Vie du pape Pie-IX/Pie IX Pape

CHAPITRE IV

Pie IX Pape.


Après quinze années de luttes contre la révolution qui grandissait toujours, Grégoire XVI, de sainte mémoire, avait rendu son âme à Dieu, le 1er juin 1846. Le cardinal Mastaï partit pour Rome afin de prendre part au conclave. Il n’y avait pas alors de chemins de fer, et l’évêque d’Imola dut se rendre à la capitale en voiture. Il arriva, durant le voyage, un incident qu’on a toujours considéré comme miraculeux. La voiture du cardinal s’étant arrêtée à Fossombrone, petite ville des Marches, fut entourée de la foule. Soudain, descendant du haut des cieux, une colombe d’une blancheur éclatante vient se poser sur la voiture du cardinal Mastaï. La foule applaudit des mains et pousse avec enthousiasme le cri Evviva ! Evviva ! Le bruit n’effraie pas l’oiseau qui reste immobile. Alors quelqu’un le frappe doucement avec un roseau. La colombe s’envole un instant et revient prendre sa place sur la voiture. « Voilà le pape, voilà le pape de la colombe » s’écrie la foule en délire. Arrivé à Rome le 12 juin, le cardinal Mastaï entra au conclave, le 15, avec les autres cardinaux. Le 16 il fut élu pape, le 17 son élection fut proclamée à Rome et annoncée au monde. Voici quelques détails sur son élection que nous empruntons à un auteur digne de foi[1].

« Déjà trois scrutins avaient eu lieu. Le cardinal Mastaï, chargé de dépouiller les votes, voyait se concentrer sur lui les voix que perdait le cardinal Lambruschini, celui que l’on croyait devoir succéder à Grégoire XVI, et un nombre de plus en plus grand de suffrages éparpillés sur d’autres cardinaux. Au second tour, il avait gagné quatre voix ; au troisième, il avait lu son nom vingt-sept fois. Il fallait trente-quatre voix pour l’élection.

« On approchait du dénouement et l’émotion du conclave était grande. Le soir du même jour, le scrutin fut ouvert à trois heures. Le cardinal Mastaï était à son poste ; il était pâle et paraissait préoccupé : le résultat de l’épreuve du matin l’effrayait. Il avait passé dans la prière tout le temps qui s’était écoulé entre les deux scrutins.

« La séance s’ouvrit par le chant du Veni Creator, puis on procéda au dépôt des bulletins dans le calice… Un silence solennel se fit et le dépouillement commença.

« Mgr Mastaï lut son nom sur le premier bulletin, il le lut encore sur le second, sur le troisième et ainsi de suite, jusqu’au dix-septième, sans interruption. Sa main tremblait, et quand, sur le dix-huitième que le scrutateur lui présenta, il lut encore son nom, ses yeux se voilèrent. Il supplia l’assemblée de prendre en pitié son trouble et de charger l’un d’eux de continuer le dépouillement. Mgr Mastaï oubliait qu’un scrutin ainsi interrompu eût annulé l’élection.

« Le sacré collège s’en souvint heureusement : « Reposez-vous, prenez votre temps, nous attendrons, » cria-t-on de tous côtés. Les plus jeunes s’empressant autour de lui l’engageaient à s’asseoir, à se reposer. Un de ses collègues lui présenta un verre d’eau. Il était assis, et il restait tremblant, silencieux, immobile. Il n’entendait rien et il ne voyait rien, et deux ruisseaux de larmes sillonnaient ses joues.

« Cet ébranlement si profond, si vrai, causé par l’effroi de sa propre grandeur, gagna la plupart des cardinaux, auxquels il avait été jusque-là étranger, et les attendrit d’autant plus que, dans ces trésors de modestie et de sensibilité qui se révélaient à eux, ils virent la justification la plus inattendue et la plus touchante de l’acte qu’ils venaient d’accomplir.

« Au bout de quelques instants, le cardinal Mastaï se leva et rejoignit le bureau, soutenu par deux de ses collègues. Le dépouillement s’acheva lentement. Au dernier bulletin il avait lu son nom trente-six fois !

