Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/10

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CHAPITRE X.

Contenant d’étranges choses qui exerceront une grande influence, en bien ou en mal, sur la plupart des événements de cette histoire.


Cependant M. Pecksniff était venu à Londres pour affaire. Avait-il oublié le but de son voyage ? Continuait-il de prendre du plaisir avec la joyeuse engeance de la pension Todgers, sans songer aux graves intérêts, quels qu’ils fussent, qui exigeaient sa calme et sérieuse méditation ? Non.

« Le temps et la marée n’attendent personne, » dit le proverbe. Mais tous les hommes ont à attendre le temps et la marée. Cette marée, qui avec son flux devait conduire Seth Pecksniff à la fortune, était marquée d’avance sur le tableau et au moment de monter. Pecksniff ne restait pas tranquillement au haut de la plage sans se soucier le moins du monde des changements de courants ; mais il se tenait sur l’extrême bord, le digne homme, voyant l’eau passer déjà par-dessus ses souliers et tout prêt à se vautrer dans la vase, si c’était le chemin qui devait le conduire au but de ses espérances.

La confiance qu’il inspirait à ses deux charmantes filles était vraiment admirable. Elles croyaient si fermement au caractère de leur père, qu’elles étaient certaines qu’en tout ce qu’il faisait il avait devant lui un dessein bien conçu, bien arrêté. Elles savaient aussi que ce noble objet était pour Pecksniff son intérêt personnel, ce qui naturellement les intéressait par contre-coup.

Ce qui rendait cette confiance filiale plus touchante encore, c’est que les demoiselles Pecksniff ne se doutaient pas, quant à présent, des projets réels de leur père. Tout ce qu’elles savaient de lui, c’est que chaque matin, de bonne heure, après le déjeuner, il se rendait au bureau de poste pour y chercher des lettres. Ce soin rempli, sa tâche du jour était achevée ; et il rentrait dans le repos jusqu’à ce que le retour du soleil amenât, le lendemain, une poste nouvelle.

Même manège pendant quatre ou cinq jours. Enfin, un matin, M. Pecksniff revint à son domicile tout hors d’haleine et avec une précipitation curieuse chez un homme d’ordinaire si calme. Il s’enferma avec ses filles, et ils eurent une conférence secrète qui dura bien deux heures. Tout ce qui se passa dans cet entretien resta caché, et nous n’en connaissons que les paroles suivantes, articulées par M. Pecksniff :

« Comment un tel changement s’est-il opéré en lui (du moins je l’espère), question tout à fait oiseuse et vaine. Mes chéries, j’ai mes idées sur ce sujet, mais je ne les émettrai point. Il suffit que nous soyons disposés à ne montrer ni ressentiment ni colère, et que nous soyons prêts à pardonner. S’il désire notre amitié, il l’aura. Nous connaissons notre devoir, je pense ! »

Le même jour, heure de midi, un vieux gentleman descendit de cabriolet au bureau de poste, et, ayant donné son nom, demanda une lettre à lui adressée et qui devait rester au bureau jusqu’à ce qu’elle fût réclamée. Cette lettre attendait depuis quelques jours. La suscription en était écrite de la main de M. Pecksniff, et scellée du cachet de M. Pecksniff.

La lettre, très-courte, ne contenait guère qu’une adresse avec « les sentiments très-respectueux et (malgré le passé), sincèrement affectueux. » Le vieux gentleman prit l’adresse, jetant au vent en petits morceaux le reste de la lettre et la passa au cocher avec ordre de le conduire le plus près possible de Todgers-House. Le cocher le mena droit au Monument : là, le vieux gentleman descendit de nouveau, renvoya sa voiture et se dirigea à pied vers la pension bourgeoise.

Bien que le visage, la tournure, le pas de ce vieillard, et même la manière ferme dont il serrait, en s’appuyant dessus, sa grosse canne, indiquassent une résolution qu’il n’eût pas été facile de combattre, et une obstination (bonne ou mauvaise, peu importe) qui, dans d’autres temps, eût bravé la torture et puisé la vie dans les angoisses mêmes de la mort ; cependant il y avait en ce moment dans son esprit une certaine hésitation qui lui fit éviter d’abord la maison qu’il cherchait et le conduisit machinalement vers un rayon de soleil qui éclairait le petit cimetière voisin. Il semble qu’il dût y avoir dans le contraste de cette poussière immobile amoncelée au milieu même du plus actif remue-ménage quelque chose qui fût plutôt capable d’accroître son indécision : cependant il s’achemina de ce côté, éveillant les échos sur son passage, jusqu’à ce que l’horloge de l’église, sonnant pour la seconde fois les quarts depuis qu’il était dans le cimetière, le tira de sa méditation. Sortant donc de son incertitude en même temps que l’air emportait le son des cloches, il gagna d’un pas rapide la maison et frappa à la porte.

M. Pecksniff était assis dans le petit salon de Mme Todgers. Son visiteur le trouva occupé à lire par pur hasard, et il lui en fit ses excuses, un excellent ouvrage de théologie. Sur une table étroite il y avait du gâteau et du vin, par un autre hasard dont il s’excusa également.

« J’avais oublié, dit-il, la visite que je devais recevoir, et j’allais partager cette modeste collation avec mes filles quand vous avez frappé à la porte.

— Vos filles vont bien ? » demanda Martin, posant de côté son chapeau et sa canne.

