Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/12

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CHAPITRE XII.

On verra à la longue, sinon tout de suite, que ce chapitre intéresse fortement M. Pinch et d’autres personnes. — M. Pecksniff rétablit les droits de la vertu outragée. — Le jeune Martin Chuzzlewit prend une résolution désespérée.


Sans s’occuper du temps qu’il faisait, M. Pinch et Martin s’étaient établis à l’aise dans la maison de Pecksniff, et chaque jour venait resserrer leur amitié mutuelle. Martin, qui avait à la fois, et à un degré remarquable, la facilité de l’invention et celle de l’exécution, poussait vigoureusement son plan de collège ; et Tom ne cessait de répéter que, s’il y avait quelque certitude dans les choses de ce monde, pour peu qu’on pût compter sur l’impartialité des juges humains, un dessin si neuf d’effet et si rempli de mérite ne saurait manquer d’obtenir le premier rang, lorsque le moment du concours serait arrivé. Sans pousser aussi loin la confiance, Martin ne laissait pas que de se repaître d’une espérance anticipée, ce qui ne l’en rendait que plus ardent, plus persévérant dans sa tâche.

« Si jamais je devenais un grand architecte, mon cher Tom, dit un jour le nouvel élève, en se mettant à une petite distance de son dessin qu’il contemplait avec infiniment de complaisance, savez-vous quelle est l’une des choses que je voudrais bâtir ?

— Eh bien ! s’écria Tom, qu’est-ce ?

— Ce serait votre fortune.

— Vraiment ?… dit Tom Pinch, aussi charmé qui si la chose était déjà faite. Vous auriez cette obligeance ? C’est bien aimable à vous de parler ainsi.

— Oui, Tom, répliqua Martin, je la bâtirais sur des fondations tellement solides qu’elle durerait toute votre vie, et toute la vie de vos enfants, et celle de leurs enfants après eux. Je serais votre patron, Tom. Je vous prendrais sous ma protection. Allez voir que quelqu’un s’avisât de faire mauvais accueil à un homme qu’il me plairait de protéger, de patronner, une fois que je serais arrivé au pinacle !…

— Sur ma parole, dit M. Pinch, je ne crois pas que jamais rien m’ait fait autant de plaisir. Non, en vérité.

— Oh ! je le dis comme je le pense, reprit Martin, d’un air dégagé et libre vis-à-vis de son compagnon, pour ne pas dire d’un air de commisération, comme s’il était déjà le premier architecte en service ordinaire de toutes les têtes couronnées de l’Europe. Je ferais ce que je vous promets ; je m’occuperais de vous.

— Je crains bien, dit Tom en hochant la tête, de n’être jamais assez habile pour qu’on s’occupe de moi.

— Bah ! bah ! répliqua Martin. Il n’est pas question de cela. Si je me mets en tête de dire : « Pinch est un brave garçon ; je porte intérêt à Pinch, » je voudrais bien savoir qui se permettrait de me faire de l’opposition. D’ailleurs, à part même cette considération, vous pourriez m’être utile de cent manières.

— Si je n’arrivais pas à vous être utile, d’une manière ou d’une autre, ce ne serait toujours pas faute de l’avoir tenté. »

Martin réfléchit un moment.

« Par exemple, vous seriez parfait pour voir si l’on exécute exactement mes idées, pour surveiller les progrès des travaux avant qu’ils fussent arrivés au point où j’aurais à m’en occuper personnellement ; en un mot, pour faire bien marcher les choses. Vous seriez magnifique pour montrer aux gens mon atelier, pour les entretenir d’art et autres sujets semblables, quand je serais occupé : car il serait diablement avantageux, mon cher Tom, (je parle sérieusement, je vous le jure) d’avoir auprès de soi un homme de votre expérience, au lieu de quelque mâchoire comme on en voit tant. Oh ! j’aurais soin de vous, et vous me seriez fort utile, soyez en certain ! »

Dire que Tom n’avait nullement la prétention de devenir premier violon dans l’orchestre du monde, mais qu’il se serait estimé heureux qu’on lui confiât la cent cinquantième partie ou à peu près dans le grand concerto, c’est donner une idée insuffisante de sa modestie. Aussi fut-il enchanté de ces châteaux en Espagne !

« Naturellement, mon cher Tom, dit Martin, je serais alors marié avec elle. »

Quelle fut l’impression qui frappa soudain Tom Pinch, au milieu même du paroxysme de la joie ? d’où vint que le sang monta à ses joues candides, et qu’un sentiment de remords gagna son cœur loyal, comme s’il ne se croyait plus digne de la bienveillance de son ami ?…

« Oui, je serais alors marié avec elle, reprit Martin qui, en souriant, leva ses yeux au ciel ; et j’espère bien que nous aurions des enfants autour de nous. Nos enfants vous aimeraient, Tom. »

M. Pinch ne répondit rien. Les mots qu’il eût voulu prononcer expirèrent sur ses lèvres, pour aller retrouver une vie plus immatérielle dans des pensées d’abnégation personnelle.

« Tous les enfants vous aiment, Tom, et naturellement les miens vous aimeraient aussi. Peut-être bien donnerais-je votre nom à l’un d’eux. Tom ! ce n’est pas du tout un nom désagréable… Thomas Pinch Chuzzlewit !… T. P. C. en initiales sur ses blouses. Vous n’y verriez pas de mal, n’est-ce pas ? »

Tom fit un petit cri de la gorge et sourit.

« Elle aurait de l’amitié pour vous, Tom, j’en suis certain.

— Vrai ?… s’écria Pinch d’une voix étouffée.

— Je puis vous dire exactement ce qu’elle penserait à votre égard, ajouta Martin, appuyant son menton sur sa main, et regardant la croisée, comme s’il lisait à travers les vitres les paroles mêmes qu’il prononçait. Je la connais si bien ! Souvent, Tom, elle commencerait par sourire quand vous viendriez à lui parler ou quand elle viendrait à vous regarder, et je vous réponds qu’elle ne s’en gênerait pas, mais cela vous serait bien égal. Le plus charmant sourire que vous ayez jamais vu !

— Bien, bien, dit Tom, cela me serait bien égal.

— Elle serait aussi attentive pour vous, Tom, que si vous étiez vous-même un enfant. Et en effet, à certains égards, vous en êtes un, avouez-le, Tom. »

M. Pinch témoigna par un geste de son assentiment complet.

« Toujours elle serait gracieuse, toujours de bonne humeur, satisfaite de vous voir ; et, lorsqu’elle saurait exactement quelle sorte d’homme vous êtes (ce qu’elle ne tarderait pas à reconnaître), elle vous donnerait une foule de petites commissions, sous prétexte de vous demander quelques petits services, mais au fond, pour vous être agréable, parce qu’elle n’ignorerait pas que vous brûlez du désir de les rendre : de manière à vous laisser croire que vous lui faites plaisir, quand ce serait elle qui vous ferait plaisir, au contraire. Elle s’accommoderait d’une façon merveilleuse à votre nature ; elle vous comprendrait avec infiniment plus de tact et de pénétration que je ne saurais jamais le faire ; et souvent il lui arriverait de dire que vous êtes un brave garçon, bien doux, bien innocent, plein de bonne volonté. »

Quel silence gardait Tom Pinch !

