Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/11

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CHAPITRE XI.

Où certain gentleman témoigne des attentions plus marquées à certaine dame, et où les événements commencent à se dessiner.


Deux ou trois jours seulement séparaient la famille Pecksniff de son départ de la maison Todgers, et ce prochain départ avait plongé tous les pensionnaires, sans en excepter un, dans la plus profonde consternation, quand, à l’heure agréable de midi, Bailey junior se présenta devant miss Charity, assise en ce moment avec sa sœur dans la salle du banquet, et occupée à ourler six mouchoirs de poche neufs pour M. Jinkins. Après avoir exprimé en termes affectueux l’espoir d’être bien accueilli, il lui apprit, en son style grotesque, qu’un visiteur désirait lui présenter ses humbles hommages et qu’il attendait dans le parloir. Peut-être cette dernière partie de l’avis qu’il donna témoignait-elle, mieux que ne l’eussent pu faire les plus longs discours, de l’aplomb et de l’assurance de Bailey ; car en réalité le fait est qu’il ne savait pas si c’était précisément dans le parloir ; il avait vu le visiteur sur le paillasson de la porte et, se bornant à l’inviter à vouloir bien monter, il l’avait laissé à la discrétion de sa propre sagacité. Il n’était donc pas impossible que le visiteur fût en cet instant à errer sur le toit de la maison ou à se perdre dans un dédale de chambres à coucher sans pouvoir s’en tirer, Todgers-House étant précisément une de ces maisons dans lesquelles un voyageur sans pilote est à peu près sûr de se trouver bientôt désorienté.

« Un gentleman pour moi !… s’écria Charity, interrompant sa besogne. Bon Dieu ! Bailey ! Est-ce possible ?

— Ah ! dit Bailey, c’est-il possible ? comme vous dites ça, je voudrais bien être à sa place : mais v’là c’qui s’ra pas possible jamais. »

Le sens de cette remarque était rendu un peu obscur par une certaine redondance de négations superflues, comme le lecteur peut l’avoir observé. Mais accompagnée d’une pantomime qui exprimait un couple fidèle marchant bras dessus bras dessous vers une église de paroisse et échangeant des regards de tendresse, elle signifiait clairement la conviction chez le jeune portier que le visiteur venait pour cause d’amour. Miss Charity affecta de blâmer cette liberté grande, sans pouvoir cependant réprimer un sourire. C’était un étrange garçon assurément. Il y avait toujours quelque fond de raison et de vraisemblance mêlé à son absurde conduite. Il avait cela de bon.

« Mais je ne connais aucun gentleman, Bailey, dit miss Pecksniff ; je pense que vous vous serez trompé. »

La bizarrerie d’une telle supposition arracha un sourire à M. Bailey, qui regarda les jeunes demoiselles avec une inaltérable affabilité.

« Ma chère Mercy, dit Charity, qui cela peut-il être ? N’est-ce pas singulier ? J’ai bien envie de n’y pas aller. Vous concevez, c’est si étrange !… »

La sœur cadette comprit parfaitement que cette question venait uniquement de l’orgueil qu’éprouvait Charity à recevoir une visite, et que son aînée voulait ainsi témoigner de sa supériorité et prendre sur elle une revanche de l’effet qu’elle avait produit sur les gentlemen du commerce. Aussi répondit-elle avec un ton poli et affectueux que c’était sans nul doute fort étrange, et que pour sa part il lui était absolument impossible de deviner quel était ce ridicule inconnu et ce qu’il voulait.

« Absolument impossible à deviner !… dit Charity avec une certaine aigreur, voyez un peu ! comme si vous aviez besoin de vous fâcher, ma chère.

— Bien obligée, répliqua Mercy qui se mit à fredonner en tirant son aiguille. Je profiterai de votre bon conseil, mon amour.

— Je crois en vérité que cette petite sotte a perdu la tête ! dit Cherry.

— Savez-vous, ma chère, dit Mercy avec une candeur ravissante, que je le crois aussi ? vraiment j’en ai peur ! Tant d’encens, tant d’hommages et le reste, c’en est assez pour faire tourner une tête plus forte que la mienne. Quelle consolation pour vous, ma chère, d’être si tranquille à cet égard et de n’être point tourmentée par ces vilains hommes ! vous êtes bien heureuse, n’est-ce pas, Cherry ? »

Cette question naïve eût pu amener de bruyants débats sans la forte impression de plaisir que ressentit Bailey junior, dont la satisfaction fut telle en voyant la tournure qu’avait prise la conversation, que notre jeune concierge ne put s’empêcher d’exécuter, à l’instant même, un pas de danse extrêmement difficile de sa nature et qu’on ne peut réussir que dans un moment de paroxysme : c’est le pas qu’on appelle vulgairement le saut de grenouille. Cette manifestation si vive rappela immédiatement au souvenir des deux sœurs le grand et sage précepte dans lequel elles avaient été élevées : « Quoi que vous fassiez, conservez toujours les apparences. » Elles firent donc trêve à leur mauvaise humeur et s’unirent pour signifier à M. Bailey que, s’il osait encore se permettre devant elles une pareille danse, elles dénonceraient aussitôt sa conduite à Mme Todgers et laisseraient à cette dame le soin de lui infliger une juste punition. Le jeune gentleman, après avoir exprimé l’amertume de son repentir en affectant d’essuyer avec son tablier ses larmes brûlantes, puis en feignant de tordre ce vêtement pour en faire tomber une grande quantité d’eau, tint la porte ouverte pour laisser passer miss Charity, qui montait à l’étage supérieur pour recevoir son adorateur mystérieux.

Celui-ci, par un heureux concours de circonstances, avait trouvé le salon, où il était assis tout seul.

« Ah ! cousine ! dit-il, me voici, vous voyez. Je parie que vous me croyiez perdu. Eh bien ! comment vous trouvez-vous ici ? »

Miss Charity répondit qu’elle se trouvait très-bien, et elle tendit la main à M. Jonas Chuzzlewit.

« À merveille, dit M. Jonas. Et vous avez oublié les fatigues du voyage, n’est-ce pas ? À propos… comment va l’autre ?

— Ma sœur va très-bien, je pense. Je ne l’ai entendue se plaindre d’aucune indisposition. Peut-être, monsieur, désirez-vous la voir et lui demander de ses nouvelles à elle-même ?

— Non, non, ma cousine, dit M. Jonas, s’asseyant près d’elle sur une des chaises de la croisée. Ne vous pressez pas. C’est inutile, vous comprenez. Quelle cruelle personne vous faites !

— Et comment pouvez-vous savoir, dit Cherry, si je suis cruelle ou non ?

— Ça, c’est vrai. Qu’est-ce que je disais donc ? ah ! je vous demandais si vous ne m’aviez pas cru perdu. Vous ne m’avez pas dit que oui.

— C’est que je n’y ai seulement pas pensé, répondit Cherry.

— Vraiment ! vous n’y avez pas pensé ? dit Jonas, devenu soucieux à cette étrange réplique. Et l’autre ?

— Assurément je ne saurais vous dire ce que ma sœur a pu penser ou ne pas penser sur ce sujet. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que jamais, de manière ou d’autre, elle ne m’en a rien dit.

— Comment elle n’en a rien dit, pas même pour en rire ? demanda Jonas.

— Non, pas même pour en rire.

— Elle est pourtant terriblement rieuse ! dit Jonas, baissant la voix.

