Vie des formes/Chapitre III

Ernest Leroux (p. 47-62).

LES FORMES DANS LA MATIÈRE

La forme n’est qu’une vue de l’esprit, une spéculation sur l’étendue réduite à l’intelligibilité géométrique, tant qu’elle ne vit pas dans la matière. Comme l’espace de la vie, l’espace de l’art n’est pas sa propre figure schématique, son abréviation justement calculée. Bien que ce soit une illusion assez communément répandue, l’art n’est pas seulement une géométrie fantastique, ou plutôt une topologie plus complexe, il est lié au poids, à la densité, à la lumière, à la couleur. L’art le plus ascétique, celui qui vise à atteindre, avec des moyens pauvres et purs, les régions les plus désintéressées de la pensée et du sentiment, n’est pas seulement porté par la matière à laquelle il fait vœu d’échapper, mais nourri d’elle. Sans elle, non seulement il ne serait pas, mais encore il ne serait pas tel qu’il souhaite d’être, et son vain renoncement atteste encore la grandeur et la puissance de sa servitude. Les vieilles antinomies, esprit-matière, matière-forme, nous obsèdent encore avec autant d’empire que l’antique dualisme de la forme et du fond. Même s’il reste encore quelque ombre de signification ou de commodité à ces antithèses en logique pure, qui veut comprendre quoi que ce soit à la vie des formes doit commencer par s’en libérer. Toute science d’observation, surtout celle qui s’attache aux mouvements et aux créations de l’esprit humain, est essentiellement une phénoménologie, au sens étroit du mot. Ainsi nous avons chance de saisir d’authentiques valeurs spirituelles. L’étude de la face de la terre et de la genèse du relief, la morphogénie, donne un socle puissant à toute poétique du paysage, mais ne se propose pas cet objet.

Le physicien ne s’emploie pas à définir l’ « esprit » auquel obéissent les transformations et les comportements de la pesanteur, de la chaleur, de la lumière, de l’électricité. Au surplus, on ne saurait confondre désormais l’inertie de la masse et la vie de la matière, puisque cette dernière, dans ses plus infimes replis, est toujours structure et action, c’est-à-dire forme, et plus nous restreignons le champ des métamorphoses, mieux nous saisissons l’intensité et la courbe de ses mouvements. Il n’y aurait que de la vanité dans ces controverses sur le vocabulaire, s’il n’engageait les méthodes.

Au moment où nous abordons le problème de la vie des formes dans la matière, nous ne séparons pas l’une et l’autre notion, et, si nous nous servons de deux termes, ce n’est pas pour donner une réalité objective à un procédé d’abstraction, mais pour montrer au contraire le caractère constant, indissoluble, irréductible d’un accord de fait. Ainsi la forme n’agit pas comme un principe supérieur modelant une masse passive, car on peut considérer que la matière impose sa propre forme à la forme. Aussi bien ne s’agit-il pas de matière et de forme en soi, mais de matières au pluriel, nombreuses, complexes, changeantes, ayant un aspect et un poids, issues de la nature, mais non pas naturelles.

De ce qui précède on peut dégager plusieurs principes. Le premier, c’est que les matières comportent une certaine destinée ou, si l’on veut, une certaine vocation formelle. Elles ont une consistance, une couleur, un grain. Elles sont forme, comme nous l’indiquions, et, par là même, elles appellent, limitent ou développent la vie des formes de l’art. Elles sont choisies, non seulement pour la commodité du travail ou bien, dans la mesure où l’art sert aux besoins de la vie, pour la bonté de leur usage, mais aussi parce qu’elles prêtent à un traitement particulier, parce qu’elles donnent certains effets. Ainsi leur forme, toute brute, suscite, suggère, propage d’autres formes et, pour reprendre une expression apparemment contradictoire, que les précédents chapitres permettent de comprendre, parce qu’elles les libèrent selon leur loi. Mais il convient de remarquer sans plus attendre que cette vocation formelle n’est pas un déterminisme aveugle, car — et c’est là le second point — ces matières si bien caractérisées, si suggestives et même si exigeantes à l’égard des formes de l’art, sur lesquelles elles exercent une sorte d’attrait, s’en trouvent, par un retour, profondément modifiées.

