Vie des formes/Chapitre II

Ernest Leroux (p. 25-46).

LES FORMES DANS L’ESPACE

L’espace est le lieu de l’œuvre d’art, mais il ne suffit pas de dire qu’elle y prend place, elle le traite selon ses besoins, elle le définit, et même elle le crée tel qu’il lui est nécessaire. L’espace où se meut la vie est une donnée à laquelle elle se soumet, l’espace de l’art est matière plastique et changeante. Nous avons peut-être une certaine peine à l’admettre, depuis que nous sommes sous l’empire de la perspective albertienne : mais il y en a beaucoup d’autres, et la perspective rationnelle elle-même, qui construit l’espace de l’art comme l’espace de la vie, est, nous le verrons, plus mobile qu’on ne le pense d’ordinaire, apte à d’étranges paradoxes et à des fictions. Il nous faut faire effort pour admettre comme traitement légitime de l’espace tout ce qui échappe à ses lois. Au surplus la perspective ne s’attache qu’à la représentation sur un plan d’un objet à trois dimensions, et ce n’est là qu’un problème, dans une série très étendue de questions. Remarquons-le d’abord, il n’est pas possible de les envisager toutes in abstracto et de les réduire à un certain nombre de solutions générales qui commanderaient les applications de détail. La forme n’est pas indifféremment architecture, sculpture ou peinture. Quels que soient les échanges entre les techniques, quelque décisive que soit l’autorité de l’une d’elles sur les autres, la forme est d’abord qualifiée par le domaine spécial où elle s’exerce, et non par un vœu de l’entendement ; de même, l’espace qu’elle exige et qu’elle se compose.

Il est pourtant un art qui semble apte à se transporter sans altération dans l’une ou l’autre technique : c’est l’art ornemental, peut-être le premier alphabet de la pensée humaine aux prises avec l’espace. Encore est-il doué d’une vie bien particulière et parfois même modifié dans son essence, selon qu’il est pierre, bois, bronze ou trait de pinceau. Mais enfin il reste un lieu de spéculation très étendue et comme un observatoire d’où il est possible de saisir certains aspects élémentaires, généraux, de la vie des formes dans leur espace. Avant même d’être rythme et combinaison, le plus simple thème d’ornement, la flexion d’une courbe, un rinceau, qui implique tout un avenir de symétries, d’alternances, de dédoublements, de replis, chiffre déjà le vide où il paraît et lui confère une existence inédite. Réduit à un mince trait sinueux, il est déjà une frontière et un chemin. Il arrondit, il effile, il départage le champ aride où il s’inscrit. Non seulement il existe en soi, mais il configure son milieu, auquel cette forme donne une forme. Si nous la suivons dans ses métamorphoses et si nous ne nous contentons pas de considérer ses axes, son armature, mais tout ce qu’elle étreint dans cette espèce de grille, nous avons sous les yeux une variété infinie de blocs d’espace qui constituent un univers morcelé, intercalaire. Tantôt le fond reste largement visible, et l’ornement s’y répartit avec régularité en rangées, en quinconces ; tantôt le thème ornemental foisonne avec prolixité et dévore le plan qui lui sert de support. Le respect ou l’annulation du vide crée deux ordres des figures. Il semble que l’espace largement ménagé autour des formes les maintienne intactes et soit garant de leur fixité. Dans le second cas, elles tendent à épouser leurs courbes respectives, à se rejoindre, à se mêler. De la régularité logique des correspondances et des contacts, elles passent à cette continuité onduleuse, où le rapport des parties cesse d’être discernable, où le commencement et la fin sont soigneusement cachés. Au système de la série composée d’éléments discontinus, nettement analysés, fortement rythmés, définissant un espace stable et symétrique qui les protège contre l’imprévu des métamorphoses, fait place le système du labyrinthe, qui procède par synthèses mobiles, dans un espace chatoyant. À l’intérieur du labyrinthe, où la vue chemine sans se reconnaître, rigoureusement égarée par un caprice linéaire qui se dérobe pour rejoindre un but secret, s’élabore une dimension nouvelle qui n’est ni le mouvement ni la profondeur et qui nous en procure l’illusion. Dans les évangéliaires celtiques, l’ornement qui sans cesse se superpose et se fond, bien que maintenu dans les cloisons des lettres et des panneaux, paraît se déplacer sur des plans divers, à des vitesses différentes.