M. Pecksniff s’efforça de cacher son émotion comme père, lorsqu’il répondit :

« Oui, elles vont bien. Ce sont de bonnes petites filles, d’excellentes petites filles. Je ne me permettrais pas, dit-il, de proposer à M. Chuzzlewit de prendre un fauteuil ni de lui recommander d’éviter le vent coulis de la porte. Je n’ai pas envie de m’exposer aux plus injustes soupçons. En conséquence, je me bornerai à faire observer qu’il y a dans la chambre un fauteuil, et que la porte est loin d’être parfaitement close. J’oserai seulement peut-être ajouter qu’il n’est pas rare de rencontrer ce dernier inconvénient dans les maisons anciennes. »

Le vieillard s’assit dans le fauteuil, et, après quelques instants de silence :

« En premier lieu, dit-il, j’ai à vous remercier d’être venu à Londres avec tant d’empressement sur ma requête non motivée ; je n’ai pas besoin d’ajouter : et à mes frais.

— À vos frais, mon bon monsieur ! s’écria M. Pecksniff, avec un accent de grande surprise.

— Je n’ai pas l’habitude, dit Martin en agitant sa main avec impatience, de faire des dépenses à… Eh bien ! à mes parents, pour satisfaire mes caprices.

— Des caprices, mon bon monsieur ! s’écria M. Pecksniff.

— Ce n’est pas tout à fait le mot qui convient en cette occasion, dit le vieillard. Non, vous avez raison. »

Intérieurement, M. Pecksniff se sentit soulagé en entendant ces paroles, bien qu’il ne sût pas du tout pourquoi.

« Vous avez raison, répéta Martin. Ce n’est point un caprice. C’est une chose fondée sur la raison, la vérité, la réflexion. C’est, comme vous voyez, tout le contraire d’un caprice. D’ailleurs, je ne suis pas capricieux. Je ne l’ai jamais été.

— Assurément, non, dit Pecksniff.

— Comment le savez-vous ? répliqua vivement l’autre. C’est maintenant que vous allez commencer à le savoir. Vous êtes destiné à l’attester et à le prouver dans l’avenir. Vous et les vôtres, il faut vous apprendre que je suis persévérant et que je ne me laisse pas détourner de mon but. Entendez-vous ?

— Parfaitement.

— Je regrette beaucoup, reprit Martin le regardant en face et lui parlant d’un ton lent et mesuré, je regrette beaucoup que vous et moi ayons eu, dans notre dernière rencontre, la conversation que nous avons eue. Je regrette beaucoup de vous avoir laissé voir si ouvertement ce que je pensais de vous. Les intentions que j’ai maintenant à votre égard sont toutes différentes. Abandonné de tous ceux en qui j’avais mis ma confiance, trompé et obsédé par tous ceux qui eussent dû m’aider et me soutenir, je viens chercher un refuge auprès de vous. J’ai la confiance que vous serez mon allié et que je vous attacherai à moi par les liens de l’Intérêt et de l’Espérance (il appuya fortement sur ces derniers mots, quoique M. Pecksniff le priât tout particulièrement de ne point les prononcer), et que vous m’aiderez à faire payer à qui de droit les conséquences de la plus odieuse espèce de bassesse, de dissimulation et d’artifice.

— Mon noble monsieur ! s’écria M. Pecksniff, lui saisissant la main qui était toute grande ouverte : et c’est vous qui m’exprimez le regret d’avoir accueilli d’injustes idées sur mon compte ! vous, avec ces respectables cheveux gris !…

— Les regrets, dit Martin, sont le propre des cheveux gris ; et je me félicite d’avoir au moins en commun avec tous les autres hommes ma part de cet héritage. Mais en voilà assez. Je suis fâché d’avoir été si longtemps séparé de vous. Si je vous avais traité plus tôt comme vous méritez de l’être, peut-être eussé-je été plus heureux. »

M. Pecksniff leva les yeux au plafond et se frotta les mains de joie.

« Vos filles… dit Martin, après un court silence ; je ne les connais pas. Vous ressemblent-elles ?

— Monsieur Chuzzlewit, répondit le veuf, l’auteur de leurs jours (je ne veux pas parler de moi, mais bien de leur sainte mère) revit dans le nez de ma fille aînée et dans le menton de la cadette.

— Je ne demande pas si elles vous ressemblent au physique. C’est au moral, au moral !

— Il ne m’appartient pas de le dire, répliqua M. Pecksniff avec un sourire gracieux. J’ai fait de mon mieux, monsieur.

— Je désirerais les voir, dit Martin ; sont-elles près d’ici ? »

Si elles étaient près, je crois bien ! Depuis le commencement de la conversation jusqu’à ce moment où elles se retirèrent avec précipitation, elles étaient à écouter à la porte. M. Pecksniff eut soin d’essuyer d’abord les larmes dont l’attendrissement avait mouillé ses yeux, pour donner ainsi à ses filles le temps de remonter l’escalier ; puis il ouvrit la porte et cria doucement dans le corridor :

« Mes mignonnes, où êtes-vous ?

— Ici, mon cher p’pa !… répondit dans le lointain miss Charity.

— Descendez au parloir, s’il vous plaît, mon amour, dit M. Pecksniff, et amenez votre sœur avec vous.

— Oui, mon cher p’pa. » cria Mercy.

Et aussitôt, en filles qui étaient tout obéissance, elles accoururent en chantonnant.

