Vie des formes/Chapitre V

Ernest Leroux (p. 79-95).

LES FORMES DANS LE TEMPS

À ce point de nos recherches, nous voyons s’affronter les doctrines et, plus encore, en chacun de nous, des mouvements contraires de la pensée. Quelle est la place de la forme dans le temps, et comment s’y comporte-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle temps et dans quelle mesure ne l’est-elle pas ? D’une part l’œuvre d’art est intemporelle, son activité, son débat propre s’exercent avant tout dans l’espace. Et d’autre part elle se place avant et après d’autres œuvres. Sa formation n’est pas instantanée, elle résulte d’une série d’expériences. Parler de la vie des formes, c’est évoquer nécessairement l’idée de succession.

Mais l’idée de succession suppose des conceptions diverses du temps. Il peut être interprété tour à tour comme une norme de mesure et comme un mouvement, comme une série d’immobilités et comme une mobilité sans arrêt. La science historique résout cette antinomie par une certaine structure. L’enquête sur le passé, qui n’a pas pour objet cette construction du temps, ne saurait s’en passer. Elle se développe selon une perspective, c’est-à-dire dans certains cadres, d’après un ordre de mesures et de rapports.

L’organisation du temps pour l’historien repose, comme notre vie même, sur la chronologie. Ce n’est pas tout de savoir que les faits se succèdent, ils se succèdent à de certains intervalles. Et ces intervalles mêmes n’autorisent pas seulement une mise en place, mais déjà, sous certaines réserves, une interprétation. Le rapport de deux faits dans le temps n’est pas le même selon qu’ils sont plus ou moins éloignés l’un de l’autre. Il y a là quelque chose d’analogue aux rapports des objets dans l’espace et sous la lumière, à leur dimension relative, à la projection de leurs ombres. Les repères du temps n’ont pas une pure valeur numérique. Ce ne sont pas les divisions du mètre, qui ponctuent les vides d’un espace indifférent. Le jour, le mois, l’année ont un commencement et une fin variables, mais réels. Ils nous offrent autant de témoignages de l’authenticité de nos mesures. L’historien d’un monde toujours baigné d’une égale lumière, sans jours, sans nuits, sans mois et sans saisons, ne pourrait que décrire un présent plus ou moins complet. C’est du cadre même de notre vie que nous vient la mesure du temps, et la technique de l’histoire calque, à cet égard, l’organisation naturelle.

C’est la raison pour laquelle, étant soumis à un ordre si nécessaire et confirmé de toutes parts, nous sommes sans doute excusables de commettre quelques graves confusions entre la chronologie et la vie, entre le repère et le fait, entre la mesure et l’action. Nous répugnons extrêmement à renoncer à une conception isochrone du temps, car nous conférons à ces mesures égales, non seulement une valeur métrique qui est hors de discussion, mais une sorte d’autorité organique. De mesures elles deviennent cadres, et de cadres elles deviennent corps. Nous personnifions. Rien de plus curieux à cet égard que la notion de siècle. Nous avons peine à ne pas concevoir un siècle comme un être vivant, à lui refuser une ressemblance avec l’homme même. Chacun d’eux se montre à nous avec sa couleur, sa physionomie, et projette l’ombre d’une certaine silhouette. Peut-être n’est-il pas absolument illégitime de configurer ces vastes paysages du temps. Une conséquence remarquable de cet organicisme consiste à faire commencer chaque siècle par une espèce d’enfance qui se continue par la jeunesse, elle-même remplacée par l’âge mûr, puis par la décrépitude. Peut-être, par un singulier effet de la conscience historique, cette forme finit-elle par agir d’une façon concrète. À force de la manier, de lui donner corps et d’interpréter les diverses périodes de ces cent années comme les divers âges de l’homme, enfermés entre les deux parenthèses de la naissance et de la mort, peut-être l’humanité prend-elle l’habitude de vivre par siècles. Cette fiction collective agit sur le travail de l’historien. Mais, si l’on accepte que le sens commun ait pu « réaliser » aux alentours de l’année 1900, par exemple, la notion de « fin de siècle », il est difficile d’admettre que la fin ou le début chronologique d’un siècle quelconque coïncide fatalement avec le début ou la fin d’une activité historique. Nos études ne sont pourtant pas exemptes de cette mystique « séculaire », et il suffit, pour s’en rendre compte, de consulter la table des matières d’un grand nombre d’ouvrages.

