Vie des formes/Chapitre I

Ernest Leroux (p. 1-24).

LE MONDE DES FORMES

Les problèmes posés par l’interprétation de l’œuvre d’art se présentent sous l’aspect de contradictions presque obsédantes. L’œuvre d’art est une tentative vers l’unique, elle s’affirme comme un tout, comme un absolu, et, en même temps, elle appartient à un système de relations complexes. Elle résulte d’une activité indépendante, elle traduit une rêverie supérieure et libre, mais on voit aussi converger en elle les énergies des civilisations. Enfin (pour respecter provisoirement les termes d’une opposition tout apparente) elle est matière et elle est esprit, elle est forme et elle est contenu. Les hommes qui s’emploient à la définir la qualifient selon les besoins de leur nature et la particularité de leurs recherches. Celui qui la fait, lorsqu’il s’arrête à la considérer, se place sur un autre plan que celui qui la commente et, s’il se sert des mêmes termes, c’est dans un autre sens. Celui qui en jouit avec profondeur et qui, peut-être, est le plus délicat et le plus sage, la chérit pour elle-même : il croit l’atteindre, la posséder essentiellement — et il l’enveloppe du réseau de ses propres songes. Elle plonge dans la mobilité du temps, et elle appartient à l’éternité. Elle est particulière, locale, individuelle, et elle est un témoin universel. Mais elle domine ses diverses acceptions et, servant à illustrer l’histoire, l’homme et le monde même, elle est créatrice de l’homme, créatrice du monde, et elle installe dans l’histoire un ordre qui ne se réduit à rien d’autre.

Ainsi s’accumule autour de l’œuvre d’art la végétation luxuriante dont la décorent ses interprètes, parfois au point de nous la dérober tout entière. Et pourtant son caractère est d’accueillir tous ces possibles. C’est peut-être qu’ils sont en elle, mêlés. C’est un aspect de sa vie immortelle et, s’il est permis de parler ainsi, c’est l’éternité de son présent, la preuve de son abondance humaine, de son inépuisable intérêt. Mais à force de faire servir l’œuvre d’art à des fins particulières, on la destitue de son antique dignité, on lui retire le privilège du miracle. Cette merveille, à la fois hors du temps et soumise au temps, est-ce un simple phénomène de l’activité des cultures, dans un chapitre d’histoire générale, ou bien un univers qui s’ajoute à l’univers, qui a ses lois, ses matières, son développement, une physique, une chimie, une biologie, et qui enfante une humanité à part ? Pour en poursuivre l’étude, il serait nécessaire de l’isoler provisoirement. Ainsi nous aurions chance d’apprendre à la voir, car elle est d’abord combinée pour la vue, l’espace est son domaine, non l’espace de l’activité commune, celui du stratège, celui du touriste, mais l’espace traité par une technique qui se définit comme matière et comme mouvement. L’œuvre d’art est mesure de l’espace, elle est forme, et c’est ce qu’il faut d’abord considérer.

Balzac écrit dans un de ses traités politiques : « Tout est forme, et la vie même est une forme. » Non seulement toute activité se laisse discerner et définir dans la mesure où elle prend forme, où elle inscrit sa courbe dans l’espace et le temps, mais encore la vie agit essentiellement comme créatrice de formes. La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports qui unissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient être pure contingence, et ce que nous appelons la vie naturelle s’évalue comme un rapport nécessaire entre les formes sans lesquelles elle ne serait pas. De même pour l’art. Les relations formelles dans une œuvre et entre les œuvres constituent un ordre, une métaphore de l’univers.

Mais en présentant la forme, comme la courbe d’une activité, nous nous exposons à deux dangers. D’abord celui de la dépouiller, de la réduire à un contour, à un diagramme. Nous devons envisager la forme dans toute sa plénitude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de l’espace et de la matière, qu’elle se manifeste par l’équilibre des masses, par les variations du clair à l’obscur, par le ton, par la touche, par la tache, qu’elle soit architecturée, sculptée, peinte ou gravée. Et d’autre part, dans ce domaine, prenons garde qu’il ne faut jamais séparer courbe et activité et considérer cette dernière à part. Tandis que le tremblement de terre existe indépendamment du sismographe et les variations barométriques en dehors des traits du curseur, l’œuvre d’art n’existe qu’en tant que forme. En d’autres termes, l’œuvre n’est pas la trace ou la courbe de l’art en tant qu’activité, elle est l’art même ; elle ne le désigne pas, elle l’engendre. L’intention de l’œuvre d’art n’est pas l’œuvre d’art. La plus riche collection de commentaires et de mémoires par les artistes les plus pénétrés de leur sujet, les plus habiles à peindre en mots, ne saurait se substituer à la plus mince œuvre d’art. Pour exister, il faut qu’elle se sépare, qu’elle renonce à la pensée, qu’elle entre dans l’étendue, il faut que la forme mesure et qualifie l’espace. C’est dans cette extériorité même que réside son principe interne. Elle est sous nos yeux et sous nos mains comme une sorte d’irruption dans un monde qui n’a rien de commun avec elle, sauf le prétexte de l’image dans les arts dits d’imitation.

La nature elle aussi crée des formes, elle imprime dans les objets dont elle est faite et aux forces dont elle les anime des figures et des symétries, si bien que l’on s’est complu quelquefois à voir en elle l’œuvre d’un Dieu artiste, d’un Hermès caché, inventeur des combinaisons. Les ondes les plus ténues et les plus rapides ont une forme. La vie organique dessine des spires, des orbes, des méandres, des étoiles. Si je veux l’étudier, c’est par la forme et par le nombre que je la saisis. Mais du jour où ces figures interviennent dans l’espace de l’art et dans ses matières propres, elles acquièrent une valeur nouvelle, elles engendrent des systèmes complètement inédits.

