Vie des formes/Chapitre IV

Ernest Leroux (p. 63-78).

LES FORMES DANS L’ESPRIT

Jusqu’à présent nous avons traité la forme comme une activité indépendante, l’œuvre d’art comme un fait séparé du complexe des causes, ou plutôt nous nous sommes attaché à montrer dans le système des relations particulières où elle se trouve engagée une sorte de causalité spécifique qu’il y avait lieu de préciser d’abord. La riche série de phénomènes que la forme développe dans l’espace et dans la matière légitime et appelle un ordre d’études. Ces propriétés, ces mouvements, ces mesures, ces métamorphoses ne sont pas des indices secondaires, mais l’objet essentiel, et nous croyons en avoir dit, malgré la brièveté volontaire de cet exposé, pour que la notion de monde des formes cesse d’apparaître comme une métaphore, pour que soit justifiée dans ses grandes lignes notre esquisse d’une méthode biologique. Mais nous ne perdons pas de vue la critique opposée par Bréal à toute science des formes qui « réalise » la forme comme telle et qui la constitue en être vivant. Dans cet ensemble si divers et si bien lié, où est l’homme ? Et reste-t-il une place pour l’esprit ? Ou bien, abrités derrière un vocabulaire, avons-nous fait autre chose que de la psychologie imagée ? N’est-il pas temps de remonter à la source ? Ces formes qui vivent dans l’espace et dans la matière ne vivent-elles pas d’abord dans l’esprit ? Ou plutôt n’est-ce pas vraiment et même uniquement dans l’esprit qu’elles vivent, leur activité extérieure n’étant que la trace d’un processus interne ?

Oui, les formes qui vivent dans l’espace et dans la matière vivent dans l’esprit. Mais la question est de savoir ce qu’elles y font, comment elles s’y comportent, d’où elles viennent, par quels états elles passent et quelle est enfin leur agitation ou leur activité avant de prendre corps, s’il est vrai qu’étant formes, même dans l’esprit, elles puissent n’avoir pas de « corps », aspect essentiel du problème. Siègent-elles comme des déesses mères dans une région reculée d’où elles viennent à nous lorsque nous les évoquons ? Ou bien progressent-elles lentement, nées d’un germe obscur, comme les animaux ? Doit-on penser que, dans les espaces encore non mesurés et non décrits de la vie spirituelle, elles s’enrichissent de forces inconnues que nous ne saurions nommer et qui leur conservent à jamais le prestige de l’inédit ? Ainsi présentées, ces questions risquent de rester sans réponse, du moins sans réponse satisfaisante, car elles supposent et respectent un antagonisme auquel nous nous sommes déjà heurté et que nous avons essayé de résoudre. Nous pensons qu’il n’y a pas antagonisme entre esprit et forme et que le monde des formes dans l’esprit est identique en son principe au monde des formes dans l’espace et la matière : il n’y a entre eux qu’une différence de plan ou, si l’on veut, une différence de perspective.

La conscience humaine tend toujours à un langage et même à un style. Prendre conscience, c’est prendre forme. Même dans les étages inférieurs à la zone de la définition et de la clarté, il existe encore des formes, des mesures, des rapports. Le propre de l’esprit, c’est de se décrire constamment lui-même. C’est un dessin qui se fait et se défait, et son activité, en ce sens, est une activité artistique. Comme l’artiste, il travaille sur la nature, avec les données que lui jette du dedans la vie physique, et il ne cesse de les élaborer pour en faire sa matière propre, pour en faire de l’esprit, pour les former. Ce travail est si rude que parfois il s’en lasse, il éprouve le besoin de se détendre, de se déformer, d’accueillir passivement ce qui lui vient des profondeurs océaniques de la vie. Il croit se rajeunir en appelant l’instinct brut, en s’ouvrant aux impressions fugitives, aux ondes sans limite et sans relief du sentiment, il casse les vieux moules verbaux, il brouille l’échiquier de la logique, mais ces émeutes et ces tumultes de l’esprit n’ont pas d’autre objet que d’inventer des formes nouvelles, ou plutôt leur activité brouillée et confuse est encore une opération sur les formes, un phénomène formel. Nous sommes profondément convaincu qu’il serait possible et utile d’instituer sur ces bases une méthode psychographique, peut-être même en utilisant les notions relatives à la technique et à la touche que nous venons de mettre en lumière. L’artiste développe sous nos yeux la technique même de l’esprit, il nous en donne une sorte de moulage que nous pouvons voir et toucher.