On voit que, dans l’étude de l’ornement, ces données essentielles n’importent pas moins que la morphologie pure et la généalogie. Peut-être l’aperçu que nous en donnons risquerait-il de sembler systématique et abstrait, s’il n’était désormais démontré que cet étrange règne ornemental, lieu d’élection des métamorphoses, a suscité toute une végétation et toute une faune d’hybrides soumis aux lois d’un monde qui n’est pas le nôtre. Sa permanence, sa virulence sont remarquables, puisque, faisant accueil dans ses replis à l’homme et aux animaux, il ne leur cède en rien, mais se les incorpore. Des figures nouvelles se composent sans fin sur l’identité des thèmes. Enfantées par les mouvements d’un espace imaginaire, elles seraient absurdes dans les régions ordinaires de la vie, et condamnées à périr. Mais cette faune des labyrinthes formels croît et multiplie avec d’autant plus d’ardeur qu’elle est plus étroitement assujettie à leur servitude. Ces hybrides n’habitent pas seulement les réseaux synthétiques vigoureusement serrés par les arts de l’Asie et par l’art roman. On les retrouve dans les cultures méditerranéennes, en Grèce, à Rome, où ils apparaissent comme des dépôts de civilisations plus anciennes. Pour ne parler que des grotesques, remis en vogue par les hommes de la Renaissance, il est évident que ces charmants végétaux humains, transplantés dans un espace largement mesuré et comme rendus à l’air libre, ont dégénéré dans leur forme et perdu leur puissante et paradoxale aptitude à vivre. Sur les claires murailles des Loges, leur élégance est sèche et fragile. Ce ne sont plus les ornements farouches, sans cesse torturés par les métamorphoses, qui s’enfantaient inépuisablement eux-mêmes, mais des pièces de muséum, arrachées à leur milieu natal, bien en évidence sur un fond vide, harmonieuses et mortes. Fond visible ou caché, support qui reste apparent et stable entre les signes ou qui se mêle à leurs échanges, plan qui se maintient dans l’unité et la fixité ou qui ondule sous les figures et se mêle à leurs courants, il s’agit toujours d’un espace construit ou détruit par la forme, animé, moulé par elle.

Mais, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, spéculer sur l’ornement, c’est spéculer sur la puissance de l’abstraction et sur les infinies ressources de l’imaginaire, et il peut paraître trop évident que l’espace ornemental, avec ses archipels, leur littoral, leurs monstres, n’est pas l’espace de la vie et qu’il se présente, au contraire, comme l’élaboration de données variables. Il semble qu’il en aille tout autrement pour les formes de l’architecture et qu’elles soient soumises de la manière la plus passive, la plus étroite, à des données spatiales qui ne sauraient changer. Il en est bien ainsi, car, essentiellement et par destination, c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps. Mais considérons la façon dont l’architecture travaille et dont les formes s’accordent entre elles pour utiliser ce domaine et, peut-être, pour lui donner une nouvelle figure. Les trois dimensions ne sont pas seulement le lieu de l’architecture, elles en sont aussi la matière, comme la pesanteur et l’équilibre. Le rapport qui les unit dans un édifice n’est jamais quelconque, il n’est pas fixe non plus. L’ordre des proportions intervient dans leur traitement, qui confère à la forme son originalité et modèle l’espace selon des convenances calculées. La lecture du plan, puis l’étude de l’élévation ne donnent qu’une idée fort imparfaite de ces relations. Un édifice n’est pas une collection de surfaces, mais un ensemble de parties dont la longueur, la largeur et la profondeur s’accordent entre elles d’une certaine manière et constituent un solide inédit, comportant un volume interne et une masse extérieure. Sans doute la lecture d’un plan dit beaucoup, il fait connaître l’essentiel du programme et permet à une vue exercée de saisir les principales solutions constructives. Une mémoire justement renseignée et abondante en exemples peut reconstituer théoriquement l’édifice d’après la projection sur le sol, et l’enseignement des écoles apprend à prévoir pour chaque catégorie de plans toutes les conséquences possibles dans la troisième dimension, ainsi que la solution exemplaire pour un plan donné. Mais cette sorte de réduction ou, si l’on veut, cette abréviation des procédés de travail n’étreint pas toute l’architecture, elle la dépouille de son privilège fondamental qui est de posséder un espace complet, et non seulement comme un objet massif, mais comme un moule creux qui impose aux trois dimensions une valeur nouvelle. La notion de plan, celle de structure, celle de masse sont indissolublement unies, et il est dangereux de les abstraire les unes des autres. Tel n’est pas notre dessein, mais, en insistant sur la masse, de faire comprendre d’abord qu’il n’est pas possible de saisir pleinement la forme architecturale dans l’espace abrégé de l’épure.

Les masses sont d’abord définies par les proportions. Si nous prenons pour exemples les nefs du Moyen Âge, nous voyons qu’elles sont plus ou moins hautes, par rapport à la largeur et à la longueur. Il est déjà fort important d’en connaître les mesures, mais ces mesures ne sont pas passives, accidentelles ou de pur goût. Les relations des chiffres et des figures permettent d’entrevoir une science de l’espace qui, peut-être fondée sur la géométrie, n’est pas la géométrie pure. Nous ne saurions dire si, dans l’étude entreprise par Viollet-le-Duc sur la triangulation de Saint-Sernin, n’intervient pas, à côté de données positives, une certaine complaisance pour la mystique des nombres. Mais il est incontestable que les masses architecturales sont rigoureusement établies selon le rapport des parties entre elles et de ces parties au tout. Au surplus un édifice est rarement masse unique. Il est le plus souvent combinaison de masses secondaires et de masses principales, et ce traitement de l’espace atteint dans l’art du Moyen Âge à un degré de puissance, de variété et même de virtuosité extraordinaire. L’Auvergne romane en offre des exemples remarquables et bien connus dans la composition de ses chevets où s’étagent progressivement les volumes, depuis les chapelles absidales jusqu’à la flèche de la lanterne, en passant par la toiture des chapelles, celle du déambulatoire, celle du chœur et le massif rectangulaire sur lequel pose le clocher. De même la composition des façades, depuis l’abside occidentale des grandes abbatiales carolingiennes jusqu’au type harmonique des églises normandes, avec le stade intermédiaire des narthex très développés, conçus comme de vastes églises. Il apparaît que la façade n’est pas mur, simple élévation, mais combinaison de masses volumineuses, profondes, agencées avec complexité. Enfin le rapport des nefs et des bas-côtés, simples ou doubles, des nefs et du transept, plus ou moins en saillie, dans l’architecture gothique de la seconde moitié du xiie siècle, la pyramide plus ou moins aiguë dans laquelle ces masses s’inscrivent, la continuité ou la discontinuité des profils posent des problèmes qui excèdent la géométrie plane et qui ne sont peut-être pas fondés non plus uniquement sur le jeu des proportions.