Ainsi s’établit un divorce entre les matières de l’art et les matières de la nature, même unies entre elles par une rigoureuse convenance formelle. On voit s’instituer un ordre nouveau. Ce sont deux règnes, même si l’on ne fait pas intervenir les artifices et la fabrique. Le bois de la statue n’est plus le bois de l’arbre ; le marbre sculpté n’est plus le marbre de la carrière ; l’or fondu, martelé, est un métal inédit ; la brique, cuite et bâtie, est sans rapport avec l’argile de la glaisière. La couleur, le grain et toutes les valeurs qui affectent le tact optique ont changé. Les choses sans surface, cachées derrière l’écorce, enterrées dans la montagne, bloquées dans la pépite, englouties dans la boue, se sont séparées du chaos, ont acquis un épiderme, adhéré à l’espace et accueilli une lumière qui les travaille à son tour. Encore que le traitement subi n’ait pas modifié l’équilibre et le rapport naturel des parties, la vie apparente de la matière s’est métamorphosée. Parfois, chez certains peuples, les relations entre les matières de l’art et les matières de la structure ont été l’objet de spéculations étranges. Les maîtres de l’Extrême-Orient, pour qui l’espace est essentiellement le lieu des métamorphoses et des migrations et qui ont toujours considéré la matière comme le carrefour d’un grand nombre de passages, ont aimé, entre toutes les matières de la nature, celles qui sont, si l’on peut dire, le plus intentionnelles et qui semblent élaborées par un art obscur ; et, d’autre part, ils se sont souvent appliqués, en traitant les matières de l’art, à leur imprimer les caractères de la nature, au point de chercher à donner le change, si bien que, par un renversement singulier, la nature est pour eux pleine d’objets d’art et l’art plein de curiosités naturelles. Ainsi la rocaille de leurs précieux jardinets, choisie avec toutes sortes de soins, paraît travaillée par le caprice des plus ingénieuses mains, et leur céramique de grès semble moins l’œuvre d’un potier qu’une concrétion merveilleuse élaborée par le feu et par des hasards souterrains. En dehors de cette émulation captivante, de ces échanges qui cherchent l’artifice au cœur de la nature et qui mettent le travail secret de la nature au cœur de l’invention humaine, ils ont été les artisans des matières les plus rares, les plus libres de tout modèle. Il n’existe rien dans le monde végétal ou le monde minéral qui suggère ou qui rappelle les laques, leur froide densité, leur nuit lisse, sur laquelle glisse une ténébreuse lumière ; elles viennent de la résine d’un certain pin, travaillée et polie longtemps, dans des huttes construites au-dessus des cours d’eau, à l’abri de toute poussière. La matière de leur peinture, qui tient à la fois de l’eau et de la fumée, n’est plus ni l’une ni l’autre, puisqu’elle possède le secret contradictoire de les fixer sans qu’elles cessent d’être fluides, impondérables et mobiles. Mais cette sorcellerie qui nous frappe et qui nous charme, venant de très loin, n’est pas plus captieuse, ni plus inventive, que le travail de l’Occident sur les matières de l’art. Les techniques précieuses, auxquelles nous serions tentés d’emprunter d’abord nos exemples, n’offrent peut-être, à cet égard, rien de comparable aux ressources de la peinture à l’huile. C’est là, sans doute, dans un art apparemment voué à l’ « imitation », qu’apparaît le mieux ce principe de non-imitation, cette originalité créatrice qui, des matériaux fournis par la nature, extrait le matériel et la substance d’une nature nouvelle, et qui ne cesse pas de se renouveler. Car la matière d’un art n’est pas une donnée fixe, acquise pour toujours : dès ses débuts, elle est transformation et nouveauté, puisque l’art, comme une opération chimique, élabore, mais elle continue à se métamorphoser. Tantôt la peinture à l’huile nous offre le spectacle de sa continuité transparente, elle saisit les formes, dures et limpides, dans son cristal doré ; tantôt elle les nourrit d’une grasse épaisseur, elles semblent rouler et glisser dans un élément mobile ; tantôt elle est rêche comme un mur, et tantôt vibrante comme un son. Même si nous ne faisons pas intervenir la couleur, nous voyons bien que la matière varie dans sa composition et dans le rapport évident de ses parties. Et si nous évoquons la couleur, il est clair que le même rouge, par exemple, acquiert des propriétés différentes, non seulement selon qu’il est traité à la détrempe, à l’œuf, à la fresque, à l’huile, mais, chacun de ces procédés, selon la manière dont il est posé.