« En souvenir de notre bon vieux temps, poursuivit Martin, et de ce qu’elle vous a entendu toucher (pour rien) de l’orgue dans la petite et humide église de ce village, nous aurons un orgue dans la maison. Je construirai une salle de musique sur un plan de ma façon ; à l’une des extrémités, nous y placerons votre orgue dans un réduit spécial. C’est là, Tom, que vous jouerez jusqu’à ce que vous en soyez fatigué ; et, comme vous aimez à jouer au milieu de l’obscurité, nous nous arrangerons pour que cela soit obscur. Souvent, par un soir d’été, elle et moi nous viendrons nous y asseoir pour vous écouter, Tom, soyez-en bien sûr ! »

Il fallut, de la part de Tom Pinch, un plus grand effort pour quitter sa chaise et aller presser les deux mains de son ami, en ne laissant paraître sur son visage que l’expression de la sérénité et de la reconnaissance ; il lui fallut, disons-nous, un plus grand effort pour accomplir de bon cœur cet acte tout simple, qu’il n’en faut aux héros pour faire mainte et mainte prouesse à grand renfort des sonores fanfares de la trompette équivoque de la Renommée. Nous disons équivoque : car, à force de planer au-dessus des scènes de carnage, la fumée du sang répandu et la vapeur de la mort ont rouillé les clefs de ce brave instrument, dont les notes ne sont plus guère justes ni harmonieuses.

« Ce qui prouve la beauté de la nature humaine, dit Tom, s’effaçant dans ce sujet avec un désintéressement tout à fait caractéristique, c’est que chacun de ceux qui viennent ici, comme vous y êtes venu, me témoigne plus de considération et d’amitié que je ne pourrai m’y attendre, fussé-je la créature la plus présomptueuse qu’il y eût au monde, ou que je ne pourrais l’exprimer, fussé-je le plus éloquent des hommes. Réellement, cela me confond. Mais croyez bien que je ne suis pas un ingrat, que jamais je n’oublierai vos bontés, et que si je puis, un jour, vous donner une preuve de la sincérité de mes paroles, je vous la donnerai.

— Très-bien, dit Martin, s’adossant à sa chaise, les mains dans les poches et bâillant effroyablement. C’est parler à merveille, Tom ; mais je suis chez Pecksniff, je m’en souviens, et peut-être en ce moment me trouvé-je à un mille ou plus de la grande route de la fortune… Ainsi donc, ce matin, vous avez reçu des nouvelles de… Comment diable s’appelle-t-il, hein ?

— Qui voulez-vous dire ? demanda Tom, comme s’il protestait doucement dans l’intérêt de la dignité d’une personne absente.

— Vous savez bien. Quel est donc son nom ? Nord-Clef !

Westlock, répondit Tom, d’un accent plus animé que d’ordinaire.

— Ah ! c’est cela, dit le jeune homme ; Westlock. Je savais bien que c’était quelque chose qui tenait des points cardinaux et d’une porte[1]. Eh bien, que vous chante Westlock ?

— Il est entré en jouissance de son héritage, répondit Tom, hochant la tête et souriant.

— C’est un heureux chien, dit Martin. Je voudrais bien être à sa place. Est-ce là tout le secret que vous aviez à me communiquer ?

— Non ; ce n’est pas tout.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda Martin.

— Oh ! ce n’est nullement un mystère, et ça ne vous fera pas grand’chose. Mais moi, cela m’est bien agréable. John avait coutume de dire, du temps qu’il demeurait ici : « Notez mes paroles, Pinch. Quand les exécuteurs testamentaires de mon père auront craché au bassin… » Il employait çà et là d’étranges expressions, mais c’est sa manière.

— Cracher au bassin est une excellente expression, observa Martin, quand ce n’est pas vous qui le faites. Eh bien ?… que vous êtes lent, Pinch !

— Oui, je sais que je le suis, dit Tom ; mais vous me donnerez sur les nerfs si vous me pressez trop. Je crains déjà que vous ne m’ayez fait perdre le fil de mes idées, car je ne sais plus où j’en étais.

— Quand les exécuteurs testamentaires du père de Westlock auront craché au bassin… dit Martin d’un ton d’impatience.

— C’est cela, oui, c’est cela. « Alors, me disait John, je vous donnerai un dîner, Pinch, et je viendrai pour cela tout exprès à Salisbury. » Quand John m’écrivit dernièrement, le matin même du départ de Pecksniff, vous savez, il m’apprit que ses affaires étaient sur le point d’être terminées, et me demanda de lui fixer un jour de rendez-vous à Salisbury, vu qu’il était au moment de recevoir son argent. Je lui écrivis en lui marquant que ce serait pour le jour de cette semaine qu’il lui plairait ; en outre, je lui appris qu’il y avait ici un nouvel élève, un brave garçon, et que nous étions bons amis. Là-dessus, John m’a écrit de nouveau la lettre que voici… (Tom exhiba cette lettre). Il me fixe le rendez-vous pour demain ; il vous envoie ses compliments ; il exprime le vœu que nous ayons le plaisir de dîner ensemble tous trois, non à l’auberge où vous et moi nous nous sommes rencontrés la première fois, mais au premier hôtel de la ville. Lisez vous-même.

— Fort bien, dit Martin, jetant un coup d’œil sur la lettre avec sa froideur habituelle. Je lui suis très-obligé. J’accepte l’invitation. »

Tom eût souhaité de le voir un peu plus surpris, un peu plus charmé, un peu plus ému de ce grand événement. Mais Martin était parfaitement calme et, reprenant son sifflement favori, il revint à son plan de collège, comme si de rien n’était.

Le cheval de M. Pecksniff était considéré comme un animal sacré, qui ne pouvait être conduit que par lui seul, lui, le grand prêtre du temple, ou par quelque personne qu’il commît nominativement, dans sa haute confiance, à remplir cette mission. Aussi les deux jeunes gens se déterminèrent-ils à se rendre à pied à Salisbury ; ce qui, au bout du compte, valait mieux que de voyager dans le cabriolet, par ce temps froid et rude.

Si cela valait mieux ! je crois bien. Cette bonne course, favorable à la gaieté et à la santé, cette course de quatre milles au moins à l’heure, était bien préférable à ce vieux et rustique cabriolet sautant, cahotant, craquant, étourdissant. Il n’y avait pas de comparaison possible, et ce serait faire injure au voyage pédestre que de l’assimiler au voyage en cabriolet. Trouvez-moi un exemple d’un cabriolet qui ait jamais fait circuler le sang d’un homme, à moins que ce ne soit en mettant le malheureux en grand danger d’avoir le cou rompu, et en lui occasionnant par là des bourdonnements et une chaleur insupportable dans les veines, dans les oreilles et le long de l’épine dorsale, sensation plus saisissante qu’agréable ! Jamais cabriolet a-t-il éveillé chez quelqu’un l’esprit et l’énergie, à moins que le cheval ne prît le mors aux dents et ne se mît à descendre follement une côte escarpée terminée par un mur de roche ? circonstance désespérée qui forçait le gentleman enfermé dans la voiture à tenter quelque manière nouvelle et inouïe de se laisser glisser par derrière. Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? je crois bien !

L’air est froid, mon brave Tom ; c’est vrai, impossible de le nier ; mais eût-il été plus agréable dans le cabriolet ? Le feu du noir forgeron jette une vive clarté et lance en haut son jet de flamme, comme pour tenter les passants ; mais eût-il offert moins de séduction, vu à travers les humides carreaux d’un cabriolet ? Le vent souffle violemment, piquant le visage du courageux voyageur qui lutte contre lui, l’aveuglant avec ses propres cheveux s’il en a assez pour cela, ou, s’il n’en a pas, avec la poussière glacée du chemin ; lui coupant la respiration, comme si on le plongeait dans un bain russe ; écartant brusquement les vêtements qui l’enveloppent et pénétrant jusqu’à la moelle de ses os : mais tous ces désagréments n’eussent-ils pas été pires cent fois en cabriolet ? Nargue des cabriolets !

Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? par exemple ! Où avez-vous jamais vu des voyageurs, cahotés par les roues et secoués par le sabot des chevaux, avoir comme nos deux camarades les joues chaudes et vermeilles ? Où avez-vous jamais entendu des voyageurs faire résonner de plus bruyants éclats de rire, quand ils sont forcés de pivoter sur eux-mêmes devant les rafales plus violentes qui viennent soudain les assaillir ? lorsqu’ensuite, se retournant après le passage des tourbillons, ils s’élancent de nouveau avec une telle ardeur qu’il n’y a rien de comparable, sauf la gaieté qui en est la conséquence ? Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? … Tenez, voici justement un homme qui suit en cabriolet la même route. Voyez-le prendre son fouet de la main gauche, réchauffer les doigts engourdis de sa main droite en les frottant sur sa jambe non moins froide, et frapper contre le marchepied ses orteils glacés comme le marbre. Ah ! ah ! ah ! qui donc voudrait changer ce flux rapide du sang dans les veines pour cette circulation stagnante des esprits vitaux, quand il s’agirait d’aller vingt fois plus vite ?

Si cela vaut mieux qu’un cabriolet ? Mais quel intérêt voulez-vous qu’un homme qui va en cabriolet prenne aux bornes milliaires, je suppose ? Un homme qui va en cabriolet ne saurait ni regarder, ni penser, ni sentir comme ceux qui se servent gaiement de leurs jambes. Voyez le vent qui rase ces collines glacées ; comme il marque son passage par des teintes sombres fortement accusées sur l’herbe, et des ombres légères sur les hauteurs ! Contemplez de tous côtés cette plaine nue et gelée, et puis vous me direz si, même par un jour d’hiver, ces ombres ne sont pas belles ! Hélas ! c’est justement la condition de tout ce qu’il y a de beau dans la nature. Les plus charmantes choses en ce monde, brave Tom, ne sont que des ombres ; elles vont et viennent, elles changent et s’évanouissent rapidement, aussi rapidement que celles qui passent en ce moment devant tes yeux.

Un mille encore, et alors la neige commence à tomber. La corneille qui effleure la terre pour se tenir sous le vent semble une tache d’encre sur le paysage blanchi. Mais, bien que la neige les tourmente et gêne leur marche, alourdissant leurs manteaux et se congelant dans les cils de leurs yeux, ils ne voudraient pas la voir moins abondante ; non, ils n’en voudraient pas perdre un flocon, quand ils auraient à faire une vingtaine de milles. Et, tenez ! ne voilà-t-il pas que les tours de la vieille cathédrale se dressent maintenant devant eux ! peu à peu ils pénètrent dans les rues étroites, que le blanc tapis dont elles sont revêtues a rendues étrangement silencieuses ; ils arrivent à l’hôtel où les appelle leur rendez-vous. Là ils présentent au garçon grelottant des mines si écarlates, si enflammées, si vigoureuses, que le garçon reste stupéfié de les voir et, ne se sentant pas de force à leur tenir tête, tout frais ou plutôt tout rassis qu’il est de l’ardent foyer du café, pâlit à côté d’eux et ne sait plus que dire.

Un fameux hôtel ! La salle est un vrai bosquet de gibier et de quartiers de mouton qui se dandinent d’un air si appétissant ! À l’un des angles, se trouve une glorieuse office avec des portes vitrées derrière lesquelles s’étalent des volailles froides et des aloyaux généreux, et des tartes aux conserves de groseille framboisée qui se retranchent, comme il convient à de si excellentes choses, sous l’abri d’un treillage de pâtisserie. Au premier étage, au fond de la cour, dans une chambre où les rideaux de croisée sont hermétiquement fermés, où un grand feu remplit à demi la cheminée devant laquelle chauffent des assiettes, où brillent bon nombre de bougies et où la table à trois couverts est mise avec de l’argenterie et des verres pour trente personnes, qui est-ce qu’on voit ?… John Westlock. Non plus l’ancien John de chez Pecksniff, mais un véritable gentleman. Ce n’est plus du tout le même homme : il a un bien plus grand air, ma foi ! sa contenance est celle du gentleman qui se sent son maître et qui a de l’argent à la banque. Et cependant, à certains égards, c’est encore le vieux John d’autrefois : car, en voyant paraître Tom Pinch, il lui prend les deux mains et les étreint avec sa cordialité habituelle.

« Et monsieur est sans doute M. Chuzzlewit ? dit John ; enchanté de le voir ! »

John avait naturellement des manières dégagées. Aussi lui et Martin se serrèrent-ils chaudement la main et furent-ils tout de suite bons amis.

« Attendez un moment, Tom, s’écria l’ancien élève, en posant ses mains sur l’une et l’autre épaule de M. Pinch qu’il tint à distance de la longueur du bras ; laissez-moi vous regarder. Toujours le même ! Pas le moindre changement !

— Mais il n’y a déjà pas si longtemps, il me semble, dit Tom Pinch.

— Il me semble à moi qu’il y a un siècle, et cela devrait vous sembler de même, coquin que vous êtes. »

En même temps il poussa Tom vers le meilleur fauteuil, et l’y fit tomber si brusquement, selon la vieille habitude qu’il en avait dans leur vieille chambre à coucher de la vieille maison Pecksniff, que Tom Pinch se demanda d’abord s’il devait rire ou pleurer. Le rire l’emporta, et tous trois alors se mirent à rire de concert.

« J’ai, dit John Westlock, commandé pour le dîner tout ce que nous avions l’habitude de souhaiter…

— Vrai ! dit Tom Pinch, vous avez commandé…

— Tout. Tâchez, si cela vous est possible, de ne pas rire devant les garçons. Je ne pouvais pas m’en empêcher, moi, quand j’ai fait la carte. C’est comme un rêve. »

En cela John se trompait : car personne assurément ne rêva jamais un potage tel que celui qui bientôt fut mis sur la table ; ni de tels poissons, ni de tels entremets ; ni de telles entrées, ni un tel dessert ; ni une telle série d’oiseaux et de friandises ; rien en un mot qui approchât de la réalité de ce festin à dix schellings six pence par tête, sans compter les vins. Quant aux liquides, l’homme qui eût pu se procurer en rêve tant de champagne frappé, tant de claret, tant de porto ou tant de xérès, eût mieux fait d’aller se mettre au lit pour en rêver et d’y rester.