C’est que, si les proportions sont nécessaires à la définition de la masse, elles n’y suffisent pas. Une masse accepte plus ou moins d’épisodes, plus ou moins de percées, plus ou moins d’effets. Réduite à la plus sobre économie murale, elle acquiert une stabilité considérable, elle pèse fortement sur son socle, elle se présente à nos yeux comme un solide compact. La lumière la possède avec unité, et comme d’un seul coup. Au contraire, la multiplicité des jours la compromet et l’ébranle ; la complexité des formes purement ornementales en brise l’aplomb et la fait chanceler. La lumière ne saurait s’y poser sans être déchirée ; sous ces alternatives incessantes, l’architecture bouge, ondule et se défait. L’espace qui pèse de toutes parts sur l’intégrité continue des masses est immobile comme elles. L’espace qui pénètre les creux de la masse et qui se laisse envahir par le foisonnement de ses reliefs est mobilité. Que l’on en prenne les exemples dans l’art flamboyant ou dans l’art baroque, l’architecture de mouvement participe du vent, de la flamme et de la lumière, elle se meut dans un espace fluide. Dans l’art carolingien ou dans le premier art roman, l’architecture des masses stables définit un espace massif.

Nos remarques, jusqu’à présent, s’appliquent surtout à la masse en général, mais on ne doit pas oublier qu’elle présente simultanément un double aspect, masse externe, masse interne, et que le rapport de l’une à l’autre offre un intérêt singulier pour l’étude de la forme dans l’espace. Elles peuvent être fonction l’une de l’autre, et il est des cas où la composition extérieure nous rend immédiatement sensible l’aménagement de son contenu. Mais cette règle n’est pas constante, et l’on sait comment l’architecture cistercienne s’est appliquée au contraire à dérober derrière l’unité des masses murales la complexité du parti intérieur. Le cloisonnement par cellules des constructions de l’Amérique moderne n’intervient pas dans leur configuration extérieure. La masse est traitée comme un solide plein, et les architectes cherchent ce qu’ils appellent la « mass envelope » comme un sculpteur part de l’épannelage pour modeler peu à peu les volumes. Mais c’est peut-être dans la masse interne que réside l’originalité profonde de l’architecture comme telle. En donnant une forme définie à cet espace creux, elle crée véritablement son univers propre. Sans doute les volumes extérieurs et leurs profils font intervenir un élément nouveau et tout humain sur l’horizon des formes naturelles, auxquelles leur conformité ou leur accord les mieux calculés ajoutent toujours quelque chose d’inattendu. Mais, si l’on veut bien y réfléchir, la merveille la plus singulière, c’est en quelque sorte d’avoir conçu et créé un envers de l’espace. L’homme chemine et agit à l’extérieur de toute chose ; il est perpétuellement en dehors et, pour pénétrer au-delà des surfaces, il faut qu’il les brise. Le privilège unique de l’architecture entre tous les arts, qu’elle établisse des demeures, des églises ou des vaisseaux, ce n’est pas d’abriter un vide commode et de l’entourer de garanties, mais de construire un monde intérieur qui se mesure l’espace et la lumière selon les lois d’une géométrie, d’une mécanique et d’une optique qui sont nécessairement impliquées dans l’ordre naturel, mais dont la nature ne fait rien.

En s’appuyant sur le niveau des bases et sur les dimensions des portails, Viollet-le-Duc montre que les plus vastes cathédrales sont toujours à l’échelle de l’homme. Mais le rapport de cette échelle à des dimensions immenses nous impose du même coup et le sentiment de notre mesure, mesure même de la nature, et l’évidence d’une énormité vertigineuse qui l’excède de toutes parts. Rien ne commandait l’étonnante hauteur de ces nefs, sinon l’activité de la vie des formes, le pressant théorème d’une structure articulée et le besoin de créer un espace neuf. La lumière y est traitée, non comme une donnée inerte, mais comme un élément de vie, susceptible d’entrer dans le cycle des métamorphoses et de les seconder. Elle n’éclaire pas seulement la masse intérieure, elle collabore avec l’architecture pour lui donner sa forme. Elle est forme elle-même, puisque ces faisceaux, jaillis de points déterminés, sont comprimés, amincis et tendus, pour venir frapper les membres de la structure, plus ou moins unis, soulignés ou non de filets, en vue de l’apaiser ou de la faire jouer. Elle est forme, puisqu’elle n’est accueillie dans les nefs qu’après avoir été dessinée par le réseau des verrières et colorée par elles. À quel règne, à quelle région de l’espace appartiennent ces figures placées entre la terre et le ciel et transpercées par la lumière ? Elles sont comme les symboles de cette transfiguration éternelle qui s’exerce sans cesse sur les formes de la vie et qui, sans cesse, en extrait pour une autre vie des formes différentes — l’espace plat et illimité des vitraux, leurs images transparentes, changeantes, sans corps, et pourtant durement captives d’un cerne de plomb, et, dans la fixité de l’architecture, l’illusoire mobilité des volumes qui s’accroissent avec la profondeur des ombres, les jeux de colonnes, le surplomb des nefs étagées et décroissantes.

