Vie de la vénérable mère d’Youville/01/12

CHAPITRE XII


MORT DE Mme D’YOUVILLE. — REGRETS DE SES FILLES, — SES FUNÉRAILLES. — FAIT MERVEILLEUX ARRIVÉ À SA MORT. — SA RÉPUTATION DE SAINTETÉ.


Mme d’Youville avait maintenant la confiance d’avoir assuré le fonctionnement régulier des différentes œuvres de son Institut, car elle les avait appuyées sur l’autorité de ses supérieurs ecclésiastiques, et par le soin qu’elle avait donné à la formation de ses filles, qui devaient perpétuer sa fondation, elle pouvait espérer que celles qui lui succèderaient ne failliraient pas à leur mission. Sa tâche semblait donc terminée. Elle était âgée de soixante-dix ans ; elle s’était dépensée au soulagement des malheureux et dans les luttes, les embarras et les inquiétudes dont sa carrière avait été remplie : il n’était pas étonnant de voir ses forces l’abandonner.

Une première attaque de paralysie la frappa le 9 décembre 1771, et la priva de tout mouvement du côté gauche. Tous les secours de l’art lui furent prodigués, mais restèrent impuissants. M. Montgolfier, voulant tenter un dernier effort pour la guérir, obtint de l’évêque la faveur de faire venir auprès d’elle la sœur Martel, pharmacienne de l’Hôtel-Dieu, qui jouissait d’une grande réputation à raison des succès étonnants qu’elle obtenait dans son traitement des malades. Les soins que cette religieuse donna à Mme d’Youville réussirent à maîtriser la maladie pendant quelques jours, et la chère malade put se lever et marcher dans sa chambre. Comme la paralysie n’avait nullement affecté son moral, la fondatrice en profita pour se confesser et recevoir la sainte communion avec la plus grande ferveur.

Ses filles, en proie à la plus vive inquiétude, adressèrent d’ardentes supplications au ciel pour la conservation d’une vie si précieuse. « Si Dieu voulait nous la laisser dans cet état, » se disaient-elles les unes aux autres, « nous nous trouverions heureuses de la conserver ainsi ; nous la soignerions de notre mieux, afin de l’avoir encore au milieu de nous. »

Mais l’heure du sacrifice et de la récompense était arrivée : le Père Éternel, que Mme d’Youville avait tant invoqué pendant sa vie, la réclamait pour la couronner et la glorifier.

Malgré tous les soins, malgré toutes les prières, Mme d’Youville fut atteinte d’une seconde attaque, le 13 décembre, et cette fois la crise devait être fatale.

La sœur chargée de soigner la malade venait de lui apporter son dîner ; Mme d’Youville, qui s’oubliait toujours pour les autres, insista pour l’envoyer rejoindre ses compagnes. Ne voulant pas désobéir à la supérieure, la sœur la quitta, quoique à regret ; mais à peine était-elle rendue au réfectoire que, ne pouvant plus maîtriser son inquiétude, elle revint auprès de Mme d’Youville, qu’elle trouva assise dans son fauteuil, sans parole, sans mouvement et les traits profondément altérés. Elle se hâta de prévenir la communauté ; ses filles, que l’angoisse étreignait au cœur, accoururent auprès d’elle. On appela le médecin ; la sœur Martel franchit de nouveau la grille de son cloître, et l’habile Hospitalière réussit à tirer Mme d’Youville de sa léthargie ; elle recouvra peu à peu la parole et s’empressa de profiter de ce mieux pour faire des actes constants de résignation et pour disposer ses filles à faire comme elle. Elle reçut de nouveau les sacrements de l’Église avec une grande piété et, s’adressant à ses sœurs réunies autour de son lit, elle leur laissa, dans un dernier adieu, ce testament spirituel resté à jamais gravé dans leurs cœurs : « Mes chères sœurs, restez constamment fidèles à l’état que vous avez embrassé ; marchez toujours dans les voies de la régularité, de l’obéissance et de la mortification ; mais surtout faites en sorte que l’union la plus parfaite règne parmi vous. »

Ces paroles, résumé de tous les avis spirituels donnés par Mme d’Youville à ses filles, furent accueillies par des sanglots.

Le 14 décembre, la malade fit son testament, dans lequel elle demanda à sa communauté et aux pauvres de sa maison de prier pour le repos de son âme, et se recommanda à Dieu le Père, le suppliant, par les mérites infinis de Notre-Seigneur, de lui pardonner ses péchés et de l’admettre au ciel. Elle s’adressa à la Très-Sainte-Vierge et aux saints pour obtenir cette grâce.