Mais ces inédits, nous supportons mal qu’ils puissent conserver leur qualité étrangère. Toujours nous serons tentés de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image, qui implique la représentation d’un objet, et surtout avec celle de signe. Le signe signifie, alors que la forme se signifie. Et du jour où le signe acquiert une valeur formelle éminente, cette dernière agit avec force sur la valeur du signe comme tel, elle peut le vider ou le dévier, le diriger vers une vie nouvelle. C’est que la forme est enveloppée d’un halo. Elle est stricte définition de l’espace, mais elle est suggestion d’autres formes. Elle se continue, elle se propage dans l’imaginaire, ou plutôt nous la considérons comme une sorte de fissure, par laquelle nous pouvons faire entrer dans un règne incertain, qui n’est ni l’étendu ni le pensé, une foule d’images qui aspirent à naître. Ainsi s’expliquent peut-être toutes les variations ornementales de l’alphabet et, plus particulièrement, le sens de la calligraphie dans les arts d’Extrême-Orient. Le signe, traité selon certaines règles, tracé au pinceau avec des déliés et des pleins, des brusqueries et des lenteurs, des fioritures et des abréviations qui constituent autant de manières, accueille une symbolique qui se superpose à la sémantique et qui est d’ailleurs capable de se durcir et de se fixer, au point de devenir une sémantique nouvelle. Le jeu de ces échanges, de ces superpositions de la forme et du signe nous donnerait, plus près de nous, un autre exemple, avec le traitement ornemental de l’alphabet arabe et avec l’usage que l’art chrétien d’Occident a pu faire des caractères coufiques.

Est-ce donc que la forme soit vide, qu’elle se présente comme un chiffre errant dans l’espace à la poursuite d’un nombre qui le fuit ? En aucune manière. Elle a un sens, mais qui est tout d’elle, une valeur personnelle et particulière qu’il ne faut pas confondre avec les attributs qu’on lui impose. Elle a une signification et elle reçoit des acceptions. Une masse architecturale, un rapport de tons, une touche de peinture, un trait gravé existent et valent d’abord en eux-mêmes, ils ont une qualité physionomique qui peut présenter de vives ressemblances avec celle de la nature, mais qui ne se confond pas avec elle. Assimiler forme et signe, c’est admettre implicitement la distinction conventionnelle entre la forme et le fond, qui risque de nous égarer, si nous oublions que le contenu fondamental de la forme est un contenu formel. Bien loin que la forme soit le vêtement hasardeux du fond, ce sont les diverses acceptions de ce dernier qui sont incertaines et changeantes. À mesure que se défont et s’oblitèrent les vieux sens, des sens neufs s’ajoutent à la forme. Le réseau d’ornement où viennent se prendre les dieux et les héros successifs de la Mésopotamie change de nom sans changer de figure. Bien plus, dès que la forme paraît, elle est susceptible d’être lue de diverses façons. Même dans les siècles les plus fortement organiques, alors que l’art obéit à des règles aussi rigoureuses que celles d’une mathématique, d’une musique et d’une symbolique, comme M. Mâle l’a montré, il est permis de se demander si le théologien qui dicte le programme, l’artiste qui l’exécute, le fidèle qui en reçoit la leçon accueillent la forme et l’interprètent tous trois de la même manière. Il existe une région de la vie de l’esprit où les formes les mieux définies retentissent avec diversité. Ce que Barrès a pu faire de la Sibylle d’Auxerre, enlaçant un songe admirable et gratuit à la matière où nous la voyons figurée, dans l’ombre du temps et de l’église, l’artiste l’a fait lui aussi, mais autrement, et dans l’ordre de sa pensée ouvrière, et autrement encore le prêtre qui en conçut le dessein, et bien des rêveurs après eux, attentifs aux suggestions propagées par la forme dans les générations renouvelées.

On peut concevoir l’iconographie de plusieurs manières, soit comme la variation des formes sur le même sens, soit comme la variation des sens sur la même forme. L’une et l’autre méthode mettent également en lumière l’indépendance respective des deux termes. Tantôt la forme exerce une sorte d’aimantation sur des sens divers, ou plutôt elle se présente comme une sorte de moule creux, où l’homme verse tour à tour des matières très différentes qui se soumettent à la courbe qui les presse, et qui acquièrent ainsi une signification inattendue. Tantôt la fixité obsédante du même sens s’empare d’expériences formelles qu’elle n’a pas forcément provoquées. Il arrive que la forme se vide complètement, qu’elle survive longtemps à la mort de son contenu et même qu’elle se renouvelle avec une richesse étrange. La magie sympathique, en copiant les nœuds de serpents, a inventé l’entrelacs. L’origine prophylactique de ce signe n’est guère douteuse. Il en reste une trace dans les attributs symboliques d’Esculape. Mais le signe devient forme et, dans le monde des formes, il engendre toute une série de figures, désormais sans rapport avec leur origine. Il se prête avec un grand luxe de variations au décor monumental de certaines chrétientés d’Orient ; il y compose les chiffres ornementaux les plus étroitement noués ; il s’y plie tantôt à des synthèses qui dérobent soigneusement le rapport de leurs parties, tantôt au génie analytique de l’Islam, qui s’en sert pour construire et pour isoler des figures régulières. En Irlande, il apparaît comme la rêverie fuyante, sans cesse recommencée, d’un univers chaotique qui étreint et dissimule dans ses replis les débris ou les germes des créatures. Il s’enroule autour de la vieille iconographie, qu’il dévore. Il crée une image du monde qui n’a rien de commun avec le monde, un art de penser qui n’a rien de commun avec la pensée.