Ainsi le constructeur enveloppe, non le vide, mais un certain séjour des formes, et, travaillant sur l’espace, il le modèle, du dehors et du dedans, comme un sculpteur. Il est géomètre quand il dessine le plan, mécanicien quand il combine la structure, peintre pour la distribution des effets, sculpteur pour le traitement des masses. Il l’est tour à tour et plus ou moins, selon les exigences de son esprit et selon l’état du style. En appliquant ces principes, il serait curieux d’étudier la manière dont agit ce déplacement des valeurs et de voir comment il détermine une série de métamorphoses qui ne sont plus passage d’une forme dans une autre forme, mais transposition d’une forme dans un autre espace. Nous en avons du moins aperçu les effets, lorsque nous évoquions une architecture de peintres, à propos de l’art flamboyant. La loi du primat technique est sans doute le facteur principal de ces transpositions. Elles s’exercent dans le domaine de tous les arts. C’est ainsi qu’il existe une sculpture exactement conçue pour l’architecture, ou plutôt commandée, engendrée par elle, et, de même, une sculpture qui emprunte ses effets à la peinture, et presque sa technique.

Nous avons eu à préciser ces idées, lorsque nous cherchions, dans un ouvrage récent, à définir la sculpture monumentale, pour préciser certains problèmes posés par l’étude de l’art roman. Il apparaît d’abord que, pour bien comprendre les divers aspects, dans l’espace, de la forme sculptée, il suffit de distinguer le bas-relief, le haut-relief et la ronde-bosse. Mais cette distinction, qui sert effectivement à classer certaines catégories d’objets, est superficielle et même captieuse dans l’ordre de nos recherches. Les unes et les autres de ces catégories obéissent à des règles plus générales, et l’interprétation de l’espace s’applique de la même manière, selon les cas, à des reliefs et à des statues. Quelle que soit la mesure de la saillie et qu’il s’agisse d’une sculpture composée sur un fond ou d’une statue dont on peut faire le tour, le propre de la sculpture, c’est en quelque sorte le plein. Elle peut suggérer le contenu de la vie et son aménagement intérieur, mais il est bien évident que son dessein ne saurait être de nous imposer l’obsession du creux ; elle ne se confond pas avec ces figures anatomiques faites d’une collection de parties qui s’attachent l’une à l’autre à l’intérieur d’un corps considéré comme un sac physiologique. Elle n’est pas enveloppe. Elle pèse de tout le poids de sa densité. Le jeu des organes importe dans la mesure où il affleure aux surfaces, sans les compromettre comme expression des volumes. Sans doute il est possible d’envisager analytiquement et d’isoler certains aspects des figures sculptées, et une étude bien conduite ne doit pas manquer de le faire. Les axes nous donnent les mouvements ; plus ou moins nombreux, plus ou moins déviés de la verticale, ils peuvent être interprétés, par rapport aux figures, comme les plans des architectes par rapport aux monuments, sous cette réserve qu’ils occupent déjà un espace à trois dimensions. Les profils sont les silhouettes de la figure selon l’angle sous lequel on l’examine, de face, à revers, d’en haut, d’en bas, de droite, de gauche, et elles varient à l’infini, elles « chiffrent » l’espace de cent manières à mesure que nous nous déplaçons autour de la statue. Les proportions définissent quantitativement le rapport des parties. Enfin le modelé traduit l’interprétation de la lumière. Mais même si on les conçoit comme très fortement liés et si l’on ne perd jamais de vue leur étroite dépendance réciproque, ces éléments, isolés du plein, sont sans valeur. L’abus du mot volume dans le vocabulaire artistique de notre temps correspond à un besoin fondamental de ressaisir la donnée immédiate de la sculpture, ou de la qualité sculpturale. Les axes sont une abstraction. Quand nous considérons une armature, une esquisse en fil de fer, douée de l’intensité physionomique de toutes les abréviations, comme aussi des signes vides d’images, alphabet, ornement pur, notre vue les habille, bon gré, mal gré, de leur substance et jouit doublement de leur nudité catégorique et terrible et du halo, incertain, mais réel, des volumes dont, forcément, nous les enveloppons. Il en est de même pour les profils, collection d’images plates, dont la succession ou la superposition ne sollicite la notion de plein que parce que nous en portons en nous l’exigence. L’habitant d’un monde à deux dimensions pourrait posséder toute la série des profils d’une statue donnée et s’émerveiller de la diversité de ces figures, sans se représenter jamais que c’est une seule, en relief. D’autre part, si l’on admet que les proportions des parties d’un corps impliquent leur volume relatif, il est évident que l’on peut évaluer des droites, des angles, des courbes sans que soit nécessairement engendré un espace complet, et les recherches sur les proportions s’appliquent aussi bien à des figures plates qu’à des figures en relief. Enfin, si le modelé peut être interprété comme la vie des surfaces, les plans divers dont il est composé ne sont pas l’étoffe du vide, mais la rencontre de ce que nous appelions naguère la masse interne et de l’espace. Ainsi, envisagés séparément, les axes nous renseignent sur la direction des mouvements, les profils sur la multiplicité des contours, les proportions sur le rapport des parties, le modelé sur la topographie de la lumière, mais aucun de ces éléments ni même tous ces éléments réunis ne sauraient se substituer au volume, et c’est seulement en tenant compte de cette notion qu’il est possible de déterminer, sous leurs divers aspects, espace et forme en sculpture.

