit brièvement Martin.

— Vous étiez à cheval sans doute ? demanda le conducteur.

— J’en aurais bien pris un, mais je n’en ai pas.

— C’est fâcheux.

— Oh ! dit Martin, s’il n’y avait que ça ! »

Or, si le conducteur avait dit : « C’est fâcheux, » ce n’était pas tant pour le plaindre de n’avoir pas de cheval que parce que Martin avait prononcé ces mots : « Je n’en ai pas, » avec le désespoir profond et le ton de mauvaise humeur que justifiait trop sa position, ce qui naturellement donnait grandement à penser à son interlocuteur. Martin plongea ses mains dans ses poches et se mit à siffler, après cette réponse, comme pour faire entendre qu’il se souciait de la fortune comme de rien du tout, qu’il n’avait pas envie de se faire passer pour un de ses favoris, quand il ne l’était pas, et qu’il se moquait pas mal d’elle, du conducteur et de n’importe qui.

L’autre le regarda une minute ou deux à la dérobée, et, cessant de se chauffer, se mit à siffler à son tour. Enfin il demanda en tournant son pouce vers la route :

« Là-haut ou là-bas ?

— Lequel des deux est là-haut ? dit Martin.

— Londres naturellement, dit le conducteur.

— Là-haut alors, » dit Martin.

Il secoua la tête ensuite avec insouciance, comme s’il eût ajouté : « Maintenant vous en savez autant que moi, » plongea plus avant encore ses mains dans ses poches, changea d’air et siffla plus fort que jamais.

« Moi, je vais là-haut, fit observer le conducteur ; à Hounslow, dix milles de Londres en çà.

— Vrai ? » s’écria Martin cessant tout à coup son exercice, et fixant un regard sur son interlocuteur.

Le conducteur arrosa de son chapeau mouillé le feu qui en siffla de colère, et répondit :

« Oui, c’est sûr.

— Eh bien alors, je vous parlerai à cœur ouvert. D’après ma mise, vous pourriez supposer que j’ai de l’argent en abondance. Je n’en ai point. Tout ce que je puis offrir pour ma place dans une voiture, c’est une couronne[1], car je n’en ai que deux. Si à ce prix vous pouvez me prendre, je vous donnerai bien encore par-dessus le marché mon gilet ou ce foulard de soie. Dans le cas contraire, marché rompu.

— Paroles courtes et bonnes, dit le conducteur.

— Est-ce qu’il vous faut davantage ? dit Martin. Je n’ai pas davantage, je ne puis donc pas donner plus ; ainsi, nous en resterons là. »

Sur quoi, il se remit à siffler.

« Est-ce que je vous ai dit que je voulais davantage ? demanda le conducteur avec une espèce d’indignation.

— Vous n’avez pas dit que mon offre fût suffisante, répliqua Martin.

— Comment eussé-je pu le dire ? vous ne m’en laissiez pas le temps. Quant au gilet, je ne voudrais, sur l’honneur, pour aucune considération, prendre le gilet de mon prochain, moins encore le gilet d’un gentleman. Mais le mouchoir de soie, c’est autre chose ; et, si vous êtes satisfait quand nous arriverons à Hounslow, je ne refuserai pas de l’accepter en cadeau.

— Alors marché conclu ? dit Martin.

— Oui, marché conclu.

— Achevons donc cette bière, dit Martin lui passant le pot et remettant gaiement son habit ; nous partirons aussitôt qu’il vous plaira. »

Dix minutes après, il avait payé sa note, qui se montait à une schelling, et s’était étendu à la tête du chariot sur une botte de paille bien sèche et bien épaisse, la bâche entr’ouverte par devant, pour causer librement avec son nouvel ami. La voiture prit sa direction avec une vitesse très-satisfaisante.

Le conducteur s’appelait William Simmons, ainsi qu’il ne tarda pas à en instruire Martin ; mais il était plus connu sous le nom de Bill. Son air florissant s’expliquait parfaitement par l’emploi qu’il occupait dans une grande maison de messagerie, où il portait les chargements qu’il allait prendre à une ferme du Wiltshire appartenant à l’entreprise. Il raconta qu’il était fréquemment en route pour ces commissions, comme aussi pour aller inspecter les chevaux malades ou au vert, et tout ce qu’il avait à dire sur le compte de ces animaux tint une large place dans son récit. Il aspirait à la dignité de cocher en pied et attendait sa nomination à la première vacance. Il était d’ailleurs musicien et avait dans sa poche un petit bugle à piston sur lequel, dès que la conversation venait à languir, il jouait le commencement d’une grande quantité d’airs, mais rien que le commencement, car il ne manquait pas de s’arrêter à la seconde partie.

« Ah ! dit Bill avec un soupir en passant sur ses lèvres le dos de sa main et remettant l’instrument dans sa poche après en avoir dévissé l’embouchure pour la sécher, c’est Lummy Ned, conducteur du léger Salisbury, qui en avait du talent musical ! C’était ça un conducteur… et qui jouait du bugle comme un ange.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda Martin.

— Mort ! répliqua l’autre avec une majesté superbe. Non pas. Vous n’attraperiez pas Ned à mourir si facilement. Non pas, pas si bête.

— Vous parliez de lui au passé, remarqua Martin, ce qui me faisait supposer qu’il n’existait plus.

— Il n’est plus en Angleterre, dit Bill. Il est parti pour les États-Unis.

— Pour les États-Unis ? répéta Martin, chez qui l’intérêt s’éveilla tout à coup. Et depuis quand ?

— Il y a cinq ans ou à peu près. Il s’était établi pour son compte dans un service de diligences, et, n’ayant pu faire ses affaires, il fila un beau jour de Liverpool sans en avoir rien dit à personne, et s’embarqua pour les États-Unis.

— Eh bien ?

— Eh bien ! comme il arrivait sans un sou vaillant, naturellement, on fut aux États-Unis très-content de le voir.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda Martin avec une certaine expression de dédain.

— Ce que j’entends ? J’entends ceci. Tous les hommes sont égaux aux États-Unis, n’est-il pas vrai ? On ne s’y inquiète donc pas de savoir si un homme a mille guinées ou n’a rien, surtout à New-York, où l’on m’a dit que Ned était allé.

— À New-York ? dit Martin devenu tout pensif.