Elle légua tous ses biens aux pauvres, et cependant elle restait mère, tout en étant religieuse, et n’oublia pas ses deux fils. Elle demanda à ses filles de les garder jusqu’à leur mort, si toutefois ils voulaient venir mourir à l’Hôpital.[1]

Les sœurs, voyant la gravité de l’état de leur mère, demandaient à tous ceux qui venaient à l’hospice de vouloir bien s’unir à elles pour obtenir du ciel, par leurs prières, la guérison de celle qu’elles vénéraient si profondément.

Onze jours s’étaient écoulés depuis la dernière attaque qui avait frappé Mme d’Youville. Elle s’était confessée et elle devait recevoir la sainte communion le lendemain matin. Une de ses nièces, Mme Bénac, qui était très assidue auprès d’elle, entrant dans sa chambre, lui annonça qu’elle passerait cette nuit avec elle. « Oh ! cette nuit, je n’y serai plus, » dit Mme d’Youville avec assurance. Ces paroles étonnèrent d’autant plus les personnes présentes qu’elle semblait mieux en ce moment et que ses sœurs avaient recommencé à espérer sa guérison. Malheureusement les paroles de Mme d’Youville ne devaient pas tarder à se vérifier et, comme elle l’avait annoncé, elle ne devait pas passer la nuit. Vers huit heures du soir, le 23 décembre, elle fut frappée d’apoplexie foudroyante et expira en quelques instants. Ses sœurs, réunies pour la prière du soir, accoururent éplorées à l’annonce de cette terrible nouvelle, et « ce n’est plus, » dit M. Faillon, « dans la maison qu’un cri universel, ce ne sont plus que gémissements, que pleurs, que sanglots. »

« Non, je ne pourrai jamais exprimer, » écrivait la Mère Despins, « quelle fut dans ce moment fatal notre étrange surprise de nous voir arracher par la mort celle que nous chérissions le plus en ce monde. On n’entendait de tous côtés que les cris et les lamentations d’une troupe d’enfants qui perdaient leur mère, et une si tendre et si charitable mère ne peut être assez regrettée. Qu’elle est grande, cette perte ! Jamais il n’y aura plus de Madame d’Youville pour nous… Ah ! je ne puis exprimer l’affliction, les cris et les lamentations de notre pauvre maison… Tous se disaient les uns aux autres, le cœur pénétré de la plus vive douleur : Nous n’avons donc plus de mère ?… c’en est donc fait, notre mère est morte. Si nous la pleurons et la regrettons, c’est pour nous, car je crois qu’elle est au ciel, où elle est allée recevoir le fruit de ses travaux. »

Aussitôt que Mme d’Youville eut rendu le dernier soupir, ses traits, altérés par la souffrance et la maladie, reprirent un air de vie ; son teint même s’anima, et chacun s’empressait de venir contempler et admirer l’expression de paix et de bonheur empreinte sur cette figure vénérée.

La famille avait fait bien souvent des instances auprès d’elle pour qu’elle consentît à faire peindre son portrait ; mais elle avait toujours refusé en disant : « Si on veut absolument avoir mon portrait, on ne l’aura jamais qu’après ma mort. » On décida donc d’essayer de reproduire les traits de la fondatrice, afin de les conserver pour sa communauté et pour les siens, et un de ses neveux se rendit dans ce but auprès de sa couche funèbre avec un peintre. Mais, à la grande surprise des personnes présentes, le visage de Mme d’Youville changea tout à coup et, malgré la célérité de l’artiste, il ne put réussir qu’à saisir une ressemblance imparfaite de la défunte.

Heureusement que le cœur n’oublie pas : aidé par les filles et les compagnes de la fondatrice, qui gardaient à jamais gravé dans leur mémoire le souvenir de leur mère bien-aimée, le peintre a pu laisser à la postérité un portrait suffisamment vrai pour satisfaire la famille de Mme d’Youville et ses compagnes. Ce portrait, conservé avec amour et vénération dans la communauté, fait le bonheur de sa famille religieuse, et chaque génération de Sœurs Grises, passant devant cette image calme et souriante de leur fondatrice, est heureuse de contempler à son tour les traits de celle qui les a enfantées à la vie religieuse et dont le souvenir et les saints exemples les aident et les soutiennent dans l’âpre chemin qu’elles ont à parcourir.