Nous avons tenté d’y parvenir en distinguant l’espace-limite et l’espace-milieu. Dans le premier cas, il pèse en quelque sorte sur la forme, il en limite rigoureusement l’expansion, elle s’applique contre lui comme fait une main à plat sur une table ou contre une feuille de verre. Dans le second cas, il est librement ouvert à l’expansion des volumes qu’il ne contient pas, ils s’y installent, ils s’y déploient comme les formes de la vie. Non seulement l’espace-limite modère la propagation des reliefs, l’excès des saillies, le désordre des volumes, qu’il tend à bloquer dans une masse unique, mais il agit sur le modelé dont il réprime les ondulations et le fracas et qu’il se contente de suggérer par des accents, par des mouvements légers qui ne rompent pas la continuité des plans, parfois même, comme dans la sculpture romane, par un décor ornemental de plis destinés à habiller le nu des masses. Au contraire, l’espace interprété comme un milieu, de même qu’il favorise la dispersion des volumes, le jeu des vides, les brusques trouées, accueille, dans le modelé même, des plans multiples, heurtés, qui brisent la lumière. Dans un de ses états les plus caractéristiques, la sculpture monumentale montre les rigoureuses conséquences du principe de l’espace-limite. L’art roman, dominé par les nécessités de l’architecture, donne à la forme sculptée la valeur d’une forme murale. Mais cette interprétation de l’espace ne concerne pas seulement les figures qui décorent des murailles et qui se trouvent dans un rapport donné avec ces dernières, on la voit appliquée de même sorte à la ronde-bosse, sur laquelle elle tend de toutes parts l’épiderme des masses dont elle garantit le plein et la densité. Alors la statue semble revêtue d’une lumière égale et tranquille qui se meut à peine sous les sobres inflexions de la forme. Inversement, et dans le même ordre d’idées, l’espace interprété comme un milieu ne définit pas seulement une certaine statuaire, il exerce aussi son action sur les hauts et bas-reliefs qui s’efforcent d’exprimer par toute sorte d’artifices la vraisemblance d’un espace où la forme se meut avec liberté. L’état baroque de tous les styles en montre de multiples exemples. L’épiderme n’est plus une enveloppe murale exactement tendue, il tressaille sous la poussée de reliefs internes qui tentent d’envahir l’espace et de jouer à la lumière et qui sont comme l’évidence d’une masse travaillée dans sa profondeur par des mouvements cachés.

Il serait possible d’étudier de la même manière, en appliquant les mêmes principes, les rapports de la forme et de l’espace en peinture, dans la mesure où cet art cherche à rendre le plein des objets installés dans les trois dimensions. Mais cet espace apparemment complet, il n’en dispose pas, il le feint : encore est-ce là le terme d’une évolution très particulière, et même alors il ne peut montrer qu’un profil pour un objet. Il n’est peut-être rien de plus remarquable que les variations de l’espace peint, et nous ne saurions en donner qu’une idée très approchée, car il nous manque encore une histoire de la perspective, comme une histoire des proportions de la figure humaine. Toutefois on aperçoit déjà que ces variations si frappantes ne sont pas seulement fonction des temps et des divers états de l’intelligence, mais des matières mêmes, sans l’analyse desquelles toute étude de la forme court le risque de demeurer dangereusement théorique. Enluminure, détrempe, fresque, peinture à l’huile, vitrail ne sauraient s’exercer dans un espace inconditionné : chacun de ces procédés lui confère une valeur spécifique. Sans anticiper sur des recherches qu’il nous a paru légitime de conduire à part, on peut admettre que l’espace peint varie selon que la lumière est hors de la peinture ou dans la peinture même, en d’autres termes selon que l’œuvre d’art est conçue comme un objet dans l’univers, éclairé comme les autres objets par la lumière du jour, ou comme un univers ayant sa lumière propre, sa lumière intérieure, construite d’après certaines règles. Sans doute cette différence de conception est encore liée à la différence des techniques, mais elle n’en dépend pas d’une manière absolue. La peinture à l’huile peut échapper à l’émulation de l’espace et de la lumière ; la miniature, la fresque, le vitrail même peuvent se construire une fiction de la lumière dans une illusion d’espace. Tenons compte de cette sorte de liberté relative de l’espace à l’égard des matières où il s’incorpore, mais tenons compte aussi de la pureté avec laquelle il prend telle ou telle figure selon telle ou telle matière.