Ainsi, même si nous nous contentons de porter nos regards sur de simples schémas linéaires, l’idée d’une puissante activité des formes s’impose à nous. Elles tendent à se réaliser avec une force extrême. Il en est de même dans le langage. Le signe verbal peut, lui aussi, devenir le moule d’acceptions variées et, promu forme, connaître des aventures singulières. En écrivant ces lignes, nous n’oublions pas les justes critiques opposées par Michel Bréal à la théorie que formulait Arsène Darmesteter dans la Vie des mots. Cette végétation, apparemment et métaphoriquement indépendante, exprime certains aspects de la vie de l’intelligence, des aptitudes actives et passives de l’esprit humain, une merveilleuse ingéniosité dans la déformation et dans l’oubli. Mais il reste exact de dire qu’elle a ses dépérissements, ses proliférations, ses monstres. Un événement imprévu les provoque, un choc qui ébranle et met en jeu, avec une force extérieure et supérieure aux données de l’histoire, les plus étranges procédés de destruction, de déviation et d’invention. Si, de ces couches profondes et complexes de la vie du langage, nous passons aux régions supérieures où il acquiert une valeur esthétique, nous voyons se vérifier encore le principe formulé plus haut et dont nous aurons souvent à constater les effets dans le cours de nos études : le signe signifie, mais, devenu forme, il aspire à se signifier, il crée son nouveau sens, il se cherche un contenu, il lui donne une vie jeune par des associations, par des dislocations de moules verbaux. La lutte du génie puriste et du génie de l’impropriété, ce ferment novateur, est un épisode, violemment antinomique, de ce développement. On peut l’interpréter de deux manières : soit comme un effort vers la plus grande énergie sémantique, soit comme un double aspect de ce travail interne qui réalise des formes hors de la matière mouvante des sens.

Les formes plastiques présentent des particularités non moins remarquables. Nous sommes fondés à penser qu’elles constituent un ordre et que cet ordre est animé du mouvement de la vie. Elles sont soumises au principe des métamorphoses, qui les renouvelle perpétuellement, et au principe des styles qui, par une progression inégale, tend successivement à éprouver, à fixer et à défaire leurs rapports.

Construite par assises, taillée dans le marbre, coulée dans le bronze, fixée sous le vernis, gravée dans le cuivre ou dans le bois, l’œuvre d’art n’est qu’apparemment immobile. Elle exprime un vœu de fixité, elle est un arrêt, mais comme un moment dans le passé. En réalité elle naît d’un changement et elle en prépare un autre. Dans la même figure, il y en a beaucoup, comme dans ces dessins où les maîtres, cherchant la justesse ou la beauté d’un mouvement, superposent plusieurs bras, attachés à la même épaule. Les croquis de Rembrandt fourmillent dans la peinture de Rembrandt. L’esquisse fait bouger le chef-d’œuvre. Vingt expériences, récentes ou prochaines, entrelacent leur réseau derrière l’évidence bien définie de l’image. Mais cette mobilité de la forme, cette aptitude à engendrer la diversité des figures, est plus remarquable encore si on l’envisage dans des limites plus resserrées. Les règles les plus rigoureuses, qui semblent faites pour dessécher la matière formelle et pour la réduire à une extrême monotonie, sont précisément celles qui mettent le mieux en lumière son inépuisable vitalité par la richesse des variations et l’étonnante fantaisie des métamorphoses. Qu’y a-t-il de plus éloigné de la vie, de ses flexions, de sa souplesse, que les combinaisons géométriques du décor musulman ? Elles sont engendrées par un raisonnement mathématique, établies sur des calculs, réductibles à des schémas d’une grande sécheresse. Mais dans ces cadres sévères, une sorte de fièvre presse et multiplie les figures ; un étrange génie de complication enchevêtre, replie, décompose et recompose leur labyrinthe. Leur immobilité même est chatoyante en métamorphoses, car, lisibles de plus d’une façon, selon les pleins, selon les vides, selon les axes verticaux ou diagonaux, chacune d’elles cache et révèle le secret et la réalité de plusieurs possibles. Un phénomène analogue se produit dans la sculpture romane, où la forme abstraite sert de tige et de support à une image chimérique de la vie animale et de la vie humaine, où le monstre, toujours enchaîné à une définition architecturale et ornementale, renaît sans cesse sous des apparences inédites, comme pour nous abuser et pour s’abuser lui-même sur sa captivité. Il est rinceau recourbé, aigle à deux têtes, sirène marine, combat de deux guerriers. Il se dédouble, s’enlace autour de lui-même, se dévore. Sans excéder jamais ses limites, sans jamais mentir à son principe, ce Protée agite et déploie sa vie frénétique, qui n’est que le remous et l’ondulation d’une forme simple.