Au moment où Mme d’Youville rendait le dernier soupir, il se produisit un fait extraordinaire, qui a toujours été regardé comme vraiment miraculeux par ceux qui en ont été les témoins.

Une lumière brillante, ayant la forme d’une croix, parut et resta suspendue pendant quelque temps au-dessus de l’Hôpital Général. Cette croix fut aperçue par plusieurs personnes, et quelques-unes, qui se trouvaient dans la rue Saint-Laurent, purent voir ce phénomène et l’attester ensuite.

M. Jean Delisle, savant très estimé pour ses vastes connaissances dans les sciences naturelles et surtout dans la physique, et que ses contemporains désignent comme « homme de lettres distingué, joignant à toutes les vertus sociales des connaissances profondes et étendues », fut l’instrument choisi par la Providence pour attester ce fait. Et nul ne pouvait rendre de cette étrange apparition un témoignage plus autorisé, puisque sa science, éloignant tout soupçon de crédulité, donnait la garantie d’une appréciation calme, raisonnée et sincère.

Étonné à la vue de cette lumière, M. Delisle n’osa en croire ses yeux ; il appela un de ses amis, et tous deux purent se convaincre qu’une croix lumineuse brillait au-dessus de l’Hôpital Général. Ignorant la mort de la fondatrice, le savant s’écria : « Ah ! quelle croix vont donc avoir les pauvres Sœurs Grises ? Que va-t-il donc leur arriver ? »

Les sœurs qui ont survécu à la mort de la Vénérable Mère d’Youville se rappelaient la visite faite chez elles par M. Delisle, le lendemain de la mort de leur mère, pendant laquelle il leur avait raconté ce qu’il avait vu et combien il avait été persuadé que cette croix était un fait miraculeux et tout à fait en dehors des explications scientifiques.

Dieu a maintes fois glorifié ses amis et ses saints par des faveurs extraordinaires du même genre. Souverain maître de la vie, de la mort et de toute la création, ne peut-il, quand bon lui semble, suspendre les lois qu’il a établies et manifester le mérite de ses serviteurs par des circonstances surnaturelles, des faits exceptionnels ?

Saint Vincent de Paul ne vit-il pas, à la mort de sainte Jeanne de Chantal, un globe de feu monter au ciel et aller se fondre dans un globe plus gros et plus lumineux ?

Une religieuse carmélite, sœur Catherine-Baptiste, vit, à la mort de sainte Thérèse, une étoile très brillante et d’une grandeur exceptionnelle apparaître au firmament.

Combien d’autres faits extraordinaires ne pourrions-nous pas citer, pour appuyer notre croyance dans l’apparition de la croix aperçue à Ville-Marie le soir de la mort de Mme d’Youville et qui semble un témoignage visible de la prédestination de la servante de Dieu ?

Au point de vue de la foi, l’explication se présente d’elle-même ; à l’heure où il rappelle à Lui cette sainte femme qui pendant toute sa vie a mis son espérance dans cette croix qui sauva le monde, répétant sans cesse dans ses épreuves et ses tribulations : « O crux, ave, spes unica ! » c’est aussi par le signe rédempteur que Dieu voulut faire connaître la grandeur de cette humble vie et la force qui avait caractérisé cette grande amante de la croix.

La croix ! Mme d’Youville l’a embrassée avec joie et amour, et la croix l’a suivie depuis son berceau jusqu’à la tombe, compagne inséparable de sa vie et de ses œuvres. Est-il étonnant qu’à son dernier soupir cette croix se soit levée sur son Institut pour rappeler à Ville-Marie, où s’étaient exercés son zèle et ses vertus, la glorieuse destinée réservée par Dieu à ceux qui l’aiment et le servent en esprit et en vérité ?

Mme d’Youville était morte le 23 décembre : ses restes mortels avaient été exposés dans la salle de la communauté, où ses filles n’avaient cessé de venir pleurer et prier. Le 25 décembre, jour de Noël, elle fut portée dans l’église, et inhumée le 26, jour de la fête de saint Étienne. « Sa haute réputation de mérites et de vertus, » dit M. Sattin, « avait attiré un nombreux concours à ses funérailles. Les personnes les mieux placées de la ville assistèrent à ses obsèques, ainsi que plusieurs prêtres des environs. » Le service fut chanté par M. Montgolfier, supérieur du Séminaire, et le cercueil fut descendu par les pauvres dans un des caveaux de l’église de l’Hôpital Général.