Ceci annonce d’autres observations, mais, avant d’y venir, il reste plusieurs points à élucider. On pensera peut-être qu’il est certaines techniques où la matière est indifférente, que le dessin, par exemple, la soumet à la rigueur d’un pur procédé d’abstraction et que, la réduisant à l’armature du support le plus mince, il la volatilise presque. Mais cet état volatil de la matière est matière encore et, de se trouver ainsi ménagée, resserrée et divisée sur le papier, qu’elle fait jouer, elle acquiert une force particulière. De plus sa variété est extrême : encre, lavis, mine de plomb, pierre noire, sanguine, craie, séparés ou unis, autant de propriétés définies, autant de langages. Pour s’en convaincre, que l’on essaie de se représenter cette impossibilité : une sanguine de Watteau, par exemple, copiée par Ingres à la mine de plomb, ou, plus simplement, car les noms de maîtres font intervenir des valeurs dont nous ne nous sommes pas encore occupés, un fusain copié au lavis : il acquiert des propriétés complètement inattendues, il devient œuvre nouvelle. Nous pouvons en déduire une règle plus générale, qui se rattache au principe de la destinée ou de la vocation formelles, énoncé plus haut : c’est que les matières de l’art ne sont pas interchangeables, c’est-à-dire que la forme, passant d’une matière donnée à une autre matière, subit une métamorphose. Dès à présent, on conçoit sans peine l’importance de cette remarque pour l’étude historique de l’influence de certaines techniques sur certaines autres, et nous nous en sommes inspiré, en essayant d’instituer une critique de la notion massive d’influence, à propos des rapports de la sculpture monumentale et des arts précieux à l’époque romane. L’ivoire ou la miniature, copiés par un décorateur de murailles, entrent dans un autre univers, dont il faut bien qu’ils acceptent la loi. Les tentatives faites par la mosaïque et par la tapisserie pour rejoindre les effets de la peinture à l’huile ont eu les conséquences que l’on sait. Et, d’autre part, les maîtres de la gravure d’interprétation ont bien compris qu’ils n’avaient pas à « rivaliser » avec les tableaux, leurs modèles (pas plus que les peintres avec la nature), mais à les transposer. Ces idées sont d’ailleurs susceptibles de plus d’extension. Elles nous aident à définir l’œuvre d’art comme unique, car, l’équilibre et les propriétés des matières de l’art n’étant pas constants, il ne saurait y avoir de copie absolue, même dans une matière donnée, même au point le plus stable de la définition d’un style.