On objectera que la forme abstraite et la forme fantastique, si elles sont astreintes à des nécessités fondamentales et comme captives en elles, sont du moins libres à l’égard des modèles de la nature, et qu’il n’en va pas de même pour l’œuvre d’art qui en respecte l’image. Mais les modèles de la nature peuvent être considérés, eux aussi, comme la tige et comme le support des métamorphoses. Le corps de l’homme et le corps de la femme peuvent rester à peu près constants, mais les chiffres susceptibles d’être écrits avec des corps d’hommes et de femmes sont d’une variété inépuisable, et cette variété travaille, agite, inspire les œuvres les mieux concertées et les plus sereines. Nous n’en chercherons pas des exemples dans les pages de la Mangwa que Hoksaï emplit de ses croquis d’acrobates, mais dans les compositions de Raphaël. Quand la Daphné de la fable est transformée en laurier, il faut qu’elle passe d’un règne dans un autre. Une métamorphose plus subtile et non moins singulière, respectant le corps d’une belle jeune femme, nous mène de la Vierge de la Maison d’Orléans à la Vierge à la chaise, ce merveilleux coquillage, d’une volute si pure et si bien roulée. Mais c’est dans les compositions où se nouent d’amples guirlandes humaines que nous saisissons le mieux le génie des variations harmoniques qui ne cesse de combiner et de combiner encore des figures où la vie des formes n’a d’autre but qu’elle-même et son renouvellement. Les calculateurs de l’École d’Athènes, les soldats du Massacre des innocents, les pêcheurs de la Pêche miraculeuse, Imperia assise aux pieds d’Apollon, agenouillée devant le Christ, sont les entrelacs successifs d’une pensée formelle qui a le corps de l’homme pour élément et pour soutien et qui le fait servir au jeu des symétries, des contrapostes et des alternances. La métamorphose des figures n’altère pas les données de la vie, mais elle compose une vie nouvelle, non moins complexe que celles des monstres de la mythologie asiatique et des monstres romans. Mais tandis que ces derniers sont liés à la servitude de l’armature abstraite, à de monotones calculs, l’ornement humain, identique, intact dans son harmonie, tire inépuisablement de cette harmonie même des nécessités nouvelles. La forme peut devenir formule et canon, c’est-à-dire arrêt brusque, type exemplaire, mais elle est d’abord une vie mobile dans un monde changeant. Les métamorphoses, sans fin, recommencent. C’est le principe des styles qui tend à les coordonner et à les stabiliser.

Ce terme a deux sens bien différents, et même opposés. Le style est un absolu. Un style est une variable. Le mot style précédé de l’article défini désigne une qualité supérieure de l’œuvre d’art, celle qui lui permet d’échapper au temps, une sorte de valeur éternelle. Le style, conçu d’une manière absolue, est exemple et fixité, il est valable pour toujours, il se présente comme un sommet entre deux pentes, il définit la ligne des hauteurs. Par cette notion l’homme exprime son besoin de se reconnaître dans sa plus large intelligibilité, dans ce qu’il a de stable et d’universel, par delà les ondulations de l’histoire, par delà le local et le particulier. Un style, au contraire, c’est un développement, un ensemble cohérent de formes unies par une convenance réciproque, mais dont l’harmonie se cherche, se fait et se défait avec diversité. Il y a des moments, des flexions, des fléchissements dans les styles les mieux définis. C’est ce qu’a établi depuis longtemps l’étude des monuments de l’architecture. Les fondateurs de l’archéologie médiévale en France, et particulièrement M. de Caumont, nous ont appris que l’art gothique, par exemple, ne pouvait être considéré comme une collection de monuments : par l’analyse rigoureuse des formes, ils l’ont défini comme style, c’est-à-dire comme succession, et même comme enchaînement. Une analyse identique nous montre que tous les arts peuvent être conçus sous l’espèce d’un style — et jusqu’à la vie même de l’homme, dans la mesure où la vie individuelle et la vie historique sont formes.

Qu’est-ce donc qui constitue un style ? Les éléments formels, qui ont une valeur d’indice, qui en sont le répertoire, le vocabulaire et, parfois, le puissant instrument. Plus encore, mais avec moins d’évidence, une série de rapports, une syntaxe. Un style s’affirme par ses mesures. Ce n’est pas autrement que le concevaient les Grecs, quand ils le définissaient par les proportions relatives des parties. Plus que la substitution des volutes à la moulure, dans le chapiteau, c’est un nombre qui distingue l’ordre ionique de l’ordre dorique, et l’on voit bien que la colonne du temple de Némée est un monstre, puisque, dorique par les éléments, elle est de mesures ioniques. L’histoire de l’ordre dorique, c’est-à-dire son développement comme style, est faite uniquement de variations et de recherches sur les mesures. Mais il est d’autres arts, où les éléments constitutifs ont une valeur fondamentale, l’art gothique par exemple. On peut dire qu’il est tout entier dans l’ogive, qu’il est fait d’elle, qu’il découle d’elle dans toutes ses parties. Mais on doit retenir qu’il y a des monuments où l’ogive apparaît sans engendrer un style, c’est-à-dire une série de convenances calculées. Les premières ogives lombardes n’ont rien donné en Italie. Le style de l’ogive s’est fait ailleurs, c’est ailleurs qu’il a enchaîné et développé toutes ses conséquences.

Cette activité d’un style en voie de se définir, se définissant et s’évadant de sa définition, on la présente généralement comme une « évolution », ce terme étant pris dans son acception la plus générale et la plus vague. Alors que cette notion était contrôlée et nuancée avec soin par les sciences biologiques, l’archéologie la recueillait comme un cadre commode, comme un procédé de classement. J’ai montré ailleurs ce qu’elle avait de dangereux par son caractère faussement harmonique, par son parcours unilinéaire, par l’emploi dans les cas douteux, où l’on voit l’avenir aux prises avec le passé, de l’expédient des « transitions », par l’incapacité de faire place à l’énergie révolutionnaire des inventeurs. Toute interprétation des mouvements des styles doit tenir compte de deux faits essentiels : plusieurs styles peuvent vivre simultanément, même dans des régions très rapprochées, même dans une région unique ; les styles ne se développent pas de la même manière dans les divers domaines techniques où ils s’exercent. Ces réserves faites, on peut considérer la vie d’un style soit comme une dialectique, soit comme un processus expérimental.