— Oui, dit Bill, à New-York. Je le sais, parce que, dans une lettre qu’il écrivit chez nous, il disait que le vieux York revenait d’autant plus à son souvenir, qu’il y avait une différence complète entre cette ville et New-York[2]. Je ne sais pas quelle sorte de commerce Ned se mit à faire par là ; mais il écrivait que lui et ses amis ne cessaient de chanter Ale[3] Columbia et de siffler le président : ainsi, je suppose qu’il était quelque chose dans le gouvernement, ou d’un état indépendant. Depuis, il a fait fortune.

— Vrai ? s’écria Martin.

— Oui. Je le sais parce qu’il perdit tout, le lendemain, à la faillite des vingt-six banques, car il envoya un paquet de bank-notes à son père, quand il fut reconnu que les payements étaient décidément arrêtés, et il y joignait une lettre respectueuse. Je sais cela, parce qu’on les fit circuler chez nous pour nous intéresser à la misère du vieux gentleman, et lui procurer un peu de tabac par charité dans son workhouse.

— Votre Ned était un cerveau fêlé de ne point garder son argent tandis qu’il le tenait, dit Martin avec indignation.

— Vous avez raison, dit Bill, d’autant plus que cet argent étant tout en papier, il lui eût été très-facile de le conserver en en faisant un petit paquet. »

Martin ne répliqua rien, mais bientôt après il s’endormit. Son somme dura une heure et plus. Lorsque le jeune homme s’éveilla, voyant qu’il avait cessé de pleuvoir, il s’assit à côté du roulier à qui il adressa diverses questions : combien de temps cet heureux conducteur du léger Salisbury avait mis à traverser l’Océan ; à quelle époque de l’année il s’était embarqué ; quel était le nom du vaisseau sur lequel il avait fait le voyage ; combien il avait payé pour la traversée ; s’il avait souffert beaucoup du mal de mer, et ainsi de suite. Mais, sur tous ces points de détail, son ami ne possédait que peu ou point de renseignements ; et tantôt il répondait au hasard, tantôt il disait n’en avoir jamais entendu parler, ou bien il l’avait oublié. Martin eut beau revenir très-souvent à la charge, il ne put obtenir de Bill aucun éclaircissement utile sur ces particularités essentielles.

Ils trottèrent toute la journée et s’arrêtèrent si souvent, soit pour se rafraîchir, soit pour renouveler l’attelage, soit pour changer de harnais, soit pour une chose, soit pour une autre, pour le compte de l’établissement des messageries, qu’il était minuit lorsqu’ils arrivèrent à Hounslow. À peu de distance des bâtiments d’écurie où remisait le chariot, Martin mit pied à terre, paya de sa couronne le prix convenu, et força son honnête ami d’accepter le mouchoir de soie, malgré les nombreuses protestations de ce dernier, qui ne voulait pas l’en priver, protestations auxquelles ses regards de convoitise donnaient un démenti. Ensuite ils se séparèrent ; et, quand le chariot fut rentré sous la remise et qu’on eut tout fermé, Martin resta dans la rue sombre, comme un homme qui se trouve à la porte, devant le vaste monde, où il faut qu’il entre, et dont il a perdu la clef.

Mais dans cette heure d’abattement, et souvent même depuis, le souvenir de M. Pecksniff opéra sur son esprit comme un cordial, en éveillant dans son esprit une indignation qui servît à le fortifier dans sa ferme résolution. Sous l’influence de ce breuvage magique, il s’élança sans hésiter dans la direction de Londres, où il arriva vers le milieu de la nuit. Mais, ne sachant où trouver une taverne ouverte, il fut obligé de rôder jusqu’au matin le long des rues et des places de marchés.

Une heure environ avant le lever de l’aurore, il était dans les plus humbles régions du voisinage d’Adelphi. Il s’adressa à un homme coiffé d’une casquette à poil, qui était en train de retirer les ais d’une obscure hôtellerie ; il lui apprit qu’il était étranger, et lui demanda s’il pourrait obtenir un lit dans cette maison. Heureusement qu’il y avait de la place. Quoique sa chambre ne brillât point par le luxe, elle était cependant assez propre, et, en s’y installant, Martin se sentit tout à fait heureux d’y trouver la chaleur, le repos et l’oubli.

L’après-midi étant avancée lorsqu’il s’éveilla, et le temps qu’il passa à se laver, à s’habiller et à déjeuner, permit à l’obscurité de revenir. C’était ce qu’il voulait : car il y avait pour lui maintenant nécessité absolue de se séparer de sa montre en faveur de quelque obligeant prêteur sur gages ; et au besoin il eût, à cet effet, attendu jusqu’à la nuit noire, quand c’eût été le jour le plus long de l’année, et fût-il encore à jeun.

Il laissa sur son chemin plus de boules d’or[4] que n’en eurent jamais entre les mains tous les jongleurs d’Europe, dans le cours de leurs exercices réunis ; mais il ne pouvait se résoudre à donner la préférence à aucune des maisons où s’étalaient ces symboles. À la fin, il revint à une des premières maisons qu’il avait vues, et, entrant par une porte latérale dans une cour où les trois boules, avec l’inscription : « Prêts d’argent, » étaient répétées sur un sinistre transparent, il pénétra dans un de ces petits cabinets ou compartiment séparés, établis à l’usage des pratiques timides qui en étaient à leur coup d’essai. Il s’y élança, tira sa montre de sa poche, et la posa sur le comptoir.

« Sur ma vie et sur mon âme ! disait à voix basse un individu dans le compartiment voisin au commis qui était en arrangement avec lui, il faut que vous me donniez quelque chose de plus ; ajoutez quelque petite chose ; soyez donc raisonnable. Allons ! vieux Shylock, faites-moi grâce d’une demi-once de ma chaire que je vous livre ; je ne vous demande que de m’en donner deux schellings six pence. »

Martin se retourna involontairement, car il avait reconnu cette voix.

« Toujours votre vieille blague ! dit le commis roulant l’article, qui paraissait être une chemise, comme si c’était marché fait, et affilant le bec de sa plume sur le comptoir.

— Cette blague-là ne s’emplira toujours pas de tabac, dit M. Tigg, aussi longtemps que je viendrai ici. Ah ! ah ! celui-là n’est pas mauvais ! Voyons, deux schellings six pence, mon cher ami, pour cette occasion, pour cette fois-ci seulement. C’est si joli, une demi-couronne ! Deux schellings six pence, n’est-ce pas ? Va pour deux schellings six pence ! Une fois, deux fois, trois fois, en voulez-vous pour deux schellings six pence ?

