Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/15

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CHAPITRE XV.

Sur l’air de : Salut, Colombie !.


La nuit est sombre et morne. Les bons bourgeois ont cherché le repos dans leurs lits, ou bien ils veillent au coin du feu. La misère, que la charité ne réchauffe pas, grelotte à l’angle des rues. Les tours des églises résonnent sous la vibration de leurs cloches, et puis elles se taisent après avoir jeté cet appel mélancolique : « Une heure ! » La terre est couverte d’un voile noir, comme si elle avait pris le deuil pour les funérailles du jour qui vient de trépasser ; les branches des arbres, également noires, plumes géantes des panaches du catafalque, ondulent çà et là. Tout est muet, inerte, tout repose ; sans les nuages rapides qui courent en cachant la lune, sauf le vent qui suit avec précaution leur course en rasant le sol, s’arrête pour écouter, repart en grondant, s’arrête de nouveau et recommence à suivre les nuages, comme un sauvage à la piste.

Où les nuages et le vent courent-ils si vite ? Si, comme les esprits des ténèbres, ils se rendent à quelque conférence terrible avec d’autres esprits comme eux, dans quelle région mystérieuse les éléments tiennent-ils conseil ? où vont-ils arrêter leur course désordonnée ?

C’est ici ! c’est hors de cette étroite prison qu’on appelle la terre, c’est sur l’immense étendue des eaux. C’est ici où toute la nuit retentissent des hurlements, des cris de rage, des clameurs lugubres, des rugissements. C’est ici où se portent les voix bruyantes qui sortent des cavernes creusées sous la côte de telle petite île endormie maintenant et si tranquille au sein même des flots qui la battent avec fureur à plus de cent lieues de distance. C’est ici où, à la rencontre de ces voix, accourent des trombes de mille endroits inconnus du monde. C’est ici où, dans l’excès de leur liberté sans limites, les nuages et le vent s’étreignent et se combattent mutuellement jusqu’à ce que la mer, se mettant à l’unisson, s’abandonne à une furie plus ardente encore, et que toute la scène ne forme plus qu’un ensemble d’immense folie.

Les longues et hautes vagues roulent, roulent, roulent sur cette étendue sans bornes comme sans repos. Des montagnes se dressent, des abîmes se creusent, puis disparaissent un moment après. C’est une poursuite, un combat, un cliquetis insensé de vague contre vague, une étreinte sauvage terminée par un jet d’écume qui blanchit la nuit noire ; un continuel changement de place, de forme, de couleur ; c’est une lutte éternelle et sans trêve. Les vagues roulent, roulent, roulent, et plus la nuit devient sombre, plus les vents mugissent, et plus s’élèvent aussi avec force et violence les clameurs du million des voix de la mer, pour pousser toutes ensemble ce cri qui domine la tourmente : « Un vaisseau ! »

Il s’avance, le vaisseau, luttant bravement contre les éléments déchaînés ; ses grands mâts tremblent, ses charpentes tressaillent. Il s’avance, tantôt emporté sur le sommet des vagues qui se plissent, tantôt se plongeant dans les profondeurs de la mer comme pour s’y mettre un moment à l’abri de sa furie ; et, dans l’air et sur les eaux, la voix de la tempête crie plus fort que jamais : « Un vaisseau ! »

Il s’avance, le vaisseau, continuant sa lutte ; en face de son audace et au bruit de la clameur qui s’étend, les vagues courroucées escaladent mutuellement leurs têtes chenues pour le contempler ; elles accourent de toutes parts autour de lui, aussi loin que les matelots peuvent voir du haut du pont à travers l’obscurité ; elles s’attachent aux flancs du navire, grimpent les unes sur les autres, s’élançant, bondissant, pour satisfaire leur curiosité terrible. Les lames se brisent par-dessus le vaisseau ; elles montent, elle rugissent autour de lui ; puis, faisant place à d’autres, elles s’éloignent en gémissant et sont brisées à l’infini malgré leur colère inutile. Cependant le vaisseau continue de s’avancer bravement. Et, bien que l’ardente multitude des flots se soit pressée contre ses flancs, rapide et serrée, durant toute la nuit ; bien que l’aube naissante montre l’infatigable courant qui se précipite contre lui dans cet infini de flots en délire, le vaisseau s’avance toujours avec ses feux pâles qui éclairent l’intérieur de sa coque, et ses passagers endormis ; comme si un élément implacable n’était pas là à guetter le moindre craquement de ses jointures, comme si le tombeau flottant du marin, ballotté sans autre abri qu’une planche, ne se creusait pas au-dessous dans d’insondables profondeurs.