— Elle est très-vive, dit Cherry.

— La vivacité est une chose agréable quand elle ne donne pas des goûts dispendieux. N’est-il pas vrai ?

— Assurément, dit Cherry avec une gravité de manières qui donna à cet assentiment un caractère très-désintéressé.

— Une vivacité comme la vôtre, par exemple, dit Jonas en poussant du coude miss Charity. Je serais venu plus tôt vous voir ; mais je ne savais où vous trouver. Comme vous vous êtes sauvée, l’autre jour !…

— Ne fallait-il pas que je suivisse mon papa ? répondit miss Charity.

— Encore s’il m’avait donné son adresse ! je vous aurais trouvée plus tôt. Eh bien, même aujourd’hui, je ne vous aurais pas trouvée, si je ne l’avais rencontré ce matin dans la rue. Quel malin singe ! Est-il assez doucereux et sournois ! un vrai chat, quoi ! n’est-ce pas ?

— Je vous invite à vouloir bien parler plus respectueusement de mon papa, monsieur Jonas, dit Charity. Je ne saurais vous permettre de tenir un pareil langage, même pour plaisanter.

— Ma foi, libre à vous de dire tout ce qu’il vous plaira de mon père ; je vous en donne pleine permission, dit Jonas. Celui-là, je crois que ce n’est pas du sang, mais un courant de bile qui lui coule dans les veines. Quel âge pensez-vous qu’ait mon père, dites, cousine ?

— Il doit être âgé, pour sûr, répondit miss Charity, mais c’est un beau vieillard.

— Un beau vieillard !… répéta Jonas en frappant avec colère sur le fond de son chapeau. Il serait pourtant bien temps qu’il songeât à cesser de l’être. Imaginez-vous qu’il a quatre-vingts ans !

— Lui, vraiment ?

— Et, ma foi ! s’écria Jonas, maintenant le voilà arrivé si loin sans avoir rendu ses comptes, que je ne vois pas trop ce qui pourra l’empêcher d’aller jusqu’à quatre-vingt-dix ans, et même cent. Un homme qui aurait un peu de délicatesse ne serait-il pas honteux d’être encore là à quatre-vingts ans ? Je serais curieux de savoir ce qu’il a fait de sa religion quand il transgresse ainsi la lettre de la Bible. Soixante-dix ans, c’est déjà bien joli ; nul homme, pour peu qu’il ait de conscience et comprenne ce qu’on a le droit d’attendre de lui, n’a besoin de vivre plus longtemps. »

Peut-être verra-t-on avec étonnement que M. Jonas fit une telle allusion à un semblable livre pour un pareil objet. Mais qui donc pourrait révoquer en doute ce vieux dicton que quand le diable se déguise en bourgeois, il cite la Sainte-Écriture pour l’appliquer à ses fins ? Il n’y a qu’à se donner la peine de regarder autour de soi, et l’on en trouverait plus d’exemples dans l’espace d’un seul jour que le canon à vapeur ne décharge de boulets en une minute.

« Mais, dit Jonas, en voilà assez sur mon père ; à quoi bon se faire du mauvais sang à parler de lui ? Je viens vous demander, ma cousine, si vous voulez faire une promenade avec moi pour aller voir ensemble quelques-unes des curiosités de Londres ; nous passerons ensuite chez nous pour y manger un morceau. Très-probablement dans la soirée Pecksniff viendra vous retrouver pour vous ramener à votre logis. Il me l’a dit. Tenez, voici un billet de lui. Je le lui ai demandé ce matin, lors de notre rencontre, quand il m’a eu annoncé qu’il ne pourrait être de retour ici avant que j’y fusse venu. C’était une précaution nécessaire dans le cas où vous ne me croiriez pas. Il n’y a rien de tel qu’un certificat, n’est-il pas vrai ?… Ha ! ha ! ha !… Dites donc, vous emmènerez l’autre, hein ? »

Miss Charity interrogea du regard l’autographe paternel qui portait simplement ceci : « Allez, mes enfants, avec votre cousin. Conservons l’union entre nous tant que cela se peut. » Et, après quelque hésitation pour accorder un consentement en forme, elle se retira afin de se préparer avec sa sœur à cette excursion. Elle ne tarda pas à reparaître, accompagnée de miss Mercy, qui n’était point du tout contente de quitter ses brillantes conquêtes de la maison Todgers pour la société de M. Jonas et de son respectable père.

« Ah ! ah ! s’écria Jonas. Tiens, tiens, c’est vous ?

— Oui, vilain monsieur, dit Mercy, oui c’est moi ; et je voudrais bien être partout ailleurs, je vous l’assure.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, s’écria Jonas, cela n’est pas possible.

— Vilain homme, répliqua Mercy, vous êtes bien le maître d’avoir là-dessus l’opinion qu’il vous plaira, comme moi de garder la mienne ; et la mienne c’est que vous êtes déplaisant, désagréable, odieux ! »

Ici elle rit aux éclats et parut à la joie de son cœur.

« Oh ! la maligne chouette ! dit M. Jonas. C’est une taquine décidée ; n’est-il pas vrai, ma cousine ? »

Miss Charity répondit qu’elle n’était pas à même de préciser les habitudes et les goûts d’une taquine décidée ; et que, à supposer qu’elle possédât sur ce sujet les notions nécessaires, il lui conviendrait mal de reconnaître l’existence dans la famille d’une personne qui pût recevoir une épithète aussi malsonnante, encore moins quand il s’agissait d’une sœur bien-aimée, « quel que soit en réalité son caractère, » ajouta Charity avec un regard courroucé.

« Bien, ma chère, dit Mercy ; la seule observation que j’aie à faire, c’est que, si nous ne sortons pas tout de suite, je vais certainement ôter mon chapeau pour rester au logis. »

Cette menace eut l’effet souhaité d’empêcher toute altercation ultérieure ; car M. Jonas proposa immédiatement une trêve, et la trêve étant votée à l’unanimité, ils quittèrent aussitôt la maison. Sur le seuil, M. Jonas donna le bras à chacune de ses cousines. Bailey junior, qui, d’une fenêtre de mansarde, avait observé cet acte de galanterie, le salua d’une violente quinte de toux bien accentuée, dont il paraît qu’il n’était pas encore délivré lorsque les promeneurs tournèrent le coin de la rue.

M. Jonas commença par demander à ses compagnes si elles étaient bonnes marcheuses et, sur leur réponse affirmative, il soumit leurs facultés pédestres à une assez forte épreuve ; car il montra aux demoiselles Pecksniff nombre de curiosités, ponts, églises, rues, façades de théâtres et autres merveilles gratuites, leur faisant voir en une seule matinée ce qui prendrait à bien des gens une année entière. Ce qu’il y avait de remarquable chez ce gentleman, c’était son insurmontable aversion pour l’intérieur des édifices : il appréciait à sa juste valeur le mérite des monuments qu’on ne pouvait visiter sans rétribution, les trouvant tous détestables, et du plus mauvais goût. C’était même chez lui une opinion si fortement arrêtée, que miss Charity s’étant avisée de dire que sa sœur et elle avaient été deux ou trois fois au spectacle avec M. Jinkins et d’autres personnes, il s’informa tout naturellement « par quel moyen l’on s’était procuré des billets de faveur ; » et qu’ayant appris que M. Jinkins et ses amis avaient payé, il parut trouver cela très-amusant, faisant observer « qu’il fallait que ce fussent des innocents et des niais ; » et dans le cours de la promenade, il se livra par souvenir à des éclats de rire intermittents, en songeant à l’incroyable stupidité de ces gentlemen et, cela va sans dire, à la supériorité de son propre sens.