Rien n’est plus tentant — et rien, dans certains cas, n’est mieux fondé — que de montrer les formes soumises à une logique interne qui les organise. De même que, sous l’archet, le sable répandu sur une plaque vibrante se meut pour dessiner diverses figures qui s’accordent avec symétrie, de même un principe caché, plus fort et plus rigoureux que toute fantaisie inventive, appelle l’une à l’autre des formes qui s’engendrent par scissiparité, par déplacement de tonique, par correspondance. Il en est bien ainsi dans le règne étrange de l’ornement et dans tout art qui emprunte et soumet à l’ornement le schéma des images. C’est que l’essence de l’ornement est de se pouvoir réduire aux formes les plus pures de l’intelligibilité et que le raisonnement géométrique s’applique sans défaut à l’analyse du rapport des parties. C’est ainsi que M. Baltrušaitis a conduit ses remarquables études sur la dialectique ornementale de la sculpture romane. Dans un pareil domaine, il n’est pas abusif d’assimiler style et stylistique, c’est-à-dire de « rétablir » un procédé logique qui vit, avec une force et une rigueur surabondamment démontrées, à l’intérieur des styles, étant bien entendu que, dans l’ordre des temps et des lieux, le parcours est plus inégal et moins pur. Mais il est bien vrai que le style ornemental ne se constitue et ne vit comme tel qu’en vertu du développement d’une logique interne, d’une dialectique qui ne vaut que par rapport à elle-même. Ses variations ne dépendent pas d’une incrustation d’apports étrangers, d’un choix contingent, mais du jeu de ses règles cachées. Elle accepte, elle requiert les apports, mais selon ses besoins. Ce qu’ils lui donnent, c’est ce qui lui convient. Elle est capable de les inventer. De là un nuancement, une réduction de la doctrine des influences qui, interprétées d’une façon massive et traitées comme action de choc, s’imposent encore à certaines études.

Cette manière de traiter la vie des styles, heureusement adaptée à cet objet particulier, l’art ornemental, suffit-elle dans tous les cas ? On l’a appliquée à l’architecture, et spécialement à l’architecture gothique, considérée comme le développement d’un théorème, non seulement dans l’absolu de la spéculation, mais dans son activité historique. Nulle part, en effet, il n’est possible de mieux voir comment, d’une forme donnée, découlent jusque dans un lointain détail les heureuses conséquences qui s’exercent sur la structure, sur la combinaison des masses, sur le rapport des vides et des pleins, sur le traitement de la lumière, enfin sur le décor même. Nulle courbe n’est apparemment et réellement mieux dessinée, mais on la comprendrait mal, si l’on ne faisait intervenir à chacun de ses points sensibles l’activité d’une expérience. J’entends par là une recherche appuyée sur des acquisitions antérieures, fondée sur une hypothèse, conduite par un raisonnement et réalisée dans l’ordre technique. En ce sens, on peut dire que l’architecture gothique est à la fois « tentée » et raisonnée, recherche empirique et logique interne. Ce qui prouve son caractère expérimental, c’est que, malgré la rigueur avec laquelle elle a procédé, certaines de ses expériences sont restées à peu près sans conséquence ; en d’autres termes, il y a eu déchet ; nous ne connaissons pas toutes les fautes qui escortent dans l’ombre la réussite. On en trouverait sans doute des exemples dans l’histoire de l’arc-boutant, depuis le temps où il est mur dissimulé, échancré d’un passage, jusqu’à celui où il est arc, en attendant de devenir étai roidi. Au surplus la notion de logique en architecture s’applique à des fonctions diverses, qui coïncident en certains cas, dans d’autres non. La logique de la vue, son besoin d’équilibre, de symétrie, ne sont pas forcément d’accord avec la logique de la structure, qui n’est pas non plus la logique du pur raisonnement. La divergence des trois logiques est remarquable dans certains états de la vie des styles, entre autres dans l’art flamboyant. Mais il est légitime de penser que les expériences de l’art gothique, puissamment reliées les unes aux autres, rejetant hors de leur route royale les tentatives hasardeuses et sans avenir, constituent par leur séquence et leur enchaînement une sorte de logique formidable qui finit par s’exprimer dans la pierre avec une fermeté classique.

Si de l’ornement et de l’architecture nous passons aux autres arts et particulièrement à la peinture, nous voyons que la vie des formes se manifeste dans ces derniers par des expériences plus nombreuses, qu’elle y est soumise à des variations plus fréquentes et plus singulières. C’est que les mesures y sont plus exquises et plus sensibles, et que la matière même y sollicite d’autant plus la recherche qu’elle est plus maniable. Aussi bien la notion de style, s’étendant à tout avec unité et jusqu’à l’art de vivre, est-elle qualifiée par les matières et les techniques : le mouvement n’est pas uniforme et synchronique dans tous les domaines. Bien plus, chaque style dans l’histoire est sous la dépendance d’une technique qui l’emporte sur les autres et qui donne à ce style même sa tonalité. Ce principe, que l’on peut appeler loi du primat technique, a été formulé par M. Bréhier à propos des arts barbares, qui sont dominés par l’abstraction ornementale au détriment de la plastique anthropomorphique et de l’architecture. C’est sur l’architecture au contraire que se pose la tonique du style roman et du style gothique. Et l’on sait comment, au soir du moyen âge, la peinture tend à l’emporter sur les autres arts, à les envahir et même à les dévier. Mais à l’intérieur d’un style homogène et fidèle à son primat technique, les divers arts ne sont pas asservis à une constante subordination. Ils cherchent leur accord avec celui qui les commande, ils y arrivent au cours d’expériences dont l’adaptation de la forme humaine au chiffre ornemental, par exemple, les variations de la peinture monumentale sous l’influence des vitraux ne sont pas les moins intéressantes ; puis chacun d’eux tend à vivre pour son propre compte et à se libérer, jusqu’au jour où il devient à son tour une dominante.