— Oh ! ce n’est pas la dernière fois que vous viendrez me la mettre en gage avant qu’elle soit entièrement usée, dit le prêteur. Et encore elle a du service ; elle en est toute jaune.

— Dites plutôt, mon ami, répliqua M. Tigg, que c’est son maître qui a jauni au service, au service patriotique d’un pays ingrat. C’est convenu, n’est-ce pas, vous la prenez pour deux schellings six pence ?

— Je la prends pour deux schellings, comme toujours. C’est encore au même nom, je suppose ?

— Oui, le même, dit M. Tigg. Mes titres de noblesse sont toujours en litige et n’ont pas encore été reconnus par la Chambre des lords.

— L’ancienne adresse ?

— Pas du tout. J’ai quitté ma résidence de ville, 38, Mayfair, pour me loger au n° 1542, Park-Lane.

— Allons donc, vous savez bien que je n’inscrirai jamais cette fausse adresse, dit le commis avec une grimace.

— Vous pouvez inscrire ce qu’il vous plaira, mon ami, dit M. Tigg, cela ne changera rien à l’affaire. Les appartements du second sommelier et du cinquième valet de pied, à Mayfair, 38, étaient trop laids et trop vulgaires ; j’ai été obligé, par égard pour les bons sentiments qui honorent ces messieurs, de prendre à bail de sept, quatorze ou vingt et un ans révocable au choix du locataire, l’élégante et commode habitation de famille de Park-Lane, n° 1542. Donnez-moi seulement deux schellings, et allez-y voir ! »

Le prêteur parut tellement charmé de cette saillie, que M. Tigg lui-même ne put réprimer un certain petit air de triomphe. Il lui vint, en outre, l’idée de voir comment son voisin de compartiment accueillait la plaisanterie ; et, pour s’en assurer, il regarda par-dessus la cloison : il reconnut immédiatement Martin à la lueur du gaz.

« Que je meure, dit M. Tigg se dressant sur ses pieds, de manière que sa tête était pour le moins autant dans le compartiment de Martin que la tête de Martin lui-même, que je meure si ce n’est pas là une des rencontres les plus terriblement stupéfiantes dont il soit parlé dans l’histoire ancienne et moderne !… Comment vous portez-vous ? Quoi de neuf dans les districts agricoles ? Comment vont nos amis les P… ff ?… Ah ! ah ! David, ayez des égards particuliers pour ce gentleman, je vous prie. Il est de mes amis.

— Tenez, dit Martin présentant la montre au prêteur, donnez-moi tout ce que vous pouvez me donner là-dessus. J’ai cruellement besoin d’argent.

— Il a cruellement besoin d’argent ! s’écria M. Tigg avec une extrême sympathie. David, vous aurez la bonté de traiter de votre mieux mon ami, qui a cruellement besoin d’argent. Vous traiterez mon ami comme moi-même. Une montre de chasse en or, David, une montre à roues, à recouvrement, montée sur diamants avec quatre trous, une montre à échappement, à balancier horizontal, une montre que je garantis sur mon honneur personnel pour marcher dans la perfection, comme j’ai pu l’observer avec attention pendant bien des années et dans des circonstances bien scabreuses. »

Ici il cligna de l’œil pour faire entendre à Martin que cette recommandation allait produire un effet immense sur le prêteur.

« Eh bien, David, continua-t-il, que dites-vous à mon ami ? Ayez soin de faire honneur à la recommandation d’une pratique comme moi, David.

— Je puis vous prêter trois livres sterling là-dessus, si cela vous convient, dit confidentiellement le commis à Martin. Cette montre est très-ancienne. Je ne peux pas en donner plus.

— C’est déjà bien gentil ! s’écria M. Tigg. Deux livres douze schellings six pence, pour la montre, et sept schellings six pence pour ma recommandation. Je suis content : c’est peut-être une faiblesse, mais je suis content. Trois livres sterling, c’est entendu. Nous les prenons. Mon ami se nomme Smivey, Chicken Smivey, demeurant dans Holborn, n° 26 et demi, chambre garnie, lettre B. »

Ici il cligna encore de l’œil pour apprendre à Martin que toutes les formalités et cérémonies prescrites par la loi étaient accomplies, et qu’il ne restait plus qu’à recevoir l’argent.

En effet, c’était exact : car Martin, qui n’avait pas d’autre ressource que de prendre ce qu’on lui offrait, exprima son consentement par un signe de tête ; bientôt il sortit avec les espèces dans sa poche. Il fut rejoint à l’entrée par M. Tigg qui, en lui prenant le bras et l’accompagnant jusqu’à la rue, le félicita sur l’heureuse issue de la négociation.

« Quant à la part que j’ai eue à cette affaire, ajouta-t-il, ne m’en parlez pas. Ne me faites point de remercîments, je ne puis pas souffrir ça.

— Je n’ai nullement l’intention de vous en faire, soyez-en certain, répliqua Martin dégageant son bras et s’arrêtant.

— Vous m’obligez infiniment, dit M. Tigg. Je vous remercie.

— Maintenant, monsieur, dit Martin mordant sa lèvre, la ville est grande et nous y pouvons trouve aisément chacun un chemin différent. Si vous voulez m’indiquer quelle direction vous prenez, j’en prendrai un autre. »

M. Tigg allait ouvrir la bouche, quand Martin l’interrompit ainsi :

« D’après ce que vous avez vu tout à l’heure, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai rien à donner à votre ami, M. Slyme. Et, de même, il est parfaitement inutile pour moi de vous dire que je n’ambitionne nullement l’honneur de votre compagnie.

— Arrêtez ! s’écria M. Tigg tendant vers lui la main. Un instant donc ! Il y a un proverbe patriarcal, un proverbe à tête carrée et à longue barbe, un vrai patriarche de proverbe qui fait observer que le devoir d’un homme est d’être juste avant d’être généreux. Soyez juste d’abord, vous pourrez être généreux ensuite. Ne me confondez pas avec l’individu qui a nom Slyme. Ne m’attribuez pas pour ami le nommé Slyme, car il n’est rien moins que mon ami. J’ai été forcé, monsieur, d’abandonner l’individu que vous appelez Slyme. Monsieur, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, je suis une tulipe bien autrement distinguée dans son espèce et délicate dans sa culture, que le chou Slyme, monsieur.

— Peu m’importe, dit froidement Martin, si vous vous êtes établi vagabond pour votre propre compte, ou si vous exercez encore ce métier au profit de M. Slyme. Je désire n’avoir aucun rapport avec vous. Au nom du diable, monsieur, dit Martin qui, malgré son irritation, eut peine à réprimer un sourire en voyant M. Tigg s’adosser aux volets d’une boutique pour ajuster ses cheveux avec grand soin, quel chemin prenez-vous, que je prenne l’autre ?