« Aussitôt les cardinaux se levèrent ; une seule voix retentit sous les plafonds de la chapelle Pauline du Quirinal. Le sacré Collège avait confirmé par acclamation le résultat du scrutin ! »

Jean Marie Mastaï Ferretti, l’humble évêque d’Imola, inconnu à Rome et ignoré du monde, est devenu tout à coup le plus grand homme de la terre, le chef de l’Église du Christ, le Pasteur des pasteurs, le Souverain des rois et des peuples. Il tombe à genoux et adore le Dieu qui vient de le choisir pour son vicaire. Des cardinaux, naguère ses égaux, s’écartent de lui avec respect. Puis, le nouvel élu se relève et répond à la question d’usage qu’il prend le nom de Pie IX. Voyait-il en ce moment la longue suite de tribulations dont la Révolution devait l’abreuver plus tard et songeait-il à ses deux illustres prédécesseurs, Pie VI et Pie VII, qu’il a surpassé par sa gloire et par ses douleurs ? Il est permis de le croire. Le soir même du 16 juin, il écrivit à ses frères, à Sinigaglia, pour leur annoncer la nouvelle de son élévation au trône pontifical : « Loin de vous réjouir, leur disait-il, ayez compassion de votre frère. » Le lendemain, mercredi, le 17 juin, le nouveau pape fut présenté au peuple romain par le cardinal Camerlingue, Riario Sforza. « Pie IX, raconte M. de Saint-Albin, reconnut aux battements de son cœur qu’il était père ; il n’y a que le cœur d’un père qui tressaille ainsi aux premiers cris de son enfant. Et la foule tomba à genoux sous la main bénissante, et des clameurs immenses portèrent jusqu’au ciel le nom auguste du nouveau Pontife. »

Quatre jours plus tard, le dimanche, 21 juin, 1846, eut lieu le couronnement, cérémonie imposante et tout opposée au couronnement des rois, car elle rappelle au nouvel élu ses devoirs plutôt que ses droits, elle lui parle peu de la grandeur et beaucoup du néant des choses de la terre.

Les premiers actes du nouveau pape furent des actes de charité. Il distribua en aumônes dix mille écus, et il fit retirer à ses frais les objets déposés au Mont-de-Piété par la population indigente, il acquitta les dettes de tous les prisonniers détenus au Capitole, et il alloua, pour autant de jeunes filles pauvres, cinquante-trois dots de cinquante écus romains[2] aux cinquante-trois paroisses de Rome et de la banlieue, et mille dots de dix écus aux provinces des États de l’Église. De plus, il accorda un jubilé universel aux fidèles et une amnistie générale à tous les prisonniers ou exilés politiques de ses États. « J’ai pitié, disait-il, de tant de jeunes gens inexpérimentés, que de trompeuses espérances entraînèrent dans nos discordes civiles et qui furent plutôt séduits que séducteurs. »

Ô Pie IX, roi au cœur magnanime, que l’ingratitude de votre peuple a été grande !

Il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici quelques faits extraordinaires, pour ne pas dire miraculeux, qui se rattachent à l’élévation du cardinal Mastaï au trône pontifical.

Pie IX a été clairement annoncé, d’abord par une sainte religieuse dominicaine d’Italie dont le procès de canonisation s’instruit à Rome en ce moment, ensuite par la vénérable Anna-Maria Taïgi. De plus, la définition dogmatique de l’Immaculée Conception a été prédite d’une manière très-précise par une religieuse converse du Sacré-Cœur, à Paris, en 1842. Mais la prophétie la plus remarquable au sujet de Pie IX est celle de son prédécesseur Pie VII. Pendant qu’il était prisonnier à Fontainebleau, Pie VII avait remis une lettre cachetée, écrite de sa propre main, à un vieux serviteur, en lui disant de la transmettre à son fils et de lui ordonner de ne l’ouvrir qu’en 1846. Le vieillard avait exécuté les ordres du Saint-Père, mais son fils perdit de vue la lettre dont il ignorait complètement le contenu. Or, pendant le conclave de 1846, un procès l’ayant amené dans les archives de sa famille pour rechercher certains papiers, la lettre de Fontainebleau lui tomba sous la main. Il l’ouvrit, et, à sa grande surprise, il lut dans l’écriture même de Pie VII que l’évêque occupant le siège d’Imola, en 1846, serait élu pape et prendrait le nom de Pie IX. Venait ensuite une description résumée des persécutions que subirait le nouveau pape. L’Unita cattolica a reproduit, il y a quelques années, cette pièce que l’on a tout lieu de croire authentique[3].


  1. Le R. P. Huguet, Faits surnaturels de la vie de Pie IX
  2. L’écu romain vaut cinq francs trente-six centimes.
  3. Le R. P. Huguet, Faits surnaturels de la vie de Pie IX.