Mme d’Youville avait laissé, à sa mort, une grande renommée de sainteté. Les pauvres de sa maison, ses compagnes et toutes les personnes qui avaient eu l’honneur de la connaître donnèrent dans bien des circonstances le témoignage de leur vénération pour elle et pour sa mémoire. « Une vie aussi pleine de mérites, » dit M. Sattin, » une vie sanctifiée par des actes de charité si héroïques, marquée par tant de traits de la Providence et terminée dans ces sentiments de piété et d’amour qui animent le juste, ne pouvait que remplir ses sœurs de la plus vive confiance du bonheur dont elle jouissait déjà. Cette pensée séchait leurs larmes comme un baume salutaire. Elles offrirent pour elle leurs suffrages ordinaires ; mais elles se sentaient plutôt portées à l’invoquer, ainsi que plusieurs personnes de considération qui l’avaient connue. »

Cette réputation de sainteté de Mme d’Youville était admise, en effet, par un grand nombre de personnes distinguées et plusieurs membres du clergé. Un jour, M. de Ligneris, curé de Laprairie, qui connaissait particulièrement Mme d’Youville, étant venu à l’Hôpital Général pendant sa dernière maladie, les sœurs lui demandèrent de prier pour la guérison de leur mère. « Oh ! je vous assure, » leur dit-il, « que je n’en ferai rien : il est temps qu’elle aille en paradis. » Les sœurs, affligées de son refus, lui dirent combien la maison souffrirait de sa perte ; il ajouta alors : « Elle vous protègera dans le ciel et vous obtiendra les secours et les grâces qui vous seront nécessaires. »

M. Gravé, prêtre du Séminaire de Québec et plus tard grand-vicaire, qui avait été aumônier de l’Hôpital Général après la conquête et qui connaissait tout le mérite de la fondatrice, écrivit à la Mère Despins, appelée à lui succéder comme supérieure : « J’ai appris avec certitude le 31 décembre la mort de Mme d’Youville. Vous connaissez mon attachement pour elle et vous pouvez conclure quelle douleur m’a causée sa mort. Si je pouvais m’en consoler, je tâcherais de vous en consoler moi-même. Qu’elle est grande, cette perte, et difficile à réparer, ou plutôt qu’elle est irréparable et qu’elle mérite de larmes ! Cependant je crois qu’en cela même nous devons bénir Dieu de ce qu’il nous l’a enlevée pour récompenser ses mérites et pour qu’elle nous servît de patronne auprès de lui. Je le loue encore de ce qu’il l’a laissée assez de temps sur la terre pour perfectionner l’œuvre qu’il lui avait inspirée… Certainement il n’a tenu qu’à vous de vous remplir de son esprit, de profiter de sa présence et de ses pieux avis ; et je ne puis vous rien souhaiter de mieux que la grâce d’en faire usage. Je ne vous félicite pas de ce que vous lui succédez. Il n’est pas gracieux de succéder immédiatement à une mère si tendrement aimée et dont le mérite était si fort au-dessus du commun, de succéder, en un mot, à une nouvelle de Chantal, car je ne crains pas de l’y comparer, et, en lisant la vie de celle-là, on n’a en mille endroits qu’à changer le nom pour se rappeler Mme d’Youville. J’ai dit pour elle une messe privilégiée et je ne cesse pas de prier pour elle ; je crois pourtant que le bon Dieu ne serait pas fâché que je la priasse elle-même de solliciter pour moi. Puisse-t-elle avoir pour moi auprès de Dieu le même bon cœur qu’elle avait pendant sa vie ! Mais, hélas ! à présent qu’elle me connaît mieux, peut-être ne m’aime-t-elle plus. »[2]

À cet hommage rendu à la sainteté de Mme d’Youville par un prêtre vertueux et distingué, qui avait été pendant deux ans aumônier de la maison qu’elle gouvernait, ajoutons celui que son fils se plaît à rendre aux vertus de sa mère. Témoin constant de sa vie, il la résume dans un prélude de sa biographie qu’il intitule : « Caractère d’une femme forte, » et qu’il termine ainsi : « Ces rares qualités firent que plusieurs personnes respectables, non seulement dans le clergé, mais dans l’état séculier, l’appelèrent plus d’une fois la femme forte des livres saints. »