Cette loi, si féconde dans ses applications, n’est peut-être qu’un aspect d’une loi plus générale. Chaque style traverse plusieurs âges, plusieurs états. Il ne s’agit pas d’assimiler les âges des styles et les âges de l’homme, mais la vie des formes ne se fait pas au hasard, elle n’est pas un fond de décor bien adapté à l’histoire et sorti de ses nécessités, elles obéissent à des règles qui leur sont propres, qui sont en elles ou, si l’on veut, dans les régions de l’esprit qu’elles ont pour siège et pour centre, et il est permis de chercher comment ces grands ensembles, unis par un raisonnement serré, par des expériences bien liées, se comportent à travers ces changements que nous appelons leur vie. Les états qu’ils traversent successivement sont plus ou moins longs, plus ou moins intenses selon les styles — l’âge expérimental, l’âge classique, l’âge du raffinement, l’âge baroque. Ces distinctions ne sont peut-être pas absolument nouvelles, mais ce qui l’est davantage, comme Déonna l’a montré, avec une rare vigueur analytique, pour certaines périodes, c’est que, dans tous les milieux, à toutes les périodes de l’histoire, ces âges ou ces états présentent les mêmes caractères formels, si bien qu’il n’y a pas lieu d’être surpris de constater d’étroites correspondances entre l’archaïsme grec et l’archaïsme gothique, entre l’art grec du ve siècle et les figures de la première moitié de notre xiiie, entre l’art flamboyant, cet art baroque du gothique, et l’art rococo. L’histoire des formes ne se dessine pas par une ligne unique et ascendante. Un style prend fin, un autre naît à la vie. L’homme est contraint de recommencer les mêmes recherches, et c’est le même homme, j’entends la constance et l’identité de l’esprit humain, qui les recommence.

L’état expérimental est celui où le style cherche à se définir. On l’appelle généralement archaïsme, en conférant à ce terme une acception péjorative ou favorable, selon que l’on y voit un grossier balbutiement ou une verte promesse, ou plutôt selon le moment où nous nous trouvons nous-mêmes placés. En suivant, au xie siècle, l’histoire de la sculpture de style roman, nous voyons par quelles expériences, apparemment désordonnées et « grossières », la forme cherche à faire son profit des variations ornementales et à y incorporer l’homme même, en l’adaptant ainsi à certaines fonctions architecturales. L’homme ne s’impose pas encore comme objet d’étude, encore moins comme mesure universelle. Le traitement plastique respecte la puissance des masses, leur densité de bloc ou de mur. Le modelé reste à la surface, comme une ondulation légère. Les plis, minces et peu profonds, ont la valeur d’une écriture. Ainsi procèdent tous les archaïsmes : l’art grec commence lui aussi par cette unité massive, par cette plénitude et cette densité ; il rêve lui aussi sur les monstres, qu’il n’a pas encore humanisés ; il n’est pas encore obsédé par la musicalité des proportions humaines, dont les divers canons scanderont son âge classique ; il ne cherche ses variations que dans l’ordre architectural, qu’il conçoit d’abord avec épaisseur. Dans l’archaïsme roman comme dans l’archaïsme grec, les expériences se succèdent avec une rapidité déconcertante. Le vie siècle comme le xie suffisent à l’élaboration d’un style ; la première moitié du ve siècle et le premier tiers du xiie en voient l’épanouissement. L’archaïsme gothique est peut-être encore plus rapide ; il multiplie ses expériences sur la structure, crée des types auxquels on croirait qu’il peut s’arrêter, les renouvelle jusqu’à ce qu’il ait en quelque sorte statué sur son avenir avec Chartres. Quant à la sculpture de la même période, elle nous offre un remarquable exemple de la constance de ces lois ; elle est inexplicable si on la considère comme le dernier mot de l’art roman, ou comme la « transition » du roman au gothique. À un art du mouvement elle substitue la frontalité et l’immobilité ; à l’ordonnance épique des tympans, la monotonie du Christ en gloire dans le tétramorphe ; la manière dont elle imite les types languedociens la montre en régression sur ces derniers, plus anciens ; elle a tout oublié des règles stylistiques qui charpentent le classicisme roman et, quand elle semble s’en inspirer, c’est à contresens. Cette sculpture de la seconde moitié du xiie siècle, contemporaine du baroque roman, entreprend ses expériences dans une autre voie, à d’autres fins. Elle recommence.