Nous avons eu à nous occuper déjà de l’espace ornemental, lorsque nous évoquions cette importante partie de l’art, qui n’en commande certainement pas toutes les avenues, mais qui a traduit pendant des siècles et dans de nombreux pays la rêverie humaine sur la forme. Il est l’expression la plus caractéristique du haut moyen âge en Occident et comme l’illustration d’une pensée qui renonce au développement pour adopter l’involution, au monde concret pour les caprices du songe, à la série pour l’entrelacs. L’art hellénistique avait ménagé autour de l’homme un espace réduit et juste, urbain ou champêtre, coins de rues et de jardins, « sites » plus ou moins agrestes, riches d’accessoires élégamment combinés pour servir de cadre à des mythes légers, à des épisodes romanesques. Mais progressivement durcis, devenus formes fixes, inaptes à se renouveler, ces accessoires mêmes tendaient à schématiser peu à peu le milieu dont, naguère, ils jalonnaient la topographie. Les pampres et la treille des pastorales chrétiennes dévoraient leur paysage. Ils y faisaient le vide. L’ornement, ressuscité des civilisations primitives, n’avait pas à tenir compte de dimensions d’un milieu décomposé qui ne résistait plus : au surplus, il était à lui-même son milieu et sa dimension. Nous avons tenté de montrer que l’espace de l’entrelacs n’est pas immobile et plat : il se meut, puisque les métamorphoses s’y font sous nos yeux, non par stades séparés, mais dans la continuité complexe des courbes, des spires, des tiges enlacées ; il n’est pas plat, puisque, pareils à un fleuve qui se perd dans des régions souterraines pour reparaître au jour, les rubans dont sont faites ces figures instables passent les uns sous les autres et que leur forme évidente sur le plan de l’image ne s’explique que par une activité secrète sur un plan au-dessous. Cette perspective de l’abstrait est remarquable, nous l’avons dit, dans la miniature irlandaise. Elle ne réside pas tout entière dans des jeux d’entrelacs. Parfois des combinaisons de damiers ou de polyèdres irréguliers, alternés de clair et de foncé, semblables à des vues isométriques de cités détruites, à des plans de villes impossibles, nous donnent, sans faire le moindre usage des ombres, l’illusion, à la fois obsédante et fugitive, d’un chatoyant relief, et de même des méandres cloisonnés de replis sombres ou clairs. La peinture murale romane, notamment dans nos provinces de l’Ouest, a retenu quelques-uns de ces procédés dans la composition des bordures, et s’il apparaît plus rarement qu’elle en fasse état dans les figures proprement dites, du moins les grands compartiments monochromes dont elles sont faites ne juxtaposent jamais deux valeurs égales, mais interposent une valeur différente. Est-ce par pur besoin d’harmonie optique ? Il nous semble que cette règle, suivie avec une certaine constance, se rattache à la structure de l’espace ornemental dont nous esquissions plus haut la singulière perspective. Le monde des figures peintes sur les murailles ne saurait admettre l’illusion des saillies et des creux, pas plus que les nécessités de l’équilibre n’y autorisent un excès de percées, mais des différences purement tonales, respectant le plein des murs, suggèrent un rapport des parties que l’on pourrait appeler modelé plat, pour traduire par une contradiction dans les termes la contradiction optique qui en est l’étrange résultat. Ainsi se trouve confirmée une fois de plus l’idée que l’ornement n’est pas un graphisme abstrait évoluant dans un espace quelconque, mais que la forme ornementale crée ses modes de l’espace, ou plutôt, car ces notions sont inséparablement liées, qu’espace et forme s’engendrent réciproquement dans ce domaine, avec la même liberté à l’égard de l’objet, selon les mêmes lois par rapport à eux-mêmes.

Mais s’il est vrai que ces termes sont étroitement et activement unis dans l’état exemplaire et classique de tout style ornemental possible, il est des cas où l’espace reste ornement alors que l’objet qui y prend place, le corps de l’homme par exemple, s’en dégage et tend à se suffire, et, de même, d’autres cas où la forme de l’objet garde une valeur d’ornement alors que l’espace autour de lui tend à une structure rationnelle. On voit paraître la dangereuse notion de fond en peinture : la nature, l’espace cessent d’être un au-delà de l’homme, une périphérie qui le prolonge et l’investit à la fois, pour devenir un domaine séparé contre lequel il se meut. À cet égard, la peinture romane est intermédiaire. Des bandes colorées, des teintes plates, des semis, des nappes pendues à des portiques annulent les fonds ; les figures y prennent place sans contresens, elles ne s’en isolent point, car si elles ne sont pas rigoureusement ornementales, n’étant pas pressées par des cadres architecturaux bien définis, elles sont encore et avant tout chiffre et arabesque. On ne saurait évidemment qualifier de la même manière, malgré l’élégance de leur profil, les figurines des psautiers parisiens du xiiie siècle, elles ne viennent pas d’un monde impossible, elles sont aptes à la vie terrestre, dont leurs membres bien en place, leurs justes proportions respectent les exigences : mais, le plus souvent, isolées dans un cadre d’architecture décorative, elles se détachent (c’est le cas de le dire) sur des fonds étoilés d’un semis ou diaprés de rinceaux. Malgré la différence de manière, on peut faire une remarque du même genre à propos de Jean Pucelle et de ses jardinets imaginaires, où se reconnaissent des éléments de ce monde et des figures d’une singulière vivacité nerveuse, mais découpés comme un grillage de fer forgé et suspendus à une hampe au-dessus du vide des marges. L’espace du manuscrit décoré, comme la muraille peinte, résiste encore à la fiction du creux, alors que la forme commence à se nourrir de reliefs légers. Les exemples du phénomène inverse ne manquent pas dans l’art italien de la Renaissance. L’œuvre de Botticelli nous en offre de très frappants. Il connaît et pratique, parfois en virtuose, tous les artifices qui permettent de construire avec vraisemblance l’espace linéaire et l’espace aérien, mais les êtres qui se meuvent dans cet espace même ne sont pas tout à fait définis par lui. Ils conservent une ligne ornementale sinueuse, qui n’est pas, certes, celle d’un ornement donné, classé dans un répertoire, mais celle que peut dessiner l’ondulation d’un danseur, qui se travaille à dessein, jusque dans l’équilibre physiologique de son corps, pour en composer des figures. Ce privilège demeure acquis pour longtemps à l’art italien.