Rien ne saurait surpasser l’étonnement qu’éprouvèrent les deux demoiselles Pecksniff lorsqu’elles trouvèrent un étranger tête à tête avec leur cher papa. Rien d’égal à leur muette stupéfaction quand M. Pecksniff dit : « Mes enfants, M. Chuzzlewit ! » Mais lorsqu’il leur dit que M. Chuzzlewit avait prononcé des paroles si bienveillantes, si affectueuses qu’elles lui avaient pénétré le cœur, les deux demoiselles Pecksniff s’écrièrent à l’unisson : « Que le ciel soit béni ! » et elles sautèrent au cou du vieillard. Et quand elles l’eurent embrassé avec une ardeur et une tendresse qu’aucun mot de la langue ne saurait exprimer, elles se groupèrent autour de son fauteuil, penchées vers lui comme des innocentes qui se figuraient qu’il ne pouvait y avoir pour elle ici-bas de plus grande joie que d’accomplir ses volontés et de répandre sur le reste de sa vie cet amour dont elles eussent désiré remplir toute leur existence depuis leur enfance, si, le cruel ! il avait consenti seulement à accepter cette précieuse offrande de leur tendresse.

Plusieurs fois le vieillard porta attentivement son regard de l’une à l’autre pour le ramener sur M. Pecksniff. Il parvint à saisir le moment où l’œil de M. Pecksniff s’abaissait : car jusque-là il était resté pieusement levé, avec cette expression que les poëtes de l’antiquité ont prêtée à un oiseau de nos basses-cours quand il rend le dernier soupir au sein de la tourmente du fluide électrique.

« Quels sont leurs noms ? » demanda-t-il.

M. Pecksniff les lui dit et s’empressa d’ajouter (ses calomniateurs n’eussent pas manqué de dire que c’était en vue des idées testamentaires qui pouvaient traverser l’esprit du vieux Martin) :

« Peut-être, mes chéries, feriez-vous mieux d’écrire vous-mêmes votre nom. Votre humble orthographe n’a aucune valeur intrinsèque, mais l’affection peut en faire un souvenir.

— L’affection, dit le vieillard, s’étendra sur les originaux vivants. Ne vous donnez pas la peine, mesdemoiselles. Je ne vous oublierai pas si facilement, Charity et Mercy, pour avoir besoin de ces signes mnémoniques. Mon cousin !…

— Monsieur !… dit vivement M. Pecksniff.

— Est-ce que vous ne vous asseyez jamais ?

— Si fait… Oui… Quelquefois, monsieur, dit M. Pecksniff, qui tout le temps était resté debout.

— Voulez-vous alors vous asseoir ?

— Pouvez-vous me demander, répondit M. Pecksniff, se laissant aussitôt tomber sur un siège, si je veux faire une chose que vous désirez ?

— Vous parlez là avec bien de l’assurance, dit Martin, et je ne doute pas que vous ne pensiez ce que vous dites : mais je crains que vous ne sachiez pas ce que c’est que l’humeur d’un vieillard. Vous ignorez tout ce qu’il faut de conditions pour s’associer à ses sympathies et à ses antipathies, pour se plier à ses préjugés, à ses ordres, quels qu’ils soient ; pour supporter ses défiances et ses jalousies, et se montrer toujours zélé pour le servir. Quand je me rappelle combien j’ai d’imperfections et que j’en mesure l’énormité par les pensées injustes que j’ai depuis si longtemps nourries à votre égard, j’ose à peine réclamer votre amitié.

— Mon digne monsieur, répliqua son parent, comment pouvez-vous me dire des choses si pénibles ? Que vous ayez commis une légère méprise, y avait-il rien de plus naturel, quand à tous égards vous aviez tant de raisons légitimes, des raisons bien tristes et trop réelles assurément, de trouver coupable envers vous la conduite de tout le monde !

— En vérité, dit le vieillard, vous êtes très-indulgent pour moi.

— C’est que nous disions toujours, mes filles et moi, s’écria M. Pecksniff avec un redoublement de zèle obséquieux, que, si nous nous affligions de l’affreux malheur que nous avions d’être confondus avec des êtres vils et mercenaires, nous ne devions pas cependant nous en étonner. Mes chéries, vous vous en souvenez ?

— Oh ! parfaitement. Vous nous l’avez répété assez souvent.

— Nous ne nous plaignons pas, continua M. Pecksniff. Dans l’occasion nous trouvions un sujet de consolation à remarquer que la Vérité finissait par prévaloir et la Vertu par triompher, quoique ce soit assez rare. Mes amours, vous vous en souvenez ? »

Si elles s’en souvenaient ! Comment pouvait-il demander cela ? Cher p’pa, quelles questions étranges et inutiles !

« Et, reprit M. Pecksniff avec une déférence plus grande encore, quand je vous ai vu dans le petit et modeste village où nous sommes résignés à vivre, j’ai dit, mon cher monsieur, que vous vous trompiez à mon égard ; je n’ai rien dit de plus, je crois ?

— Non. Ce n’est pas tout, répondit Martin qui avait pendant quelque temps appuyé la main sur son front, et qui maintenant leva les yeux. Vous avez dit beaucoup plus ; et c’est ce que vous avez dit, joint aux circonstances qui sont parvenues à ma connaissance, qui m’a ouvert les yeux. Vous m’avez parlé avec désintéressement en faveur de… Je n’ai pas besoin de le nommer. Vous savez qui je veux désigner. »

M. Pecksniff laissa paraître sur son visage une certaine émotion, tandis qu’il joignait ses mains moites de sueur et répondait d’un ton humble :

« C’était tout à fait désintéressé, monsieur, je vous le certifie.