Lorsqu’ils eurent marché durant plusieurs heures et qu’ils furent complètement fatigués, M. Jonas apprit aux deux demoiselles qu’il allait leur donner le régal d’une des meilleures plaisanteries qu’il connût. Cette plaisanterie était d’une nature pratique ; il s’agissait de prendre un fiacre à la course et de le faire aller pour un schelling jusqu’à l’extrême limite possible. Heureusement, c’était à l’endroit même où M. Jonas demeurait ; sans cela, les jeunes filles auraient payé un peu cher la fine fleur de ce bon tour.

L’ancienne maison de commerce sous la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils, marchands en gros d’articles de Manchester, etc., avait son siège dans une rue fort étroite située derrière le Post-Office ; les maisons y restaient éternellement sombres, même dans les plus brillantes journées d’été ; des hommes de peine arrosaient, dans la canicule, le devant de la porte de leurs bourgeois, formant avec l’arrosoir des arabesques variées sur le pavé ; dans la belle saison, l’on voyait constamment, sur le pas de la porte de ces magasins pleins de poussière, d’élégants gentlemen, les mains dans les goussets de leur pantalon bien tiré et contemplant leurs bottes irréprochables ; c’était, à ce qu’il semblait, le plus fort de leur besogne, sauf que de temps à autre pourtant ils fichaient aussi leur plume derrière l’oreille. La maison d’Anthony Chuzzlewit et fils était bien le lieu le plus sombre, le plus triste, le plus enfumé, le plus détraqué qu’il fût possible de voir : mais ce n’en était pas moins là le centre des affaires et des plaisirs, de la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils ; jamais ni le vieillard ni le jeune homme n’avaient eu d’autre résidence, et jamais leurs désirs ni leurs pensées n’en avaient franchi les étroites limites.

Les affaires, comme on le conçoit aisément, étaient dans cet établissement le point essentiel ; elles en avaient banni le confort et exclu toute élégance intérieure. Ainsi, dans les chambres à coucher, d’un aspect misérable, on voyait pendus le long des murs des paquets de lettres rongées des vers ; des rouleaux de toile, des débris de vieux ustensiles, des pièces et des morceaux de marchandises avariées gisaient sur le sol ; tandis que d’étroites couchettes, des lavabos, des fragments de tapis étaient relégués dans les coins comme des objets de nécessité secondaire, désagréables, ne rapportant aucun profit, de vrais intrus dans l’existence. L’unique chambre qui servait de salon était, d’après le même modèle, un chaos de boîtes et de vieux papiers : on y voyait plus de tabourets de comptoir que de fauteuils, sans compter un grand monstre de pupitre qui se carrait au beau milieu du plancher, et un coffre-fort en fer incrusté dans le mur au-dessus de la cheminée. La toute petite table isolée servant aux repas et aux plaisirs de société était au pupitre et autres objets de commerce dans la même proportion que l’étaient les grâces et les innocentes récréations de la vie à la personne du vieillard et de son fils, toujours à la poursuite de la fortune. Cette table avait été tirée pour le dîner. Anthony lui-même était assis devant le feu ; il se leva pour recevoir son fils et ses belles cousines quand elles entrèrent.

Un ancien proverbe dit que nous ne devons pas nous attendre à trouver de vieilles têtes sur de jeunes épaules. À quoi l’on peut ajouter que, si par hasard nous rencontrons cette combinaison anormale, nous éprouvons une forte tentation de trancher cette union monstrueuse, rien que par le besoin que nous avons naturellement de voir chaque chose à sa place. Il est assez probable que bien des hommes, sans être violents le moins du monde, eussent senti naître en eux cette pensée dès la première fois qu’ils auraient fait connaissance avec M. Jonas. Mais une fois qu’ils l’auraient vu de plus près dans sa propre maison, et qu’ils se seraient assis avec lui à sa table, il est certain qu’il ne leur aurait plus été possible de penser à autre chose.

« Eh bien ! vieux revenant ! dit M. Jonas, donnant à son père ce surnom respectueux ; le dîner est-il prêt ?

— Je crois qu’il l’est, répondit le vieillard.

— La belle réponse ! reprit le fils. « Je crois qu’il l’est !… » me voilà bien avancé.

— Ah !… je n’en suis pas sûr, dit Anthony.

— Vous n’en êtes pas sûr ? répliqua le fils en baissant un peu la voix. Non. Vous n’êtes jamais sûr de rien, vous. Donnez-moi votre chandelier. J’en ai besoin pour éclairer les jeunes demoiselles. »

Anthony lui tendit un vieux chandelier de cuisine tout branlant. Muni de cet ustensile, M. Jonas conduisit les deux sœurs vers la chambre à coucher voisine, où il les laissa se débarrasser de leurs châles et de leurs chapeaux ; puis, revenant dans le salon, il s’occupa du soin de déboucher une bouteille de vin, d’aiguiser le couteau à découper et de marmotter des compliments à son père, jusqu’au moment où les demoiselles Pecksniff et le dîner firent ensemble leur entrée.

Le repas se composait d’un gigot de mouton rôti avec des légumes et des pommes de terre. Ces mets exquis ayant été posés sur la table par une vieille femme qui avait ses souliers en savates, les convives purent ensuite s’abandonner librement aux plaisirs du festin.

« Vous voyez ici le château de Garçon-ville, ma cousine, dit M. Jonas à Charity. Dites donc, l’autre en rira bien quand elle sera de retour chez elle. Placez-vous ici : vous êtes à ma droite, elle sera à ma gauche. Hé, l’autre, voulez-vous venir ?

— Quand je vous dis que vous êtes un vilain homme ! répondit Mercy. Je suis sûre que je n’aurai pas pour deux liards d’appétit si je suis assise auprès de vous ; mais il le faut bien.

— Hein ! qu’elle est vive ! souffla M. Jonas à la sœur aînée, en accompagnant ces paroles de son mouvement de coude favori.

— Oh ! vraiment, que voulez-vous que je réponde à ça ? repartit aigrement miss Pecksniff. Je suis lasse de m’entendre adresser de si ridicules questions.

— Qu’est-ce qu’il fait là, mon vieux bonhomme de père ? dit M. Jonas, en voyant Anthony rôder dans la chambre, au lieu de se mettre à table. Qu’est-ce que vous cherchez ?

— J’ai perdu mes lunettes, Jonas, dit le vieil Anthony.

— Eh bien ! asseyez-vous sans vos lunettes. Ce n’est pas comme une fourchette ou une cuiller ; vous n’en avez pas besoin pour manger. Ah ! ça, où est donc ce vieux lourdaud de Chuffey ? Ici, stupide ! Oh ! vous connaissez bien votre nom. »

Il paraît cependant qu’il ne le connaissait point ; car il ne vint que sur l’appel du père. À la voix d’Anthony, la porte d’un cabinet vitré qui se détachait du reste de la pièce s’ouvrit lentement. Un petit vieillard aux yeux chassieux, à l’air misérable, s’avança d’un pas traînant. Il était poudreux et rococo, comme les meubles de la maison ; vêtu de noir sale, avec des culottes garnies aux genoux de nœuds de rubans rouillés, vrai rebut de cordons de souliers ; sur ces jambes en fuseau flottaient des bas de laine de même nuance. On eût dit qu’il avait été jeté de côté et oublié dans un coin, durant un demi-siècle, et que quelqu’un venait de le retrouver à l’instant dans un vieux garde-meuble.