Parmi ces voyageurs endormis se trouvaient Martin et Mark Tapley, qui, plongés dans un lourd assoupissement par ce roulis dont ils n’avaient point l’habitude, étaient aussi insensibles à l’air malsain qu’ils respiraient à l’intérieur du vaisseau qu’au mugissement qui retentissait au dehors. Il était grand jour quand le dernier s’éveilla, avec l’idée confuse qu’il rêvait de s’être couché dans un lit à colonnes, qui s’était retourné sens dessus dessous pendant la nuit. C’était plus vraisemblable que de faire un rôti avec des œufs ; car les premiers objets que M. Tapley reconnut lorsqu’il ouvrit les yeux, ce furent ses propres talons qui le regardaient, comme il en fit la remarque, du haut de leur position perpendiculaire.

« Très-bien ! dit Mark, qui s’assit après avoir inutilement tenté plusieurs efforts pour résister au roulis du vaisseau. C’est la première fois que je serai resté toute une nuit sur la tête.

– Dame ! aussi pourquoi vous couchez-vous la tête sous le vent ? grommela un homme qui se trouvait dans une des cases.

– Avec ma tête où ? »

L’homme répéta sa phrase.

« C’est bon ; je ne m’en aviserai pas une autre fois, dit Mark ; je consulterai auparavant la carte du pays pour mieux m’orienter. En attendant, un bon conseil en vaut un autre, et je crois que le mien vaut bien le vôtre. Ayez soin, vous et vos amis, de ne jamais vous fourrer la tête dans un vaisseau. »

L’homme poussa un grognement qui témoignait à la fois de son assentiment et de sa mauvaise humeur, se retourna dans sa cabine et ramena sa couverture par-dessus sa tête.

« En effet, poursuivit M. Tapley, baissant le ton et se parlant en manière de monologue, il n’y a rien de plus absurde que la mer. Elle ne sait jamais ce qu’elle veut. Elle ne sait que faire, en vérité ; elle est dans un état continuel d’agitation déréglée, semblable à ces ours polaires qui, dans leurs cages de bêtes fauves, sont là à remuer constamment leur tête à droite et à gauche ; elle ne peut jamais rester tranquille, ce qui prouve bien sa stupidité extraordinaire.

— Est-ce vous, Mark ? demanda une voix faible partant d’une autre case.

— Du moins, monsieur, c’est tout ce qui reste de moi, après quinze jours d’une pareille besogne, répondit M. Tapley. Comment voulez-vous ? quand on mène la vie d’une mouche depuis que nous sommes à bord ; car j’ai été perpétuellement accroché d’un côté ou d’autre, la tête en bas ; quand on prend aussi peu de nourriture, et pour la vomir le plus souvent, comment voulez-vous qu’il vous reste grand’chose de votre individu ? Et vous, monsieur, comment vous trouvez-vous ce matin ?

— Très-mal, dit Martin avec un gémissement maussade. Ouf ! c’est affreux !

— C’est parfait, murmura Mark appuyant une main sur sa tête endolorie, et regardant tout autour de lui avec un ricanement assez triste. C’est excellent. Il y a du mérite à conserver ici quelque courage. La vertu porte en elle-même sa récompense. C’est comme la jovialité. »

Mark avait bien raison : car, sans contredit, tout homme qui conservait sa sérénité d’esprit dans la chambre d’arrière de ce noble et rapide paquebot nommé le Screw, ne le devait qu’à ses propres ressources, et, pour sa bonne humeur comme pour ses paquets, il fallait qu’il en prît soin lui-même, sans compter sur l’assistance des propriétaires du navire. Une chambre sombre, basse, suffocante, encombrée de lits que remplissent des hommes, des femmes et des enfants, tous plus ou moins malades et misérables, n’est en aucun temps un lieu bien agréable de réunion ; mais quand il y avait une telle presse dans la chambre d’arrière (comme il arrivait à chaque traversée du Screw), que les matelas et les lits étaient entassés sur le plancher, sans aucune considération de bien-être, de propreté et de décence, il était bien naturel qu’un pareil état de choses, au lieu d’entretenir des sentiments sociables, encourageât plutôt l’égoïsme et la mauvaise humeur. Mark voyait bien cela de son siège, en regardant tout ce qui se passait autour de lui, et il en éprouvait, à raison de son caractère, d’autant plus de satisfaction.