Mais son privilège n’est pas seulement d’être un exact et habile mouleur. Il ne fabrique pas une collection de solides pour un laboratoire de psychologie, il crée un monde, complexe, cohérent, concret, et, du fait que ce monde est en espace et en matière, ses mesures et ses lois ne sont plus uniquement celles de l’esprit en général, mais des mesures et des lois particulières. Peut-être sommes-nous, dans le secret de nous-mêmes, des espèces d’artistes sans mains, mais le propre de l’artiste est d’en avoir, et la forme en lui est toujours aux prises avec elles. Elle est toujours, non le vœu de l’action, mais l’action. Elle ne saurait s’abstraire de la matière et de l’espace, et, comme nous essaierons de le montrer, avant même d’en avoir pris possession, elle y vit déjà. C’est là sans doute ce qui distingue l’artiste de l’homme ordinaire et, plus encore, de l’intellectuel. L’homme ordinaire n’est pas un dieu créateur de mondes séparés, il n’est pas spécialisé dans l’invention et la fabrication de ces utopies spatiales, de ces jouets fabuleux, mais il conserve une sorte d’innocence, qui peut d’ailleurs être fanée par ce qu’on appelle le goût. L’intellectuel a une technique, qui n’est pas la technique de l’artiste et qui ne la respecte pas, car elle tend nécessairement à conformer toute activité aux procédés de l’intelligence discursive. Au moment où nous essayons de définir avec précision ce que la technique de l’esprit a d’original et d’irréductible chez l’artiste, nous sentons nous-même les difficultés et peut-être la fatigue de notre effort. Il nous faut écrire dans la langue de l’intelligible les démarches de l’action. Il nous faut serrer l’artiste au plus près, tâcher d’être lui : mais éliminer ce qu’il n’est pas, n’est-ce pas le dépouiller de sa riche qualité humaine ? Peut-être, alors que nous essayons de mettre en lumière sa dignité de penseur mais de penseur d’une certaine pensée, se jugera-t-il déchu ? C’est néanmoins en suivant cette route, et cette route seulement, et sans en dévier d’une ligne, que nous avons chance d’atteindre la vérité. L’artiste n’est ni l’esthéticien ni le psychologue ni l’historien de l’art : il peut se faire tout cela, et tant mieux. Mais la vie des formes dans son esprit n’est pas la vie des formes dans ces sortes d’esprits, et même elle n’est pas celle qui se refait après coup, avec le plus de bon vouloir et de sympathie, dans l’esprit du spectateur le mieux doué.

Est-elle donc caractérisée par l’abondance et par l’intensité des images ? On est d’abord porté à le croire, à se représenter l’esprit de l’artiste tout empli, tout illuminé d’hallucinations brillantes, et même à interpréter l’œuvre d’art comme la copie presque passive d’une « œuvre » intérieure. Il peut en être ainsi dans certains cas. Mais en général la richesse, la puissance et la liberté des images ne sont pas le propre exclusif de l’artiste, il est parfois très pauvre à cet égard, tandis que dans le reste des hommes ceux qui possèdent ces dons sont moins rares qu’on ne pense. Nous rêvons tous. Nous inventons dans nos songes, non seulement un enchaînement de circonstances, une dialectique de l’événement, mais des êtres, mais une nature, un espace d’une authenticité obsédante et illusoire. Nous sommes les peintres et les dramaturges involontaires d’une série de batailles, de paysages, de scènes de chasse et de rapt, et nous nous composons tout un musée nocturne de chefs-d’œuvre soudains, dont l’invraisemblance porte sur l’affabulation, mais non sur la solidité des masses ou sur la justesse des tons. La mémoire met également à la disposition de chacun de nous un riche répertoire. Et, de même que le rêve éveillé enfante les œuvres des visionnaires, l’éducation de la mémoire élabore chez certains artistes une forme intérieure qui n’est ni l’image proprement dite ni le pur souvenir et qui leur permet d’échapper au despotisme de l’objet. Mais ce souvenir ainsi « formé » a déjà des propriétés particulières ; une sorte de mémoire inversée, faite d’oublis calculés, y a travaillé. Oublis calculés à quelles fins et selon quelles mesures ? Nous entrons dans un autre domaine que celui de la mémoire et de l’imagination. La vie des formes dans l’esprit, nous le pressentons, n’est pas calquée sur la vie des images et des souvenirs.