Il convient d’y insister encore, si l’on veut bien comprendre, non seulement comment la forme est, en quelque sorte, incarnée, mais qu’elle est toujours incarnation. L’esprit ne saurait l’admettre du premier coup, car, meublé du souvenir des formes, il tend à les confondre avec ce souvenir même, à penser qu’elles habitent une immatérielle région de l’imagination ou de la mémoire, où elles sont aussi complètes, aussi définies que sur une place publique ou dans une galerie de musée. Comment ces mesures qui semblent vivre tout en nous, l’interprétation de l’espace, le rapport des parties dans les proportions humaines et dans le jeu des mouvements, pourraient-elles être modifiées selon les matières et dépendre d’elles ? On se rappelle le mot de Flaubert sur le Parthénon, « noir comme l’ébène ». Peut-être voulait-il indiquer par là une qualité absolue — l’absolu d’une mesure qui domine la matière et qui, même, la métamorphose, ou, plus simplement, la dure autorité d’une pensée indestructible. Mais le Parthénon est en marbre, et le fait importe extrêmement, si bien que les tambours de ciment, intercalés dans ses colonnes par une restauration respectueuse, ont pu sembler non moins cruels que des mutilations. N’est-il pas étrange qu’un volume puisse changer, selon qu’il prend corps dans le marbre, le bronze, le bois, selon qu’il est peint à la détrempe ou peint à l’huile, gravé au burin ou lithographié ? Ne risquons-nous pas de confondre des propriétés épidermiques et de surface, facilement altérées, avec d’autres, plus générales et plus constantes ? Non, car il est exact que les volumes, dans ces divers états, ne sont pas les mêmes, puisqu’ils dépendent de la lumière qui les modèle, qui met en évidence leur plein ou leur creux et qui fait de la surface l’expression d’une densité relative. Or la lumière même dépend de la matière qui la reçoit, sur laquelle elle glisse par coulées ou se pose avec fermeté, qu’elle pénètre plus ou moins, qui lui communique une qualité sèche ou une qualité grasse. Il est trop clair que, dans la peinture, l’interprétation de l’espace est fonction de la matière qui, tantôt la limite et tantôt l’illimite, mais, de plus, un volume n’est pas le même selon qu’il est peint en pleine pâte ou par des glacis sur des dessous.

Nous sommes ainsi conduits à rattacher à la notion de matière la notion de technique qui, à la vérité, ne s’en sépare point. Nous l’avons mise au centre de nos propres recherches, et jamais il ne nous a paru qu’elle leur imposât une restriction. Bien loin de là, elle était pour nous comme l’observatoire d’où la vue et l’étude pouvaient embrasser dans la même perspective le plus grand nombre d’objets et leur plus grande diversité. C’est qu’elle est susceptible de plusieurs acceptions : on peut la considérer comme une force vivante, ou bien comme une mécanique, ou encore comme un pur agrément. Elle n’était pour nous ni l’automatisme du « métier » ni la curiosité et les recettes d’une « cuisine », mais une poésie toute d’action et, pour conserver notre vocabulaire, même dans ce qu’il a d’incertain et de provisoire, le moyen des métamorphoses. Il nous a toujours paru que, dans ces études si difficiles, sans cesse exposées au vague des jugements de valeur et des interprétations les plus glissantes, l’observation des phénomènes d’ordre technique non seulement nous garantissait une certaine objectivité contrôlable, mais encore qu’elle nous portait au cœur des problèmes, en les posant pour nous dans les mêmes termes et sous le même angle que pour l’artiste. Situation rare et favorable, et dont il importe de préciser l’intérêt. L’objet de l’enquête du physicien et du biologiste est de reconstituer par une technique dont le contrôle est l’expérience la technique même de la nature, méthode non pas descriptive, mais active, puisqu’elle reconstitue une activité. Nous ne saurions avoir l’expérience pour contrôle, et l’étude analytique de ce quatrième « règne » qu’est le monde des formes ne saurait constituer qu’une science d’observation. Mais en envisageant la technique comme un processus et en essayant de la reconstituer comme telle nous avons la chance de dépasser les phénomènes de surface et de saisir des relations profondes.