Mais le plus beau trait peut-être du banquet, c’est que personne ne s’étonnait autant que John lui-même à l’apparition de chaque plat. Dans l’excès de sa joie, il laissait échapper sans cesse de nouveaux éclats de rire ; et puis, vite, il s’efforçait de reprendre un sérieux extraordinaire, de peur que les garçons ne vinssent à penser qu’il n’était pas habitué à pareil régal. Il y avait des choses qu’on lui apportait à découper, qui étaient si terriblement amusantes, qu’il n’y avait pas moyen d’y tenir ; et quand Tom Pinch insista, malgré l’officieux avis d’un garçon, non-seulement pour briser avec une cuiller à ragoût la muraille d’un grand pâté, mais encore pour essayer de ne pas en laisser une miette, John perdit toute contenance et allant s’asseoir, à l’autre bout de la table, derrière le vaste surtout, il y poussa un hurlement joyeux qu’on put entendre de la cuisine. Au reste, il n’hésitait pas le moins du monde à rire aussi de lui-même, comme il le prouva quand ils furent réunis tous les trois autour du feu et qu’on eut posé le dessert sur la table. En ce moment, le premier garçon demanda avec une respectueuse sollicitude si le porto, qui était un peu léger de goût et de couleur, était à sa guise, ou bien s’il ne préférait pas qu’on lui en servît un autre plus fort, plus capiteux. À quoi John répondit gravement qu’il était assez content de celui qu’on avait apporté et que ce vin lui semblait être d’un bon cru : le garçon se confondit en remercîments et se retira. Alors John dit à ses amis, en riant franchement, qu’il aimait à croire qu’il n’avait pas dit de bêtises, mais qu’il n’en savait exactement rien ; et de là un nouvel et vaste éclat de rire.

La gaieté la plus vive ne cessa de les animer tout le temps ; mais ce ne fut pas le moins agréable moment de la fête que celui où ils se tinrent assis devant le feu, à faire craquer des noisettes, à boire du vin de dessert et à causer joyeusement. Il advint que Tom Pinch se remémora qu’il avait à dire un mot à son ami l’organiste ; il quitta donc pour quelques minutes sa place bien chaude, de peur d’arriver trop tard, et laissa les deux autres jeunes gens ensemble.

Ceux-ci en son absence burent à sa santé, c’était bien naturel ; John Westlock saisit cette occasion pour dire qu’il n’avait jamais eu une seule difficulté avec Tom pendant le séjour qu’ils avaient fait chez Pecksniff. Cette confidence l’amena à insister sur le caractère de Tom, et à insinuer que M. Pecksniff le connaissait très-bien. Il se borna à cette insinuation, et encore y mit-il de la réserve, sachant combien Tom Pinch souffrait du mépris qu’on pouvait témoigner pour ce gentleman, et pensant d’ailleurs qu’il valait mieux laisser le nouvel élève faire lui-même ses découvertes.

« Oui, dit Martin, il est impossible d’avoir pour Pinch plus d’attachement que je n’en ai, ni de mieux rendre justice à ses excellentes qualités. C’est le garçon le plus obligeant que j’aie jamais connu.

— Il ne l’est que trop, fit observer John, qui avait la réplique vive. Chez lui, cela dégénère presque en défaut.

— C’est vrai, dit Martin, c’est parfaitement vrai. Il y a une semaine environ, un drôle nommé Tigg lui a emprunté tout l’argent qu’il possédait, avec promesse de le lui rendre sous peu de jours. Ce n’était de fait qu’un demi-souverain ; mais il est heureux que la somme n’ait pas été plus forte, car Tom ne la reverra jamais.

— Pauvre garçon !… dit John, qui avait écouté très-attentivement ce peu de mots. Peut-être n’avez-vous pas eu occasion de remarquer qu’en ce qui concerne ses intérêts privés Tom est fier.

— En vérité ? Non, je ne l’avais pas remarqué. Voulez-vous dire qu’il ne voudrait pas emprunter ? »

John Westlock hocha la tête.

« C’est fort étrange, dit Martin, posant son verre qu’il venait de vider. Tom Pinch est assurément un singulier composé.

— Quant à recevoir un don d’argent, reprit John Westlock, je crois qu’il mourrait plutôt.

— Il est si simple ! dit Martin… Servez-vous.

— Vous cependant, poursuivit John, remplissant son propre verre et regardant son interlocuteur avec une certaine curiosité, vous qui êtes plus âgé que la majeure partie des élèves de M. Pecksniff, et qui avez évidemment beaucoup plus d’expérience, vous devez bien connaître Tom, j’en suis sûr, et voir à quel point il est facile de lui en imposer.

— Certes oui, dit Martin, étendant ses jambes et élevant son verre entre son œil et la lumière ; M. Pecksniff le sait bien aussi, et ses filles également. »

John Westlock sourit, mais ne fit aucune réponse.

« À propos, dit Martin, j’y songe… Quelle opinion avez-vous de M. Pecksniff ? Comment a-t-il agi envers vous ? Qu’est-ce que vous pensez de lui actuellement ? Puisque tout est fini entre vous, vous pouvez en parler de sang-froid.

— Demandez à Pinch, répondit l’ancien élève. Il sait quels étaient à cet égard mes sentiments habituels. Ces sentiments n’ont point changé, je puis vous l’assurer.

— Non, non, dit Martin, je préfère les apprendre de vous directement.

— Mais, dit John en souriant, Tom prétend qu’ils sont injustes.

— Oh ! très-bien. Alors je sais d’avance quelle en a été précédemment la nature, et, par conséquent, vous n’avez pas à craindre de me parler à cœur ouvert. Ne vous gênez pas avec moi, je vous prie. Je n’aime pas Pecksniff, je vous le déclare en toute franchise. Je me trouve chez lui parce que, d’après des circonstances particulières, cela m’a convenu. Je crois avoir quelques dispositions pour l’architecture ; et les obligations, s’il y en a, seront très-vraisemblablement du côté de Pecksniff plus que du mien. Tout au moins, la balance sera-t-elle égale, s’il n’y a pas d’obligation de son côté. Ainsi, vous pouvez me parler librement, comme si entre lui et moi il n’y avait point de parenté.

— Si vous me pressez de vous faire connaître mon opinion… répliqua John Westlock.

— Oui, dit Martin, vous m’obligerez.

— Je vous dirai, poursuivit l’autre, que Pecksniff est bien le plus fieffé coquin qu’il y ait sous la calotte des cieux.

— Oh ! fit Martin avec sa froideur habituelle, c’est un peu fort.

— Pas plus fort qu’il ne le mérite, dit John ; et, s’il m’invitait à exprimer devant lui mon opinion sur son compte, je le ferais dans les mêmes termes, sans y rien modifier. La manière dont il traite Pinch suffirait pour justifier mes paroles mais, quand je reviens par la pensée sur les cinq années que j’ai passées dans cette maison ; quand je me représente l’hypocrisie, la fourberie, les bassesses, les feintes, les discours mielleux de ce drôle, son habileté à couvrir sous de beaux semblants les plus odieuses réalités ; quand je me rappelle combien de fois j’ai assisté à ses mauvaises pratiques, et même combien de fois j’y ai été en quelque sorte associé, par le fait seul d’être présent et de l’avoir pour maître, je vous jure que je suis tenté de me mépriser moi-même. »

Martin vida son verre, puis fixa son regard sur le feu.

« Je ne veux pas dire que j’aie des reproches à me faire, continua John Westlock, car il n’y avait pas de ma faute ; et je conçois de même que, tout en l’appréciant ce qu’il vaut, vous soyez forcé par les circonstances de rester chez lui. Je vous dis simplement la honte que j’en éprouve pour mon compte ; maintenant même que, selon votre expression, tout est fini, et que j’ai la satisfaction de savoir qu’il m’a toujours détesté, que nous nous sommes toujours querellés et que je lui ai toujours dit ce que j’avais dans le cœur, eh bien ! maintenant encore, je regrette de n’avoir pas cédé à l’envie que j’ai eue vingt fois de me sauver comme un enfant, et de m’enfuir en Amérique.

— Pourquoi en Amérique ? demanda Martin, les yeux attachés sur son interlocuteur.