Images et souvenirs se suffisent à eux-mêmes, se composent des arts inconnus qui sont tout en esprit. Ils n’ont pas besoin de sortir de ce crépuscule pour être complets, il est favorable à leur éclat et à leur durée. Art brusque des images, qui a toute l’inconsistance de la liberté ; art insidieux des souvenirs, qui dessine avec lenteur des fugues sur le temps. La forme exige de quitter ce domaine : son extériorité, nous l’avons vu, est son principe interne, et sa vie en esprit est une préparation à la vie dans l’espace. Avant même de se séparer de la pensée et d’entrer dans l’étendue, la matière et la technique, elle est étendue, matière et technique. Elle n’est jamais quelconque. De même que chaque matière a sa vocation formelle, chaque forme a sa vocation matérielle, déjà esquissée dans la vie intérieure. Elle y est encore impure, c’est-à-dire instable, et, tant qu’elle n’est pas née, c’est-à-dire extérieure, elle ne cesse de se mouvoir, dans le réseau très ténu des repentirs entre lesquels oscillent ses expériences. C’est là ce qui la distingue des images du rêve, rigoureuses, totales. Elle est analogue à ces dessins qui semblent chercher sous nos yeux leur ligne et leur aplomb et dont l’immobilité multiple nous paraît mouvement. Mais si ces aspects n’obéissent pas encore à un choix qui les fixe, ils ne sont ni vagues, ni indifférents. Intention, souhait, pressentiment, aussi réduite, aussi fugitive que l’on voudra, la forme appelle et possède ses attributs, ses propriétés, son prestige techniques. Dans l’esprit, elle est déjà touche, taille, facette, parcours linéaire, chose pétrie, chose peinte, agencement de masses dans des matériaux définis. Elle ne s’abstrait pas. Elle n’est pas chose en soi. Elle engage le tactile et le visuel. De même que le musicien n’entend pas en lui le dessin de sa musique, un rapport de nombres, mais des timbres, des instruments, un orchestre, de même le peintre ne voit pas en lui l’abstraction de son tableau, mais des tons, un modelé, une touche. La main dans son esprit travaille. Dans l’abstrait elle crée le concret et, dans l’impondérable, le poids.

Nous constatons une fois de plus la différence profonde qui sépare la vie des formes et la vie des idées. L’une et l’autre ont un point commun, qui les distingue toutes deux de la vie des images et de la vie des souvenirs, c’est qu’elles s’organisent pour l’action, elles combinent un certain ordre de rapports. Mais il est clair que, s’il existe une technique des idées et même s’il est impossible de séparer les idées de leur technique, celle-ci ne se mesure qu’à elle-même et son rapport avec le monde extérieur est encore une idée. L’idée de l’artiste est forme, et sa vie affective prend le même tour. Tendresse, nostalgie, désir, colère sont en lui, et bien d’autres élans, plus fluides, plus secrets, parfois avec plus de richesse, de couleur et de subtilité que chez les autres hommes, mais non pas nécessairement. Il est plongé dans toute la vie et il s’y abreuve. Il est humain, et non professionnel. Je ne lui retire rien. Mais son privilège est d’imager, de se souvenir, de penser, de sentir par formes. Il faut donner à cette vue toute son extension, et dans les deux sens : nous ne disons pas que la forme est l’allégorie ou le symbole du sentiment, mais son activité propre, elle agit le sentiment. Disons, si l’on veut, que l’art ne se contente pas de revêtir d’une forme la sensibilité, mais qu’il éveille dans la sensibilité la forme. Mais où que nous nous placions, c’est toujours à la forme qu’il faut en venir. Si nous nous proposions, ce qui n’est pas notre but, d’instituer une psychologie de l’artiste, nous aurions à analyser une imagination, une mémoire, une sensibilité et un intellect formels, à définir tous les procédés par lesquels la vie des formes dans l’esprit propage un prodigieux animisme qui, prenant pour support les choses naturelles, les rend imaginaires, souvenues, pensées et sensibles — nous verrions que ce sont des touches, des accents, des tons et des valeurs. La définition baconienne de l’homo additus naturæ est vague et incomplète, car il ne s’agit pas seulement de l’homo quelconque, de l’homme en général, et il ne s’agit pas non plus d’une nature séparée de lui, l’accueillant avec une passivité invincible. Entre ces deux termes la forme intervient. L’homme en question, l’homme dont il s’agit forme cette nature ; avant de s’emparer d’elle, il la pense, la sent, la voit forme. L’aquafortiste la voit à l’eau-forte et choisit en elle ce qui peut lui être déjà faveur technique, — Rembrandt, la lanterne d’écurie qu’il promène sur les profondeurs de la Bible ; Piranèse, le clair de lune romain dont il alterne, sur les ruines, les rayons et les ombres, et, comme il fut peintre de théâtre, il ne saurait, dans les heures du jour, en trouver aucune qui favorise à ce point les artifices et le vertige de la perspective théâtrale. Le peintre des valeurs chérit la brume et la pluie qui les accordent et voit toute chose à travers un rideau mouillé, tandis que le coloriste Turner contemple le soleil, décuplé, réfracté, mouvant, dans son verre d’eau d’aquarelliste.