Il s’avança donc, ou plutôt il rampa vers la table, jusqu’à ce qu’enfin il se laissa tomber sur une chaise inoccupée ; puis il se releva, sans doute pour saluer, aussitôt que ses facultés engourdies l’eurent averti pourtant qu’il y avait là des étrangers, et que ces étrangers étaient des dames. Mais il se laissa retomber sur sa chaise sans avoir fait ce salut ; et soufflant sur ses mains ridées afin de les réchauffer, il resta ainsi, imbécile, penchant vers son assiette son pauvre nez violacé, sans regarder, avec des yeux qui ne voyaient rien et un visage qui ne disait rien : c’était le néant personnifié, et voilà tout.

« C’est notre commis le vieux Chuffey, dit M. Jonas, en sa qualité d’amphitryon et de maître des cérémonies.

— Est-ce qu’il est sourd ? demanda l’une des sœurs.

— Non, je ne crois pas qu’il le soit. Père, est-ce qu’il est sourd ?

— Je ne lui ai jamais entendu dire qu’il le fût, répondit Anthony.

— Est-il aveugle ? demandèrent les jeunes filles.

— Non. Jamais je n’ai ouï dire qu’il fût aveugle, répondit négligemment M. Jonas. Père, est-ce que vous le croyez aveugle ?

— Certainement non, il ne l’est pas, dit Anthony.

— Qu’est-il donc alors ? demandèrent de nouveau les demoiselles Pecksniff.

— Ce qu’il est ? Je vais vous l’apprendre, dit M. Jonas en aparté aux jeunes filles. Primo, c’est un vieux bonhomme, et je ne l’en aime pas mieux pour cela, car je crois bien que c’est de lui que mon père tient cette faculté détestable. Secundo, ajouta-t-il en élevant la voix, c’est un vieux drôle qui ne connaît rien au monde que celui-là. »

Et en même temps il désigna son vénéré père avec la pointe du couteau à découper, pour mieux faire comprendre de qui il entendait parler.

« C’est extraordinaire ! s’écrièrent les deux sœurs.

— Eh bien ! vous voyez, dit M. Jonas, il s’est troublé le cerveau toute sa vie avec des chiffres, avec des livres de compte. Il y a vingt ans ou à peu près, il attrapa une bonne fièvre. Tout le temps qu’il eut le transport (et cela dura bien trois semaines), il ne cessa jamais d’additionner, et il fit tant de millions de chiffres, que je ne crois pas qu’il en soit jamais parfaitement remis. Aujourd’hui que nous ne faisons plus beaucoup d’affaires, ce n’est pas encore un trop mauvais commis.

— C’est un excellent commis, dit Anthony.

— Soit. En tout cas il n’est pas cher, et il gagne bien son pain : c’est ce qu’il nous faut. Je vous disais qu’il ne connaissait personne que mon père ; mais, par exemple, il le connaît bien, lui, et le sert à merveille ; il y a si longtemps qu’il est accoutumé à lui ! Tenez, je l’ai vu jouer le whist avec mon père comme partenaire, et un bon rob encore, sans savoir plus que vous quels adversaires il avait à côté de lui.

— Est-ce qu’il n’a point d’appétit ? demanda Mercy.

— Oh ! si, dit Jonas, qui saisit vivement son couteau et sa fourchette ; il mange quand on l’y invite. Mais peu lui importe d’attendre une minute ou une heure, pourvu que mon père soit là. Aussi, lorsque je suis très-affamé, comme je le suis aujourd’hui, je ne m’occupe de lui qu’après avoir donné à mon estomac une première satisfaction, comme vous voyez. Allons, Chuffey, allons, stupide, êtes-vous prêt ? »

Chuffey demeura immobile.

« Toujours le même, le vieux renard ! dit Jonas, se servant froidement une nouvelle tranche. Parlez-lui donc, père.

— Êtes-vous prêt à dîner, Chuffey ? demanda le vieillard.

— Oui, oui, dit Chuffey, qui au premier son de la voix d’Anthony parut s’illuminer du rayon de la sensation humaine, si bien qu’il offrait un spectacle à la fois curieux et émouvant. Oui, oui, tout à fait prêt, monsieur Chuzzlewit. Tout à fait prêt, monsieur. Tout prêt, tout prêt, tout prêt. »

Il s’arrêta souriant et prêta l’oreille aux autres paroles qu’on pourrait lui adresser ; mais, comme on ne continuait point de lui parler, le rayon abandonna peu à peu son visage et finit par s’effacer entièrement.

« Au fond, il est très-désagréable, dit Jonas, s’adressant à ses cousines, tandis qu’il tendait à son père la portion du vieillard. Quand ce n’est pas du bouillon, il ne manque jamais de s’étouffer. Regardez-le ! Avez-vous vu quelque part un cheval contempler son râtelier d’un coup d’œil plus stupide que lui ? Si ce n’avait pas été histoire de rire, je ne l’eusse pas laissé venir ici aujourd’hui ; mais j’ai pensé qu’il vous divertirait. »

Le pauvre vieillard qui servait de texte à ce discours charitable était, heureusement pour lui, aussi étranger à ce qui venait de se dire qu’à tout ce qu’on put y ajouter en sa présence. Mais comme le mouton était dur, et que les gencives de Chuffey étaient molles, le vieillard ne tarda pas à réaliser ce qu’on avait annoncé de ses dispositions à s’étouffer, et il lui fallut tant d’efforts pour dîner, que M. Jonas s’amusa infiniment, assurant que jamais il n’avait vu Chuffey tenir mieux sa place à table, et qu’il y en avait assez pour faire éclater les côtes à force de rire. Il en vint même jusqu’à certifier aux deux sœurs que, sous ce rapport, il considérait Chuffey comme supérieur encore au père. « Et ma foi ! ajouta-t-il d’une manière significative, ce n’est pas peu dire. »

Il était assez étrange qu’Anthony Chuzzlewit, si vieux lui-même, pût prendre quelque plaisir à voir son estimable fils exercer ces railleries aux dépens de la pauvre ombre qui siégeait à leur table. Cependant il s’en amusait, moins ostensiblement, il faut lui rendre cette justice, par égard pour leur ancien commis, mais il jouissait intérieurement de la fertilité d’esprit de Jonas. Par la même raison, les dures épigrammes que lui lançait son propre fils le remplissaient d’une joie secrète ; il s’en frottait les mains ; il en riait à la dérobée, comme s’il disait derrière sa manche : « C’est pourtant moi qui l’ai instruit, c’est moi qui l’ai formé, c’est à moi qu’il doit tout cela. Fin, rusé, avare, il ne gaspillera pas mon argent. C’est à cela que j’ai travaillé ; c’est là ce que j’ai toujours espéré : tel a été le but principal, l’ambition de ma vie. »

Quel noble but, quelle noble fin à contempler, maintenant que l’œuvre était parfaite ! Il est des hommes qui se forgent des idoles à leur propre image et n’osent ensuite les adorer, lorsqu’ils les voient achevés, honteux de la difformité de leur œuvre, dans laquelle ils ne voient qu’une odieuse parodie de leur propre ressemblance. Anthony, au moins, valait mieux que ces hommes-là, au bout du compte.