Il se passe quelque chose d’analogue dans la fantasmagorie de la mode. Il arrive qu’elle cherche à respecter et même à mettre en évidence les proportions de la nature ; le plus souvent elle soumet la forme à d’étonnantes transmutations : elle crée, elle aussi, des hybrides, elle impose à l’être humain le profil de la bête ou de la fleur. Le corps n’est que le prétexte, le support et parfois la matière de combinaisons gratuites. La mode invente ainsi une humanité artificielle qui n’est pas le décor passif du milieu formel, mais ce milieu même. Cette humanité tour à tour héraldique, théâtrale, féerique, architecturale, a bien moins pour règle une convenance rationnelle que la poétique de l’ornement, et ce qu’elle appelle ligne ou style n’est peut-être qu’un subtil compromis entre un certain canon physiologique, d’ailleurs très variable, comme les canons successifs de l’art grec, et la fantaisie des figures. Ces divers agencements ont toujours enchanté une certaine sorte de peintres, volontiers costumiers, et ceux qui restaient peu sensibles à ces métamorphoses, dans la mesure où elles engagent tout le corps, l’étaient extrêmement au décor des tissus. Ce qui est vrai pour Botticelli ne l’est pas moins pour Van Eyck. L’énorme chapeau d’Arnolfini, au-dessus de sa petite tête éveillée, pâle et pointue, n’est pas un couvre-chef quelconque. Dans le soir infini, suspendu au-dessus du temps, où le chancelier Rollin est en prière, les fleurs brochées de son manteau contribuent à créer la magie du lieu et de l’instant.

Ces observations sur la permanence de certaines valeurs formelles ne nous livrent qu’un aspect d’un développement très complexe. Avant de se soumettre aux lois de la vue même, c’est-à-dire de traiter l’image du tableau comme l’image rétinienne, en combinant sur un plan une illusion des trois dimensions, l’espace et la forme en peinture ont passé par des états divers. Les rapports du relief de la forme et de la profondeur de l’espace n’ont pas été définis théoriquement d’un seul coup, mais cherchés à travers des expériences successives et d’importantes variations. Les figures de Giotto, ces beaux blocs simples, prennent place dans un milieu limité, analogue à l’atelier d’un statuaire ou, mieux encore, à la scène d’un théâtre. Une toile de fond, des portants, sur lesquels sont indiqués, moins comme des éléments vrais que comme des suggestions fortes, des pans d’architecture ou de paysage, arrêtent la vue d’une façon catégorique et ne permettent pas à la muraille de chanceler sous des trouées d’espace. Il est vrai que, parfois, cette conception semble faire place à un autre parti, qui peut traduire un besoin de possession du milieu, à la chapelle des Bardi par exemple, dans la scène de la Renonciation de saint François, où le socle du temple romain se présente par l’angle, offrant ainsi une ligne de fuite de part et d’autre de l’arête et paraissant lancer la masse en avant et l’enfoncer dans notre espace : mais n’est-ce pas surtout un procédé de composition, pour départager avec rigueur les personnages des deux côtés d’une perpendiculaire ? Quoi qu’il en soit, dans ce volume transparent aux exactes limites, les formes, malgré les gestes, sont isolées les unes des autres et de leur milieu même comme dans le vide. On dirait qu’elles subissent une épreuve, destinée à les détacher de toute correspondance équivoque, de tout compromis, à les circonscrire sans erreur possible, à insister sur leur poids de choses séparées. Les giottesques, on le sait, sont loin d’avoir été, à cet égard, constamment fidèles au giottisme. Cet espace scénique, sobrement établi pour les besoins d’une dramaturgie populaire, devient de nouveau, avec Andrea da Firenze, à la chapelle des Espagnols, le lieu des hiérarchies abstraites ou le support indifférent de compositions qui se succèdent sans s’enchaîner, tandis que Taddeo Gaddi, au contraire, dans la Présentation de la Vierge, cherche, sans y parvenir absolument, à « planter » d’aplomb le décor architectural du temple de Jérusalem : et déjà l’on aperçoit, bien avant la prospettiva de Piero della Francesca, à la pinacothèque d’Urbin, que l’architecture sera la maîtresse des expériences qui aboutissent à la perspective rationnelle.