La conception que nous venons d’exposer a quelque chose de monumental, elle organise le temps comme une architecture, elle le répartit, comme les masses d’un édifice sur un plan donné, dans des milieux chronologiques stables. C’est aussi le temps des musées, distribué en salles et en vitrines. Cette conception tend à modeler la vie historique d’après des cadres définis et même à donner une valeur active à ces derniers. Mais, au fond de nous-mêmes, nous n’ignorons pas que le temps est devenir, et nous corrigeons avec plus ou moins de bonheur notre conception monumentale par celle d’un temps fluide et d’une durée plastique. Il nous faut bien reconnaître qu’une génération est un complexe où se juxtaposent tous les âges de l’homme, qu’un siècle est plus ou moins long, que les périodes passent les unes dans les autres. L’élément fondamental de la chronologie, la date, permet précisément de réduire ces excès de mensuration. C’est la sécurité de l’historien.

Ce n’est pas que la mystique qui s’exerce sur la notion de siècle ne s’exerce aussi sur celle de date, considérée comme pôle attractif, comme force en soi. Mais une même date étreint l’extrême diversité des lieux, l’extrême diversité de l’action et, dans le même lieu, des actions très diverses encore, l’ordre tique, l’ordre économique, l’ordre social, l’ordre des arts. L’historien qui lit en succession lit aussi en largeur, en synchronisme, comme le musicien lit une partition d’orchestre. L’histoire n’est pas unilinéaire et purement successive, elle peut être considérée comme une superposition de présents largement étendus. Du fait que les divers modes de l’action sont contemporains, c’est-à-dire saisis au même instant, il ne s’ensuit pas qu’ils soient tous au même point de leur développement. À la même date, le politique, l’économique et l’artistique n’occupent pas la même position sur leur courbe respective, et la ligne qui les unit en un moment donné est le plus souvent très sinueuse. Théoriquement nous l’admettons sans peine ; dans la pratique, il nous arrive de céder à un besoin d’harmonie préétablie, de considérer la date comme un foyer ou comme un point de concentration. Ce n’est pas qu’elle ne puisse l’être, mais elle ne l’est pas par définition. L’histoire est généralement un conflit de précocités, d’actualités et de retards.

Chaque ordre de l’action obéit à son mouvement propre, déterminé par des exigences intérieures, ralenti ou accéléré par des contacts. Non seulement ces mouvements sont dissemblables entre eux, mais chacun d’eux n’est pas uniforme. L’histoire de l’art nous montre, juxtaposées dans le même moment, des survivances et des anticipations, des formes lentes, retardataires, contemporaines de formes hardies et rapides. Un monument daté avec certitude peut être antérieur ou postérieur à sa date, et c’est précisément la raison pour laquelle il importe de le dater d’abord. Le temps est tantôt à ondes courtes et tantôt à ondes longues, et la chronologie sert, non à prouver la constance et l’isochronie des mouvements, mais à mesurer la différence de longueur d’onde.

Nous nous rendons compte désormais de la manière dont se pose le problème de la forme dans le temps. Il est double. C’est d’abord un problème d’ordre interne : quelle est la position de l’œuvre dans le développement formel ? Un problème externe : quel est le rapport de ce développement avec les autres aspects de l’activité ? Si le temps de l’œuvre d’art était le temps de toute l’histoire, et si toute l’histoire progressait d’un même mouvement, la question ne se poserait pas, mais il n’en est rien. L’histoire n’est pas une suite bien scandée de tableaux harmonieux, mais, en chacun de ses points, diversité, échange, conflit. L’art y est engagé, et, comme il est action, il agit, en lui et hors de lui.