— Pour chercher, répliqua John Westlock en levant les épaules, à gagner ma vie, que je ne pouvais gagner en Angleterre. C’était un parti désespéré, mais généreux. Tenez ! remplissez votre verre et ne parlons plus de Pecksniff.

— Comme vous voudrez, dit Martin. Quant à moi et à ma parenté avec Pecksniff, je me bornerai à vous répéter mes paroles. Je me suis mis à mon aise avec lui, et je continuerai plus que jamais : car le fait est, à vous dire vrai, qu’il a l’air de compter sur moi pour suppléer à son ignorance, et qu’il ne se résignerait pas volontiers à me perdre. Je m’en doutais bien quand je suis entré chez lui. À votre santé !

— Merci, répondit le jeune Westlock. À la vôtre. Et puisse le nouvel élève être aussi bien que vous pouvez le désirer !

— Quel nouvel élève ?

— L’heureux jeune homme, né sous une étoile favorable, dit John Westlock en riant, dont les parents ou tuteurs sont destinés à être amorcés par l’avis. Eh quoi ! ne savez-vous pas que Pecksniff vient de faire paraître encore une annonce ?

— Non.

— Eh bien, oui. Je la lisais justement avant dîner dans le journal d’hier. J’ai reconnu son style ; je n’ai que trop de raisons de ne pas m’y tromper. Attention ! voici Pinch. N’est-il pas étrange que plus Pinch aime Pecksniff (en admettant qu’il puisse l’aimer davantage), plus on se sent entraîné à aimer ce brave garçon ?… Pas un mot de plus là-dessus ; sinon, nous lui ôterions toute sa gaieté. »

Westlock avait à peine fini, que Tom entra avec un sourire qui illuminait son visage ; et, se frottant les mains, plutôt de plaisir que pour les réchauffer (car il avait marché très-vite), il s’assit dans un bon coin, heureux comme… comme Pinch seul pouvait l’être. Il n’y a pas de comparaison pour exprimer l’état de son esprit.

« Ainsi, dit-il après avoir contemplé quelque temps son ami avec une jouissance silencieuse, ainsi, vous voilà réellement enfin un gentleman, John ! C’est parfait.

— J’essaye de le devenir, Tom, répliqua Westlock d’un ton de bonne humeur. Qui sait ? cela viendra peut-être avec le temps.

— Je suppose qu’aujourd’hui vous ne porteriez pas vous-même votre malle à la diligence, dit Tom Pinch en souriant, dussiez-vous la perdre faute de vouloir vous en charger ?

— Je ne la porterais pas ? Qu’est-ce que vous en savez, Pinch ? Il faudrait qu’elle fût bien lourde, la malle que je ne porterais pas pour me sauver de chez Pecksniff !

— Voilà ! s’écria Pinch, se tournant vers Martin. Je vous l’avais bien dit. Le grand défaut de son caractère, c’est son injustice à l’égard de Pecksniff. Vous ne sauriez vous imaginer tout ce qu’il dit sur ce sujet. Ses préventions sont vraiment extraordinaires.

— Ce qui est vraiment extraordinaire, dit John Westlock riant de tout son cœur, tandis qu’il posait sa main sur l’épaule de M. Pinch, c’est l’absence de toutes préventions pareilles de la part de Tom. Si jamais homme a eu la connaissance profonde d’un autre homme, et l’a vu sous son véritable jour avec ses propres couleurs, c’est bien Tom assurément, à l’endroit de M. Pecksniff.

— Oui, je l’ai naturellement, s’écria Tom. C’est précisément ce que je vous ai si souvent répété. Si vous le connaissiez aussi bien que moi, John (je donnerais pour cela je ne sais quoi), vous auriez pour lui de l’admiration, du respect, de la vénération. Vous ne pourriez vous défendre de ce sentiment. Oh ! comme vous avez affligé son cœur en partant !

— Si j’avais su où était situé son cœur, répliqua Westlock, j’eusse agi de mon mieux, Tom, pour ne pas le blesser, soyez-en certain. Mais comme je ne pouvais l’affliger dans ce qu’il n’a pas, dans des sentiments dont il ne se doute même pas, excepté chez les autres, pour les froisser jusqu’au vif, je crains de ne pouvoir mériter les compliments que vous venez de me faire. »

M. Pinch, ne se souciant pas de prolonger une discussion qui était de nature à corrompre Martin, s’abstint de rien répondre à ce discours. Mais John Westlock, à qui il n’eût fallu rien moins qu’un bâillon de fer pour le réduire au silence quand les vertus de M. Pecksniff étaient mises sur le tapis, poursuivit en ces termes :

« Son cœur ! oh ! le tendre cœur, en vérité !… Son cœur ! oh ! le respectable, le consciencieux, le timoré, le moral vagabond !… Son cœur ! oh !… Eh bien, Tom, qu’avez-vous donc ? »

M. Pinch, pendant ce temps, s’était levé et, adossé à la cheminée, il boutonnait sa redingote avec une grande énergie.

« Je ne puis supporter cela, dit-il en secouant la tête. Non, vraiment je ne le puis. Veuillez m’excuser, John. J’ai pour vous beaucoup d’estime, beaucoup d’amitié ; je vous aime infiniment ; aujourd’hui j’ai été charmé, ravi au delà de toute expression de vous retrouver exactement le même qu’autrefois ; mais je ne puis entendre cela.

— Comment ? Mais vous savez bien que j’ai toujours été de même, Tom, et vous disiez vous-même, tout à l’heure, que vous étiez heureux de voir que je n’avais pas changé.

— Non pas à cet égard, dit Tom Pinch. Excusez-moi, John. Je ne puis vraiment entendre cela ; je ne l’entendrai pas davantage. C’est une injustice criante ; vous devriez être plus mesuré dans vos expressions. C’était déjà assez mal quand il n’y avait que vous et moi ; mais dans les circonstances actuelles, je ne puis supporter cela. Vraiment je ne le puis pas.

— Vous avez parfaitement raison ! s’écria l’autre, échangeant un regard d’intelligence avec Martin ; et j’ai tort, mon cher Tom. J’ignore comment diable nous sommes tombés sur ce malheureux thème. Je vous demande pardon de tout mon cœur.

— Vous avez une nature indépendante et énergique, dit Pinch. Aussi votre manque de générosité dans cet unique sujet ne m’en afflige que davantage. Vous n’avez pas à me demander pardon, John. Vous ne m’avez donné à moi que des témoignages d’amitié.

— Alors je demande pardon à Pecksniff, dit le jeune Westlock, à qui vous voudrez et comme vous voudrez ; je demande pardon à Pecksniff. Êtes-vous satisfait ?… Allons, buvons à la santé de Pecksniff !

— Merci ! s’écria Tom, qui lui pressa les mains avec ardeur et se versa une rasade. Merci ! Je boirai ce verre de tout mon cœur, John. À la santé de M. Pecksniff et à sa prospérité ! »

John Westlock s’associa à ce toast, ou à peu près ; car il but à la santé de M. Pecksniff, et à quelque autre chose… mais ce quelque chose là, personne que lui ne put l’entendre. L’accord général étant alors rétabli complètement, les trois amis se rangèrent en cercle autour du feu, et causèrent avec une entente et une gaieté parfaites, jusqu’au moment d’aller se coucher.