Mais n’est‑ce pas supposer que la vie des formes dans l’esprit est régie avec une constance rigoureuse et parfaite, qu’il s’y exerce une prédestination inflexible, qui aurait pour effet de déterminer à côté de l’homme une autre espèce humaine, aménagée d’une façon particulière, vouée à son destin, comme peut l’être une espèce animale entre d’autres espèces ? Les rapports de la vie des formes avec les autres activités de l’esprit ne sont pas constants et ne sauraient être définis une fois pour toutes. De même que nous devons tenir compte des interférences techniques pour comprendre le jeu des formes dans la matière, de même nous devons être attentifs à la diversité de structure et d’intonation dans l’aménagement des esprits. Certains d’entre eux sont dominés par la mémoire : elle réduit le champ des métamorphoses chez les pasticheurs, sans affaiblir leur intensité chez les virtuoses. Le caractère impérieux et soudain de l’image s’impose brusquement à la vie des formes chez les visionnaires. Il existe des intellectuels de la forme qui s’efforcent de la penser comme pensée et de régler sa vie sur la vie des idées. Et si nous faisions intervenir toute la gamme des tempéraments, nous n’aurions pas de peine à reconnaître que la vie des formes s’en trouve plus ou moins affectée, si bien qu’à un certain moment de notre analyse, nous serons toujours tentés de recourir à une sorte de graphologie.