Selon Taine, l’art est un chef-d’œuvre de convergence extérieure. C’est là la plus grave insuffisance du système. Elle nous choque plus que la fausse rigueur du déterminisme et son caractère providentiel. Son mérite est d’avoir meublé le temps, en cessant de le considérer comme une force en soi, alors qu’il n’est rien, comme l’espace, qu’à la condition d’être vécu ; c’est d’avoir rompu avec le mythe du dieu à la faux, destructeur ou créateur, et cherché un lien entre les divers efforts de l’homme, dans ses races, ses milieux, ses moments : par là, Taine institua sans doute une technique durable moins pour l’histoire de l’art que pour l’histoire de la culture. On peut se demander toutefois si ce magnifique idéologue de la vie, en substituant le plein de la culture humaine au vide actif du temps, a fait autre chose que changer de mythologie.

Il ne nous appartient pas de soumettre une fois de plus à la critique la vieille notion de race, toujours sujette à confusion entre l’ethnographie, l’anthropologie et la linguistique. De quelque manière qu’on l’envisage, la race n’est pas stable et constante. Elle s’appauvrit, elle s’accroît, elle se mêle. Elle se modifie sous l’influence du climat, et le seul fait qu’elle bouge implique changement. Les sédentaires comme les nomades sont exposés de toutes parts. Il n’existe pas dans l’univers de conservatoires de races pures. La pratique la plus sévère de l’endogamie n’empêche pas le métissage. Les milieux insulaires les mieux défendus sont ouverts à des infiltrations, à des invasions. Même la constance des signes anthropologiques n’entraîne pas l’immutabilité des valeurs. L’homme travaille sur lui. Sans doute il n’annule pas ces antiques dépôts du temps. Il faut en tenir compte. Ils constituent, non une armature, non un socle, mais plutôt une tonalité. Ils font intervenir dans l’équilibre complexe d’une culture des inflexions, des accents, pareils à ceux qui caractérisent le parler d’une langue. Il est vrai que parfois l’art leur prête un relief étrange. Ils surgissent comme des blocs erratiques, témoins du passé, dans un paysage devenu paisible. On peut admettre que certains artistes sont particulièrement « ethniques », mais ce sont des cas, et non un fait constant. C’est que l’art se fait dans le monde des formes et non dans la région indéterminée des instincts. Le fait d’arracher au demi-jour de la vie psychologique l’instinct d’une œuvre suppose une foule de contacts nouveaux et l’empire de données nouvelles. La vocation formelle joue, les affinités s’enchaînent, l’artiste rejoint son groupe. Dans la race la plus fortement liée, comment nier qu’il existe une grande diversité de familles spirituelles, qui superposent leur réseau à celui des races elles-mêmes ? Et l’artiste n’appartient pas seulement à une famille spirituelle et à une race, il appartient encore à une famille artistique, car il est homme qui travaille les formes et que les formes travaillent à leur tour.

Ainsi s’impose à nous une limitation prudente, ou plutôt un déplacement des valeurs. Mais n’est-il pas vrai que certaines régions de l’art, où l’effort est plus docile à la tradition et à l’esprit des collectivités, montrent des relations plus étroites entre l’homme et son groupe ethnique, par exemple l’ornement, les arts populaires ? Certains blocs formels ne sont-ils pas la langue authentique de certaines races ? N’y a-t-il pas dans l’entrelacs l’image et le signe d’un mode de pensée propre aux peuples du Nord ? Mais l’entrelacs, et, d’une façon plus générale, le vocabulaire géométrique appartiennent en commun à toute l’humanité primitive et, quand ils reparaissent au début du haut Moyen Âge, quand ils recouvrent l’anthropomorphisme méditerranéen et le dénaturent, c’est bien moins le choc de deux races que la rencontre de deux états du temps ou, pour parler plus clairement, de deux états de l’homme. Dans des milieux retirés, les arts populaires maintiennent l’état ancien, le temps immobile, les vieux vocabulaires de la préhistoire, avec une unité qui excède les divisions ethnographiques et linguistiques et que colorent seulement les paysages de la vie historique. On peut appliquer la même critique, mais dans un autre sens, à l’interprétation de l’art gothique par le romantisme : complexes, énormes, ombreuses, les cathédrales passaient alors pour l’expression décisive d’une race qui ne les connut que tard et qui, toujours, les imita malaisément. On y voyait revivre le génie des forêts, un naturalisme confus, mêlé aux ardeurs de la foi. Ces idées ne sont pas encore complètement éteintes, chaque génération leur prête une vie éphémère, elles ont la périodicité des mythes collectifs qui font intervenir dans l’histoire une note de légende. L’observation des formes, telle que nous essayons de la conduire, détruit cette poétique d’emprunt, ce programme à rebours, et met en lumière une logique expérimentale qui leur inflige de toutes parts un rigoureux démenti.