Nous ne chercherons pas à enrichir d’une définition de plus la série déjà longue de toutes celles que l’on a données du classicisme. En l’envisageant comme un état, comme un moment, nous le qualifions déjà. Il n’est pas vain d’indiquer qu’il est le point de la plus haute convenance des parties entre elles. Il est stabilité, sécurité, après l’inquiétude expérimentale. Il confère, si l’on peut dire, leur solidité aux aspects mouvants de la recherche (et par là même, dans un certain sens, il est renoncement). Ainsi la vie perpétuelle des styles atteint et rejoint le style comme valeur universelle, c’est-à-dire un ordre qui vaut pour toujours et qui, par delà les courbes du temps, établit ce que nous appelions la ligne des hauteurs. Mais il n’est pas le résultat d’un conformisme, puisqu’il sort, au contraire, d’une dernière expérience, dont il conserve l’audace, la qualité forte et jaillissante. Combien l’on souhaiterait rajeunir ce vieux mot, usé à force d’avoir servi à des justifications illégitimes, ou même insensées ! Brève minute de pleine possession des formes, il se présente, non comme une lente et monotone application des « règles », mais comme un bonheur rapide, comme l’ἀκμή des Grecs : le fléau de la balance n’oscille plus que faiblement. Ce que j’attends, ce n’est pas de la voir bientôt de nouveau pencher, encore moins le moment de la fixité absolue, mais, dans le miracle de cette immobilité hésitante, le tremblement léger, imperceptible, qui m’indique qu’elle vit. Ainsi l’état classique se sépare radicalement de l’état académique, qui n’en est que le reflet sans vie. Ainsi les analogies ou les identités que nous révèlent parfois les divers classicismes dans le traitement des formes ne sont pas le résultat nécessaire d’une influence ou d’une imitation. Au portail nord de Chartres, les belles statues de la Visitation, si pleines, si calmes, si monumentales, sont bien plus « classiques » que les figures de Reims dont les draperies évoquent l’imitation de modèles romains. Le classicisme n’est pas le privilège de l’art antique, qui a passé par des états divers et qui cesse d’être classique quand il devient art baroque. Si les sculpteurs de la première moitié du xiiie siècle s’étaient constamment inspirés du prétendu classicisme romain, dont la France conservait encore tant de vestiges, ils auraient cessé d’être classiques. On en voit une remarquable preuve dans un monument qui mériterait une longue analyse, la Belle Croix de Sens. La Vierge, debout à côté de son fils crucifié, toute simple et comme resserrée dans la chasteté de sa douleur, porte encore en elle les traits de ce premier âge expérimental du génie gothique qui fait penser à l’aube du ve siècle. La figure de saint Jean, de l’autre côté de la croix, est manifestement imitée, dans le traitement des draperies, de quelque médiocre ronde-bosse gallo-romaine et, surtout par le bas de son corps, elle détonne dans cet ensemble si pur. L’état classique d’un style ne se « rejoint » pas du dehors. Le dogme de l’imitation des anciens peut servir aux fins de tout romantisme.

Nous n’avons pas à montrer ici comment les formes passent de l’état classique à ces expériences de raffinement qui, portant sur l’architecture, renchérissent sur l’élégance des solutions constructives, jusqu’aux paradoxes les plus hardis, et aboutissent à cet état de pureté sèche, à cette indépendance calculée des parties qui sont si remarquables dans ce que l’on appelle l’art rayonnant, tandis que l’image de l’homme, perdant peu à peu son caractère monumental, se sépare de l’architecture, s’amincit, s’enrichit de flexions nouvelles sur les axes et de subtils passages dans le modelé. La poésie de la chair nue comme matière de l’art amène les sculpteurs à se faire peintres en quelque manière et sollicite en eux le goût du morceau : la chair devient chair et cesse d’être mur. L’éphébisme dans la représentation de l’homme n’est pas le signe de la jeunesse d’un art : il est peut-être au contraire la première et gracieuse annonce d’un déclin. Les sveltes figures de la Résurrection, au grand portail de Rampillon, si souples, si alertes, la statue d’Adam provenant de Saint-Denis, malgré les reprises, certains fragments de Notre-Dame laissent briller sur l’art français de la fin du xiiie et de tout le xive siècle une lumière praxitélienne. On sent bien désormais que ces rapprochements ne sont pas de pur goût et qu’ils se justifient par une vie profonde, sans cesse en action, sans cesse efficace, aux diverses périodes et dans les divers milieux de la civilisation humaine. Peut-être serait-il permis d’expliquer ainsi, et non seulement par l’analogie des procédés, les caractères communs aux figures de femmes peintes au ive siècle sur les flancs des lécythes funéraires attiques et à celles dont les maîtres japonais, à la fin du xviiie siècle, dessinèrent au pinceau pour les graveurs sur bois les sensibles et flexibles images.

L’état baroque permet également de retrouver la constance des mêmes caractères dans les milieux et dans les temps les plus divers. Il n’est pas plus l’apanage de l’Europe depuis trois siècles que le classicisme n’est le privilège de la culture méditerranéenne. C’est un moment de la vie des formes, et sans doute le plus libéré. Elles ont oublié ou dénaturé ce principe de la convenance intime dont l’accord avec les cadres, et particulièrement avec ceux de l’architecture, est un aspect essentiel ; elles vivent pour elles-mêmes avec intensité, elles se répandent sans frein, elles prolifèrent comme un monstre végétal. Elles se détachent en s’accroissant, elles tendent de toutes parts à envahir l’espace, à le perforer, à en épouser tous les possibles, et l’on dirait qu’elles se délectent de cette possession. Elles y sont aidées par l’obsession de l’objet et par une sorte de fureur de « similisme ». Mais les expériences auxquelles les entraîne une force secrète dépassent sans cesse leur objet. Ces caractères sont remarquables et même saisissants dans l’art ornemental. Jamais la forme abstraite n’a, je ne dis pas une plus forte, mais une plus évidente valeur mimique. C’est aussi que jamais la confusion entre forme et signe n’est plus impérieuse. La forme ne se signifie plus seulement, elle signifie un contenu volontaire, on la torture pour l’adapter à un « sens ». C’est alors qu’on voit s’exercer le primat de la peinture, ou plutôt tous les arts mettent leurs ressources en commun, franchissent les frontières qui les séparaient et s’empruntent leurs effets. En même temps, par une inversion curieuse et sous l’empire d’une nostalgie qui a sa source dans les formes elles-mêmes, l’intérêt pour le passé se réveille et l’art baroque se cherche dans les régions les plus anciennes une émulation, des exemples, des appuis. Mais ce que le baroque demande à l’histoire, c’est le passé du baroque. De même qu’Euripide ou Sénèque le Tragique, et non Eschyle, inspirent les poètes français du xviie siècle, ce que le baroque romantique a chéri dans l’art du Moyen Âge, c’est l’art flamboyant, cette forme baroque du gothique. On n’entend pas assimiler sur tous les points art baroque et romantisme, mais si, en France, ces deux « états » des formes paraissent distincts, c’est non seulement parce qu’ils sont successifs, mais aussi parce qu’il y a entre eux un phénomène historique de rupture, un bref et violent intervalle rempli par un classicisme artificiel. Et c’est par delà le fossé de l’art davidien que les peintres français rejoignent Titien, Tintoret, Caravage, Rubens et plus tard, sous le Second Empire, les maîtres du xviiie siècle.