Mais à cette diversité des rapports entre l’homme en l’artiste et l’artiste même s’en ajoute une autre qui est exclusivement de l’ordre des formes. Nous avons insisté plus haut sur ce que nous appelons la vocation formelle des matières de l’art, entendant par là que ces matières impliquent une certaine destinée technique. À cette vocation des matières, à ce destin technique correspond une vocation des esprits. Nous l’avons reconnu, la vie des formes n’est pas la même dans l’espace plat du mosaïste et dans l’espace construit d’Alberti ; dans l’espace-limite du sculpteur roman et dans l’espace-milieu du Bernin ; elle n’est pas la même dans les matières de la peinture et dans celles de la sculpture, dans la pleine pâte, dans les glacis, dans la pierre taillée, dans le bronze fondu ; elle n’est pas la même dans la gravure sur bois et dans l’aquatinte. Or, à un certain ordre des formes correspond un certain ordre des esprits. Il ne nous appartient pas d’expliquer les raisons de cette convenance, mais il importe extrêmement de la constater. Encore une fois, ces choses se passent dans la vie, c’est-à-dire dans un mouvement sans régularité, par voie d’expérience, avec une part de chance, et même aventureusement. Nous ne décrivons pas ici des phénomènes de l’ordre physique qui se peuvent répéter dans un laboratoire, mais des faits plus complexes dont la courbe générale comporte bien des oscillations : ces fautes, ces retours en arrière, ces ratés entament le parcours de la courbe, mais sans la dévier de son sens, et même ils le confirment. Les sculpteurs qui voient en peintres, les peintres qui voient en sculpteurs n’apportent pas seulement des exemples au principe des interférences, ils prouvent la force de la vocation par la manière même dont elle résiste, étant contrariée. Dans certains cas, la vocation connaît sa matière ou la pressent, elle la voit, mais elle ne la possède pas encore. C’est que la technique n’est pas un tout-fait, elle a besoin d’être vécue, il faut qu’elle travaille sur elle-même. La jeunesse de Piranèse nous offre un remarquable exemple de cette prévision impatiente qui a hâte de savoir et qui voudrait devancer l’expérience. Élève chez un bon graveur, froid et habile, le Sicilien Giuseppe Vasi, Piranèse demandait vainement à son maître le secret de la « véritable » eau-forte, et comme l’autre, dans la limite de ses moyens, était incapable de le lui révéler, on dit que l’apprenti en conçut la plus violente colère. Nous avons un illustre témoignage de ce débat entre une vocation fougueuse et une matière qui n’est pas encore pleinement inventée : les premiers états des Prisons. Leur ossature est déjà bien puissante, mais ils restent à la surface du cuivre. Ils n’ont pas encore saisi et défini leur substance propre. On croit voir la pointe tourbillonner en tous sens, avec une précipitation fiévreuse, sans réussir à mordre la matière et la pénétrer d’elle. Elle jette avec grandeur les linéaments de ces constructions colossales qui ne possèdent pas encore leur poids et leur nuit. Vingt ans plus tard, l’artiste y revient, les reprend, y déverse les ombres, on dirait qu’il les creuse, non dans l’airain de ses planches, mais dans le rocher d’un monde souterrain. Alors la possession est totale, absolue, et l’on peut mesurer l’écart.

La vie des formes dans l’esprit n’est donc pas un aspect formel de la vie de l’esprit. Elles tendent à se réaliser, elles se réalisent en effet, elles créent un monde qui agit et réagit. L’artiste contemple son œuvre avec d’autres yeux que nous, qui devons nous efforcer de lui ressembler — de l’intérieur des formes, si l’on peut dire, et de l’intérieur de lui-même. Séparées, elles ne cessent pas de vivre, elles sollicitent l’action, elles s’emparent à leur tour de celle qui les a propagées, pour l’accroître, la confirmer, la conformer. Elles sont créatrices de l’univers, de l’artiste et de l’homme même. Pour préciser ces rapports, il serait nécessaire de multiplier les observations, d’établir une terminologie plus riche et mieux appropriée que celle dont nous disposons. On soupçonne dès à présent l’ampleur et la complexité des perspectives. Cette vie intérieure se développe sur des plans multiples, reliés par des passerelles, par des couloirs, par des degrés. Elle est pleine de personnages qui vont et viennent, qui montent et descendent, chargés d’étonnants fardeaux. Ils veulent à tout prix quitter la chambre du trésor, ils aspirent à la lumière solaire, et souvent ils reviennent, pour une nouvelle vie magique, des lieux terrestres où ils ont pénétré, dorés d’un rayon nouveau. À mesure qu’elle se prodigue, cette vie s’enrichit : ainsi s’explique que la vieillesse de l’artiste soit si différente de la caducité de l’homme.

Pour nous résumer, nous dirons que les formes transfigurent les aptitudes et les mouvements de l’esprit plus encore qu’elles ne les spécialisent. Elles en ont reçu, non le pli, mais l’accent. Elles sont plus ou moins intellect, imagination, mémoire, sensibilité, instinct, caractère elles sont plus ou moins vigueur musculaire, épaisseur ou fluidité du sang. Mais elles opèrent sur ces données comme des éducatrices, elles ne leur laissent pas un instant de repos ; elles créent dans l’animal homme un homme nouveau, multiple et uni. Elles pèsent de tout un poids qui n’est pas vain, puisque c’est celui des matières de l’art ; elles installent dans la pensée une étendue qui n’est pas quelconque, puisque c’est un espace consenti ou voulu ; elles édictent une dialectique qui n’est pas un pur jeu, puisque la technique est activité créatrice. Aux carrefours de la psychologie et de la physiologie, elles se dressent avec l’autorité de la silhouette, de la masse et de l’intonation. Si nous cessons un seul instant de les considérer comme des forces concrètes et actives, puissamment engagées dans les choses de la matière et de l’espace, nous ne saisissons plus dans l’esprit de l’artiste que des larves d’images et de souvenirs ou les gestes ébauchés de l’instinct.