L’homme n’est pas scellé dans une définition éternelle, il est ouvert aux échanges et aux accords. Les groupes qu’il constitue doivent moins à une fatalité biologique qu’à la liberté de l’adaptation réfléchie, à l’ascendant des personnalités fortes, au travail constant de la culture. Une nation est, elle aussi, une longue expérience. Elle ne cesse de se penser elle-même et de se construire. On peut la considérer comme une œuvre d’art. La culture n’est pas un réflexe, mais une prise de possession progressive et un renouvellement. Elle procède comme un peintre, par des traits, par des touches qui enrichissent l’image. Ainsi se dessinent, sur le fond obscur des races, divers portraits de l’homme, œuvres de l’homme même, des modes de vie qui sont déjà des paysages et des intérieurs et qui « forment » eux aussi l’espace, la matière, le temps. Les groupes nationaux tendent à devenir familles spirituelles. À ce titre, ils préfèrent certaines formes. Les divers états des styles ne se succèdent pas dans leur histoire avec la même rigueur. Certains peuples conservent dans l’état baroque la mesure et la stabilité classiques, certains autres mêlent l’accent baroque à la pureté de leur classicisme.

On est donc fondé à reconnaître que les écoles nationales ne sont pas seulement des cadres. Mais entre ces groupes, au-dessus d’eux, la vie des formes établit une sorte de communauté mouvante. Il existe une Europe romane, une Europe gothique, une Europe humaniste, une Europe romantique. Dans la préparation de ce que nous appelons le moyen âge, l’Occident collabore avec l’Orient. Dans le cours de l’histoire, il y a des périodes où les hommes pensent en même temps les mêmes formes. L’influence n’est alors que le moyen des affinités, et l’on peut dire qu’elle ne s’exerce pas en dehors de ces dernières. Pour comprendre comment se font et se défont ces unanimités instables, peut-être ne serait-il pas inutile de reprendre la vieille distinction saint-simonienne entre époques critiques et époques organiques, les unes étant caractérisées par la multiplicité contradictoire des expériences, les autres par l’unité et par la constance des résultats acquis. Mais il subsiste toujours des précocités et des retards dans toute époque organique, qui reste, en sous-œuvre, critique.

Ni les différences des groupes humains ni les contrastes des siècles ou des époques ne suffisent à nous expliquer les mouvements singuliers qui précipitent ou qui ralentissent la vie des formes. La complexité des facteurs est considérable. Elle peut s’exercer en sens contraire. De ces inégalités, l’étude des origines du style flamboyant français nous offre un curieux exemple. Selon certains auteurs elles s’expliquent par l’influence anglaise au cours de la guerre de Cent Ans. Selon les autres, l’architecture française du xiiie siècle contenait déjà le principe de l’art flamboyant, la contre-courbe. Ces deux positions sont également vraies. Il est exact en effet que la contrecourbe est impliquée dans le dessin de certaines formes françaises anciennes et que la rencontre de l’arc brisé et du lobe inférieur d’un quatre-feuilles en donne le tracé parfait mais notre art ne la dégage pas, il la contient au contraire, il la dissimule comme un principe contraire à la stabilité de l’architecture et à l’unité monumentale des effets. Cependant, dès la seconde moitié du xiiie siècle, en Angleterre, le développement stylistique confine au baroque, il abonde en courbes et en contre-courbes, il avoue et définit un état nouveau de l’architecture, auquel il doit d’ailleurs renoncer bientôt. La rencontre historique de deux états différents, de deux vitesses inégales, provoque dans l’art français, non une révolution par insertion d’apports étrangers, mais, plus justement, une mutation qui fait reparaître certains caractères anciens et cachés, en leur donnant une virulence nouvelle.