M. Montgolfier, vicaire général de l’évêque de Québec, supérieur du Séminaire de Montréal, connaissait Mme d’Youville depuis vingt ans ; il avait été son supérieur et son confident pendant plus de dix ans, et voici en quels termes il écrivait, en 1781, dix ans après la mort de la servante de Dieu : « La dame veuve d’Youville était une femme d’un mérite distingué et d’une intelligence peu commune, capable de conduire une affaire avec prudence et de gouverner une communauté avec édification ; sa mémoire est restée en bénédiction dans l’Hôpital et au loin dans toute la colonie. »

Ces témoignages de vénération pour Mme d’Youville portèrent plusieurs personnes à l’invoquer avec confiance, et on a privément souvent eu recours à son intercession par des neuvaines ou autres prières faites auprès de son corps ou de son tombeau, ou en portant des objets qui lui ont appartenu. Nous aurons occasion de faire connaître plus tard à nos lecteurs les nombreuses faveurs qui ont été obtenues par son intercession.

Cette réputation de la Vénérable, loin de diminuer, s’accentue au contraire et augmente chaque jour dans le Canada et les États-Unis, et jusque dans les contrées les plus reculées du nord-ouest de l’Amérique, où ses filles, par leurs nombreux établissements, perpétuent ses œuvres et imitent ses vertus. Tous ceux qui sont l’objet de leur apostolat de charité ou qui peuvent en être témoins sont heureux de vénérer celle dont le grand cœur a trouvé de si merveilleuses ressources pour soulager toutes les misères ; de là naît chez eux une grande confiance dans la protection de cette âme privilégiée.

Le souvenir des vertus et de la vie sainte de Mme d’Youville s’est perpétué non seulement dans sa communauté et parmi les personnes qui ont des rapports avec ses filles, mais chez des hommes distingués, des évêques, des supérieurs de communautés religieuses, des journalistes, qui ont aussi affirmé cette renommée de sainteté par différentes lettres et écrits.

Nous en citerons quelques-uns.

M. de la Roche-Héron (Charles de Courcy), dans une brochure intitulée « Les servantes de Dieu en Canada », fait[3] un grand éloge de Mme d’Youville, en retraçant les principaux événements de sa vie remarquable. Il termine par ces paroles : « Il n’était pas petit, le bien que réalisait Mme d’Youville, et son abandon complet entre les mains de Dieu lui valut des grâces spéciales pour la soutenir dans toutes ses traverses. Son histoire relate les nombreux exemples d’assistance qui lui arrivèrent d’une façon miraculeuse. Tantôt elle trouve des pièces d’or dans la bourse de la communauté, qu’elle savait vide ; tantôt, au moment où l’on manque de pain, des tonneaux de farine se rencontrent inopinément dans une salle sans qu’aucune personne connue ait pu les y porter. Cette protection spéciale de la Providence s’est continuée jusqu’à nos jours sur l’Hôpital Général. Cet établissement, qui ne peut compter que sur cinquante mille francs de recettes assurées, ne dépense pas moins de cent cinquante mille francs par an, et les Sœurs de Charité n’ont jamais compté en vain sur les aumônes pour soutenir les œuvres dont elles sont chargées. »

Dans l’« Écho du Pays », journal publié en 1834, on trouve les lignes suivantes : « La fondatrice de l’Hôpital Général mourut en odeur de sainteté, en 1771. On raconte d’elle des choses qui tiennent du miracle… Le Canada, Varennes surtout, doit s’enorgueillir d’avoir donné le jour à cette sainte femme. »

En 1873, il a été fondé à Québec un hôpital appelé « Hôpital du Sacré-Cœur ». L’idée première de la fondation de cet hôpital a été principalement inspirée au fondateur par la lecture de la vie de Mme d’Youville, ainsi que l’atteste la lettre suivante, adressée par la supérieure de cet établissement au révérend M. Bonissant, alors aumônier des Sœurs Grises de Montréal : « Je suis heureuse de vous communiquer ce qui suit. Feu M. Louis Falardeau, notre fondateur, avait dans sa bibliothèque la Vie de Mme d’Youville, qu’il lisait et relisait ; il nous en parlait souvent avec admiration. La lecture de cette vie si édifiante contribua à lui donner l’idée des œuvres qu’il désirait faire embrasser à l’hôpital qu’il avait dessein de fonder.