Il se trouvait là des Anglais, des Irlandais, des Allemands, des Écossais, tous munis de leur petite provision de vivres grossiers, tous vêtus d’habillements râpés ; presque tous ayant avec eux une quantité d’enfants. Des enfants, il y en avait de tout âge, depuis le poupon à la mamelle jusqu’à la jeune fille en haillons aussi grande que sa mère. Toutes les espèces de souffrances domestiques qui résultent de la pauvreté, de la maladie, de l’émigration forcée, du chagrin, du long voyage par une saison mauvaise, étaient amoncelées dans cet étroit espace ; et cependant on eût trouvé, au sein de cette arche insalubre, infiniment moins de plaintes et de récriminations, et infiniment plus d’assistance mutuelle et de sympathie générale que dans bien des salons les plus brillants.

Mark regardait donc attentivement autour de lui, et son visage s’illuminait à chaque scène nouvelle. Ici une vieille grand’mère était penchée sur un enfant malade, et le berçait dans ses bras encore plus faibles que les jeunes membres de l’enfant ; là, une pauvre mère avec un poupon sur les genoux raccommodait les vêtements d’une autre petite créature et en faisait taire une troisième qui de leur lit voulait descendre sur le plancher, afin de grimper sur elle. Il y avait des vieillards qui s’acquittaient gauchement de petits soins domestiques, et qui eussent pu paraître ridicules sans leur bonne volonté et leur zèle ; il y avait aussi de grands garçons basanés, véritables géants, qui accomplissaient de petits actes de tendresse envers leurs parents, tout comme s’ils étaient simplement les nains les plus affectueux. L’idiot même, qui dans son coin se balançait toute la journée, se sentait entraîné à imiter ce qu’il voyait pratiquer autour de lui, et faisait claquer ses doigts pour amuser un enfant qui pleurait.

« Voyons, dit Mark adressant un signe à une femme qui, à peu de distance de lui, habillait ses trois enfants (et en même temps il riait jusqu’aux oreilles), passez-moi un de ces marmots ; vous savez, c’est mon emploi.

– Vous feriez mieux de vous occuper du déjeuner, Mark, dit vivement Martin, au lieu de vous tracasser pour des gens qui vous sont étrangers.

– Fort bien, dit Mark. C’est elle qui fera le déjeuner. Voilà ce que c’est qu’une division bien entendue du travail, monsieur. Je débarbouille les enfants et elle apprête notre thé. Je ne saurais pas apprêter le thé, mais tout le monde s’entend à débarbouiller un enfant. »

La femme, qui était d’une constitution délicate et maladive, montra de son mieux qu’elle savait comprendre et reconnaître la bonté de Mark qui chaque nuit l’abritait avec sa grande redingote, ne gardant pour son propre lit que les planches et une couverture de voyage. Cependant, Martin, à qui il arrivait rarement d’étendre sa pensée et son regard hors de lui-même, s’irrita de ces paroles insensées, selon lui, et en témoigna son mécontentement par un murmure d’impatience.

« C’est vrai, tout de même, dit Mark, brossant les cheveux de l’enfant avec autant de calme et d’aplomb que s’il eût été barbier de naissance et d’éducation.

— Qu’est-ce que vous dites là encore ? demanda Martin.

— Ce que vous disiez vous-même, répliqua Mark, ou ce que vous vouliez dire quand vous venez de donner cours à votre sensibilité. Je suis tout à fait de votre avis, monsieur. C’est bien rude pour elle.

— Quoi ?

— De faire le voyage avec ce tas d’enfants, de faire un si long chemin dans une pareille saison pour rejoindre son mari. Si tu ne veux pas souffrir comme un enragé, en recevant du savon vert dans l’œil, mon petit homme, dit M. Tapley au deuxième gamin, qu’il était en train de laver au-dessus de la cuvette, tu feras bien de fermer les yeux.

— Où cette femme va-t-elle rejoindre son mari ? demanda Martin en bâillant.

— Ma foi, dit tout bas M. Tapley, j’ai bien peur qu’elle ne le sache pas elle-même. J’espère qu’elle pourra le retrouver ; mais elle lui a envoyé sa dernière lettre par une occasion, et ils ne paraissent pas s’être d’ailleurs très-clairement entendus. Or, si elle ne le voit pas sur le rivage agiter son mouchoir, comme cela se pratique sur les images des cahiers de chansons, mon opinion est qu’elle en mourra de chagrin.