— Permettez-moi, monsieur, dit M. Tigg avec une dignité subite, de vous rappeler que c’est vous… non pas moi, mais vous… je souligne vous… qui avez réduit ce petit événement aux froides et mesquines proportions d’une affaire, quand j’étais disposé à traiter les choses avec vous comme entre amis. Puisqu’il ne s’agit plus que d’une affaire, monsieur, je vous demande la permission de vous dire que j’espère recevoir comme une charité une bagatelle, juste prix de commission pour les humbles services que je viens de vous rendre dans votre négociation pécuniaire. Après les termes dans lesquels vous venez de me parler, monsieur, je ne me regarderai pas comme offensé, s’il vous plaît, que vous m’offriez au moins un demi-souverain. »

Martin tira de sa poche cette pièce d’argent et la lui lança. M. Tigg l’attrapa, la regarda pour s’assurer si elle était bonne, la fit sauter en l’air d’un coup de pouce comme les pâtissiers ambulants, et la plongea dans son gousset. Enfin il éleva son chapeau à un pouce ou deux au-dessus de sa tête, en forme de salut militaire, et, après avoir, d’un air de profonde gravité, paru chercher quelle direction il devait prendre et quel était le comte ou marquis à qui il donnerait la préférence d’une première visite, il enfonça ses mains dans les poches de ses basques et tourna le coin de la rue. Martin prit la direction opposée, enchanté de cette séparation.

C’était avec un sentiment d’humiliation profonde qu’il maudissait la mauvaise chance qu’il avait eue de rencontrer cet homme chez le prêteur sur gages. Sa seule consolation dans ce pénible souvenir, c’était l’aveu volontaire fait par M. Tigg de sa brouille avec Slyme. « Au moins, pensait Martin, ma position ne sera connue d’aucun membre de ma famille ; » car, à cette idée, il se sentait plein de honte, et son orgueil était profondément blessé. Pourtant, à priori, il y avait plutôt lieu de supposer que M. Tigg avait fait une fable, que d’attacher la moindre foi à ses paroles ; mais Martin y trouvait une apparence raisonnable de vraisemblance en se rappelant sur quel pied M. Tigg avait vécu dans l’intimité de ce gentleman, et se disait qu’il y avait une forte probabilité que le premier s’était établi à son compte pour s’affranchir de toute dépendance envers M. Slyme. Quoi qu’il en fût, Martin en conçut l’espérance : c’était déjà quelque chose.

Son premier soin, maintenant qu’il avait un peu d’argent comptant pour subvenir aux besoins du moment, fut de rester à l’hôtel dont nous avons parlé, et d’adresser à Tom Pinch une lettre en langage officiel (il savait bien qu’elle passerait sous les yeux de Pecksniff) pour le prier de lui adresser à Londres, par la diligence, ses effets bureau restant où il irait les réclamer. Une fois ces mesures prises, il employa les trois jours que la malle devait mettre à arriver, à prendre des informations sur les vaisseaux en destination pour l’Amérique, dans tous les offices des agents maritimes de la Cité ; à rôder dans les docks et les débarcadères, avec un vague espoir de trouver quelque engagement pour le voyage en qualité de commis, de subrécargue, ou de surveillant de n’importe qui ou n’importe quoi, pour payer ainsi le passage. Mais n’ayant pas tardé à reconnaître qu’il n’y avait pas apparence que ces sortes d’emplois vinssent s’offrir d’eux-mêmes, et craignant les conséquences d’un plus long retard, il rédigea un petit avis concernant l’objet de sa demande et le publia dans les principaux journaux. En attendant les vingt ou trente réponses sur lesquelles il comptait vaguement, il réduisit sa garde-robe aux plus étroites limites commandées par le convenances, et finit par porter, en différentes visites, le surplus de son trousseau à la maison de prêt, pour le convertir en argent.

Chose étrange, tout à fait étrange, même à ses propres yeux : il s’aperçut que par degrés rapides, bien qu’imperceptibles, il avait perdu sa délicatesse, le respect de sa propre dignité, et qu’il en était venu peu à peu à faire comme une chose toute simple, et sans la moindre vergogne, une démarche qui, quelques jours auparavant, lui avait tant coûté. La première fois qu’il était entré chez le prêteur sur gages, il lui semblait en route que tous les passants soupçonnaient où il allait ; et au retour, il s’imaginait que tout ce flux humain qu’il rencontrait savait d’où il venait. À présent, il ne s’inquiétait seulement pas de ce qu’on pouvait en penser ! Dans ses premières excursions à travers les rues affairées, il se donnait l’air d’un homme qui a son but devant lui ; mais bientôt il adopta cette attitude de flânerie, ce pas traînant de la paresse insouciante, cette habitude de stationner au coin des rues, de ramasser et de mâcher des brins de paille épars, d’arpenter de çà et de là la même place et de regarder aux vitrines des mêmes boutiques cinquante fois par jour avec la même indifférence. Au commencement, lorsqu’il sortait de chez lui, il éprouvait le matin, en mettant le pied hors de son misérable hôtel, la crainte d’être aperçu des passants inconnus qu’il n’avait jamais vus, et qu’il ne reverrait probablement jamais ; mais à présent, dans ses allées et venues, il ne rougissait pas de se tenir devant la porte ou de rester à se chauffer au soleil à côté du poteau hérissé du haut en bas de chevilles sur lesquelles se dandinaient les cruchons vides, comme autant de rameaux de l’arbre porte-étain. Et cependant il ne lui avait pas fallu plus de cinq semaines pour dégringoler de haut en bas tout le long de cette immense échelle !