Mais ces expériences ne convergent pas, elles sont précédées, escortées, parfois longtemps démenties par des solutions contraires. Sienne nous en montre toute une variété — tantôt par cette négation étincelante, les vieux fonds d’or, gaufrés de fleurettes et d’arabesques, sur lesquels se profilent les formes, ourlées d’un galon clair qui dessine comme une écriture, espace ornemental d’une forme ornementale qui tend à la vie indépendante ; tantôt avec les grandes verdures tendues comme des tapisseries derrière des scènes de chasse et de jardin, tantôt enfin, et c’est là l’originalité de l’apport siennois, avec ces paysages cartographiques qui déploient le monde du haut en bas du tableau, non comme une profondeur, mais à vol d’oiseau, théâtre à la fois plat et complet pour la plus grande multiplicité d’épisodes possible. Le besoin de saisir la totalité de l’espace se satisfait ici par une structure arbitraire et féconde, qui n’est ni l’abrégé schématique d’un plan, ni la perspective normale, et qui, même après la constitution de cette dernière, reprend vigueur dans les ateliers du Nord, chez les peintres de paysages fantastiques. L’horizon à la hauteur de l’œil dérobe les objets les uns derrière les autres, et l’éloignement, en les diminuant de plus en plus, tend à les annuler aussi. Sous l’horizon haussé, l’espace se déroule comme un tapis, et la figure de la terre est pareille au versant d’un mont. L’influence siennoise propageait le système dans l’Italie septentrionale, où d’ailleurs, à la même époque, Altichiero, par de tout autres voies, cherchait à suggérer le creux arrondi de l’espace par le rythme giratoire de ses compositions. Mais à Florence la collaboration des géomètres, des architectes et des peintres inventait, ou plutôt mettait au point, la machine à réduire les trois dimensions aux données d’un plan, en calculant leurs rapports avec la précision des mathématiques.

On ne saurait, dans un simple exposé de méthode, retracer la genèse et les premières démarches de cette nouveauté considérable, mais, ce qu’il importe de dire, c’est que, malgré l’apparente rigueur des règles, elle restait dès ses débuts un champ ouvert à bien des possibles. Théoriquement, l’art en face de l’objet, c’est-à-dire de la forme vraie dans l’espace vrai, agit désormais comme la vue en face du même objet et selon le système de la pyramide visuelle exposé par Alberti, et l’œuvre du Créateur étant saisie dans sa plénitude, sa justesse et sa diversité, grâce à la collusion méthodique du volume et du plan, l’artiste est bien, selon la pensée des contemporains, l’homme le plus semblable à Dieu, ou, si l’on veut, un dieu secondaire, imitateur. Le monde qu’il enfante est un édifice, vu d’un certain point, habité par des statues au profil unique : ainsi, du moins, peut se symboliser la part de l’architecte et du statuaire dans le nouvel art de peindre. Mais la perspective de la vraisemblance reste heureusement baignée du souvenir des perspectives imaginaires. La forme de l’homme et des êtres vivants, conduite sous cet angle, captive les maîtres : c’est qu’elle suffit à définir tout l’espace, par le rapport des ombres et des clairs, par l’exactitude des mouvements, surtout par la justesse des raccourcis, que ces artistes ne se sont pas lassés d’étudier d’après les chevaux ; mais les paysages qui l’entourent, décor des batailles d’Ucello, décor de la Légende de saint Georges peinte par Pisanello à Sant’Anastasia de Vérone, appartiennent encore au monde fantastique d’autrefois, tendu comme une carte ou comme une tapisserie derrière les figures. Et ces figures, malgré l’authenticité de leur substance, demeurent avant tout profilées, elles valent comme silhouettes, elles ont, si l’on peut dire, la qualité héraldique, sinon la qualité ornementale, ainsi que l’on peut s’en rendre compte d’après les dessins du recueil Vallardi. L’énergie du profil humain découpant sur le vide un littoral inflexible, frontière du monde de la vie et de l’espace abstrait où il est incrusté, en offre bien d’autres preuves. Piero della Francesca porte intérêt à ce vide, si riche en secrets, et sans lequel le monde et l’homme ne seraient pas, et il le configure. Non seulement il donne le type exemplaire de ce paysage bâti, la prospettiva, qui offre de rassurants repères à la raison sous forme de fabriques moulées par la perspective, mais il cherche à définir le rapport variable des valeurs aériennes aux figures : tantôt ces dernières, d’une clarté presque translucide, s’enlèvent sur la noirceur des lointains ; tantôt, sombres et modelées à contre-jour, elles s’enlèvent sur la limpidité des fonds envahis progressivement par la lumière.

Il semble que nous soyons au terme. Les mondes imaginaires de l’espace ornemental, de l’espace scénique, de l’espace cartographique ayant rejoint l’espace du monde réel, la vie des formes doit s’y manifester désormais selon des règles constantes. Il n’en est rien. Et d’abord la perspective, se délectant d’elle-même, va à l’encontre de ses fins : par le trompe-l’œil, elle détruit l’architecture, dont elle crève les plafonds sous l’explosion des apothéoses, elle illimite l’espace de la scène, en créant un faux infini et une énormité illusoire, elle recule indéfiniment les bornes de la vision et dépasse l’horizon de l’univers. Ainsi le principe des métamorphoses exploite jusqu’à la rigueur de ses déductions. Il ne cesse de susciter des rapports inédits de la forme et de l’espace. Rembrandt les définit par la lumière : autour d’un point brillant, il construit dans une nuit transparente des orbes, des spires, des roues de feu. Les combinaisons de Greco évoquent celles des sculpteurs romans. Pour Turner, le monde est un accord instable des fluides, la forme est lueur mouvante, tache incertaine dans un univers en fuite. Ainsi un examen, même rapide, des diverses conceptions de l’espace nous montre que la vie des formes, sans cesse renouvelée, ne s’élabore pas selon des données fixes, constamment et universellement intelligibles, mais qu’elle engendre diverses géométries, à l’intérieur de la géométrie même, comme elle se crée les matières dont elle a besoin.