— Aussi, quelle folie à une femme, s’écria Martin, d’aller monter à bord d’un vaisseau sur cette espérance, pour aller chercher une aiguille dans une botte de foin ! »

Il se laissa retomber sur son lit. M. Tapley le considéra un moment, puis il dit très-tranquillement :

« Que voulez-vous ? Je ne sais pas ! Voilà deux ans qu’il l’a quittée ; elle est restée dans son pays, pauvre et solitaire, soupirant toujours après le temps où elle le rejoindrait. Il est étrange qu’elle soit ici. C’est tout à fait extraordinaire. Peut-être est-elle un peu folle… Il n’y a pas d’autre moyen d’expliquer la chose. »

Martin était trop accablé par la fatigue du mal de mer pour faire aucune réponse à ces paroles, où même pour y prêter la moindre attention. La femme qui avait fourni le sujet de la discussion revint avec le thé bouillant ; ce qui empêcha M. Tapley de reprendre son thème. Après le déjeuner, Mark fit le lit de Martin, puis il monta sur le pont pour laver la vaisselle, qui consistait en deux gobelets d’étain de la contenance d’une demi-pinte, et un pot à barbe du même métal.

Il convient de dire que Mark Tapley souffrait du mal de mer autant pour le moins que tout homme, femme ou enfant à bord, et qu’il avait une disposition particulière pour aller se heurter au moindre choc et perdre l’équilibre à toute embardée. Mais, résolu, comme il le disait dans son langage habituel, à marcher fort et ferme en face des accidents les plus désagréables, il était la vie et l’âme de la chambre d’arrière, et il ne lui en coûtait pas plus de s’arrêter au beau milieu d’une joyeuse conversation, pour s’éloigner tout malade et revenir ensuite la reprendre du ton le plus vif et le plus enjoué, que si c’eût été la chose la plus naturelle du monde.

Ce n’est pas qu’à mesure que son mal diminuait son entrain et sa bonne humeur augmentassent, car elles eussent eu peine à s’accroître ; mais les services qu’il rendait aux passagers plus souffrants que lui prenaient chaque fois un nouveau développement, et il en rendait de nouveaux à tout moment. Si un rayon de soleil tombait du ciel sombre, Mark descendait à la hâte dans la chambre, d’où il remontait aussitôt avec une femme dans les bras, ou une demi-douzaine d’enfants, ou un homme, ou un lit, ou une casserole, ou un panier, quoi que ce soit enfin d’animé ou d’inanimé, à qui il jugeait que l’air ferait du bien. Si, dans la journée, une heure ou deux d’éclaircie inspiraient le désir à ceux qui ne venaient sur le pont que peu ou point, de se traîner le long du bâtiment ou de s’étendre sur les espars de rechange et d’essayer de manger, alors M. Tapley se trouvait inévitablement au centre du groupe : aux uns il présentait du bœuf salé et du biscuit, aux autres des verres de grog qu’il apprêtait ; ou bien, il coupait la viande des enfants avec son couteau de poche, à leur grande satisfaction ; ou bien, il lisait à voix haute un journal d’un âge vénérable ; ou bien, il chanson à tue-tête ; ou bien, il écrivait des bouts de lettres aux amis du pays pour les gens qui ne savaient pas écrire ; ou bien, il débitait des plaisanteries à l’équipage ; ou bien, il trébuchait sous un paquet de mer, et sortait, à demi noyé, d’un bain d’écume lancée par la vague ; ou bien, il tendait la main aux uns et aux autres ; en un mot, il faisait toujours quelque chose pour se rendre utile à tous. La nuit, quand le feu de la cuisine brillait sur le pont, et envoyait des étincelles qui volaient parmi les agrès et montaient vers le rideau des voiles, comme pour menacer le vaisseau d’une destruction certaine par l’incendie, dans le cas où le vent et la vague conjurés ne suffiraient pas pour le perdre, M. Tapley se trouvait encore à son poste. Il mettait bas son habit, relevait jusqu’au coude les manches de sa chemise, et s’acquittait de mille soins culinaires. Il fabriquait les mets les plus étranges. Chacun le reconnaissait comme une autorité ; il aidait tous les passagers à faire des choses qu’ils n’eussent jamais entreprises ni même imaginées, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes. En résumé, jamais il n’y eut homme plus populaire que ne l’était Mark Tapley à bord de ce beau et fin voilier paquebot du nom de Screw ; et il finit par exciter une admiration si générale, qu’il commença alors à se demander, avec des doutes sérieux, s’il y avait quelque mérite à être jovial dans des circonstances aussi favorables.