« Nous-mêmes, après avoir accepté la fondation de l’hôpital, puisâmes dans la lecture de la vie de la sainte fondatrice bien des enseignements, des lumières et du courage pour nous dévouer aux mêmes œuvres que cette âme généreuse avait fondées, elle, au prix de tant de sacrifices ! »

Mgr Baillargeon, évêque de Tloa et coadjuteur de l’archevêque de Québec, écrivait à la supérieure générale des Sœurs de la Charité : « La vie de Mme d’Youville est un livre précieux pour le pays, auquel il rappelle une de ses grandes bienfaitrices ; précieux pour la religion, dont il fait connaître une des gloires ; précieux pour vous, à qui il retrace les vertus et les exemples d’une mère et d’une sainte fondatrice que vous vous efforcerez sans cesse d’imiter. »

En 1884, Mgr l’évêque de Rimouski écrivait à la révérende Mère Deschamps, alors supérieure des Sœurs Grises de Montréal : « C’est avec une joie bien vive que j’ai appris par votre lettre la résolution de votre communauté d’entreprendre la cause de béatification de votre vénérée fondatrice, Mme d’Youville. Si l’on a déjà introduit en cour de Rome certaines autres causes qui intéressent beaucoup notre pays, celle-ci sera la première qui aura pour fin la glorification d’une de nos compatriotes.

« Votre pieuse fondatrice a aussi donné pendant sa vie l’exemple de si grandes et si nombreuses vertus, d’abord au milieu du monde et des soins d’une famille, et surtout dans l’établissement de votre Institut ; elle a laissé à ses filles spirituelles un si précieux héritage de tendre charité envers les malheureux de toutes sortes, de confiance entière en la divine Providence et de résignation à tous ses décrets, d’un esprit d’humilité, d’obéissance, de pénitence et d’union fraternelle : elle a été douée des dons si extraordinaires de multiplication des ressources de sa maison, de connaissance des cœurs et de prophétie ; sa mort a été accompagnée de circonstances si merveilleuses, que sa mémoire est restée en vénération dans le Canada tout entier.

« Votre Institut lui-même, fondé par elle au milieu de tant d’obstacles et d’épreuves, a eu des commencements si faibles et si pénibles qu’on ne peut envisager qu’avec étonnement son rapide développement. Non seulement il a prospéré dans la ville de Montréal au delà de toute espérance, mais il a poussé des rejetons dans toute l’étendue du pays, dans toutes les provinces et territoires de notre vaste Confédération, d’un océan à l’autre, et jusque dans les États voisins. »

Dans un article publié dans le journal « La Minerve » en 1884, on a pu lire ce qui suit : « Le nom de Mme d’Youville appartient à l’histoire du pays et le souvenir de ses vertus doit y être gardé respectueusement, surtout à Montréal, théâtre de ses travaux. Le monument qui les perpétue parmi nous dans un si beau relief est l’admirable communauté des Sœurs Grises, fondée par elle en 1738. Les œuvres qu’elle a pratiquées pendant sa vie et léguées à perpétuité à son Institut sont des bienfaits publics dont la valeur n’est peut-être pas assez reconnue.

« Souvent appelée « la femme forte du Canada », Mme d’Youville fut aussi comparée à sainte Jeanne de Chantal par ses contemporains le plus à portée de juger de ses actions…

« Les grandes vertus et les grands dévouements étaient si communs, dans les temps héroïques de notre histoire où Mme d’Youville vécut, qu’il fallait des mérites suréminents pour commander la vénération générale, comme le fit cette noble femme sous l’humble costume de servante des pauvres.[4]

Depuis que Mme d’Youville a été honorée par le Saint-Siège du titre de Vénérable, sa renommée de sainteté s’est accrue d’une manière extraordinaire. Ceux qui la connaissaient déjà et qui avaient eu l’occasion de l’invoquer et d’en obtenir des faveurs sont heureux de publier ses bienfaits ; ceux qui ne l’avaient pas encore priée ou qui ne la connaissaient que vaguement sont heureux de la mieux connaître ou de l’invoquer, et sa renommée va grandissant et s’affermissant de jour en jour.

À l’occasion du décret apostolique décernant à Mme d’Youville le titre de Vénérable, les Sœurs de la Charité ont eu, dans leur chapelle, un triduum de prières et d’actions de grâces auquel un grand nombre de personnes de distinction ont voulu assister et qui a donné à plusieurs d’entre elles l’occasion d’exprimer publiquement leur foi dans les mérites de la fondatrice et leur admiration pour ses vertus.