Ô moralistes ! vous qui dissertez sur le bonheur et la dignité innés dans toutes les sphères de la vie, pour éclairer chaque grain de poussière sur la route du bon Dieu, sur cette route si douce sous la roue de vos chars, si rude pour des pieds nus, songez, en voyant la chute rapide de bien des hommes qui ont joui de leur propre estime, combien il y en a de milliers d’autres traînant leur vie pénible sous le poids de la fatigue et du travail, qui n’ont jamais eu l’occasion de savoir ce que c’est que ce respect salutaire de soi-même. Vous qui vous reposez si tranquillement sur le barde sacré qui avait été jeune avant d’accorder sa harpe sur ses vieux jours, et de chanter dans tout son enthousiasme lyrique qu’il n’avait jamais vu le juste méprisé ni les semailles perdues ; prêcheurs des plaisirs honnêtes que donne la dignité satisfaite, allez donc visiter la mine, le moulin de la fabrique, la forge, ces tristes profondeurs de la plus infime ignorance, ce dernier abîme du délaissement de l’humanité, et dites-nous s’il est possible que la plante la plus vigoureuse s’épanouisse dans un air tellement épais qu’il éteint le brillant flambeau de l’âme aussitôt qu’il s’allume ! Ô pharisiens du XIXe siècle de l’ère chrétienne, qui faites un appel si confiant à la nature humaine, veillez d’abord à ce qu’elle soit humaine. Prenez garde que, pendant votre léthargie, pendant le sommeil des générations, elle n’ait échangé sa nature première contre celle de la brute.

Cinq semaines ! Sur vingt ou trente réponses que Martin attendait, pas une n’était venue. Son argent diminuait à vue d’œil, y compris les ressources supplémentaires qu’il s’était procurées en mettant en gage ses vêtements de rechange, tristes ressources : car, si les habits coûtent cher à acheter, le prêteur n’en donne pas grand’chose. Qu’allait-il faire maintenant ? Parfois, dans un transport de désespoir, il s’élançait dehors, presque au moment où il venait de rentrer chez lui, pour retourner dans quelque endroit où il avait été déjà une vingtaine de fois, et faire de nouvelles tentatives, mais toujours aussi infructueuses. Il était beaucoup trop âgé pour s’engager comme mousse, et beaucoup trop inexpérimenté pour être admis en qualité de matelot. Son extérieur, ses manières, militaient mal d’ailleurs en faveur de toute proposition de ce genre ; et cependant il y était réduit : car, en admettant qu’il se résignât à débarquer en Amérique sans posséder un sou vaillant, il n’avait plus même maintenant de quoi payer les plus modestes frais de passage et de nourriture.

Par une de ces contradictions étranges qui se retrouvent chez la plupart des hommes, durant tout ce temps-là il n’eut jamais de doute sur la possibilité, sur la certitude même de faire sa fortune dans le Nouveau-Monde, s’il pouvait seulement y arriver. À mesure que les circonstances lui devenaient plus pressantes et que les moyens de passer en Amérique reculaient devant lui, il se réjouissait davantage de la conviction que l’Amérique était le seul endroit où il pût espérer de réussir, et se cassait la tête à penser que les émigrants qui allaient partir avant lui, lui couperaient l’herbe sous le pied et usurperaient les avantages qu’il convoitait si ardemment. Souvent il songeait à John Westlock, et, regardant partout s’il l’apercevait, il lui arriva de se promener trois jours de suite dans Londres tout exprès pour le rencontrer. Mais quoique toutes ses démarches eussent été vaines, quoique, s’il l’avait vu, il ne se fût pas fait scrupule de lui emprunter de l’argent, et quoiqu’il fût certain que John lui en eût prêté, cependant il ne put prendre sur lui d’écrire à Pinch pour lui demander l’adresse de Westlock ; car, bien qu’il aimât Tom à sa manière, comme nous l’avons vu, il ne pouvait supporter l’idée, lui qui se trouvait si supérieur à ce brave garçon, de faire de lui le marchepied de sa fortune, et d’être pour lui autre chose qu’un patron ; sa fierté se révoltait tellement contre cette idée, qu’elle le retenait même en ce moment.

Cependant il y eût cédé, nul doute même qu’il n’y eût cédé bientôt, sans une circonstance étrange et tout à fait inattendue.

Les cinq semaines s’étaient écoulées en entier, et Martin était dans une situation désespérée, lorsqu’en rentrant un soir, et pendant qu’il allumait sa chandelle au bec de gaz du comptoir avant de gravir tristement l’escalier qui menait à sa chambre, il entendit l’hôtelier l’appeler par son nom. Or, comme il n’avait pas confié son nom à cet homme, et qu’au contraire même il le lui avait soigneusement caché, il ne fut pas médiocrement surpris de cette circonstance ; il laissa paraître un tel trouble, que l’hôtelier lui dit pour le rassurer que ce n’était qu’une lettre.

« Une lettre ! s’écria le jeune homme.

— Pour M. Martin Chuzzlewit, dit l’hôtelier, lisant la suscription de cette lettre qu’il avait à la main. Heure de midi. Grand bureau. Port payé. »

Martin prit la lettre, remercia son hôte et monta l’escalier. La missive n’était pas revêtue d’un cachet, mais fermée soigneusement à la colle ; et quant à l’écriture, elle lui était inconnue. Il l’ouvrit et trouva sous l’enveloppe, sans nom, sans adresse, sans explication aucune, un billet de la banque d’Angleterre d’une valeur de vingt livres sterling.

Dire qu’il fut abasourdi d’étonnement et de plaisir ; qu’il contempla nombre de fois le billet de banque et l’enveloppe ; qu’il descendit l’escalier quatre à quatre pour aller s’assurer que le billet était bon ; dire qu’il remonta au galop afin de vérifier pour la cinquième fois s’il n’avait pas laissé sans l’apercevoir quelque bout de papier dans l’enveloppe ; dire qu’il s’épuisa et se perdit en conjectures sans pouvoir rien découvrir autre chose, sinon qu’il avait en main un billet de banque et qu’il se trouvait soudainement enrichi, ce serait bien inutile. Le résultat final fut qu’il prit le parti de s’adjuger dans sa chambre un repas confortable, mais frugal, et qu’il se mit en devoir d’aller aux provisions, après avoir ordonné qu’on lui allumât du feu.

Il acheta du bœuf froid, du jambon, du pain français et du beurre, et revint avec ses poches bien bourrées. Ce qui était moins agréable, c’est qu’en rentrant il faillit être suffoqué, tant la chambre était pleine de fumée, ce qui pouvait être attribué à deux causes : d’abord, au tuyau de cheminée, qui était naturellement mauvais ; puis, à ce qu’en allumant le feu on avait oublié quelques morceaux de mauvais sacs, qui autrefois avaient été fourrés dans la cheminée pour empêcher la pluie d’y tomber. Au reste, on avait déjà remédié à cette inadvertance en levant et soutenant le châssis de la fenêtre avec un fagot de menu bois ; si bien que, sauf le danger d’une ophtalmie ou d’une asphyxie de poumons, au demeurant, l’appartement était assez confortable.