« Si cela devait toujours durer ainsi, disait M. Tapley, il n’existerait pas grande différence, autant que je puis en juger, entre le Screw et le Dragon. Je n’acquiers aucun mérite, et je crains maintenant que le Destin n’ait résolu de me rendre la vie trop facile.

— Eh bien, Mark, dit Martin, voyant de son lit M. Tapley occupé à ruminer là-dessus, quand est-ce que nous arriverons ?

— La semaine prochaine, dit-on, monsieur, nous entrerons probablement au port. Le vaisseau marche bien à présent, aussi bien que puisse marcher un vaisseau ; et ce n’est pas un grand éloge.

— Non, certes, répondit Martin de mauvaise humeur.

— Vous vous trouveriez bien mieux, monsieur, si vous montiez sur le pont, fit observer Mark.

— Oui, pour être aperçu par ces dames et ces gentlemen de première chambre ! répliqua Martin en pesant avec dédain sur les mots : pour qu’ils me voient confondu avec cette horde de mendiants qui sont empilés dans ce misérable trou ! Ah ! oui, vraiment, je me trouverais bien mieux !

— Je remercie Dieu de ne pas savoir par ma propre expérience quelle peut être la façon de penser d’un gentleman, dit Mark ; mais j’aurais cru qu’un gentleman se trouvait infiniment moins bien ici qu’au grand air, surtout quand les dames et les gentlemen de la première chambre le connaissent tout autant qu’il les connaît lui-même, et ne s’occupent pas plus de lui qu’il ne s’occupe d’eux. Voilà, moi, ce que je n’aurais jamais cru.

— Eh bien ! moi, je vous dis que vous auriez tort de le croire, que vous avez tort de le croire.

— Très-probablement, monsieur, dit Mark avec son imperturbable sang-froid ; cela m’arrive souvent.

— Quant à rester coucher ici, dit Martin se soulevant sur son coude et regardant avec colère son domestique, supposez-vous qu’on soit sur des roses ?

— Toutes les maisons de fous du monde, dit M. Tapley, ne pourraient produire un maniaque capable de faire une pareille supposition.

— Pourquoi alors êtes-vous toujours à me tourmenter, à me presser de monter sur le pont ? Je reste couché ici parce que je ne me soucie pas d’être reconnu un jour, dans les temps meilleurs auxquels j’aspire, par quelque richard orgueilleux, pour l’homme qui a fait la traversée en même temps que lui dans la chambre d’arrière. Je reste couché ici, parce que je désire cacher ma position et ma personne, et ne point arriver dans le Nouveau-Monde marqué et étiqueté dans la classe des individus réduits au dernier degré de la misère. Si j’avais pu prendre passage en première classe, j’eusse levé la tête comme les autres ; comme cela m’a été impossible, je me cache. Entendez-vous ?

— Je suis bien fâché, monsieur, dit Mark. Je ne savais pas que vous aviez pris la chose tellement à cœur.

— Naturellement, vous ne le saviez pas, repartit son maître. Comment eussiez-vous pu le savoir, si je ne vous l’avais pas dit ? Ce n’est pas comme vous, Mark ; vous pouvez vous mettre à votre aise, aller et venir où vous voulez. Il est aussi naturel pour vous, dans les circonstances où nous nous trouvons, d’agir comme vous agissez, que pour moi d’agir comme j’agis. Supposez-vous qu’il y ait sur ce vaisseau une seule créature vivante qui ait, à moitié près, à souffrir autant que moi ? »

En faisant cette question, il s’était dressé sur son lit et il regardait Mark avec une expression de gravité mêlée d’une certaine surprise.