— Je le sais, dit tranquillement le vieux Martin. J’en suis sûr. C’est ce que je vous disais. C’est aussi par pur désintéressement que vous m’avez délivré de cette bande de harpies, dont vous avez été vous-même la victime. Bien d’autres hommes leur eussent permis de déployer toute leur rapacité et se fussent efforcés de grandir, par le contraste, dans mon estime. Vous m’avez rendu le service de les chasser ; je vous en dois bien des remercîments. Quoique j’eusse déjà quitté la place, vous voyez que je n’ignore rien de ce qui s’est passé en mon absence.

— Vous me stupéfiez, monsieur ! » s’écria M. Pecksniff.

C’était assez vrai.

« J’en sais bien d’autres. Vous avez dans votre maison un nouveau commensal…

— Oui, monsieur, répondit l’architecte. Il y en a un.

— Il faut qu’il la quitte, dit Martin.

— Pour… pour la vôtre ? demanda M. Pecksniff avec une douceur cadencée.

— Pour aller où il pourra, répondit le vieillard. Il vous a trompé.

— J’espère que non, dit vivement M. Pecksniff. J’ose croire que non. Je me suis senti une grande inclination pour ce jeune homme. J’espère ne point avoir la preuve qu’il ait en rien démérité de ses titres à ma protection. La perfidie, la perfidie, mon cher monsieur Chuzzlewit, serait un coup décisif. Sur une preuve de perfidie, je croirais de mon devoir de rompre immédiatement avec lui. »

Le vieillard embrassa d’un regard les deux demoiselles, mais particulièrement miss Mercy, qu’il contempla fixement avec un intérêt qu’il n’avait pas encore témoigné. Il ramena enfin ses yeux sur M. Pecksniff tout en disant d’un ton calme :

« Vous savez, selon toute probabilité, qu’il a déjà fait choix d’une femme.

— Ô ciel ! s’écria M. Pecksniff, relevant avec force ses cheveux en brosse sur sa tête et jetant à ses filles un coup d’œil sinistre, ceci devient effrayant !

— Vous savez l’affaire ? demanda Martin.

— Assurément, mon cher monsieur, il n’aura point fait ce choix sans le consentement et l’approbation de son grand-père ! s’écria M. Pecksniff. Ne me dites pas cela. Pour l’honneur de l’humanité, donnez-moi l’assurance qu’il n’a pas oublié à ce point ses devoirs.

— Eh bien ! il s’en est passé. »

L’indignation éprouvée par M. Pecksniff, en entendant cette révélation terrible, n’eut d’égale que l’ardente colère des deux demoiselles. Eh quoi ! avaient-elles par hasard logé et nourri dans leur sein un serpent à sonnettes ; un crocodile qui avait fait l’offre clandestine de sa main, un fourbe qui avait trompé la société ; un banqueroutier frauduleux du célibat, qui spéculait sans délicatesse sur l’article des filles à marier ? Et penser qu’il avait pu désobéir et en imposer à cet excellent, à ce vénérable gentleman dont il portait le nom ; à cet affectueux et tendre guide ; à celui qui était plus qu’un père pour lui, plus qu’une mère même : quelle horreur ! quelle horreur ! Ce serait un traitement trop bénin que de le chasser avec ignominie. N’y avait-il pas autre chose à faire pour le châtier ? N’avait-il pas mérité d’encourir des peines légales ? Serait-il possible que les lois du pays fussent assez relâchées pour n’avoir pas assigné de supplice à un pareil crime ? Le monstre ! avec quelle bassesse il les avaient trompées !…

« Je m’applaudis de vous voir si chaudement dans mes intérêts, dit le vieillard, levant la main pour arrêter le torrent de leur indignation. Je ne vous dissimulerai pas que j’éprouve du plaisir à vous trouver si remplies de zèle. Mais considérons ce sujet comme épuisé.

— Non, mon cher monsieur, s’écria M. Pecksniff, tout n’est pas fini. Il faut que d’abord je purge ma maison de cette souillure.

— Cela, dit le vieillard, viendra en son temps. Je regarde la chose comme faite.

— Vous êtes trop bon, monsieur, répondit M. Pecksniff agitant sa main. Vous me comblez. Vous pouvez considérer la chose comme faite, je vous l’assure.

— Il y a, dit Martin, un autre point sur lequel j’espère que vous voudrez bien m’assister. Vous vous rappelez Mary, cousin ?

— La jeune dame dont je vous disais, mes chéries, qu’elle m’avait tant intéressé, fit observer M. Pecksniff. Excusez cette interruption, monsieur.

— Je vous ai raconté son histoire…

— Que je vous ai redite, vous vous en souvenez, mes mignonnes ! s’écria M. Pecksniff. Faibles jeunes filles, monsieur Chuzzlewit ! Elles en ont été tout émues.

— Eh bien ! voyez, reprit Martin évidemment satisfait ; je craignais d’avoir à plaider sa cause auprès de vous et à vous prier de l’accueillir favorablement pour l’amour de moi. Mais vous n’avez pas de jalousie : c’est bien ! Il est vrai que vous n’auriez aucun sujet d’en concevoir. Mary n’a rien à attendre de moi, mes chers amis, et elle le sait parfaitement. »

Les deux demoiselles Pecksniff témoignèrent par quelques paroles discrètes qu’elles approuvaient ce sage arrangement, et qu’elles sympathisaient de tout leur cœur avec celle qui en avait été l’objet.