Il y eut une petite circonstance, si légère qu’elle fût, qui fit merveilleusement ressortir la différence de caractère entre John Westlock et Martin Chuzzlewit : c’est la manière dont chacun de ces deux jeunes gens considéra Tom Pinch, après la petite altercation que nous avons rapportée. Il y avait dans leurs regards à tous deux un certain air badin ; mais ici s’arrêtait la ressemblance. L’ancien élève ne pouvait assez témoigner à Tom les sentiments pleins de cordialité qu’il éprouvait à son égard, et ses attentions amicales avaient pris quelque chose de plus grave, de plus posé. Le nouvel élève, au contraire, ne pouvait s’empêcher de rire en songeant à l’excessive absurdité de Tom ; et à sa jovialité se mêlait une nuance de dédain et de pitié indiquant que, suivant lui, M. Pinch poussait trop loin la simplicité pour être admis, sur le pied d’une égalité sérieuse, à l’amitié d’un homme raisonnable.

John Westlock qui, autant que possible, ne faisait rien à demi, avait retenu des lits dans l’hôtel pour ses deux hôtes ; et, après une soirée tout à fait agréable, ils se retirèrent.

M. Pinch était assis sur le bord de son lit ; il avait ôté sa cravate et ses souliers, et passait en revue les nombreuses et excellentes qualités de son ancien ami, quand il fut tiré de sa méditation par un coup appliqué à la porte de sa chambre, et par la voix de John lui-même.

« Vous ne dormez pas encore, Tom ?

— Mon Dieu ! non. Je pensais à vous, répondit Tom en ouvrant la porte. Entrez.

— Je ne veux pas vous déranger, dit John. Mais j’avais oublié, toute la soirée, une petite commission dont on m’a chargé pour vous, et je craindrais de l’oublier de nouveau si je ne m’en débarrassais tout de suite. Vous connaissez, je pense, un M. Tigg ?

— Tigg ! s’écria Tom. Tigg ! le gentleman qui m’a emprunté de l’argent ?

— Justement, dit John Westlock. Il m’a prié de vous présenter ses compliments et de vous remettre cet argent avec tous ses remercîments. Le voici. Je suppose que la pièce est bonne, mais l’homme est une pratique plus qu’équivoque. »

M. Pinch reçut la petite pièce d’or avec un visage dont l’éclat eût éclipsé celui du métal ; mais il n’avait jamais éprouvé, dit-il, aucune crainte au sujet de cette dette. Il était heureux de trouver M. Tigg aussi prompt à s’acquitter, aussi honorable en affaires.

« À vous dire vrai, Tom, répliqua son ami, il n’agit pas toujours ainsi. Si vous voulez suivre mon conseil, vous l’éviterez autant que possible, dans le cas où vous viendriez à le rencontrer de nouveau. Et d’aucune façon, Tom, mettez-vous cela dans la tête, je vous prie, car c’est très-sérieusement que je parle, d’aucune façon ne lui prêtez désormais de l’argent.

— Oui, oui, dit Tom ouvrant de grands yeux.

— Cet homme est bien loin d’être une connaissance honorable pour vous, continua le jeune Westlock ; et plus vous le lui ferez sentir, mon cher Tom, mieux cela vaudra.

— Ah çà ! John, lui dit M. Pinch d’un air sérieux et en branlant la tête avec une expression d’inquiétude, j’espère que vous ne voyez pas mauvaise compagnie ?

— Non, non, répondit John qui se mit à rire. Ne vous inquiétez pas de cela.

— Si fait, je m’en inquiète, dit Tom Pinch ; je ne puis m’en empêcher quand je vous entends parler de la sorte. Si M. Tigg est l’homme que vous me dépeignez, vous n’avez que faire de le connaître, John. Libre à vous de rire, mais je trouve que ce n’est pas du tout risible.

— Non, non, répliqua son ami, composant ses traits. Vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas du tout risible.

— Vous savez, reprit M. Pinch, votre bonne nature et votre cœur sympathique vous rendent imprévoyant ; mais vous ne sauriez être trop réfléchi sur un point comme celui-ci. Sur ma parole, si je pensais que vous dussiez tomber en mauvaise compagnie, j’en serais désolé, car je n’ignore pas combien vous auriez ensuite de peine à vous en débarrasser. J’aimerais mieux, John, avoir perdu cet argent que de l’avoir retrouvé à de pareilles conditions.

— Je vous dis, mon cher bon vieux camarade, s’écria son ami, le secouant des deux mains à droite et à gauche et souriant d’un air vif et ouvert qui eût suffi pour porter la conviction dans un esprit bien plus soupçonneux que celui de Tom, je vous dis qu’il n’y a aucun danger.

— Bien !… Je suis heureux d’entendre cette déclaration ; elle me comble de joie. Je suis sûr qu’il n’y a pas de danger, dès que vous l’affirmez de cette manière. J’espère, John, que vous ne prendrez pas en mal ce que je viens de vous dire.

— En mal !… dit l’autre lui pressant vivement la main ; comment me croyez-vous donc fait ? M. Tigg et moi, nous ne sommes pas sur un pied d’intimité qui puisse vous causer la moindre inquiétude. Je vous en donne l’assurance solennelle. Vous voilà tranquillisé à présent, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, dit Tom.

— Alors, encore une fois, bonne nuit.

— Bonne nuit ! s’écria Tom ; et puissiez-vous faire autant de songes heureux qu’en doit avoir le sommeil du meilleur garçon qu’il y ait au monde !

— Après Pecksniff, dit l’ami en s’arrêtant un moment au seuil de la porte, et jetant gaiement un regard en arrière.

— Après Pecksniff naturellement, » dit Tom Pinch avec beaucoup de gravité.

Il se séparèrent ainsi pour la nuit : John Westlock, le cœur léger et l’esprit allègre ; le pauvre Tom Pinch très-satisfait, bien qu’en se tournant sur le côté dans son lit, il se répétât encore : « C’est égal, je donnerais je ne sais quoi pour qu’il ne connût pas M. Tigg ! »

Le lendemain matin de très-bonne heure ils déjeunèrent ensemble, car les deux autres jeunes gens désiraient ne pas tarder à se mettre en route ; et quant à John Westlock, il devait ce jour-là même, retourner à Londres par la diligence. Comme il avait encore quelques heures devant lui, il les accompagna l’espace de trois ou quatre milles, et ne se sépara d’eux enfin qu’à la dernière extrémité. Les adieux furent pleins de cordialité, non-seulement entre John et Tom Pinch, mais encore de la part de Martin, qui avait trouvé dans l’ancien élève autre chose que la poule mouillée qu’il s’attendait à rencontrer.

Le jeune Westlock s’arrêta sur une petite hauteur qu’il avait gagnée à peu de distance, et là il resta à les suivre du regard. Ils marchaient d’un pas rapide, et Tom paraissait parler avec chaleur. Le vent ayant tourné, Martin avait ôté son pardessus et l’avait mis sur son bras. John vit de loin Tom l’en débarrasser, après une courte résistance, et le jeter par-dessus le sien qu’il avait mis bas également, se chargeant du double fardeau. Cet incident, fort ordinaire assurément, produisit cependant une impression sérieuse sur l’esprit de l’ancien élève, qui ne bougea point jusqu’à ce qu’il eût entièrement perdu de vue les deux voyageurs. Alors il hocha la tête comme s’il était troublé par quelque réflexion pénible ; puis, tout pensif, il regagna Salisbury.