Les formes, en leurs divers états, ne sont certes pas suspendues dans une zone abstraite, au-dessus de la terre, au-dessus de l’homme. Elles se mêlent à la vie, d’où elles viennent, traduisant dans l’espace certains mouvements de l’esprit. Mais un style défini n’est pas seulement état de la vie des formes, ou plutôt cette vie même, il est milieu formel homogène, cohérent, à l’intérieur duquel l’homme agit et respire, milieu qui est capable de se déplacer en bloc. Nous avons des blocs gothiques importés dans l’Espagne du Nord, en Angleterre, en Allemagne, où ils vivent avec plus ou moins d’énergie, sur un rythme plus ou moins rapide, qui tantôt admet des formes plus anciennes, devenues locales, mais non pas propres à l’essence du milieu, et tantôt favorise la précipitation ou la précocité des mouvements. Stables ou nomades, les milieux formels engendrent leurs divers types de structure sociale, un style de vie, un vocabulaire, des états de conscience. D’une façon plus générale, la vie des formes définit des sites psychologiques, sans lesquels le génie des milieux serait opaque et insaisissable pour tous ceux qui en font partie. La Grèce existe comme socle géographique d’une certaine idée de l’homme, mais le paysage de l’art dorique, ou plutôt l’art dorique comme site, a créé une Grèce sans laquelle la Grèce de la nature n’est qu’un lumineux désert ; le paysage gothique, ou plutôt l’art gothique comme site, a créé une France inédite, une humanité française, des profils d’horizon, des silhouettes de villes, enfin une poétique qui sortent de lui, et non de la géologie ou des institutions capétiennes. Mais le propre d’un milieu n’est-il pas d’enfanter ses mythes, de conformer le passé à la mesure de ses besoins ? Le milieu formel crée ses mythes historiques, qui ne sont pas modelés seulement par l’état des connaissances et par les besoins spirituels, mais par les exigences de la forme. Nous voyons par exemple onduler à travers le temps une succession de fables imagées de l’antiquité méditerranéenne. Selon qu’elle s’incorpore à l’art roman, à l’art gothique, à l’art humaniste, à l’art baroque, à l’art davidien, à l’art romantique, elle change de figure, elle se plie à d’autres cadres, elle s’infléchit selon d’autres courbes et, dans l’esprit des hommes qui assistent à ses métamorphoses, elle propage les images les plus différentes et même les plus opposées. Elle intervient dans la vie des formes, non comme une donnée irréductible, non comme un apport étranger, mais comme une matière plastique et docile.

Mais ne semble-t-il pas qu’en soulignant avec tant de rigueur les divers principes qui régissent la vie des formes et qui retentissent sur la nature, sur l’homme et sur l’histoire, au point de constituer un univers et une humanité, nous soyons amenés à établir un déterminisme pesant ? Ne détachons-nous pas l’œuvre d’art de la vie humaine pour la faire entrer dans un aveugle automatisme, n’est-elle pas désormais prisonnière de la série et comme définie d’avance ? Il n’en est rien. L’état d’un style ou, si l’on veut, un moment de la vie des formes est à la fois garant et promoteur de la diversité. C’est dans l’état de sécurité d’une haute définition intellectuelle que l’esprit est vraiment libre. La puissance de l’ordre formel autorise seule l’aisance de la création, son caractère spontané. La plus grande multiplicité des expériences et des variations est fonction de la rigueur des cadres, tandis que l’état de liberté indéterminée conduit fatalement à l’imitation. Quand bien même ces principes seraient contestés, deux observations nous font sentir l’activité et comme le jeu de l’unique dans des ensembles si bien liés.

Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. C’est là qu’elles existent, et non ailleurs, c’est-à-dire dans un monde puissamment concret, puissamment divers. La même forme conserve sa mesure, mais change de qualité selon la matière, l’outil et la main. Elle n’est pas le même texte tiré sur des papiers différents, car le papier n’est que le support du texte : dans un dessin, il est élément de vie, il est au cœur. Une forme sans son support n’est pas forme, et le support est forme lui-même. Il est donc nécessaire de faire intervenir l’immense variété des techniques dans la généalogie de l’œuvre d’art et de montrer que le principe de toute technique n’est pas inertie, mais action.

D’autre part, il faut envisager l’homme même, qui n’est pas moins divers. La source de cette diversité ne réside pas dans l’accord ou le désaccord de la race, du milieu et du moment, mais dans une autre région de la vie, qui comporte peut-être elle aussi des affinités et des accords plus subtils que ceux qui président aux groupements généraux dans l’histoire. Il existe une sorte d’ethnographie spirituelle qui s’entrecroise à travers les « races » les mieux définies, des familles d’esprits unies par des liens secrets et qui se retrouvent avec constance par delà les temps, par delà les lieux. Peut-être chaque style et chaque état d’un style, peut-être chaque technique requièrent-ils de préférence telle nature d’homme, telle famille spirituelle. En tout cas, c’est dans le rapport de ces trois valeurs que nous pouvons saisir à la fois l’œuvre d’art comme unique et comme élément d’une linguistique universelle.