Cette position méthodique ainsi formulée paraît naturelle et raisonnable, mais, pour la bien comprendre et surtout pour la conduire à tous ses effets, nous devons encore lutter, même en nous, contre les vestiges de certaines erreurs. La plus grave, la mieux implantée, dérive de cette opposition scolastique entre forme et fond sur laquelle nous n’avons pas à revenir. Pour beaucoup d’observateurs éclairés, attentifs à l’intérêt des recherches techniques, la technique reste, non pas un procédé de connaissance fondamentale, répétant un processus créateur, mais le pur instrument de la forme, comme la forme est le vêtement et le véhicule du fond. Cette restriction arbitraire mène nécessairement à deux positions fausses, la seconde pouvant être considérée comme le refuge et comme l’excuse de la première. En envisageant la technique comme une grammaire, qui, sans doute, a vécu et vit encore, mais dont les règles ont acquis une sorte de fixité provisoire, de valeur unanimement consentie, on identifie les règles du langage commun avec la technique de l’écrivain, la pratique du métier avec la technique de l’artiste. L’autre erreur consiste à rejeter dans la région indéterminée des principes toute démarche créatrice superposée à cette grammaire, comme l’ancienne médecine expliquait les phénomènes biologiques par l’action du principe vital. Mais si, cessant de séparer ce qui est uni, nous essayons simplement de classer et d’enchaîner des phénomènes, nous voyons que la technique est véritablement faite d’accroissements et de destructions et qu’il est possible, à égale distance de la syntaxe et de la métaphysique, de l’assimiler à une physiologie.

Il est vrai que nous employons nous-mêmes dans deux sens le terme qui nous occupe : les techniques ne sont pas la technique, mais le premier sens a exercé sur le second une influence restrictive. On pourrait s’accorder sur ce point que, dans l’œuvre d’art, ils représentent deux aspects inégaux, mais unis, de l’activité : l’ensemble des recettes d’un métier et, d’autre part, la façon dont elles font vivre les formes dans la matière. Ce serait concilier passivité et liberté. Mais ce n’est pas assez, et, si la technique est un processus, nous devons, en examinant l’œuvre d’art, franchir la limite des techniques de métier et remonter toute l’ampleur de la généalogie. C’est là l’intérêt fondamental (supérieur à l’intérêt proprement historique) que présente l’ « histoire » de l’œuvre avant l’exécution définitive, l’analyse des premières pensées, des esquisses, des croquis antérieurs à la statue ou au tableau. Ces impatientes métamorphoses et les études attentives qui les accompagnent développent l’œuvre sous nos yeux, comme l’exécution du pianiste développe la sonate, et il nous importe beaucoup de les voir encore agir et bouger dans l’œuvre apparemment immobile. Que nous donnent-elles ? Des repères dans le temps ? Une perspective psychologique, la topographie heurtée d’états de conscience successifs ? Beaucoup plus : la technique même de la vie des formes, son développement biologique. Un art qui nous livre, à cet égard, de riches secrets, par les divers « états » des planches, c’est la gravure. Ils sont une curiosité pour les amateurs, mais ils ont pour l’étude une signification plus profonde. Même si l’on n’envisage que l’esquisse d’un peintre, esquisse réduite à elle-même, sans son passé de croquis, sans son avenir de tableau, on sent qu’elle comporte déjà son sens généalogique et qu’elle doit être interprétée, non comme un arrêt, mais comme un mouvement.