Pendant ce temps, Martin et Tom poursuivaient leur chemin, jusqu’au moment où ils arrivèrent sains et saufs à la maison de Pecksniff. Là ils trouvèrent une courte lettre à l’adresse de M. Pinch, par laquelle le bon gentleman annonçait le retour de la famille par la diligence de nuit pour le lendemain matin. Comme la voiture devait arriver au coin de la ruelle à peu près à six heures, M. Pecksniff enjoignait à M. Pinch de s’arranger pour que le cabriolet attendît au poteau de la ruelle, avec un chariot destiné à transporter le bagage. Afin de recevoir le maître avec de plus grands honneurs, les deux jeunes gens convinrent de se lever de très-bonne heure, et d’aller eux-mêmes au-devant de M. Pecksniff.

Le reste de la journée fut la plus maussade qu’ils eussent encore passée ensemble. Martin était d’une humeur détestable, car tout lui servait de point de comparaison entre sa position, ses perspectives d’avenir, et le sort du jeune Westlock ; or la comparaison était toute à son désavantage. Tom était attristé de le voir dans cet état, et cela lui gâtait le souvenir des adieux du matin et du dîner de la veille. Aussi les heures se traînèrent-elles péniblement, et les deux jeunes gens furent heureux d’aller se coucher.

Ils ne furent pas tout à fait aussi heureux d’avoir à sortir à quatre heures et demie, tout frissonnants sous l’humidité pénétrante d’une matinée d’hiver : cependant ils arrivèrent ponctuellement au rendez-vous, et se trouvèrent au poteau, juste une demi-heure avant le temps marqué. Ce n’était certes pas une agréable matinée, car le ciel était sombre, chargé de nuages, et il pleuvait à verse. Martin s’en vengeait en disant qu’il y avait plaisir à voir trempée jusqu’aux os une brute de cheval (désignant par là le coursier arabe de M. Pecksniff), et en ajoutant que, pour sa part, il se réjouissait de ce qu’il pleuvait si fort. D’où l’on peut conclure avec raison que l’humeur de Martin ne s’était pas amendée : car, tandis qu’avec M. Pinch il se tenait à l’abri derrière une haie, regardant la pluie, le cabriolet, le chariot et le cocher dont les habits étaient tout fumants, il ne cessa de grogner ; et, n’était que pour se disputer il faut être deux, il eût certainement été bien aise d’avoir une querelle avec Tom.

Enfin un bruit sourd de roues se fit entendre au loin ; la diligence apparut, pataugeant dans la boue et la fange : sur l’impériale, il y avait un malheureux voyageur couché dans la paille mouillée, sous un parapluie tout trempé ; le cocher, le conducteur, les chevaux, étaient dans un état aussi pitoyable les uns que les autres. M. Pecksniff baissa la glace et salua Tom Pinch.

« Bon Dieu ! monsieur Pinch ! est-il possible que vous soyez dehors par un aussi mauvais temps ?…

— Oui, monsieur, s’écria Tom qui s’avança avec empressement. M. Chuzzlewit et moi, monsieur…

— Oh ! dit M. Pecksniff, qui ne regarda pas plus Martin que le poteau près duquel il était, oh ! vraiment ! Rendez-moi le service de veiller sur les malles, monsieur Pinch. »

M. Pecksniff descendit alors et aida ses filles à mettre pied à terre ; mais ni le père ni les jeunes demoiselles ne firent le moins du monde attention à Martin, qui s’était approché pour offrir ses services ; il fut prévenu par M. Pecksniff, qui aussitôt se plaça entre lui et la voiture en lui tournant le dos. Dans cette position, et sans rompre le silence, M. Pecksniff fit monter ses filles dans le cabriolet ; puis grimpant après elles, il prit les guides et se dirigea vers sa maison.

Confondu d’étonnement, Martin était resté les yeux fixés sur la diligence, et, quand elle eut disparu, il contempla M. Pinch et le bagage jusqu’à ce que le chariot fût parti à son tour ; alors il dit à Tom :

« Maintenant, voulez-vous avoir la bonté de m’apprendre ce que cela signifie ?

— Quoi ? demanda Tom.

— La conduite de ce drôle. Je parle de M. Pecksniff. Vous avez vu ce qui s’est passé.

— Non, vraiment non, s’écria Tom. J’étais occupé des malles.

— N’importe, dit Martin. Allons ! Dépêchons-nous de nous en retourner. »

Et, sans ajouter un mot de plus, il se mit à marcher d’un pas si rapide que Tom avait la plus grande peine à le suivre.

Martin ne songeait guère à regarder ses pieds ; il cheminait avec une complète indifférence à travers les tas de boue et les flaques d’eau, les yeux tout droit devant lui ; seulement il faisait parfois entendre un rire étrange. Tom sentit que tout ce qu’il pourrait dire ne servirait qu’à accroître la mauvaise humeur de son compagnon ; en conséquence, il se reposa sur le bon accueil que Martin allait recevoir de M. Pecksniff lorsqu’ils seraient arrivés à la maison, pour effacer la méprise fâcheuse, selon lui, qui avait dû désobliger un favori tel que le nouvel élève. Mais il ne fut pas médiocrement stupéfait lui-même, lorsqu’ils furent arrivés dans le parloir où M. Pecksniff était assis seul devant le feu, à boire du thé chaud, de trouver qu’au lieu de recevoir cordialement son parent et de le tenir, lui, Pinch, à l’écart, ce fut tout le contraire : car M. Pecksniff fut si prodigue d’attentions pour lui, qu’il en resta littéralement confondu.

« Prenez donc du thé, monsieur Pinch, prenez du thé, dit Pecksniff, ranimant le feu. Vous devez être mouillé, et je suis sûr que vous avez froid. Je vous en prie, prenez du thé, et venez vous chauffer près du feu. »

Tom s’aperçut que Martin regardait M. Pecksniff comme s’il roulait dans sa pensée une velléité de le réchauffer encore plus près du feu, autrement dit, de le jeter dans la cheminée. Cependant il restait silencieux et, debout en face de ce gentleman, de l’autre côté de la table, il ne le quittait pas de l’œil.

« Prenez une chaise, monsieur Pinch, dit Pecksniff ; prenez une chaise, s’il vous plaît. Comment les choses se sont-elles passées en notre absence, monsieur Pinch ?

— Vous… vous serez charmé du plan du collège, monsieur, dit Tom ; il est presque achevé.

— Si vous le voulez bien, monsieur Pinch, dit Pecksniff agitant la main et souriant, nous ne nous occuperons pas de ce sujet pour le moment. Qu’avez-vous fait, vous, Thomas, hein ? »

M. Pinch promena son regard du maître à l’élève et de l’élève au maître, et il éprouva une telle perplexité, une anxiété telle, que la présence d’esprit lui manqua complètement pour répondre à la question. Dans ce moment difficile, M. Pecksniff (qui se rendait parfaitement compte de l’attitude de Martin, bien que pas une seule fois il n’eût dirigé ses yeux vers lui) remuait énergiquement le feu, et, quand il dut cesser cet exercice, il se mit à boire du thé coup sur coup.

« Ah çà, monsieur Pecksniff, dit enfin Martin d’un ton très-calme, quand vous vous serez suffisamment rafraîchi et reposé, je ne serai pas fâché de savoir ce que signifie la manière dont vous me traitez.

— Et, dit M. Pecksniff, tournant vers Tom Pinch un regard plus doux et plus tranquille encore qu’auparavant, et qu’avez-vous fait, vous, Thomas, hein ? »

Après avoir répété cette question, il se mit à contempler les murs de la chambre, comme s’il était curieux de voir si, par aventure, on n’y aurait pas laissé autrefois quelques vieux clous.