Des remarques qui précèdent on peut tirer certaines conséquences qui concernent les unes la vie temporelle des artistes, les autres les groupes ou les familles d’esprits. L’activité des hommes supérieurs conservera toujours un mystérieux prestige, un élément secret, et toujours on en cherchera la clef dans le détail de leur existence. L’événement et l’anecdote nous seront toujours matière documentaire et matière romanesque. Nous en composerons nos portraits héroïques et nos fables de vérité et, même sur un fond d’ombre et de poussière, nous ne cesserons pas de faire miroiter le trésor des biographies. Il est vrai que chaque vie humaine comporte son roman, c’est-à-dire une succession et une combinaison d’aventures : mais ces aventures ne sont pas en nombre indéfini, et l’on pourrait en dresser un catalogue comme celui des situations dramatiques : ce qui change beaucoup plus, c’est le ton même de ces aventures selon ce que les hommes en font. Il se passe pour chacun de nous quelque chose d’analogue à ce qui se passe pour le roman écrit, dont la pauvreté est fondamentale et qui répète, depuis les débuts du genre et de la vie en société, un très petit nombre d’histoires. Mais sur cette mince armature, quelle richesse de métamorphoses, quelle variété de types, de mythes, d’atmosphère, de ton ! Et nous aussi, à l’intérieur des mêmes pauvres hasards, nous créons nos mythes, notre style, avec plus ou moins de relief et d’autorité. Ainsi procède l’artiste avec son roman peu chargé d’aventures. Réduit à un dossier de police, à la notice d’un dictionnaire, combien il est sobre de faits ! Voici Chardin, heureux dans l’intérieur modeste d’une bourgeoisie étroite, presque populaire ; Delacroix dans son atelier solitaire ; Turner volontairement claquemuré dans l’incognito pour se protéger contre les circonstances. On dirait qu’ils restreignent le cours ordinaire de l’existence à un perpétuel alibi, pour mieux accueillir les événements essentiels, qui leur viennent de la vie des formes. Le théâtre le plus restreint leur suffit, et, s’ils l’élargissent, c’est que l’exige la forme dans l’esprit. De là leurs voyages, qui ne les transportent pas seulement dans l’espace, mais dans le temps. De là, nous le verrons, la création des milieux nécessaires. Parfois la vie est double, et Delacroix nous en offre un singulier exemple. L’acte de sa vie se joue entre les quatre murs d’un réduit peu accessible, et son humanité épisodique se développe ailleurs. Le soir, il est dans le monde et, le jour, à sa tâche, sur le plan héroïque. L’homme, en lui, aime la poésie et la musique qui correspondent le moins à sa peinture, mais l’ « homme de goût » ne saurait renoncer au scandale de cette peinture-là et, comme il est aussi homme de pensée, il explique la manière dont vivent ensemble, étroitement unis, les deux Delacroix. Nul texte ne montre mieux que son Journal l’empire des formes sur un esprit : d’un homme supérieur elles prennent et elles nous donnent tout. Il est vrai que certaines existences d’artistes semblent exiger l’événement, courir au-devant de lui et se vouer au siècle avec une ardeur qui nie cet empire même : mais Rubens ordonnateur de fêtes publiques et légat se donnait le luxe de composer des Rubens vivants, et toujours cette famille d’esprits a pris la vie extérieure comme une matière plastique à laquelle elle aimait imposer sa propre forme, par des fêtes, des parades et des bals. La substance de l’art est alors la vie même. D’une façon plus générale, l’artiste est devant l’existence comme Léonard de Vinci devant le mur ruineux, ravagé par le temps et par les hivers, étoilé par les chocs, taché par les eaux de la terre et du ciel, parcouru par des fentes. Nous n’y voyons que les traces de circonstances ordinaires. L’artiste y voit des figures d’hommes séparées ou mêlées, des batailles, des paysages, des cités qui s’écroulent, — des formes. Elles s’imposent à sa vue active, qui les démêle et qui les reconstruit. Elles s’imposent ou doivent s’imposer de la même façon à l’analyse que nous tentons de sa vie, où le fait est forme avant tout. Ainsi la biographie de Rembrandt ne peut pas être conduite selon les mêmes voies que celle du bourgmestre Six, celle de Velasquez tracée sur le modèle de celle de Philippe IV, celle de Millet taillée dans la même étoffe que celle de Charles Blanc, qui fut pourtant, lui aussi, mais à sa manière, un artiste.