Chuffey resta si longtemps à se consumer sur son assiette, que Jonas, perdant patience, la lui retira lui-même, invitant son père à signifier au vieillard qu’il ferait mieux « de s’en tenir à son pain. » Anthony exécuta cette commission.

« Oui, oui ! s’écria Chuffey, dont le visage s’éclaira, comme précédemment, quand la même voix lui eût adressé la parole ; très-bien, très-bien. C’est votre vrai fils, monsieur Chuzzlewit ! Que Dieu bénisse ce malin jeune homme ! Dieu le bénisse, Dieu le bénisse ! »

M. Jonas trouva ce langage si particulièrement enfantin, et peut-être avait-il raison, qu’il ne fit que s’en amuser de plus belle, et dit à ses cousines qu’il craignait qu’un beau jour Chuffey ne le fît mourir de rire. Alors on enleva la nappe, et l’on posa sur la table une bouteille de vin. M. Jonas remplit les verres des deux demoiselles, qu’il invita à ne point ménager le liquide, leur assurant qu’il y en avait à la cave. Mais il se hâta d’ajouter, après cette saillie, que c’était une simple plaisanterie, et qu’il les priait de ne pas la prendre au sérieux.

— Je bois à Pecksniff, dit Anthony ; à votre père, mes chères demoiselles. Pecksniff, un habile homme, un finaud ! Un hypocrite cependant, hein ! Un hypocrite, jeunes filles, hein ! Ha ! ha ! ha ! Eh bien, oui. Entre amis, nous pouvons le dire, c’en est un. Je n’en pense pas plus mal de lui pour cela, si ce n’est qu’il va un peu trop loin. On peut exagérer tout, mes chères petites. On peut exagérer même l’hypocrisie. Demandez à Jonas.

— Vous ne craignez toujours pas d’exagérer le soin que vous prenez de votre petite personne, répliqua l’aimable enfant, la bouche pleine.

— Entendez-vous cela, mes petites amies ? s’écria Anthony charmé. Que d’esprit ! que d’esprit ! L’exception est bonne, Jonas ; c’est vrai, il est permis d’exagérer ça.

— Excepté, dit à demi-voix M. Jonas à sa cousine préférée, quand on en abuse pour vivre trop longtemps. Ha ! ha ! Dites donc ça à l’autre

— Mon Dieu ! s’écria Cherry avec pétulance, vous pouvez bien le lui dire vous-même, si cela vous fait plaisir.

— Elle a toujours l’air de se moquer du monde, répliqua M. Jonas.

— Mais aussi, pourquoi vous occupez-vous d’elle ? dit Charity. Je suis bien sûre qu’elle ne s’occupe guère de vous.

— Vrai ? demanda Jonas.

— Ah ! par ma foi ! reprit-elle, est-ce que vous avez besoin que je vous le répète ? »

M. Jonas ne répliqua rien, mais il regarda fixement Mercy avec une drôle d’expression, en disant qu’elle pouvait être certaine qu’il n’en mourrait toujours pas de chagrin. Puis il parut témoigner à Charity plus d’empressement que jamais, en la priant, c’était son genre de politesse, de vouloir bien se rapprocher de lui.

« Père, dit-il après quelques moments de silence, il y a encore une chose qui ne saurait être exagérée.

— Laquelle ? demanda le père, grimaçant d’avance un rire d’approbation.

— C’est de gagner sur les marchés, dit Jonas. Voici la règle, en fait de gain : « Faites aux autres ce qu’ils voudraient vous faire. » Voilà le véritable précepte de l’évangile de commerce. Le reste n’est qu’imposture. »

Anthony était enchanté ; et non-seulement il applaudit de toutes ses forces, mais encore, dans son ravissement, il prit la peine de communiquer cette maxime à son ancien commis, qui se frotta les mains, hocha sa tête tremblante, cligna ses yeux humides et s’écria de sa voix sifflante : « Bien ! bien ! C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit ! » témoignant de son plaisir par les marques que sa faiblesse lui permettait d’en donner. Mais l’enthousiasme stupide du vieillard était racheté par la sympathie que ce pauvre homme éprouvait pour la seule créature à laquelle l’unissaient les liens d’une longue association, et s’expliquait par son impuissance présente. Ah ! si l’on avait bien voulu chercher, qui sait si l’on n’eût pas pu trouver, à travers ce résidu, si triste qu’il fût, quelque lie d’une meilleure nature ensevelie au fond de cette vieille barrique usée, qui s’appelait Chuffey ?

En attendant, comme personne ne songeait à faire cette découverte, Chuffey se retira dans un coin noir, à l’un des angles de la cheminée, où il passait toutes ses soirées. On cessa de le voir et de l’entendre, si ce n’est quand on lui donna une tasse de thé, dans laquelle il trempa machinalement son pain. Il n’y avait nulle raison de supposer qu’en aucune saison il songeât à dormir, pas plus qu’on ne pouvait admettre qu’il entendît, qu’il vît, qu’il sentît, ou qu’il pensât. Il restait congelé, pour ainsi dire, quoique moins ferme qu’un glaçon. Anthony ne le dégelait pas en ce moment, soit en le touchant, soit en lui adressant la parole.

À la prière de M. Jonas, miss Charity fit le thé : ce qui lui donnait tellement l’air de la maîtresse de la maison, qu’elle éprouvait la plus jolie confusion imaginable ; d’autant plus que M. Jonas s’était assis près d’elle, et lui glissait à l’oreille les formules les plus variées de l’admiration. Miss Mercy, de son côté, voyant que tout le plaisir de la soirée était exclusivement pour eux, déplorait en silence l’absence de ses gentlemen du commerce ; elle soupirait après le moment du retour, et bâillait sur un journal de la veille. Quant à Anthony, il s’était complètement endormi, de sorte que Jonas et Cherry demeurèrent aussi longtemps tête à tête que cela leur convint.

Après qu’on eût enlevé le plateau de thé, M. Jonas exhiba un jeu de cartes sales et, pour amuser les sœurs, exécuta divers petits tours d’adresse ; le fin du jeu, c’est de faire parier quelqu’un contre vous que vous ne pourrez pas faire votre tour, et alors, immédiatement, vous gagnez et vous empochez l’argent. M. Jonas apprit à ses cousines que ces exercices étaient en grande vogue dans les salons les plus distingués, et que l’on gagnait quelquefois de grosses sommes à ces jeux de hasard. Il est bon de faire observer que ce qu’il disait, il le croyait fermement lui-même : car la fourberie a sa simplicité non moins que l’innocence ; et, partout, où la première condition pour croire était fondée sur une foi ardente à la bassesse et à l’infamie, M. Jonas était l’un des hommes les plus crédules qu’il y eût au monde. Le lecteur peut aussi, si cela lui fait plaisir, mettre en ligne de compte son ignorance, qui était extraordinaire.

Ce charmant jeune homme avait toutes les dispositions possibles pour devenir un coquin de premier ordre : il ne lui manquait pour être un vagabond remarquable qu’un seul bon trait dans le catalogue usuel des vices propres aux débauchés, à savoir la prodigalité. Mais c’est là que l’arrêtaient à propos ses habitudes sordides et étroites ; et, comme il arrive parfois qu’un poison sert d’antidote à un autre, là où des remèdes innocents seraient inefficaces, ainsi c’était une mauvaise passion qui l’empêchait de boire à longs traits la pleine mesure du vice, lorsque la vertu eût fait de vains efforts pour le retenir.