« Ah ! dit le vieillard devenu pensif, si j’avais pu prévoir ce qui devait se passer entre nous quatre,… mais il est trop tard pour y songer. Ainsi, mes jeunes demoiselles, le cas échéant, vous la recevriez de bonne grâce et avec bienveillance ? »

Et où était, je vous prie, l’orpheline que les deux demoiselles Pecksniff n’eussent pas réchauffée dans leur sein fraternel ? Mais quand cette orpheline était recommandée à leurs soins par une personne sur laquelle leur amour comprimé depuis tant d’années venait enfin d’éclater librement, jugez des trésors inépuisables de tendresse qu’elles se sentaient pressées de répandre sur elle !

Il y eut dans la conversation un instant d’intervalle, durant lequel M. Chuzzlewit, distrait et préoccupé, tint les yeux fixés sur le sol sans prononcer une parole ; et, comme il était évident qu’il ne désirait plus être interrompu dans sa méditation, M. Pecksniff et ses filles gardèrent également un profond silence.

Dans le cours de toute la conversation précédente, le vieux gentleman avait montré une vivacité froide et calme, comme s’il eût récité péniblement un rôle appris d’avance une centaine de fois au moins. Alors même que ses paroles étaient le plus animées et son langage le plus encourageant, il avait conservé la même attitude sans la moindre modification. Mais un plus vif éclat brilla dans ses yeux, et sa voix devint plus expressive lorsqu’il reprit en sortant de sa pause recueillie :

« Vous savez ce qu’on dira de tout ceci ? Vous y avez réfléchi ?

— Ce qu’on dira, mon cher monsieur ? demanda M. Pecksniff.

— De cette entente nouvelle qui s’établit entre nous. »

M. Pecksniff prit un air de sagacité bienveillante, et en même temps il parut se mettre au-dessus de toute interprétation humaine ; car il hocha la tête et fit observer que sans nul doute on pourrait dire bien des choses à ce sujet.

« Bien des choses, répéta le vieillard. Les uns diront que je radote, vu mon âge avancé ; que c’est un ramollissement du cerveau ; que j’ai perdu toute mon énergie d’esprit et que je suis tombé en enfance. Croyez-vous pouvoir supporter ça ? »

M. Pecksniff répondit que ce serait dur à supporter, mais qu’il espérait y réussir à force de se raisonner.

« D’autres diront (je ne parle que des gens désappointés et de mauvaise humeur) que vous avez eu recours au mensonge, à des flatteries basses et serviles, rampé comme un ver dans la fange pour vous insinuer dans ma faveur ; que vous avez fait de telles concessions et des démarches si tortueuses, que vous avez commis tant de bassesses et supporté des traitements si humiliants, que rien ne pouvait vous payer, rien, pas même le legs de la moitié du monde où nous vivons. Pourrez-vous supporter cela ? »

M. Pecksniff répondit que ces imputations, retombant jusqu’à un certain point sur le discernement de M. Chuzzlewit, lui seraient par cela même très-difficiles à supporter. Cependant il osait humblement espérer qu’il pourrait soutenir la calomnie avec le secours d’une bonne conscience et l’amitié du gentleman.

« Grâce à la foule des calomniateurs, dit le vieux Martin se renversant sur le dossier de son fauteuil, voilà, je le prévois bien, comme on va broder cette histoire. On dira que, pour mieux témoigner mon dédain à la tourbe que je méprisais, j’ai choisi dans le nombre le plus infâme, que je lui ai imposé mes volontés, que je l’ai engraissé et enrichi aux dépens de tous les autres ; qu’après avoir cherché l’espèce de châtiment qui pût le mieux percer le cœur de ces vautours et leur faire tourner la bile sur le cœur, j’ai imaginé ce moyen dans un temps ou le dernier anneau de la chaîne de reconnaissance et de devoir qui m’attachait à ma famille venait d’être cruellement rompu ; cruellement, car j’aimais bien mon petit-fils ; cruellement, car j’avais toujours compté sur son affection ; cruellement, car il la brisa quand je l’aimais le plus, mon Dieu ! et sans en éprouver d’angoisse il m’a quitté au moment où je me cramponnais à son cœur ! Maintenant, dit le vieillard, étouffant cet éclat passionné presque aussitôt après s’y être abandonné, vous croyez-vous encore capable de supporter cela ? car il faut vous attendre à toutes ces imputations, et ne comptez pas sur moi pour vous aider à les combattre.

— Mon cher monsieur Chuzzlewit, s’écria Pecksniff avec extase, pour un homme tel que vous vous êtes montré aujourd’hui ; pour un homme victime de tant d’injustice et cependant si sensible ; pour un homme si… Je ne puis trouver le mot précis ; et cependant si remarquablement… J’essaye en vain de rendre ma pensée ; pour l’homme enfin que je viens de dépeindre, j’espère pouvoir dire sans trop de présomption que moi, et j’ose ajouter mes filles aussi (mes chéries, vous y consentez parfaitement, je pense ?), nous nous sentons capables de tout supporter.

— C’en est assez, dit Martin. Vous ne pourrez m’imputer aucune des conséquences de ce qui pourrait vous arriver. Quand partirez-vous ?