À ces recherches généalogiques, il faut en ajouter d’autres sur les variations, et d’autres encore sur les interférences. La vie des formes se cherche souvent d’autres voies à l’intérieur d’un même art et dans l’œuvre d’un même artiste. Qu’elle trouve son plein accord et son équilibre, c’est incontestable, mais que cet équilibre tende à la rupture et à des expériences nouvelles ne l’est pas moins. On simplifie singulièrement la question en ne voulant voir dans ces nuances, parfois si tranchées, que la transposition poétique des agitations de la vie humaine. Et quel rapport nécessaire entre la servitude ou la pesanteur physique de l’âge mûr et la jeune liberté dont font preuve, au soir de leur vie, Tintoret, Hals et Rembrandt ? Rien ne montre mieux que ces puissantes variations l’impatience de la technique à l’égard du métier. Non que la matière lui pèse, mais il lui faut en extraire des forces toujours en vie, et non pas vitrifiées sous un vernis parfait. Ce n’est pas pleine possession des « moyens », puisque ces moyens ne suffisent plus. Enfin ce n’est pas virtuosité, puisque le virtuose se délecte de l’équilibre acquis et dessine toujours la même figure de danse, qui va se rompre et qui ne se rompt pas, sur son mince fil bien tendu.

Quant aux interférences, ou phénomènes de croisement et d’échange, on peut les interpréter comme une réaction contre la vocation formelle des matières de l’art, ou, mieux encore, comme un travail de la technique sur les rapports des techniques entre elles. Il y aurait intérêt à en étudier l’histoire, en cherchant comment s’exerce à cet égard la loi du primat technique et comment se sont constituées, puis défaites, dans la pratique et dans la pédagogie, ces notions d’unité et de nécessité qui s’imposent plus ou moins aux divers « métiers » de l’art. Mais, en dehors de tout mouvement historique engageant des ensembles, nous aurions profit à analyser de près et sous cet angle les dessins et les peintures des sculpteurs ou les sculptures des peintres. D’une façon plus générale, comment ne pas tenir compte de Michel-Ange sculpteur en étudiant Michel-Ange peintre, et n’aperçoit-on pas les relations étroites qui unissent chez Rembrandt le peintre et l’aquafortiste ? Il ne suffit pas de dire que l’eau-forte de Rembrandt est eau-forte de peintre (concept qui a, lui-même, singulièrement varié), il faut chercher encore dans quelle mesure et par quels moyens elle cherche à atteindre les effets de la peinture, et lesquels. Il ne suffit pas non plus d’évoquer à propos de sa peinture la lumière de ses eaux-fortes, mais il faut ressaisir les diverses astuces par lesquelles cette dernière, transposée, agit sur une autre matière dont elle subit à son tour l’ascendant. Un autre exemple est celui des relations de l’aquarelle et de la peinture dans l’école anglaise. Sans doute elles ont leur point de départ chez Rubens et chez Van Dyck, ces étonnants aquarellistes à l’huile, s’il est permis d’employer cette formule. La fluidité de leur matière peinte a, dans leur œuvre, quelque chose d’aquatique. Mais il n’est pas question alors d’aquarelle proprement dite. Comment cet art particulier se définit-il comme tel, de quelle façon se libère-t-il, pour acquérir sa « nécessité » formelle et pour exercer enfin l’influence de l’éclat du ton, de la limpidité mouillée, sur des peintres comme Bonington et Turner ? Ces recherches révéleraient des aspects inattendus de l’activité des formes. Les matières ne sont pas interchangeables, mais les techniques se pénètrent et, sur leurs frontières, l’interférence tend à créer des matières nouvelles.