Martin d’ailleurs n’était pas en humeur de se plaindre, les choses eussent-elles été pires encore, surtout quand il vit sur la table une pinte de porter, et qu’il eut donné ses instructions à la servante pour apporter quelque chose de chaud dès qu’il la sonnerait. Il se servit, en guise de nappe, d’une affiche de théâtre qui enveloppait la viande froide, et étendit ce vaste morceau de papier sur sa petite table ronde, en ayant soin de mettre en-dessous la partie imprimée ; puis il disposa là-dessus son couvert et son repas. Le pied du lit, qui touchait presque au feu, devait lui servir de buffet. Lorsqu’il eut achevé ces préparatifs, il tira un vieux fauteuil dans le coin le plus chaud, et s’assit pour se bien régaler.

Il avait commencé à manger avec un grand appétit, en promenant son regard autour de lui sur toute la chambre, et jouissant d’avance du plaisir de la quitter pour toujours dès le lendemain, quand son attention fut éveillée par un pas furtif qui résonna sur l’escalier, puis par un coup appliqué à la porte de sa chambre, coup léger sans doute, mais qui, en ébranlant la cloison, n’en fit pas moins sauter par la fenêtre le fagot destiné à tenir le châssis levé, et le lança dans la rue.

« C’est sans doute un renfort de charbon qu’on m’apporte, se dit Martin, entrez !

— Il n’y a pas d’indiscrétion, monsieur ? répondit une voix mâle. Votre serviteur, monsieur. J’espère que vous allez bien, monsieur. »

Martin contemplait cette figure qui s’inclinait profondément au seuil de la porte, et dont il se rappelait parfaitement les traits et l’expression sans pouvoir mettre le nom dessus.

« Tapley, monsieur, dit le visiteur : celui qui était autrefois au Dragon, monsieur, et qui fut forcé de quitter cet établissement parce qu’il avait besoin de jovialité, monsieur.

— Vraiment ! s’écria Martin. Mais comment êtes-vous venu ici ?

— Tout droit par l’allée et l’escalier, monsieur, dit Mark.

— J’entends bien ; mais comment m’avez-vous trouvé ? demanda Martin.

— Voilà, monsieur. J’ai passé auprès de vous dans la rue une ou deux fois, si je ne me trompe ; et, tandis que je regardais à la boutique tout près d’ici le bœuf et le jambon qui y sont étalés de façon à exciter l’appétit et à rendre jovial un homme affamé, je vous ai vu qui en achetiez. »

Il indiqua la table. Martin rougit et dit vivement :

« Eh bien, après ?

— Après, monsieur ? dit Mark. J’ai eu le toupet de vous suivre, et, comme je leur ai fait croire en bas que vous m’attendiez, ils m’ont laissé monter.

— Est-ce que vous êtes chargé de quelque commission, pour leur avoir dit que vous étiez attendu ? demanda Martin.

— Non, monsieur, je n’en ai pas. C’était ce qu’on peut appeler une pieuse fraude. »

Martin lui jeta un regard méfiant ; mais dans la joyeuse figure et dans les manières de ce garçon (qui avec toute sa gaieté était loin d’être indiscret et familier) il y avait un je ne sais quoi qui désarma le jeune gentleman. Celui-ci d’ailleurs avait depuis plusieurs semaines mené une vie solitaire, et une voix humaine résonnait agréablement à son oreille.

« Tapley, dit-il, je vais vous parler à cœur ouvert. Autant que j’en puis juger, et d’après tout ce que j’ai entendu raconter à Pinch sur votre compte, vous n’avez pas l’air d’être un garçon qui soyez venu ici par une impertinente curiosité ou par tout autre motif blessant. Asseyez-vous, je suis content de vous voir.

— Merci, monsieur, dit Mark. J’aime autant rester debout.

— Si vous ne voulez pas vous asseoir, je ne dis plus un mot.

— Très-bien, monsieur. Votre ordre est une loi pour moi, monsieur. Me voilà installé. »

Et en effet, Mark s’assit sur la couchette.

« Servez-vous, dit Martin, lui tendant son couteau unique.

— Merci, monsieur, dit Mark. Après vous.

— Si vous ne vous servez pas tout de suite, je ne vous laisserai rien.

— Très-bien, monsieur, dit Mark. Puisque c’est votre désir… c’est fait. »

Tout en répondant ainsi, il se servit gravement, puis se mit à manger. Martin, après s’être livré quelque temps en silence au même exercice, dit tout à coup :

« Qu’est-ce que vous faites à Londres ?

— Rien, monsieur, absolument rien.

— Comment ?

— Je cherche une place.

— Je le regrette pour vous, dit Martin.

— Je voudrais une place auprès d’un monsieur seul. S’il était de la campagne, j’aimerais mieux cela. Un homme qui serait à bout d’expédients ferait bien mon compte ; je ne m’inquiète pas des gages. »

Il prononça ces mots d’une manière si positive que Martin qui mangeait s’arrêta et dit :

« Si vous avez pensé à moi…

— Oui, monsieur, en effet, interrompit Mark.

— Vous pouvez juger, d’après le genre de vie que je mène ici, si j’ai le moyen d’entretenir un domestique. D’ailleurs, je suis au moment de partir pour l’Amérique.

— Très-bien, monsieur, répliqua Mark, que cette confidence laissa parfaitement calme ; d’après tout ce que j’ai entendu raconter, j’ose croire que l’Amérique serait un excellent pays pour m’exercer à la jovialité. »

Martin le regarda de nouveau d’un air mécontent ; mais ce fut encore un mécontentement passager, qui disparut bientôt en dépit de lui-même.

« Ma foi ! monsieur, dit Mark, il n’y a pas besoin de tant tourner autour du pot, de jouer à cache-cache, ni d’aller par trente-six chemins, lorsque nous pouvons en trois mots arriver au but. Voilà quinze jours que je ne vous perds pas de vue, et je vois bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La première fois que je vous aperçus au Dragon, je prévis que la chose arriverait tôt ou tard. Maintenant, monsieur, je suis ici sans position, je peux me passer de gages d’ici à un an ; car au Dragon, (je ne voulais pourtant pas, mais je n’ai pas pu m’en empêcher), j’ai fait quelques économies. J’ai un caprice pour les aventures désagréables : j’ai un caprice aussi pour vous ; je ne soupire qu’après une chose, c’est de me jeter à tort et à travers dans des aventures qui accableraient d’autres hommes. Voulez-vous me prendre ou me laisser là ? Vous n’avez qu’à parler.