— Lorsqu’il vous plaira, mon cher monsieur. Ce soir même si vous le désirez.

— Je ne désire rien de déraisonnable ; et cela le serait. Serez-vous prêts à partir pour la fin de la semaine ? »

C’était précisément, de toutes les époques, celle à laquelle M. Pecksniff eût songé si on l’eût consulté sur le choix. Quant à ses filles, les mots qui vinrent justement sur leurs lèvres furent :

« Il faut que nous soyons chez nous samedi, cher p’pa. Vous savez.

— Il est possible, cousin, dit Martin tirant de son portefeuille un papier plié, que vos dépenses excèdent la valeur de ce billet. S’il en est ainsi, vous me ferez connaître, à notre première rencontre, le surplus de ma dette envers vous. Il est inutile que je vous indique mon adresse : en réalité, je n’ai point de domicile fixe. Dès que je serai établi, je vous en instruirai. Vous et vos filles, vous pouvez vous attendre à me voir avant peu : en même temps, je n’ai pas besoin de vous dire que tout ceci doit rester secret entre nous. Ce que vous avez à faire lorsque vous serez de retour chez vous est entendu d’avance. Ne m’en dites jamais rien, n’y faites jamais allusion. Je vous demande cela comme une faveur. Je n’ai pas l’habitude de dépenser beaucoup de paroles, mon cousin ; et je crois que nous avons dit maintenant tout ce qu’il y avait à dire.

— Un verre de vin, un morceau de ce gâteau de famille ? s’écria M. Pecksniff, cherchant à le retenir. Mes chéries !… »

Les deux sœurs s’empressèrent de le seconder.

« Pauvres enfants !… dit M. Pecksniff. Veuillez excuser leur trouble, mon cher monsieur. Elles sont tout âme. Ce n’est pas là ce qu’il y a de mieux pour traverser le monde, monsieur Chuzzlewit ! Ma fille cadette est déjà presque aussi avancée que son aînée, n’est-il pas vrai, monsieur ?

— Laquelle est la plus jeune ? demanda M. Chuzzlewit.

— Mercy ; elle a cinq ans de moins que sa sœur. Quelquefois nous avons l’amour-propre de trouver que c’est une jolie personne, monsieur. À parler en artiste, je crois pouvoir me risquer à dire que ses contours sont gracieux et corrects. » M. Pecksniff ajouta, en essuyant ses mains avec son mouchoir et consultant d’un regard scrutateur le visage de son cousin à chaque parole, pour en étudier l’effet : « Je suis naturellement fier, si je puis employer cette expression, d’avoir une fille taillée sur les meilleurs modèles.

— Elle paraît avoir l’humeur vive, fit observer Martin.

— Juste ciel ! dit M. Pecksniff, c’est tout à fait remarquable. Vous avez défini son caractère, mon cher monsieur, aussi bien que si vous la connaissiez depuis son enfance. Si elle a l’humeur vive ! Je vous assure, monsieur, que sa gaieté jette un charme délicieux sur notre modeste demeure.

— Nul doute, répliqua le vieillard.

— D’autre part, reprit M. Pecksniff, Charity est remarquable pour l’énergie de son esprit et l’élévation de ses sentiments, si un père n’est pas suspect de partialité en s’exprimant ainsi sur le compte de ses filles. Il règne entre elles une affection extraordinaire, mon cher monsieur ! Permettez-moi de boire à votre santé. Que Dieu vous bénisse !

— Il y a un mois, dit Martin, j’étais bien loin de penser que je romprais le pain et partagerais le vin avec vous. À votre santé. »

Sans se laisser déconcerter par la brusquerie extraordinaire avec laquelle ces dernières paroles avaient été prononcées, M. Pecksniff le remercia vivement.

« Maintenant je vous quitte, dit Martin, posant son verre après l’avoir à peine effleuré de ses lèvres. Mes chers amis, bonjour ! »

Mais cette manière de dire adieu de loin ne suffisait pas à la tendresse des jeunes filles qui voulurent embrasser encore M. Chuzzlewit de tout leur cœur et l’enlacer étroitement de leurs bras. Leur nouvel ami se prêta à ces dernières caresses de meilleure grâce qu’on n’eût pu s’y attendre de la part d’un homme qui, peu d’instants auparavant, venait de répondre si durement au toast de leur père. Après cet échange d’amitiés, Martin prit à la hâte congé de M. Pecksniff et se retira, reconduit jusqu’à la porte par le père et les filles qui restèrent sur le seuil, envoyant des baisers avec la main et le visage rayonnant d’affection, jusqu’à ce que le vieillard eût disparu, bien que ce dernier ne se fût pas retourné une seule fois après être sorti de la maison.

Lorsque M. Pecksniff et ses filles furent rentrés et se retrouvèrent seuls ensemble dans le salon de Mme Todgers, les deux jeunes demoiselles déployèrent un fond de gaieté inaccoutumé, se mirent à battre des mains, à rire, à considérer leur cher papa d’un air narquois, avec des yeux espiègles. Cette conduite était si déplacée, que M. Pecksniff (à raison de sa singulière gravité) ne put s’empêcher de leur demander ce que cela signifiait, et les blâma avec sa douceur habituelle de s’abandonner à ces émotions frivoles.