Mais, pour conduire ces recherches, il n’importe pas seulement d’avoir une vue générale et systématique de la technique et de donner l’adhésion sympathique de l’esprit à l’importance de son rôle, il faut essentiellement se rendre compte de la manière dont elle agit, il faut, au sens propre du terme, la suivre à la trace, voir opérer la vie. Sinon, il est clair que toute enquête sur la généalogie, les variations et les interférences reste nécessairement superficielle et précaire. C’est ici qu’interviennent l’outil et la main. Mais prenons garde qu’un catalogue descriptif des outils ne donnera jamais rien, et que, si l’on considère la main comme un outil physiologique, nos études se trouvent en quelque sorte bloquées sur l’analyse d’un certain nombre de procédés-types, enregistrés dans des manuels comme ceux que l’on rédigeait autrefois pour enseigner rapidement l’art de peindre au pastel, à l’huile ou à l’eau, — dépôts, d’ailleurs intéressants, de formules durcies. Il existe entre la main et l’outil une familiarité humaine. Leur accord est fait d’échanges très subtils et que ne définit pas l’habitude. Ils laissent apercevoir que, si la main se prête à l’outil, si elle a besoin de ce prolongement d’elle-même dans la matière, l’outil est-ce que la main le fait. Outil n’est pas mécanique. Si sa forme même dessine déjà son activité, si elle engage un certain avenir, cet avenir n’est pas une prédestination absolue, ou, s’il l’est, il y a insurrection. On peut graver avec un clou. Mais ce clou même a une forme et donne une forme qui n’est pas indifférente. Les rébellions de la main n’ont pas pour but d’annuler l’instrument, mais d’établir sur de nouvelles bases une possession réciproque. Ce qui agit est agi à son tour. Pour comprendre ces actions et ces réactions, cessons de considérer isolément forme, matière, outil et main et plaçons-nous au point de rencontre, au lieu géométrique de leur activité.

Nous emprunterons à la langue des peintres le terme qui le désigne le mieux et qui fait sentir d’un seul coup l’énergie de l’accord, — la touche. Il nous semble qu’il peut s’étendre aux arts graphiques et à la sculpture aussi. La touche est moment, — celui où l’outil éveille la forme dans la matière. Elle est permanence, puisque c’est par elle que la forme est construite et durable. Il arrive qu’elle dissimule son travail, qu’elle se recouvre, qu’elle se fige, mais nous devons et nous pouvons toujours la ressaisir sous la plus dure continuité. Alors l’œuvre d’art reconquiert sa précieuse qualité vivante : sans doute elle est un total, bien lié dans toutes ses parties, solide, à jamais séparé ; sans doute, selon le mot de Whistler, elle ne « bourdonne » pas, — mais elle porte en elle les traces indestructibles (même cachées) d’une vie chaleureuse. La touche est le véritable contact entre l’inertie et l’action. Quand elle est partout égale et presque invisible, comme celle des enlumineurs avant le xve siècle, quand elle cherche à donner, par une juxtaposition minutieuse ou par une fusion, non une série de notes vibrantes, mais, si l’on peut dire, une « couche » une, nue et lisse, elle semble se détruire elle-même, mais elle est encore définition de la forme. Nous l’avons dit, une valeur, un ton ne dépendent pas uniquement des propriétés et des rapports des éléments qui les composent, mais de la manière dont ils sont posés, c’est-à-dire « touchés ». Par là l’œuvre peinte se distingue de la porte de grange ou de la carrosserie. La touche est structure. Elle superpose à celle de l’être ou de l’objet la sienne propre, sa forme, qui n’est pas seulement valeur et couleur, mais (même dans des proportions infimes) poids, densité, mouvement. Nous pouvons l’interpréter exactement de la même manière en sculpture. Nous nous sommes naguère appliqué, en fonction d’une certaine analyse de l’espace, à distinguer deux sortes de procédés d’exécution : celui qui, partant de l’extérieur, cherche la forme à l’intérieur du bloc ; celui qui, partant de l’armature intérieure et la nourrissant peu à peu, amène la forme à sa plénitude. L’épannelage procède par touches, progressivement plus serrées et mieux unies par des rapports plus étroits ; l’accroissement aussi, et le sculpteur exclusivement sensible aux relations des volumes, à l’équilibre des masses, le plus indifférent aux recherches et aux effets de modelé n’en a pas moins « touché » sa statue : il se désigne par l’épargne de la touche comme d’autres par sa prodigalité.