— Comment pourrais-je vous prendre ? s’écria Martin.

— Quand je dis « prendre », ajouta Mark, j’entends par là, voulez-vous me laisser aller en Amérique ? Et quand je dis : « Voulez-vous me laisser aller en Amérique, » j’entends par là : « Voulez-vous me laisser y aller avec vous ? » Car de façon ou d’autre, j’irai toujours. À présent que vous avez prononcé le mot d’Amérique, j’ai vu parfaitement du premier coup que c’est le pays qu’il me faut pour devenir jovial. En conséquence, si je ne paye point mon passage sur le vaisseau où vous vous embarquerez, je le payerai sur un autre. Et notez bien mes paroles, si je pars seul, ce sera (pour mettre en pratique mon principe) sur la carcasse de vaisseau la plus disloquée, la plus détraquée, la plus crevassée, où il soit possible de monter gratis ou pour de l’argent. Ainsi, monsieur, si je péris en route, comme ce sera votre faute, attendez-vous à voir toujours à votre porte le revenant d’un noyé soulever le marteau pour y frapper son toc toc ; si ce n’est pas vrai, ne me croyez jamais !

— Mais ce serait une folie ! dit Martin.

— Très-bien, monsieur, répliqua Mark. Je suis enchanté de vous entendre dire ça, parce que, si vous ne voulez pas me laisser aller seul, vous aurez peut-être la conscience plus allégée en pensant que c’était une folie. Je ne veux point contredire un gentleman ; mais tout ce que je peux dire, c’est que, si je n’émigre pas en Amérique dans la plus sale coque qui viendra à sortir du port, je…

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, j’en suis sûr.

— Pardon, s’écria Mark.

— Ah ! bah ! je sais bien le contraire.

— Très-bien, monsieur, dit Mark avec le même air de parfaite satisfaction : n’en parlons plus, monsieur ; qui vivra verra. Mon Dieu ! la seule crainte que j’ai, c’est qu’il n’y ait pas grand mérite à accompagner un gentleman tel que vous, qui êtes aussi certain de percer par là qu’un vilebrequin dans du bois blanc. »

Il venait justement de toucher là Martin par son endroit sensible, ce qui lui donna un grand avantage. Martin ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcher de rendre justice à la bonne humeur de ce gaillard de Mark, qui n’avait eu besoin que de paraître dans cette petite chambre tout à l’heure si triste pour en changer l’atmosphère.

« Mais, dit-il, certainement j’ai l’espoir de faire mes affaires dans ce pays ; autrement, je n’irais pas. Qui sait si je n’ai pas ce qu’il faut pour y réussir ?

— Certainement, vous l’avez, monsieur, répliqua Mark Tapley. Qui est-ce qui ne sait pas ça ?

— Vous comprenez, dit Martin, appuyant son menton sur sa main et contemplant le feu ; l’architecture d’ornementation appliquée aux usages domestiques ne peut manquer d’être très-goûtée dans ce pays, car les habitants y changent sans cesse de résidence pour aller s’établir plus loin : or, il est clair qu’il leur faut des maisons pour y demeurer.

— Je dois dire, monsieur, fit observer Mark, que cet état de choses ouvre pour l’architecture privée une des plus joyeuses perspectives dont j’aie jamais entendu parler. »

Martin jeta sur lui un regard rapide ; il n’était pas bien sûr que cette dernière remarque n’impliquât un doute relativement à l’heureuse issue de ses plans. Mais M. Tapley mangeait son bœuf bouilli avec une bonne foi si complète, avec une sincérité d’expression telle, que Martin ne sentit plus le moindre soupçon. Il tira l’enveloppe anonyme dans laquelle avait été placé le billet de banque, la remit à Mark et fixant sur lui les yeux :

« Parlez-moi sincèrement, dit-il. Connaissez-vous ceci ? »

Mark tourna et retourna l’enveloppe ; il l’approcha de se yeux ; il la tint à la distance de la longueur de son bras ; il étudia la suscription en dessus et en dessous ; enfin il témoigna une surprise si franche de la question qui lui avait été adressée, que Martin dit en lui reprenant l’enveloppe des mains :

« Non, je vois que vous ne savez rien. En effet, comment pourriez-vous le savoir ? ce n’est pas qu’en vérité cela fût plus étonnant que le fait lui-même. Tenez, Tapley, ajouta-t-il après un moment de réflexion, je vais vous confier mon histoire, telle qu’elle est, et vous verrez alors plus clairement à quelle sorte de fortune vous allez vous enchaîner, si vous persistez à me suivre.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Mark ; mais, avant que vous commenciez votre récit, voulez-vous me promette de me prendre si je veux m’en aller avec vous ? Voulez-vous me renvoyer, moi, Mark Tapley, attaché autrefois au Dragon bleu, moi qui puis être recommandé par M. Pinch, moi l’homme qu’il faut justement à un gentleman de votre force ; ou bien, voulez-vous, en grimpant à l’échelle où vous êtes sûr de monter jusqu’en haut, me permettre d’y monter derrière vous à une distance respectueuse ? Je sais, monsieur, que la chose est sans importance pour vous, et voilà la difficulté : mais elle a beaucoup d’importance pour moi ; et je vous prie d’avoir la bonté de la prendre en considération. »

Si Mark, en parlant ainsi, avait voulu faire un second appel au côté faible de Martin, en se fondant sur l’effet qu’avait produit la première flatterie, il est certain que c’était l’acte d’un fin et adroit observateur. Quoi qu’il en soit, avec intention ou par hasard, le coup porta pleinement : car Martin, faiblissant de plus en plus, dit avec une condescendance qui lui semblait à lui-même délicieuse au delà de toute expression, après les humiliations qu’il avait récemment subies :

« Nous verrons, Tapley. Demain, vous me direz dans quelles dispositions vous serez encore.

— Alors, monsieur, dit Mark, se frottant les mains, l’ affaire est faite. À présent, racontez, monsieur, si vous voulez. Je suis tout oreilles. »

S’adossant à son fauteuil, et les yeux fixés sur le feu, ce qui ne l’empêchait pas de regarder de temps en temps Mark, qui, dans ces mêmes moments, avait soin de hocher la tête pour témoigner de son vif intérêt et de sa profonde attention, Martin fit connaître les principaux points de son histoire, ainsi qu’ils les avait racontés à M. Pinch, quelques semaines auparavant. Seulement, il jugea à propos de les adapter à l’intelligence de M. Tapley : à ce point de vue, il glissa sur son affaire d’amour, et se borna à la mentionner en quelques mots. Ici, cependant, il avait compté sans son hôte : car cette partie du récit intéressa au plus haut degré Mark Tapley, qui ne put s’empêcher de lui adresser plusieurs questions à ce sujet. Ce qui le justifiait jusqu’à un certain point de pendre cette liberté, c’est qu’il avait vu au Dragon bleu la jeune personne, d’après ce que lui dit Martin lui-même.