« S’il était possible, dit-il, d’assigner une cause quelconque à cette gaieté, fût-ce la plus légère, je n’y trouverais pas à redire. Mais quand il n’y en a aucune… Oh ! vraiment, vraiment ! … »

Cette mercuriale eut si peu d’effet sur Mercy, que la jeune miss ne put s’empêcher d’appliquer son mouchoir sur ses lèvres de rose et de se renverser sur sa chaise avec toutes les marques du plus vif enjouement ; ce manque de déférence blessa tellement M. Pecksniff, qu’il le lui reprocha en termes pleins de fermeté, et lui donna le conseil paternel d’aller s’amender dans la solitude et la méditation. Mais en ce moment ils furent interrompus par le bruit d’une dispute ; et, comme c’était dans la pièce voisine qu’avait lieu cette altercation, ils n’en perdirent pas un mot.

« Je m’en moque pas mal, madame Todgers, disait le jeune gentleman qui, le jour du grand banquet, avait été le plus jeune gentleman de la compagnie, je m’en moque pas mal, et il faisait claquer ses doigts ; je ne crains point Jinkins, madame. Ne vous mettez pas ça dans l’idée.

– Je suis parfaitement certaine que vous ne le craignez pas, monsieur, répondit Mme Todgers. Vous avez l’esprit trop indépendant, monsieur, pour vous soumettre à qui que ce soit. C’est votre droit. Il n’y a pas de raison pour que vous cédiez le pas à aucun gentleman. Tout le monde doit en être convaincu.

– Je ne me ferais pas plus de scrupule de percer une fenêtre à ce drôle, dit le plus jeune gentleman d’un ton désespéré, que s’il était un boule dogue. »

Mme Todgers ne s’arrêta point à s’informer si, en principe, il y avait quelque raison ou non de percer une fenêtre même à un boule dogue, mais elle se contenta de tordre les mains et de pousser des gémissements.

« Qu’il prenne garde à lui ! dit le plus jeune gentleman. Je l’en avertis. Il n’y a personne qui puisse arrêter le cours de ma vengeance. Je connais un crâne… » Il employa dans son agitation cette épithète familière, mais il se reprit aussitôt en ajoutant : « Un gentleman à son aise, qui s’exerce à tirer avec une paire de pistolets à lui, et des fameux encore. Si on me force une bonne fois à aller les lui emprunter et à envoyer un ami à Jinkins, ça fera un sujet de tragédie pour les journaux. Voilà ! »

Mme Todgers poussa de nouveaux gémissements.

« J’en ai trop supporté, dit le plus jeune gentleman. Maintenant mon esprit s’insurge contre ce traitement, et je ne l’endurerai pas plus longtemps. J’ai quitté dans le temps la maison, parce qu’il y avait en moi quelque chose qui se révoltait contre la domination d’une sœur ; croyez-vous que ce soit pour me laisser maintenant fouler aux pieds par lui ? … Non !

– Si M. Jinkins a de pareilles intentions, dit Mme Todgers, il a tort ; c’est inexcusable de sa part.

– S’il a cette intention ! … s’écria le plus jeune gentleman. Ne saisit-il pas chaque occasion pour m’interrompre et me contredire ? Manque-t-il jamais de venir me contrecarrer en toutes choses ? Ne semble-t-il pas faire exprès de m’oublier quand il verse la bière aux autres ? Ne fait-il pas de vaniteuses remarques sur ses rasoirs et d’insultantes allusions aux gens qui n’ont pas besoin de se raser plus d’une fois par semaine ? Mais qu’il prenne garde à lui : avant peu il se trouvera rasé, et de très-près encore ; c’est moi qui le lui dis ! »

En achevant ce défi, le jeune gentleman ne commettait qu’une petite erreur : c’est qu’il ne le dit jamais à M. Jinkins, mais seulement à Mme Todgers.

« Au reste, ce ne sont pas là les sujets dont il convient d’entretenir une femme. Tout ce que je voulais vous dire, madame Todgers, c’est que… j’avais à vous annoncer mon départ pour samedi prochain. La même maison ne saurait contenir plus longtemps ensemble ce mécréant et moi. Si, durant l’espace de temps qui nous reste, il n’y a point d’effusion de sang, vous devez vous estimer joliment heureuse ; car, à vous dire vrai, je n’en crois rien.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mme Todgers, que ne donnerais-je pas pour prévenir cette extrémité ! Vous perdre, monsieur, c’est en quelque sorte perdre le bras droit de ma maison. Vous si populaire parmi les gentlemen, vous si généralement considéré, vous si aimé ! J’ose espérer que vous vous raviserez, si ce n’est pour d’autres, du moins pour moi.

– N’y a-t-il pas ici, dit d’un ton boudeur le jeune gentleman, Jinkins, votre favori ? N’est-ce pas assez pour vous consoler, ainsi que les gentlemen, de la perte de vingt hommes comme moi ? D’ailleurs, je suis incompris dans cette maison ; je l’ai toujours été.

– Ne vous éloignez pas d’ici avec cette idée, monsieur ! s’écria Mme Todgers, poussée par un élan de vertueuse indignation. Ne portez pas une accusation pareille contre cet établissement, je vous en prie. Il ne la mérite pas, monsieur. Faites toutes les remarques qu’il vous plaira contre les gentlemen ou contre moi ; mais ne dites pas que vous n’êtes point compris dans cette maison.

– Si je l’étais, l’on ne me traiterait pas de la sorte.

– Vous êtes dans une grande erreur, monsieur, continua Mme Todgers sur le même ton. Comme nous le disons souvent avec plusieurs de ces messieurs, vous êtes aussi trop susceptible. C’est comme ça ; vous êtes trop susceptible ; c’est votre caractère. »

Le jeune gentleman toussa.