Tandis qu’il déployait tous ses petits talents de prestidigitation, la soirée s’avançait. Comme M. Pecksniff n’avait pas l’air d’arriver, les jeunes filles exprimèrent le désir de s’en retourner chez elles. Mais, dans sa galanterie, M. Jonas ne voulut point y consentir avant qu’elles eussent pris leur part d’un ambigu composé de pain, de fromage et de porter. Et même alors il s’opposait encore à leur départ, priant souvent miss Charity de s’approcher un peu plus de lui ou de rester plus longtemps, et formulant plusieurs autres demandes de même nature, dans l’ardeur de son esprit hospitalier. Voyant qu’enfin tous ses efforts pour les retenir davantage étaient inutiles, il prit son chapeau et endossa son pardessus, afin de reconduire ses cousines à la maison Todgers ; il eut soin de leur dire que probablement elles aimeraient mieux aller à pied qu’en voiture, et que, pour sa part, il était complètement de leur avis.

« Bonne nuit, dit Anthony, bonne nuit ; rappelez-moi au souvenir de… Ha ! ha ! ha ! de Pecksniff. Mettez-vous en garde contre votre cousin, ma chère amie. Méfiez-vous de Jonas ; c’est un gaillard dangereux. En tout cas, ne vous disputez pas pour l’avoir.

— Oh ! la bonne farce !… s’écria Mercy. Se quereller pour l’avoir ! Cherry, ma belle, vous pouvez bien le garder pour vous seule. Je vous fais cadeau de ma part.

— Vraiment ? dit Jonas. Est-ce que les raisins seraient trop verts, ma cousine ? »

Miss Charity fut plus charmée de cette repartie qu’on n’eût pu s’y attendre, vu son âge un peu mûr et son caractère naïf. Mais, dans sa tendresse fraternelle, elle gronda M. Jonas d’appuyer trop fort sur un roseau fragile, et lui défendit d’être désormais aussi cruel pour la pauvre Mercy ; sinon elle se verrait positivement obligée de le haïr. Mercy, qui se trouvait aussi en belle humeur, ne répliqua que par un éclat de rire. En conséquence, elles regagnèrent leur demeure sans avoir échangé en route aucune parole déplaisante. M. Jonas était au milieu d’elles, ayant une cousine suspendue à chaque bras. Parfois, il serrait si fort en dessous celui de Mercy, que cela ne laissait pas que d’incommoder la jeune fille ; mais, comme tout le temps il ne cessait de chuchoter avec miss Charity et de lui témoigner une attention particulière, ce geste oppressif ne pouvait être considéré que comme une circonstance purement accidentelle.

Lorsqu’ils furent arrivés à Todgers-House, et que la porte eut été ouverte, Mercy les quitta vivement et grimpa lestement l’escalier. Mais Charity et Jonas demeurèrent au bas des marches, devisant ensemble plus de cinq minutes. Si bien que, le lendemain matin, Mme Todgers disait à un tiers :

« Il est très-clair que ça marche bien par là, et j’en suis bien aise, car il se fait grand temps que miss Pecksniff songe à s’établir. »

Et maintenant, le jour approchait où cette vision brillante, qui avait si soudainement illuminé la maison Todgers et fait lever le soleil dans les ombres du cœur de Jinkins, allait disparaître, où on allait l’empaqueter dans une diligence pour la province comme un colis recouvert de toile cirée, ou comme un panier à poisson, ou comme une cloyère d’huîtres, ou comme un monsieur corpulent, ou enfin comme toute autre prosaïque réalité de la vie.

« Jamais, mes chères demoiselles Pecksniff, dit Mme Todgers, lorsqu’elles se retirèrent pour s’aller coucher, la veille de leur départ, jamais je n’ai vu établissement aussi consterné que l’est le mien en ce moment. Je ne crois pas que d’ici à bien des semaines les gentlemen redeviennent ce qu’ils étaient autrefois. Vous aurez de terribles comptes à rendre à cet égard l’une et l’autre. »

Les demoiselles récusèrent toute participation volontaire à ce désastreux état de choses, qu’elles regrettaient bien sincèrement.

« Votre vertueux papa aussi, dit Mme Todgers, en voilà une perte ! Mes chères demoiselles Pecksniff, votre papa est un parfait missionnaire de paix et d’amour. »

Ne sachant pas trop bien à quelle sorte d’amour se rattachait la mission de M. Pecksniff, Charity et Mercy accueillirent avec froideur ce compliment.

Mme Todgers s’en aperçut et ajouta :

« Si j’osais violer un secret qui m’a été confié et vous dire pourquoi j’ai à vous prier de laisser ouverte cette nuit la petite porte qui sépare votre chambre de la mienne, je pense que cela vous serait agréable. Mais je ne le puis, car j’ai promis à M. Jinkins d’être aussi muette que la tombe.

- Chère madame Todgers ! de quoi s’agit-il ?

- Eh bien, mes douces miss Pecksniff, mes chers amours, si vous voulez bien m’accorder, par privilège, la liberté de vous nommer ainsi à la veille de notre séparation, M. Jinkins et les gentlemen ont arrangé entre eux un petit concert, et ils ont l’intention de vous donner cette nuit, sur l’escalier, près de la porte, une sérénade. J’eusse désiré, je l’avoue, poursuivit Mme Todgers avec sa prévoyance habituelle, que ce concert se fît une ou deux heures plus tôt : car, lorsque les gentlemen veillent tard, ils boivent, et lorsqu’ils boivent ils risquent d’avoir la voix moins musicale que s’ils n’avaient pas bu. Mais c’est ainsi que les choses sont arrangées, et je crois, mes chères demoiselles Pecksniff, vous faire plaisir en vous faisant confidence de cette marque d’attention de leur part. »

Cette nouvelle produisit un tel effet sur les deux jeunes filles, que l’une et l’autre promirent bien de ne point songer à se coucher avant la fin de la sérénade. Mais une demi-heure d’attente, jointe au froid du soir, modifia leur résolution, et non-seulement elles se mirent au lit, mais encore s’y endormirent, et ne furent que très-médiocrement charmées d’être réveillées, au bout de quelque temps, par certains accords doux et faibles qui rompaient le silence des heures de la nuit.

C’était touchant, très-touchant. Il aurait fallu être bien difficile pour ne pas trouver cela triste. C’était le gentleman dilettante qui menait le deuil ; Jinkins s’était chargé de la basse, et les autres s’étaient distribué les parties comme ils avaient pu. Le plus jeune gentleman soufflait sa mélancolie dans une flûte : il ne savait guère la faire résonner, mais ce n’en était pas plus désagréable pour cela. Une supposition, les deux demoiselles Pecksniff ainsi que Mme Todgers eussent péri de combustion spontanée, et la sérénade eût été donnée en l’honneur de leurs cendres, peut-être eût-il été impossible de surpasser l’inénarrable désespoir exprimé dans ce chœur :

Va, cours où la gloire t’appelle !

C’était un requiem, un chant funèbre, un gémissement, un hurlement, une plainte, une lamentation de Jérémie, un résumé de tout ce qu’il y a de plus triste et de plus hideux comme son. La flûte du plus jeune gentleman était fausse et tremblotante. Les notes s’y produisaient par bouffées, comme le vent. Durant un long temps il sembla avoir quitté la partie, et, quand mistress Todgers et les jeunes demoiselles étaient parfaitement persuadées que, vaincu par ses émotions, il s’était retiré tout en pleurs, soudain, et sans qu’on s’y attendît, il parut tout essoufflé à la note sensible, faisant des efforts convulsifs pour reprendre haleine. Quel terrible exécutant ! On ne savait pas où on en était avec lui ; le fait est que, quand on pensait qu’il ne faisait rien du tout, c’était alors même qu’il se mettait à vous faire les choses les plus étonnantes.