« Et je réponds qu’il n’existe pas une seule demoiselle dont l’amour pût faire plus d’honneur à un gentleman, dit Mark avec énergie.

— Oui ! dit Martin, ramenant son regard vers le feu ; et encore, vous l’avez vue quand elle était malheureuse. Si vous l’aviez connue au temps passé…

— Assurément, monsieur, elle était un peu abattue et plus pâle que je ne l’aurais souhaité, mais elle n’en était pas plus mal pour ça. Je l’ai trouvée mieux encore après son retour à Londres. »

Martin détourna ses yeux du feu, se mit à regarder fixement Tapley comme s’il pensait qu’il venait de lui prendre une attaque de folie, et lui demanda ce qu’il voulait dire.

« Excusez-moi, monsieur, répondit Mark. Je n’ai pas voulu dire qu’elle fût plus heureuse, mais que je l’avais trouvée encore plus jolie.

— Enfin, est-ce que vous entendez dire par là qu’elle soit venue à Londres ? s’écria Martin en se levant avec impétuosité, et repoussant en arrière son fauteuil.

— Sans doute, répondit Mark, qui se leva tout stupéfait du lit sur lequel il était resté assis.

— Voulez-vous me dire qu’elle est actuellement à Londres ?

— Très-probablement elle y est, monsieur. J’ai voulu dire qu’elle y était la semaine dernière.

— Et vous savez où elle demeure ?

— Oui ! s’écria Mark. Eh bien, quoi ? est-ce que vous ne le savez pas ?

— Mon cher ami !… s’écria à son tour Martin en le saisissant par les deux bras ; je ne l’ai pas revue depuis que j’ai quitté la maison de mon grand-père.

— Eh bien alors, dit vivement Mark, appliquant sur la petite table avec son poing fermé un coup si vigoureux, que les tranches de bœuf et le jambon dansaient dessus, tandis que, par une contraction de plaisir, tous les traits du brave garçon semblaient être remontés jusqu’à son front pour n’en plus redescendre ; s’il n’était pas écrit que le sort m’a fait naître pour être votre domestique, il n’y a jamais eu de Dragon bleu. Pendant que je rôdais çà et là autour d’un vieux cimetière de Londres, pour entretenir ma jovialité, n’ai-je pas vu votre grand-père qui s’y est traîné en tous sens, durant près d’une mortelle heure ? Ne l’ai-je pas guetté comme il entrait dans la pension bourgeoise du Commerce tenue par Todgers ; ne l’ai-je pas aperçu qui en sortait ; ne l’ai-je pas suivi quand il est revenu à son hôtel ; n’y ai-je pas été ; ne lui ai-je pas dit que, s’il voulait, je payerais pour le servir, comme je l’avais déjà dit avant de quitter le Dragon ? La jeune personne n’était-elle pas assise auprès de lui, et ne se mit-elle pas à rire d’une manière charmante à voir ? Votre grand-père ne dit-il pas : « Revenez la semaine prochaine ; » et n’y retournai-je pas la semaine d’après ? et ne dit-il pas qu’il ne pouvait plus se décider à se fier à personne, et que, par conséquent, il ne pouvait pas m’engager ? mais en même temps, ne me donna-t-il pas un pourboire, et un fameux ?… Eh bien, s’écria M. Tapley avec un mélange comique de plaisir et de chagrin, quel mérite y a-t-il pour un homme à être jovial dans de telles circonstances ? Est-ce qu’on pourrait s’en empêcher quand les choses nous servent à gré ? »

Pendant quelques instants, Martin demeura à le contempler, comme s’il doutait réellement du témoignage de ses propres sens et qu’il ne pût se persuader que celui qui était là, devant lui, fût bien Mark en personne. Enfin il lui demanda si, dans le cas où la jeune fille serait encore à Londres, il croyait pouvoir s’arranger pour lui remettre secrètement une lettre.

« Si je le peux !… s’écria Mark. Je crois bien ! Allons, asseyez-vous, monsieur. Écrivez, monsieur. »

En parlant ainsi, Mark débarrassa la table par ce procédé sommaire qui consiste à fourrer tout par terre devant le foyer ; il prit sur la tablette de la cheminée tout ce qui était nécessaire pour écrire ; il établit en face le fauteuil de Martin, et le contraignit à s’y asseoir ; puis il plongea une plume dans l’écritoire, et la lui mit dans la main.

« Allons, monsieur, à la besogne ! cria-t-il. Ferme, monsieur ! Écrivez-moi ça de bonne encre, monsieur ! Si je crois pouvoir remettre la lettre ! Je vous en réponds. Hardi, monsieur ! »

Sans se faire presser davantage, Martin se mit à l’œuvre avec ardeur ; tandis que maître Tapley, s’installant sans autres formalités dans ses fonctions de domestique et de factotum, ôtait son habit et se mettait à nettoyer le foyer et à tout ranger dans la chambre, en se parlant à demi-voix durant tout ce temps.

« Un logement parfait pour la jovialité ! se disait-il en se frottant le nez avec le bouton de la pelle à feu, et promenant son regard autour de la chambre délabrée ; à la bonne heure ! La pluie y tombe à travers le toit. Voilà ce que j’aime. Un lit vermoulu, je parie, tout peuplé de vampires, sans doute. Allons ! mon esprit se retrempe. Voici un bonnet de nuit tout en loques. Bon signe. Ça marchera bien ! … Holà ! hé ! Jane, ma chère, appela-t-il du haut de l’escalier, montez pour mon maître ce grand verre de grog bouillant que vous étiez en train d’apprêter quand je suis arrivé. » Puis, s’adressant à Martin : « C’est bien, monsieur. Dites tout ce qui vous passera par la tête. Soyez bien tendre, monsieur, s’il vous plaît. Ne craignez pas d’y mettre trop de sentiment, monsieur ! »


  1. Six francs.
  2. Nouvel York
  3. Ale Columbia, de l’Ale Colombie, pour Hail Columbia, salut, Colombie : calembourg en anglais.
  4. Enseigne des maisons de prêt.