« Et quant à M. Jinkins, je dois, si nous sommes destinés à nous séparer, vous prier de vouloir bien vous rappeler que je ne le soutiens nullement. Loin de là, je souhaiterais fort que M. Jinkins baissât un peu le ton dans la maison, au lieu de me créer des difficultés avec des gentlemen dont le départ me serait bien plus pénible que le sien. M. Jinkins n’est pas déjà un pensionnaire si fameux, pour que toutes les considérations de sentiments particuliers et d’égards s’effacent devant lui. Bien au contraire, je vous l’assure. »

Le jeune gentleman fut tellement radouci par ces paroles de Mme Todgers et par tout ce qu’elle put dire encore, que peu à peu cette dame et lui se trouvèrent avoir changé de position : c’est elle qui devint l’offensée et lui qui parut l’offenseur ; mais tout cela sur un ton de reproche amical et non de plainte amère ; sa conduite cruelle ne devant être attribuée uniquement qu’à son caractère exalté. De sorte qu’à la fin de la conversation, le jeune gentleman retira sa notification de congé, et, après avoir donné à Mme Todgers l’assurance de son inaltérable dévouement, s’en alla vaquer à ses affaires.

« Bonté du ciel ! mesdemoiselles Pecksniff, cria la dame en entrant dans la chambre du fond et s’asseyant lourdement, son panier sur ses genoux et ses mains croisées sur son panier, quelle patience il faut pour tenir une maison comme celle-ci ! Vous devez avoir entendu en grande partie ce qui s’est passé tout à l’heure. Avez-vous jamais rien vu de pareil ?

— Jamais, répondirent les deux demoiselles Pecksniff.

— De tous les jeunes gens ridicules auxquels j’ai eu affaire, celui-ci est bien le plus ridicule et le plus déraisonnable. M. Jinkins le malmène sans doute quelquefois, mais pas à moitié autant qu’il le mérite. Mettre un gentleman tel que M. Jinkins sur le même rang que lui, ce serait un peu trop fort ! Et cependant, Dieu me pardonne ! il est aussi jaloux de M. Jinkins que s’il était son égal. »

Les deux jeunes demoiselles étaient enchantées du récit de Mme Todgers, et prenaient goût à lui entendre raconter un certain nombre d’anecdotes propres à leur faire connaître le caractère du plus jeune gentleman, quand M. Pecksniff prit un air sévère et sombre. Il la laissa finir, puis dit d’une voix solennelle :

« Permettez-moi, madame Todgers, de vous demander pour quelle somme ce jeune gentleman contribue aux frais de votre maison.

— Mais, monsieur, tout compris, il paye environ dix-huit schellings par semaine.

— Dix-huit schellings par semaine ! répéta M. Pecksniff.

— Oui, l’un dans l’autre, ou à peu près, » dit Mme Todgers.

M. Pecksniff se leva de sa chaise, croisa ses bras, contempla l’hôtesse et hocha la tête.

« Est-ce à dire, m’dame, est-ce possible, mistress Todgers, que pour une aussi misérable considération que dix-huit schellings par semaine, une femme de votre intelligence s’avilisse jusqu’à jouer un double rôle, fût-ce un seul instant ?

— Je suis bien forcée de garder tant que je peux l’équilibre, monsieur, balbutia Mme Todgers. Je dois maintenir la paix parmi mes pensionnaires et garder de mon mieux ma clientèle, monsieur Pecksniff. Le profit est si peu de chose !

— Le profit !… s’écria le gentleman en pesant avec force sur ce mot. Le profit, madame Todgers ! Vous me stupéfiez ! »

Il parlait d’un ton si sévère, que Mme Todgers en versa des larmes.

« Le profit ! répéta M. Pecksniff. Le profit de la dissimulation ! Adorer le veau d’or de Baal pour dix-huit schellings par semaine !

— Mon bon monsieur Pecksniff, voyons, ne me traitez pas si durement, s’écria Mme Todgers en tirant son mouchoir.

— Ô veau ! veau !… dit tristement M. Pecksniff. Ô Baal ! Baal !… Ô mon amie, madame Todgers !… Trafiquer de ce précieux joyau, l’estime de soi-même, et faire des courbettes devant une créature mortelle… pour dix-huit schellings par semaine ! »

Il était tellement accablé, anéanti par cette réflexion, qu’il prit immédiatement son chapeau à la patère dans le couloir, et sortit pour se remettre en faisant un petit tour. Quiconque eût passé auprès de lui dans la rue n’eût point manqué de le reconnaître à première vue pour un honnête homme ; car il avait encore peinte sur la figure la vertueuse satisfaction d’avoir adressé une homélie morale à Mme Todgers.

Dix-huit schellings par semaine ! Elle était juste, bien juste, ta censure, honnête Pecksniff ! Encore s’il se fût agi d’un ruban, d’une étoile, d’une jarretière, de manches de dentelle[1], du sourire d’un grand, d’un siège au parlement, d’un coup appliqué sur l’épaule avec le plat d’une épée de cour, d’une place, d’un parti, d’un mensonge utile, ou de dix-huit mille livres sterling ou même de dix-huit cents ; mais adorer le veau d’or pour dix-huit schellings par semaine ! Ô pitié ! pitié !


  1. Robe d’évêque. (Note du traducteur.)