La question, d’ailleurs, est loin d’être simple. Il ne suffit pas, pour l’étreindre, de comparer, ici et là, les états d’un style, d’étudier les modalités et les effets de leur contact. Il faut encore examiner les parties qui, elles non plus, ne sont pas forcément synchroniques. Le gothique anglais est longtemps fidèle à la conception des masses de l’art normand, alors que, dans le tracé des courbes, il anticipe avec rapidité, étant ainsi à la fois et dans le même temps un art précoce et un art conservateur.

On peut faire des remarques analogues à propos de la lenteur de l’évolution architecturale en Allemagne. Tandis qu’en France se multiplient et s’enchaînent des expériences qui, en un siècle et demi, passent des formes archaïques de l’art roman aux formes achevées de l’art gothique, l’art ottonien, d’une part, plonge encore dans l’art carolingien, et, de l’autre, continue à imprégner l’art roman du Rhin, qui conserve ses caractères même quand il a reçu la croisée d’ogive.

Ce n’est pas ici le génie d’une race ou d’un peuple qui agit comme frein, mais le poids des exemples, liés à une tradition politique qui fut forme, elle aussi, imposée à la Germanie païenne et préhistorique par les créateurs d’un ordre moderne, — forme et programme conçus comme tels par des civilisateurs qui donnèrent du premier coup à leurs fondations sur une terre vierge des proportions impériales. L’Allemagne en garde l’obsession de l’énormité. Jamais on ne vit l’architecture collaborer plus manifestement à la création d’un monde et le maintenir avec plus de rigueur à travers le temps.

L’autorité monumentale des exemples et la force de la tradition formelle pesaient de toutes parts sur l’Allemagne et y ralentissaient les métamorphoses. Cependant, le long de l’Aisne et de l’Oise, dans une médiocrité rustique où l’empire avait eu peu de prise et avait peu laissé, s’élaborait la définition du style de l’ogive. Tenté ailleurs, il n’aboutissait pas, ou seulement à des formes bâtardes, partout où la voûte romane lui opposait des chefs-d’œuvre. Dans le Domaine royal, la liberté des expériences hâtait la croissance de l’art gothique, jusqu’au jour où ses réussites occupèrent tout l’horizon et imposèrent à leur tour une formule à variations lentes.

Mais en étudiant le rapport du développement stylistique et du développement historique, ne devons-nous pas faire une place à l’influence exercée par les milieux naturels et par les milieux sociaux sur la vie des formes ?

Malgré l’importance des phénomènes de transfert, il paraît difficile de concevoir l’architecture en dehors d’un milieu. Dans ses formes originales, cet art est fortement attaché à la terre, soumis à la commande, fidèle à un programme. Il élève ses monuments dans un ciel et sous un climat définis, sur un sol qui lui fournit ses matériaux, et non d’autres, dans un site d’un certain caractère, dans une ville plus ou moins riche, plus ou moins peuplée, plus ou moins abondante en main-d’œuvre. Il répond à des besoins collectifs, même quand il construit des demeures particulières. Il est géographique et sociologique. La brique, la pierre, le marbre, les matériaux volcaniques ne sont pas purs éléments de couleur, mais éléments de structure. L’abondance des pluies détermine les combles aigus, les gargouilles, les chéneaux installés sur l’extrados des arcs-boutants. La sécheresse permet de substituer les terrasses aux toitures. L’éclat de la lumière implique les nefs ombreuses. Un jour gris réclame la multiplicité des percées. La rareté et la cherté du terrain dans les villes populeuses commandent les surplombs et les encorbellements. D’autre part les milieux historiques, comme les cadres des grands états féodaux en France aux xie et xiie siècles, aident à répartir les diverses familles d’églises romanes. L’action combinée de la monarchie capétienne, de l’épiscopat et des gens des villes dans le développement des cathédrales gothiques montre quelle influence décisive peut exercer le concours des forces sociales. Mais cette action si puissante est inapte à résoudre un problème de statique, à combiner un rapport de valeurs. Le maçon qui banda deux nervures de pierre croisées à angle droit sous le clocher nord de Bayeux, celui qui inséra l’ogive, sous une incidence différente, dans le déambulatoire de Morienval, l’auteur du chœur de Saint-Denis furent des calculateurs travaillant sur des solides, et non des historiens interprètes du temps. L’étude la plus attentive du milieu le plus homogène, le faisceau de circonstances le plus étroitement serré ne nous donnent pas le dessin des tours de Laon. De même que l’homme, par la culture, par le déboisement, par les canaux, par les routes, modifie la face de la terre et crée une sorte de géographie toute de lui, de même l’architecte engendre des conditions nouvelles pour la vie historique, pour la vie sociale, pour la vie morale. Elle est créatrice de milieux imprévisibles. Elle satisfait des besoins, elle en propage d’autres. Elle invente un monde.