La flûte exécuta donc plusieurs solos, peut-être deux ou trois de trop, bien que, comme le disait mistress Todgers, il valût mieux en avoir trop que pas assez. Mais même alors, même en ce moment solennel, quand on devait présumer que les sons brillants avaient pénétré jusqu’au fond du cœur de Jinkins, si Jinkins possédait un fond du cœur, ce persécuteur farouche ne put se résoudre à laisser tranquille le plus jeune gentleman. Avant que le second morceau fût commencé, il le pria d’une voix très-distincte et comme faveur personnelle (voyez-vous le malhonnête !) de ne pas jouer. Oui, de ne pas jouer ! À travers le trou de la serrure on entendit gémir le souffle du plus jeune gentleman, pas sur la flûte ! Croyez-vous pas qu’une flûte eût été une digne interprète des passions qui débordaient de son âme ? un trombone même eût été un instrument trop innocent.

La sérénade touchait à sa fin ; l’intérêt culminant allait éclater. Le gentleman littéraire avait écrit, à l’occasion du départ des demoiselles Pecksniff, une cantate qu’on avait adaptée à un vieil air. Tous les exécutants réunirent leurs voix, sauf le plus jeune gentleman, qui garda un silence farouche, et pour cause. La cantate (dans le goût classique) invoquait l’oracle d’Apollon et venait lui demander de lui faire le plaisir de lui dire ce qu’allait devenir Todgers-House quand Charity et Mercy seraient bannies de ses murs. L’oracle ne rendait pas de décision qui vaille la peine d’être rapportée, selon l’usage assez habituel des oracles, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Ne pouvant obtenir d’éclaircissement sur ce point, le chant y renonçait et poursuivait sa course en montrant que les demoiselles Pecksniff étaient proches parentes de Rule Britannia, et que, si la Grande-Bretagne n’était pas une île, il n’y aurait pas eu de demoiselles Pecksniff. Et, pendant qu’on se trouvait en pleine marine, le chant se terminait par cette strophe :

Vaisseau de Pecksniff père, ô toi que l’on renomme,
Salut !… Par les zéphyrs qu’il s’avance éventé,
Tandis que les Tritons suivent avec fierté
L’artiste, l’architecte et l’homme !

Tout en présentant à l’imagination ce magnifique tableau, les gentlemen se retiraient doucement, doucement vers leurs lits respectifs, toujours soufflant, de manière à donner un effet de lointain très-pittoresque. Peu à peu les sons s’éteignirent, et, enfin la maison Todgers retomba dans le silence.

M. Bailey réservait pour le lendemain matin son offrande musicale. Il passa la tête dans la chambre, où les deux demoiselles étaient agenouillées devant leurs malles et en train de les remplir ; et pour les divertir il imita l’aboiement d’une jeune chien dans quelque circonstance grave, quand par exemple des personnes d’imagination peuvent supposer que cet animal demande une plume et de l’encre pour épancher ses sentiments.

« Eh bien, mesdemoiselles, dit le jeune garçon, vous retournez donc chez vous ? Tant pis !

— Oui, Bailey, répondit Mercy, nous partons.

— Est-ce que vous ne laisserez pas à quelqu’un des gentlemen une boucle de vos cheveux ? demanda Bailey. C’est-il bien à vous, ces cheveux-là ? »

Elles se mirent à rire et répondirent que leurs cheveux étaient bien en effet leur propriété naturelle.

« Oh ! oui, pas mal, dit-il ; plus souvent qu’ils sont naturels ! Je sais toujours bien que ses cheveux à elle ne sont pas ses cheveux. Tenez, une fois je les ai vus accrochés à ce clou près de la fenêtre. Outre ça, plusieurs fois, au moment où on dînait, je me suis mis derrière elle et je les lui ai tirés, sans que jamais elle s’en doutât. Je vous dirai, mesdemoiselles, que je vais quitter d’ici. Je ne veux pas rester plus longtemps à m’entendre dire des sottises par elle ! »

Miss Mercy lui demanda quels étaient ses projets pour l’avenir. M. Bailey annonça qu’il songeait à entrer dans les bottes à revers[1] ou dans l’armée.

« Dans l’armée !… s’écrièrent les deux demoiselles en riant.

— Pourquoi pas ? dit Bailey. N’y a-t-il pas des tambours à la Tour de Londres ? Je les connais, moi. Et que la patrie a beaucoup de considération pour eux, encore !

— Mais vous vous ferez tuer, objecta Mercy.

— Eh bien ! s’écria M. Bailey, qué que ça fait ? c’est déjà pas si dégoûtant, mesdemoiselles, n’est-ce pas ? J’aime mieux recevoir un coup de canon qu’un coup de rouleau à pâte[2], car elle ne se gêne pas pour m’en flanquer des coups quand elle est de mauvaise humeur de ce que les gentlemen ont trop bon appétit. Comme si, dit M. Bailey, s’exaspérant par le souvenir de ses griefs, comme si c’était ma faute à moi s’ils consomment les vivres.

— Assurément non ; qui pourrait songer à vous en rendre responsable ? dit Mercy.

— Ah ! vous croyez ça, répliqua-t-il. Vous dites que non, et moi je dis que si. Ah ! ah ! Personne ne peut m’en rendre responsable ! Je le sais bien peut-être. Mais je n’ai pas envie qu’on se paye chaque jour sur mon dos du renchérissement des denrées. Je n’ai pas envie qu’on me tue parce que tout est cher au marché. Je ne veux pas rester. V’là donc pourquoi, ajouta M. Bailey, se calmant un peu et souriant, si vous avez l’intention de me donner quelque chose, vous ferez mieux de me le donner tout de suite, parce que, si vous attendez votre retour ici, je n’y serai plus, et que le garçon qui me remplacera ne méritera pas qu’on lui donne un sou, je le sais. »

Les deux demoiselles répondirent à cet appel prudent tant pour leur compte qu’au nom de leur père ; et vu l’amitié, elles gratifièrent si libéralement M. Bailey, que celui-ci ne savait comment leur marquer sa reconnaissance. Il fit pourtant de son mieux tout le long de la journée, en donnant à chaque instant de petits coups sur sa poche et en se livrant à d’autres exercices de pantomime comique. Il ne se borna point à ces démonstrations : car, outre qu’il écrasa un carton qui contenait un chapeau, il fit de fortes avaries au bagage de M. Pecksniff en le traînant avec trop de zèle du haut en bas de la maison. En un mot, il ne savait comment témoigner sa vive gratitude des marques de bienveillance qu’il avait reçues de ce gentleman et de sa famille.

M. Pecksniff et M. Jinkins revinrent dîner bras dessus bras dessous. Ce dernier s’était à dessein ménagé un demi-congé, prenant ainsi un avantage immense sur le plus jeune gentleman et les autres dont, par malheur pour eux, le temps était confisqué jusqu’au soir. M. Pecksniff paya le vin ; le repas fut très-gai, bien qu’on y gémît sur la nécessité de se séparer. Tandis que les convives étaient le plus en train de goûter ces douceurs de l’intimité, on annonça la visite du vieil Anthony et de son fils, à la grande surprise de M. Pecksniff et au grand déplaisir de Jinkins.