Tom était fort embarrassé de sa contenance entre les deux parties, et déjà il avait adressé un signe à M. Pecksniff, comme pour attirer son attention sur le gentleman qui venait de lui parler, quand Martin lui épargna la peine d’insister.

« Monsieur Pecksniff, dit-il en frappant légèrement la table à deux ou trois reprises, et se rapprochant d’un pas ou deux, de manière à toucher presque de la main l’architecte, vous avez entendu les paroles que je viens de vous adresser. Faites-moi la grâce de me répondre, s’il vous plaît. Je vous demande (et il éleva un peu la voix) ce que cela signifie.

— Je vais vous parler tout à l’heure, monsieur, dit M. Pecksniff d’un ton sévère, et en le regardant pour la première fois.

— Vous êtes trop bon, répliqua Martin. Ce n’est pas de me parler tout à l’heure qu’il s’agit ; je vous prie de le faire tout de suite. »

M. Pecksniff eut l’air d’être profondément occupé à considérer son agenda, mais le livre tremblait dans ses mains.

« Tout de suite, reprit Martin frappant de nouveau sur la table, tout de suite ; ce n’est pas tout à l’heure, c’est tout de suite !

— Est-ce une menace, monsieur ? » s’écria M. Pecksniff.

Martin le regarda sans répondre ; mais un observateur attentif eût remarqué sur ses lèvres un tiraillement de fâcheux augure, et peut-être aussi dans sa main droite un mouvement d’attraction involontaire vers la cravate de M. Pecksniff.

« Je regrette d’avoir à vous dire, monsieur, reprit l’architecte, que, si vous me menaciez, cela ne m’étonnerait pas du tout avec votre caractère. Vous m’en avez imposé ; vous avez trompé une nature que vous saviez confiante et crédule. Vous avez, monsieur, ajouta M. Pecksniff en se levant, obtenu votre entrée dans cette maison sur des déclarations mensongères et sur de faux prétextes.

— Continuez, dit Martin avec un sourire de mépris. Je vous comprends maintenant. Qu’y a-t-il encore ?

— Il y a bien pis, monsieur, cria M. Pecksniff, tremblant de la tête aux pieds et essayant de se frotter les mains comme s’il était glacé ; il y a bien pis, puisque vous me forcez de publier votre déshonneur devant un tiers, ce qui me répugnait et ce que je voulais éviter. Cette modeste maison, monsieur, ne doit pas être souillée par la présence de celui qui a trahi, et cruellement trahi, la confiance d’un honorable, chéri, vénéré et vénérable gentleman, de celui qui m’a prudemment caché cette trahison quand il a recherché ma protection et ma faveur, sachant bien que, tout humble que je suis, je suis un honnête homme, n’aspirant qu’à remplir mon devoir dans ce monde charnel, et opposant en face mon visage à tout vice et à toute fourberie. Je pleure sur votre dépravation, monsieur ; je m’afflige de votre corruption ; je gémis de vous voir quitter volontairement les sentiers fleuris de la pureté et de la paix. »

Ici, M. Pecksniff frappa sa poitrine, c’est-à-dire son jardin moral ; puis il reprit en étendant le bras pour lui montrer la porte : « Mais je ne puis garder pour hôte un lépreux, un serpent. Allez, allez, jeune homme ! De même que tous ceux qui vous connaissent, je vous renie ! »

Il nous est impossible de dire pourquoi, mais à ces mots Martin fit un bond en avant. Il suffira qu’on sache que Tom Pinch lui saisit les bras, et qu’au même moment M. Pecksniff recula si précipitamment, qu’il en perdit l’équilibre, dégringola par-dessus une chaise, et tomba assis sur le sol où il resta, la tête appuyée dans un coin, sans faire le moindre effort pour se relever, pensant peut-être qu’il était mieux en sûreté là qu’ailleurs.

« Laissez-moi, Pinch ! s’écria Martin le repoussant. Pourquoi me retenez-vous ? Pensez-vous qu’en le frappant on rendrait plus abject qu’il ne l’est ? Pensez-vous qu’en lui crachant à la figure je l’avilirais davantage ? Tenez, regardez-le, Pinch !… »

M. Pinch obéit involontairement. M. Pecksniff, assis, comme nous l’avons dit, sur le tapis, la tête adossée contre un coin du lambris, et portant sur lui, par-dessus le marché, les traces peu agréables d’un voyage fait par un si mauvais temps, n’était pas précisément un modèle de la beauté et de la dignité humaine. Cependant c’était Pecksniff, après tout ; il était impossible de lui enlever ce titre unique, mais tout-puissant sur le cœur de Tom, surtout lorsque, rendant à Tom, ému de pitié, un regard plein de tendresse, il eut l’air de lui dire :

« Oui, monsieur Pinch, considérez-moi ! me voici ! Vous savez ce que le poëte dit de l’honnête homme : un honnête homme, c’est une des plus rares merveilles qu’on puisse contempler gratis. Contemplez-moi !

– Je vous dis, repris Martin, qu’étendu comme il l’est, vil, misérable, un vrai torchon pour s’essuyer les mains, un paillasson pour se décrotter les pieds, un chien couchant, rampant, servile, c’est la dernière et la plus abjecte vermine du monde. Et faites attention, Pinch, un jour viendra (il le sait, voyez, c’est écrit sur sa figure, tandis que je parle), un jour viendra où vous le pénétrerez et le connaîtrez comme je le connais et comme il n’ignore pas que je le connais. Lui, me renier, lui ? Jetez les yeux sur cet homme qui renie quelqu’un, Pinch, et profitez-en pour vous en souvenir !… »

Tout ce temps-là il montrait Pecksniff du doigt avec un mépris indicible ; puis, enfonçant son chapeau sur sa tête, il s’élança hors du parloir et de la maison. Il courait si vite qu’il était déjà à quelque distance du village, quand il entendit Tom Pinch qui, tout essoufflé, l’appelait de loin.

« Eh bien ! qu’est-ce ? dit-il, lorsque Tom l’eut rejoint.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Tom ; est-ce que vous vous en allez ?

— Je m’en vais, oui, je m’en vais !

— Je n’aurais pas cru que vous partiriez ainsi, par ce mauvais temps, à pied, sans vos effets, sans argent !

— Oui, répondit Martin d’une voix sombre, je pars.

— Où allez-vous ? où allez-vous ?

— Je l’ignore ; mais non, je le sais. Je vais en Amérique !

— Non, non, s’écria Tom avec une sorte d’angoisse. N’y allez pas, je vous en supplie, n’y allez pas ! ravisez-vous ! Ne soyez pas si cruel pour vous-même ; n’allez pas en Amérique !

— Ma résolution est arrêtée, dit Martin. Votre ami avait raison ; j’irai en Amérique. Dieu vous garde, Pinch !

— Prenez ceci, s’écria Tom, lui remettant un livre d’une main toute tremblante d’émotion. Il faut que je m’en retourne bien vite, et je n’ai pas le temps de vous dire tout ce que je voudrais. Que le ciel soit avec vous ! Vous regarderez au feuillet où j’ai fait une corne. Adieu ! adieu ! »

L’excellent garçon, les joues couvertes de larmes, pressa avec angoisse la main de Martin, et les deux jeunes gens se séparèrent en toute hâte, courant chacun dans une direction opposée.


  1. West, ouest ; lock, serrure. (Note du traducteur.)