La notion de milieu ne doit donc pas être acceptée à l’état brut. Il faut la décomposer, reconnaître qu’elle est une variable, un mouvement. Le géographique, le topographique et l’économique, bien que liés, ne sont pas du même ordre. Venise est une place de refuge, choisie comme inaccessible, et elle est une place de commerce, devenue prospère par des facilités d’accès. Ses palais sont des comptoirs. Ils signifient la progression de sa fortune. Ils s’ouvrent superbement par des portiques qui sont des quais et des entrepôts. L’économie s’accommode ici de la topographie et tire d’elle le meilleur parti. La richesse née du commerce explique le faste qui règne sur ces façades avec une sorte d’insolence, ainsi que le luxe arabe d’une cité qui donne à la fois sur le levant et sur le ponant. Le mirage perpétuel de l’eau et de ses reflets, les particules cristallines en suspension dans l’humidité de l’air ont fait naître certains songes, certains goûts qui se traduisent avec magnificence dans la fantaisie des poètes, dans la chaleur des coloristes. Nulle part mieux qu’ici nous ne croirons atteindre à travers les données du milieu, et même en invoquant un mélange ethnique qu’il ne serait pas impossible de doser, la généalogie temporelle de l’œuvre d’art. Mais Venise a travaillé sur Venise avec une étonnante liberté, le paradoxe de sa structure fait effort contre les éléments, elle installe sur le sable et dans l’eau des masses romaines, elle découpe sur un ciel pluvieux des silhouettes orientales conçues pour la fixité du soleil, elle n’a cessé de livrer bataille à la mer par des institutions spéciales, le magistrat de l’eau, et par des œuvres de maçonnerie, les murazzi, enfin ses peintres se sont principalement délectés de paysages de forêts et de montagnes, dont ils allaient chercher les vertes profondeurs dans les Alpes Carniques.

Il arrive donc que le peintre s’évade de son milieu pour s’en choisir un autre. L’ayant choisi, il le transfigure et le recrée, il lui confère une valeur universelle et humaine. Rembrandt, d’abord peintre des solennités médicales, des dissections académiques, s’évade d’une Hollande proprette, bourgeoise, rigoriste, anecdotique, amie de la musique de chambre, des meubles polis, des parloirs dallés, et rejoint la Bible, sa crasse lumineuse, sa bohème en guenilles, sa pouillerie fulgurante. Le ghetto d’Amsterdam était là, mais il fallait y pénétrer et s’en emparer, il fallait y faire vivre, sous la défroque de la juiverie portugaise, l’anxiété de l’Ancien Testament au moment où il enfante le Nouveau, il fallait y faire briller l’apocalypse de la lumière, un soleil luttant avec la nuit dans des caveaux prophétiques. Au milieu de ce monde à la fois séculaire et vivant, jalousement fermé et plein de nomades, Rembrandt se place hors de la Hollande, hors du temps. Même au ghetto, il pouvait être un peintre de mœurs, le chroniqueur d’un quartier : et c’est justement à ces proportions qu’il importe de ne pas le réduire. On voit bien que ce milieu d’élection n’eut d’intérêt pour lui que parce qu’il était spacieux pour ses songes et qu’il les favorisait. Ils y touchaient le sol, ils y prenaient figure. Le monde de Rembrandt s’y adapte, y trouve un accord qui l’exalte, mais il ne s’y limite pas. Il engendre des paysages, une lumière, une humanité qui sont la Hollande, mais surnaturelle.