Anthony s’assit auprès de Pecksniff à un coin de la table, laissant les assistants causer entre eux, et lui dit à voix basse :

« Vous voyez, nous sommes venus vous faire nos adieux. À quoi bon entretenir la division entre nous ? Nous ne sommes, chacun à part, qu’une lame inutile ; mais réunis, Pecksniff, nous pourrions faire une bonne paire de ciseaux, hein…

— L’union, mon bon monsieur, répondit Pecksniff, est toujours excellente.

— Je ne sais pas trop, dit le vieillard ; car il y a des gens avec qui j’aimerais mieux être en désaccord qu’en bonne harmonie. Mais vous connaissez mon opinion sur vous. »

M. Pecksniff, qui avait toujours sur le cœur l’épithète d’hypocrite, se contenta de hocher la tête, ce qui tenait le milieu entre l’affirmation et la négation.

« Vous avez mal pris la chose ; je voulais seulement vous faire un compliment, dit Anthony, un compliment, sur ma parole. C’était un hommage involontaire payé à vos talents, même au moment de la réunion ; et cependant ce n’était pas un moment à faire des compliments. Au reste, il a été parfaitement entendu, dans la diligence, que nous nous étions compris l’un l’autre.

— Oh ! parfaitement !… » répondit M. Pecksniff, de façon à laisser deviner qu’il était, au contraire, cruellement incompris, mais qu’il ne se plaignait pas.

Anthony regarda son fils, qui s’était assis auprès de miss Charity ; puis, tour à tour et plusieurs fois de suite, il promena son regard sur Pecksniff et sur Jonas. Il arriva que les yeux de M. Pecksniff prirent une direction semblable ; mais, voyant qu’on s’en apercevait, il baissa les yeux d’abord et puis les ferma, comme pour n’y laisser rien lire au vieillard.

« Jonas est un malin, dit Anthony.

— Il en a l’air, répondit M. Pecksniff, de son ton le plus candide.

— Et avisé, dit Anthony.

— Très-avisé, je n’en doute point, répliqua M. Pecksniff.

— Regardez !… lui dit à l’oreille Anthony. Je crois qu’il fait la cour à votre fille.

— Allons donc, mon bon monsieur ! dit M. Pecksniff sans ouvrir les yeux ; des jeunes gens, des jeunes gens, simple amitié. Il n’y a pas de sentiment là dedans, monsieur.

— Oh ! oui, ma foi, pas de sentiment, comme si nous ne le savions pas par expérience ! Croyez-vous qu’il n’y ait pas là quelque chose de plus que de la simple amitié ?

— Il m’est impossible de vous le dire, répliqua M. Pecksniff, tout à fait impossible ! Vous me surprenez beaucoup.

— Oui, je le sais bien, dit sèchement le vieillard. Cela peut durer : je parle du sentiment, et non de votre surprise ; mais cela peut cesser aussi. En supposant la durée, peut-être y trouverions-nous un intérêt égal, car vous et moi nous avons fait notre pelote. »

M. Pecksniff, le sourire aux lèvres, allait parler quand le vieillard l’arrêta.

« Je devine ce que vous allez dire. C’est tout à fait inutile. Vous me direz à cela que vous n’avez jamais songé à chose pareille ; que, sur un point qui touche de si près au bonheur de votre chère enfant, vous ne pouvez, en père dévoué, exprimer une opinion, et ainsi de suite. Tout cela est bel et bon, et je vous reconnais là. Mais il me semble à moi, mon cher Pecksniff, ajouta Anthony en appuyant sa main sur la manche de son interlocuteur, que, si vous et moi nous prolongeons cette plaisanterie qui consiste à ne rien voir, il y en a un de nous deux qui pourra se trouver placé dans une position embarrassante or, comme je ne désire point que ce soit moi, vous m’excuserez d’avoir tout d’abord pris la liberté de jeter du jour sur la question et de la poser nettement, pour que nous l’envisagions telle qu’elle est. Je vous remercie de l’attention que vous m’avez prêtée. Nous voilà maintenant avertis, ce qui vaut toujours mieux pour l’un comme pour l’autre. »

En achevant ces paroles, il se leva, et, faisant à M. Pecksniff un signe d’intelligence, il s’éloigna pour aller rejoindre les jeunes gens, laissant l’homme de bien quelque peu déconcerté et embarrassé de cette franchise d’allure, et surtout passablement ennuyé de s’être vu surpassé dans le maniement des armes qui lui étaient le plus familières.

Cependant la diligence de nuit était très-ponctuelle : l’heure était donc venue de se rendre au bureau, qui était situé si près de là, qu’on avait pu y envoyer d’avance les bagages pour s’y rendre ensuite à pied. Après quelques moments consacrés à la toilette des demoiselles Pecksniff et de Mme Todgers, on se transporta à ce bureau. Déjà la diligence, tout attelée, était en place pour partir ; déjà la plupart des gentlemen du commerce étaient réunis en ce lieu, y compris le plus jeune gentleman, qui était dans un état d’agitation non équivoque et de profond accablement d’esprit.

Rien d’égal au chagrin de Mme Todgers en se séparant des jeunes demoiselles, si ce n’est la force de l’émotion avec laquelle elle dit adieu à M. Pecksniff. Jamais assurément mouchoir de poche ne fut plus souvent remis dans un ridicule ni plus souvent tiré que le mouchoir de Mme Todgers, tandis que la bonne dame était debout près d’une portière, soutenue à droite et à gauche par deux gentlemen du commerce. À la lueur des lanternes, elle cherchait à attraper, autant que le lui permettait M. Jinkins, accroché constamment au marchepied, la vue de l’honnête homme. Car Jinkins ne bougea point de cette place où il pouvait causer avec les demoiselles ; on aurait dit qu’il avait juré de rester jusqu’au bout le cauchemar vivant du plus jeune gentleman. Sur l’autre marchepied se tenait M. Jonas, qui occupait cette position en vertu de ses droits de cousin. Si bien que le plus jeune gentleman, qui s’était rendu le premier sur le terrain, fut rejeté dans l’intérieur du bureau, au milieu des affiches rouges et noires et des illustrations de voitures à grande vitesse, bousculé par les portefaix et empêtré dans de gros paquets. Cette fausse position, jointe à son irritation nerveuse, mit le comble à ses infortunes ; mais une dernière fatalité lui était réservée : car, lorsqu’au moment du départ il jeta à la belle main de Mercy une fleur (une fleur de serre chaude qui lui avait coûté un prix fou), cette fleur alla tomber aux pieds du cocher, qui remercia vivement le plus jeune gentleman et la mit à sa boutonnière.

On partit. La maison Todgers allait rentrer dans son isolement. Les deux jeunes filles, adossées chacune à un coin de la voiture, s’abandonnaient à des pensées pleines de regrets. Mais M. Pecksniff, repoussant loin de lui toute considération futile de plaisirs mondains, concentrait uniquement ses méditations sur le grand et vertueux but vers lequel il courait, à savoir de chasser l’ingrat, l’imposteur, dont la présence troublait encore son foyer domestique, sacrilège vivant sur les autels de ses dieux lares.


  1. C’est-à-dire à devenir domestique dans une grande maison avec des bottes à revers
  2. De pâtissier