Peut-être arriverions-nous à étendre sans abus l’emploi de ce terme à l’architecture même, au moins dans l’étude des effets, et certainement à bon droit pour les époques et pour les styles où dominent les valeurs picturales. Il semble alors que les monuments sont pétris et modelés à la main, qu’elle y a laissé une empreinte directe. Il serait intéressant de vérifier si, comme il y a lieu de le penser, l’unité de touche ne se laisse pas saisir en quelque manière dans les divers arts, en un même état de la vie des styles, et dans quelle mesure cet accord, délicat à préciser, détermine ou non des interférences plus générales que celles auxquelles nous avons fait allusion. Derrière le mot, qui risque de conserver longtemps une valeur spéciale et limitative, maintenons le sens d’attaque et de traitement de la matière, non hors de l’œuvre d’art, mais en elle. À cet égard l’étude de la gravure peut nous apprendre beaucoup. Nous ne saurions en parcourir ici tout le dédale, ni entrer dans le détail de sa physique et de sa chimie. Qu’il nous suffise de dire que ses matières, simples à première vue, sont en réalité multiples et complexes : pour la gravure au burin par exemple, le cuivre de la plaque, l’acier de l’outil, le papier de l’épreuve, l’encre de l’impression. Avant même que la main s’en empare, chacun de ces éléments comporte des variétés, et, quand la main les travaille, il est clair qu’elle modifie plus ou moins le rapport des données. Encore prenons-nous le genre de gravure le plus constant dans sa technique : la matière gravée y est d’une diversité remarquable. Certaines planches sentent l’outil et conservent un aspect métallique, que d’autres dissimulent ou perdent tout à fait par la richesse et la modulation des travaux. La formidable abstraction de Marc-Antoine, qui réduit Raphaël à l’épure et communique à son génie une austérité poignante, n’a pas de point commun avec l’onction, presque sensuelle, d’Edelinck. Si nous prenons l’exemple de l’eau-forte, sans même évoquer le jeu des papiers et des encres, nous voyons, autour de l’obsession de la lumière, se construire un monde en profondeur : un élément nouveau intervient, l’acide, qui creuse plus ou moins les tailles, qui les resserre ou qui les élargit, avec une irrégularité calculée dans l’action des morsures, et qui donne au ton une chaleur inconnue à tout autre procédé, si bien que le même trait de burin et le même trait d’eau-forte, réduits à eux-mêmes, tout unis et sans suggestion d’une figure quelconque, sont déjà des formes différentes ; l’outil a changé lui aussi, simple pointe, tenue comme on tient un crayon, tandis que la tigelle d’acier du burin, de forme prismatique et taillée en biseau, est conduite d’arrière en avant, par un mouvement du poignet. Cela, c’est encore la vocation formelle de la matière et de l’outil, mais la touche, ou l’attaque de la matière par l’outil, se mesure avec ce destin et lui arrache des nouveautés singulières, par une série d’astuces dont l’art de Rembrandt nous donne les plus beaux exemples, entre autres cette superposition de travaux à la pointe-sèche, ébarbés ou non, qui assurent les délicats passages de la lumière ou le velouté de la nuit. Tantôt il grave comme s’il dessinait à la plume, d’un trait plus ou moins libre et ouvert, et tantôt il grave comme s’il peignait, cherchant toute l’échelle des valeurs, dans les volutes de feu de l’effet et le mystère des ombres profondes. Structures fragiles, que l’impression répétée affaiblit, amortit et finit par écraser tout à fait, les planches usées ne conservant plus que le réseau inférieur de ces travaux étagés, comme une ancienne ville, à ras de terre, montre le plan de ses édifices. Sorte de généalogie à rebours, ou preuve inverse des riches ressources de l’œuvre évanouie. L’iconographe et le pur historien penseront que l’essentiel demeure mais l’essentiel est parti, non pas la fleur, le charme rare de la belle pièce, mais la valeur fondamentale d’un art qui construit l’espace et la forme en fonction d’une certaine lumière, dans une certaine matière, par certaines touches du travail. Ainsi se définit pleinement sous nos yeux, dans la destruction d’un chef-d’œuvre, la notion active et vivante de technique.