Le cas Van Dyck mériterait une analyse particulière. Il touche à la philosophie du portrait, mais il intéresse directement notre critique. On peut se demander si ce prince de Galles de la peinture, pour lui conserver le titre que lui donne Fromentin, n’a pas, dans une large mesure, contribué à créer un milieu social, renversant ainsi les termes d’une proposition communément admise. Il habite une Angleterre encore brute et violente, encore agitée de révolutions, adonnée à des plaisirs d’instinct et conservant sous le vernis léger de la vie de cour les appétits de la merry England. Il en peint les héros et les héroïnes avec sa distinction native, même quand il a pour modèles de solides compagnons comme le gros Endymion Porter, et, de ces jolies filles, de ces aventuriers de la galanterie mondaine, il dégage cette fierté de trait, cette vaillance cavalière et jusqu’à cette mélancolie romanesque qui, d’abord, sont tout en lui et dont il marqua, comme d’un sceau charmant, les poètes et les capitaines. La fleur brillante de sa peinture y concourt, cette matière de prix, fine, fluide, cette gamme argentine, qui composent le plus délicat des luxes de la vue. Voilà le miroir qu’il tend au snobisme anglais, qui, désormais, pendant des générations à travers les changements de la mode, s’y reflète avec complaisance. Les modèles d’hier s’efforcent de ressembler aux portraits de jadis, et derrière ces images exemplaires, on croit deviner la présence invisible du conseiller secret.

Race et milieu ne sont pas suspendus au-dessus du temps. L’une et l’autre sont du temps vécu et formé, et c’est pourquoi ce sont des données proprement historiques. La race est un développement, soumis à des irrégularités, à des mutations, à des échanges. Le milieu géographique lui-même, sur son socle apparemment inébranlable, est susceptible d’être modifié ; quant aux milieux sociaux, leur inégale activité vit, elle aussi, dans le temps. C’est pourquoi le moment doit nécessairement jouer. Mais qu’est-il ? Nous avons montré que le temps historique est successif, mais qu’il n’est pas succession pure. Le moment n’est pas un point quelconque sur une droite, mais un renflement, un nœud. Ce n’est pas non plus le total additionnel du passé, mais le lieu de rencontre de plusieurs formes du présent. Mais y a-t-il un accord nécessaire entre le moment de la race, le moment du milieu et le moment d’une vie humaine ? Peut-être le caractère propre de l’œuvre d’art est-il de capter, de figurer et, dans une certaine mesure, de provoquer cet accord ? Il semble à première vue que nous touchions ici ce qu’il y a d’essentiel dans le rapport de l’art et de l’histoire. L’art apparaîtrait ainsi comme une étonnante série de succès chronologiques, comme la transposition dans l’espace de toute une gamme d’actualités profondes. Mais cette vue séduisante est superficielle. L’œuvre d’art est actuelle et elle est inactuelle. Race, milieu, moment ne sont pas par nature et constamment favorables à telle famille d’esprits. L’instant spirituel de notre vie ne coïncide pas nécessairement avec une urgence historique, et même il peut la contredire. L’état de la vie des formes ne se confond pas de plein droit avec l’état de la vie sociale. Le temps qui porte l’œuvre d’art ne la définit pas dans son principe ni dans la particularité de sa forme. Elle est même capable de glisser dans ses trois directions. L’artiste habite une contrée du temps qui n’est pas forcément l’histoire de son temps. Il peut, nous l’avons dit, être ardemment le contemporain de son âge et même, de cette attitude, se faire au programme. Il peut se choisir avec une même constance des exemples et des modèles dans le passé, s’y créer un milieu complet. Il peut se configurer un avenir qui heurte à la fois le présent et le passé. Une mutation brusque dans l’équilibre de ses valeurs ethniques peut le placer en opposition catégorique avec le milieu, avec le moment et faire naître en lui une nostalgie révolutionnaire. Alors il cherche le monde dont il a besoin. Certes il existe des génies tempérés, faciles, du moins apparemment, et portés par ce qu’un certain déterminisme appelle les circonstances heureuses. Ces grandes vies à surface plane cachent des conflits. L’histoire de la forme chez Raphaël, ce héros mythique du bonheur, révèle ses crises. Son temps lui offre les images les plus diverses et les contradictions les plus flagrantes. Il sollicite dans son âme, tour à tour, je ne sais quelle faiblesse, je ne sais quelle ductilité des instincts. Enfin, avec hardiesse, il insère dans son époque un temps, un milieu nouveaux.