Mark comprima fortement ses traits et, penchant la tête de côté, pesa la question gravement, comme s’il la trouvait extrêmement difficile à résoudre. Il fut tiré d’embarras par Martin lui-même, qui dit en s’étendant de nouveau sur le dos et reprenant le livre dont il avait interrompu la lecture :

« Mais à quoi bon vous soumettre ce cas, quand il ressort de mes paroles précédentes que vous n’y pouvez absolument rien comprendre ? Arrangez-moi un peu de grog, froid et très-faible, vous me donnerez un biscuit, et vous direz à votre amie, qui est pour nous une plus proche voisine que je ne le désirerais, qu’elle ait la bonté de veiller à ce que ses enfants se tiennent plus tranquilles que la nuit dernière ; je lui en serais bien obligé. »

M. Tapley s’élança pour obéir à ces ordres, l’esprit tout abattu : heureusement, l’activité qu’il mit à les exécuter releva son courage ; car il fit plus d’une fois à demi-voix l’observation que, sous le rapport du mérite qu’on pouvait avoir à se montrer jovial, le Screw avait sur le Dragon des avantages incontestables et bien marqués. Il marmotta aussi que c’était pour lui une grande consolation de penser qu’en débarquant il emporterait avec lui les mêmes chances de difficulté, et qu’il les aurait auprès de lui partout où il irait ; mais il ne s’expliqua point sur le sens de ces idées consolantes.

Cependant, un mouvement général commença à se produire sur le bâtiment : chacun émit sa prédiction sur le jour précis, et même sur l’heure précise de l’arrivée du vaisseau à New-York. On se pressait bien plus sur le pont, on regardait bien plus qu’auparavant par-dessus le bord ; chaque matin, c’était une rage épidémique de faire des paquets qu’il fallait défaire ensuite chaque nuit. Ceux qui avaient des lettres à remettre, ou des amis à voir, ou des plans déterminés d’avance, soit pour aller quelque part, soit pour faire quelque chose, discutaient leurs projets cent fois par jour ; et comme cette catégorie de passagers était très-bornée, et que le nombre de ceux qui n’avaient pas de but du tout était considérable, il se trouvait beaucoup plus d’auditeurs que d’orateurs. Ceux qui durant toute la traversée avait été malades allaient bien, et ceux qui avaient été bien allaient mieux encore. Un gentleman américain, de la première chambre, qui tout le temps était resté enveloppé de fourrure et de toile cirée, se montra tout à coup avec un grand chapeau noir, tout luisant ; il veillait attentivement sur une très-petite valise de couleur claire contenant ses habits, son linge, ses brosses, ses ustensiles de barbe, ses livres, ses bijoux et autre bagage. Il marchait aussi les mains enfoncées dans ses poches et arpentait le pont avec les narines dilatées, comme pour humer d’avance l’air de la liberté, qui donne la mort aux tyrans et que les esclaves ne sont pas dignes de respirer jamais. Un gentleman anglais, qu’on soupçonnait fortement d’avoir quitté précipitamment une maison de banque en emportant la caisse, y compris la clef, donnait cours à son éloquence au sujet des droits de l’homme, et il ne cessait plus de fredonner l’hymne de la Marseillaise. En un mot, une profonde émotion s’était communiquée à tout le vaisseau : car la terre d’Amérique était près d’eux, si près que, par une nuit étoilée, on prit un pilote à bord, et qu’au bout de quelques heures, vers le matin, ils attendaient un steam-boat qui devait transporter au port les passagers.

L’aurore venait de se lever. Le vaisseau rangea le quai une heure et plus. Pendant ce temps, ses chauffeurs furent l’objet d’un intérêt et d’une curiosité pour le moins aussi grands que s’ils avaient été autant d’anges bons ou mauvais. Après quoi, le Screw se débarrassa de toute sa cargaison vivante. Parmi les passagers qui descendirent, se trouvaient Mark, qui continuait de protéger son amie avec ses trois enfants, et Martin, qui avait revêtu son costume ordinaire, mais qui avait jeté par-dessus un vieux manteau sali, jusqu’au moment où il serait à jamais séparé du dernier de ses compagnons de voyage.

Le steamer, qui, avec sa machine sur le pont, chaque fois qu’il allongeait ses grandes jambes minces, avait l’air d’un insecte vu au microscope ou de quelque monstre antédiluvien, entra à pleine vitesse dans une magnifique baie : aussitôt les passagers purent apercevoir des hauteurs, puis des îles, puis une ville qui s’étendait sans limites sur un terrain plat.

« C’est donc là, dit M. Tapley portant au loin son regard, la terre de la liberté ! n’est-ce pas ?… Très-bien. J’en suis charmé. Toute terre me paraîtra bonne après une telle quantité d’eau ! »