« Si vous ne pouvez pas, » dit M. l’abbé Deguire, prêtre de Saint-Sulpice et curé de la paroisse de Saint-Jacques, « appeler votre fondatrice du nom de sainte, c’est parce que vous ne devez pas devancer l’Église ; mais vous devez croire qu’elle est sainte et qu’elle a été suscitée par Dieu pour fonder votre Institut ; ses enseignements doivent faire l’objet de vos méditations, et ses exemples, la règle de votre conduite. »

« À peine celle qui a poussé jusqu’à l’extrême, » dit M. l’abbé Adam, curé de la paroisse du Sacré-Cœur et parent de la Vénérable, « ce que le monde appelle la folie de la croix a-t-elle rendu le dernier soupir qu’une croix lumineuse apparaît au sommet de l’Hôpital, nouveau labarum, signe de victoire et de récompense. »

L’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Taché, arrière-petit-neveu de la fondatrice, vient à son tour rendre hommage à la Vénérable : « Il nous est permis, » dit-il, « d’espérer que les Canadiens auront la consolation de voir l’Église choisir une des nôtres à qui nous pourrons offrir un culte public… »

« Notre jeune et petit pays a donné assez de saints et de saintes, » écrit le cardinal Taschereau, qui n’avait pas pu se rendre au triduum, « pour que nous puissions en voir au moins quelques-uns sur le calendrier de l’Église. »

« Que le Seigneur, qui l’a enrichie de tant de grâces et de dons parfaits, la couronne bientôt de l’auréole des saints, » dit l’évêque de Saint-Hyacinthe, Mgr Moreau.

« Dieu a commencé à glorifier votre Vénérable Mère, » écrit M. Biel, du Séminaire de Saint-Sulpice de Paris. « Il continuera, j’espère, l’œuvre commencée, et un jour on pourra rendre un culte public à celle qui a tant fait pour le Canada. »

Et le vénéré M. Icard est heureux de joindre ses vœux à ce concert d’éloges. Il s’exprime ainsi : « Dieu soit béni de tout ce qui a été fait à Rome pour préparer les voies de la béatification de la Vénérable fondatrice. C’est pour vos sœurs un motif tout particulier de fidélité à se maintenir dans les pieuses traditions que cette sainte âme vous a laissées. »

Dans une lettre datée du 16 novembre 1897, Mgr Bégin, coadjuteur de Son Éminence le cardinal Taschereau, rendait le plus magnifique témoignage de la renommée de sainteté de Mme d’Youville par ces lignes, écrites à la communauté des Sœurs Grises de Montréal : « Depuis la lecture que j’ai faite de la vie de votre fondatrice, je me suis convaincu qu’à l’égal de plusieurs fondatrices de congrégations de femmes dans notre cher Canada, la Mère d’Youville a été une femme choisie par Dieu pour l’œuvre providentielle dont nous admirons aujourd’hui les merveilleux développements et les résultats si glorieux pour la sainte Église. Depuis cette lecture, qui m’a fait tant de bien et qui m’a montré la puissance de la grâce dans une âme fidèle, je me suis fait un devoir de l’invoquer tous les jours. Sa résignation au milieu des plus cruelles épreuves, sa confiance inébranlable dans la Providence divine, sa charité pour les pauvres malades, son union constante avec Dieu, la grande dévotion qu’elle avait et qu’elle a su inspirer à ses filles pour le Très-Saint-Sacrement, toutes les vertus qui ornaient cette grande âme comme d’une auréole de gloire m’ont rempli d’admiration pour votre Vénérable fondatrice et de confiance dans son intercession… Puissions-nous voir cette Vénérable mère mise bientôt par le Souverain-Pontife au nombre des bienheureux ! »

À peu près dans le même temps que le triduum de la maison-mère des Sœurs Grises, l’Hospice Saint-Joseph répétait les trois jours d’actions de grâces en l’honneur de la Vénérable fondatrice. Mgr l’archevêque de Montréal, alors M. le chanoine Bruchési, prononça, dans cette église, un sermon qui avait pour texte : « Vous êtes l’honneur de votre peuple, » et qui continuait ainsi : « Les Actes des Apôtres racontent que, dans la ville de Joppé, une femme nommée Tabithe passait sa vie dans l’aumône et les bonnes œuvres ; or un jour cette femme tomba malade et mourut. On exposa sa dépouille mortelle dans un appartement et grande fut la douleur de tous les malheureux. Mais comme on savait que saint Pierre était alors à Lydde, ville voisine, on le pria instamment de se rendre à Joppé. Il y consentit et, quand il fut arrivé, on le conduisit dans le cénacle où reposait Tabithe, et les pauvres lui montrèrent les vêtements que cette femme généreuse avait tissés pour eux, et tous le supplièrent de leur rendre leur bienfaitrice. Après avoir fait retirer la foule, saint Pierre commanda à la morte, qui ressuscita à l’heure même.