Et s’il nous faut chercher des liens et des rapports entre eux tous, nous verrons que, dans le cours de la vie même, ils sont bien moins définis par les circonstances que par des affinités d’esprit concernant les formes. En disant qu’à un certain ordre des formes correspond un certain ordre des esprits, nous sommes nécessairement conduits à la notion de familles spirituelles, ou plutôt de familles formelles. Il ne suffit pas de dire qu’il existe des intellectuels, des sensibles, des imaginatifs, des mélancoliques, des violents, et il serait dangereux pour nous de chercher à conformer du dedans ces natures et ces caractères. Il faut partir des phénomènes dans l’espace. Ne comptent-ils donc pas, lorsqu’il s’agit de définir et de grouper les autres hommes ? Mais les traces de l’action commune sont vite effacées, et d’abord très mêlées. Encore tout acte est-il geste, et tout geste écriture. Ces gestes, ces écritures ont pour nous une valeur primordiale, et s’il est vrai, comme James l’a montré, que tout geste a sur la vie de l’esprit une influence qui n’est autre que celle de toute forme, le monde créé par l’artiste agit sur lui, en lui, et il agit sur d’autres. La genèse crée le dieu. Une conception statique et machinale de la technique excluant les métamorphoses nous mènerait à confondre école et famille : mais dans la même école, sous l’enseignement des mêmes procédés, il y a différence de vocation formelle, des formes inédites ou renouvelées travaillent péniblement sur elles-mêmes, l’action tend à naître et à se développer. Alors on voit se reconnaître et s’appeler les hommes de même trempe, l’amitié humaine peut intervenir dans ces relations et les favoriser, mais le jeu des affinités réceptives et des affinités électives dans le monde des formes s’exerce dans une autre région que celle de la sympathie, qui peut lui être indifféremment propice ou adverse. Ces affinités n’ont pas le moment pour cadre et pour limite. Elles se développent avec ampleur dans le temps. Chaque homme est d’abord le contemporain de lui-même et de sa génération, mais il est aussi le contemporain du groupe spirituel dont il fait partie. Plus encore l’artiste, parce que ces ancêtres et ces amis lui sont, non pas souvenir, mais présence. Ils sont debout devant lui, aussi vivants que jamais. Ainsi s’explique particulièrement le rôle des musées au xixe siècle : ils ont aidé les familles spirituelles à se définir et à se lier, par delà les temps, par delà les lieux. Même dans les temps et dans les pays où les témoignages et les exemples sont dispersés, même lorsque l’état des styles impose une fermeté canonique, même dans les milieux sociaux aux exigences les plus rigoureuses, la variété des familles spirituelles s’exerce avec force. Et l’époque qui se détourne le plus violemment du passé est construite par des hommes qui ont eu des ancêtres. Des temps et des milieux qui ne sont pas ceux de l’histoire s’installent dans l’histoire même, et l’on voit s’y propager des races qui ne sont pas celles de l’anthropologie. Elles ont ou n’ont pas conscience d’elles-mêmes, mais elles existent. Pour être, elles n’ont pas besoin de se connaître. Entre des maîtres qui n’ont jamais eu entre eux la moindre liaison et que tout sépare, la nature, la distance, les siècles, la vie des formes établit d’étroits rapports. Nouvelle réduction de la doctrine des influences : non seulement elles ne sont jamais passives, mais nous n’avons pas besoin de les invoquer à tout prix pour expliquer des parentés antérieures à elles et indépendantes de tout contact. L’étude de ces familles comme telles nous est indispensable. Nous en avons donné quelques traits, en nous occupant de l’une d’entre elles, les visionnaires, peut-être la plus facile à saisir. Mais pour être conduite dans toutes ses directions, cette enquête, nous nous en sommes aperçus déjà, suppose la connaissance des rapports de la forme et du temps.