Cette puissance particulière nous frappera beaucoup plus, si nous réfléchissons que le moment de l’œuvre d’art n’est pas forcément le moment du goût. Il nous est loisible d’admettre que l’histoire du goût reflète avec fidélité des données sociologiques, à condition d’y faire intervenir des impondérables qui modifient tout, comme l’élément fantastique de la mode. Le goût peut qualifier les caractères secondaires de certaines œuvres, leur ton, leur air, leurs règles extérieures. Certaines œuvres qualifient le goût, le marquent profondément. Cet accord avec le moment ou plutôt cette création du moment est tantôt immédiate et spontanée, tantôt lente, sourde et difficile. On serait tenté de conclure que, dans le premier cas, l’œuvre promulgue tout à coup, avec empire, une actualité nécessaire, qui se cherchait encore à travers de faibles mouvements, tandis que, dans le second, elle atteint sa propre actualité, elle est, comme on dit, en avance, sur le moment du goût. Mais, dans l’un et l’autre cas, à l’instant où elle naît, elle est phénomène de rupture. Une expression courante nous le fait vivement sentir : « faire date », ce n’est pas intervenir passivement dans la chronologie, c’est brusquer le moment.

À la notion de moment il convient donc d’ajouter la notion d’événement, qui la corrige et qui la complète. Qu’est-ce que l’événement ? Nous venons de le dire : une brusquerie efficace. Cette brusquerie même peut être relative ou absolue, contact et contraste entre deux développements inégaux, ou mutation à l’intérieur de l’un d’entre eux. Une forme peut acquérir la qualité novatrice et révolutionnaire sans être événement par elle-même, et du simple fait qu’elle est transportée d’un milieu rapide dans un milieu lent, ou inversement. Mais elle peut aussi bien être événement formel sans être du même coup événement historique. Nous entrevoyons ainsi une sorte de structure mobile du temps, où interviennent divers ordres de rapports, selon la diversité des mouvements. Elle est analogue en son principe à cette construction de l’espace, de la matière et de l’esprit dont l’étude des formes nous a montré de nombreux exemples et, peut-être quelques règles très générales. Si l’œuvre d’art crée des milieux formels qui interviennent dans la définition des milieux humains, si les familles spirituelles ont une réalité historique et psychologique non moins manifeste que les groupes linguistiques et les groupes ethniques, de même elle est événement, c’est-à-dire structure et définition du temps. Ces familles, ces milieux, ces événements provoqués par la vie des formes agissent à leur tour sur la vie des formes et sur la vie historique. Ils y collaborent avec les moments de la civilisation, avec les milieux naturels et les milieux sociaux, avec les races humaines. C’est cette multiplicité des facteurs qui s’oppose à la rigueur du déterminisme et qui, le morcelant en actions et en réactions innombrables, provoque de toutes parts des fissures et des désaccords. Dans ces mondes imaginaires, dont l’artiste est le géomètre et le mécanicien, le physicien et le chimiste, le psychologue et l’historien, la forme, par le jeu des métamorphoses, va perpétuellement de sa nécessité à sa liberté.