« Ce récit me fait songer à cette femme dont le nom est sur vos lèvres et dans vos cœurs.

« Il y a quelques années, notre peuple, subjugué par les vertus de la Vénérable Mère d’Youville, s’est adressé à saint Pierre, dans la personne de son illustre successeur, Léon XIII, pour lui demander de placer sur les autels cette dévouée servante des pauvres, et notre peuple avait à montrer, pour appuyer sa demande, non seulement des vêtements, mais des œuvres admirables qui se continuent encore plus de cent ans après sa mort. Rome a permis, en lui décernant le titre de « Vénérable », de commencer le procès de sa béatification. Le texte de ce mémorable décret a été placé sur le tombeau de la fondatrice ; il y est dit que Mme d’Youville fut une femme forte, qui a laissé après elle une admirable réputation de sainteté. Ces deux mots ne sont-ils pas le plus bel éloge qui se puisse faire ? Nous pouvons donc l’appeler avec raison « l’honneur de notre peuple », car qu’est-ce qui fait par-dessus tout l’honneur d’un peuple ? Est-ce le génie, la science, la richesse ? Sans doute ; mais n’est-ce pas surtout la vertu et la sainteté ? Il est vrai que Mme d’Youville n’est ni la seule ni la première qui ait obtenu le titre de Vénérable. Mgr de Laval, Marguerite Bourgeoys, Marie de l’Incarnation l’ont reçu, et certes nous saluons avec respect ces gloires sans tache de notre pays. À Mgr de Laval l’auréole de l’apostolat, à Marguerite Bourgeoys et à Marie de l’Incarnation l’insigne honneur de s’être dépensées pour le soin de l’enfance et de la jeunesse ! La Vénérable Mère d’Youville nous apparaît, dans notre histoire, comme la plus pure personnification de la charité. Mgr de Laval, Marguerite Bourgeoys, Marie de l’Incarnation, c’est la France qui nous les a donnés ; Mme d’Youville est une enfant de notre sol, la première Canadienne dont l’Église ait jusqu’à présent couronné les admirables vertus. Parmi les serviteurs des pauvres, il en est un que les temps modernes ont produit et auquel nous pensons instinctivement dès qu’il est question de charité : c’est saint Vincent de Paul. C’est à ce grand serviteur de Dieu que je comparerai volontiers Mme d’Youville. La Vénérable Mère me paraît lui ressembler par deux traits caractéristiques : l’universalité de sa charité et sa tendresse pour les petits enfants.

« Quel genre de bonnes œuvres, en effet, Mme d’Youville n’a-t-elle pas embrassé ? Elle a ouvert les bras aux malades, aux orphelins, aux insensés, aux vieillards, et jamais elle n’a rebuté quiconque réclamait son appui… »

« Invoquons, » dit-il en terminant, « celle qui peut nous protéger du haut du ciel. Si l’Église ne permet pas encore que nous lui rendions un culte public, elle ne nous défend pas de la prier en notre particulier ; prions-la dans nos familles, allons avec confiance solliciter ses faveurs auprès de son tombeau. Dieu aimera, il me semble, à glorifier celle qui l’a si généreusement servi sur la terre. Il manifestera par des signes sensibles le crédit dont elle jouit dans la gloire, et un jour, c’est notre espoir, nous pourrons célébrer solennellement dans nos temples celle que nous vénérons aujourd’hui dans notre cœur. »



  1. Cette demande fut plus tard exaucée pour l’un d’eux, M. François d’Youville se retira chez les Sœurs Grises et reçut d’elles les soins les plus attentifs. Il mourut en 1778, après de longues et vives souffrances, âgé de cinquante-trois ans, et fut inhumé dans l’église de l’Hôpital, auprès de sa mère.
  2. Vie de Madame d’Youville, par M. Sattin.
  3. Page 71.
  4. M. Wilfrid Marchand, ancien greffier de la Cour d’Appel.