Vie de la vénérable mère d’Youville/01/13

CHAPITRE XIII


VERTUS PRATIQUÉES PAR Mme D’YOUVILLE. — VERTUS THÉOLOGALES : FOI, ESPÉRANCE, CHARITÉ. — SES DÉVOTIONS.


La foi, base de la vie chrétienne et des vertus qui doivent l’embellir, rayonne d’un si vif éclat dans tous les actes de Mme d’Youville qu’il semble que sa vie entière ait été inspirée par cette parole du Sauveur : « Si vous aviez la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne de passer d’un lieu à un autre, et elle passerait, et rien ne vous serait impossible. »

Forte de cette croyance, elle entreprenait les œuvres les plus difficiles et les plus délicates, et les soutenait avec la vivacité de cette foi qui ignorait les obstacles, car rien ne lui semblait impossible, aidée du secours de Dieu.

« Sa charité, » dit M. Faillon, « prenait sa source dans sa foi vive, qui était le ressort invisible qui imprimait tant de force à son âme et lui faisait inventer tant de moyens si féconds en merveilleux résultats. »

Sa foi fut donc le principe de son héroïque charité envers les pauvres, en qui elle voyait toujours Jésus-Christ souffrant. Cette pensée mettait dans son âme ce désir si ardent de venir en aide aux malheureux, qu’elle voulait secourir partout, toujours et sous n’importe quelle forme que revêtit la souffrance.

C’est aussi dans la vivacité de sa foi qu’elle puisait ce sentiment de confiance si entière en Dieu qui ne lui permettait pas le plus léger doute, même dans les circonstances les plus désespérées, et qui faisait toujours sortir de ses lèvres des paroles de parfait abandon : « Dieu le veut, que son saint nom soit béni ! » répétait-elle sans cesse à ses filles, et de sa plume ne s’échappaient que des élans d’amour et de reconnaissance : « Dieu a ses desseins, je les adore et je me soumets à sa volonté, » écrivait-elle à un ami de la maison. « Tout ira comme Dieu voudra. » « Toujours à la veille de manquer de tout, et nous ne manquons jamais du moins du nécessaire, » écrivait-elle ailleurs.

La foi héroïque de Mme d’Youville lui a fait entreprendre des choses au-dessus des forces de la nature, et elle a réussi à les accomplir malgré des obstacles sans cesse renaissants. Elle semblait avoir le don d’aplanir les difficultés, et cette foi si vive lui faisait considérer ses nombreuses épreuves comme des faveurs célestes et des moyens de grandir dans la vertu. C’est ainsi qu’après le premier incendie de sa maison elle sut tirer de cette croix le moyen de vivre plus pauvrement, et, plus tard, lorsque, installée à l’Hôpital Général, elle vit cet établissement, objet de tant de sollicitudes, devenir aussi la proie des flammes, elle trouva dans sa foi l’énergie de glorifier Dieu par une sublime action de grâces !

Toute pénétrée de cette foi ardente, Mme d’Youville mettait sa force et sa consolation dans l’oraison ; elle conversait habituellement avec Dieu, et son travail ne la distrayait jamais assez pour interrompre l’union de son âme avec Lui. Elle voyait le reflet divin sur toutes choses et surtout dans les créatures, qu’elle aimait en Dieu et pour Dieu. On raconte que pendant qu’elle surveillait les travaux de la maison qu’elle fit bâtir à la Pointe Saint-Charles, elle se retirait dans un petit réduit solitaire, et là, seule avec Dieu, elle s’abîmait dans la contemplation, s’inspirant des lumières qui lui étaient données et prolongeant sa prière aussi longtemps qu’il lui était possible de le faire. Ce réduit, respecté par les flammes lorsque le feu détruisit cette maison, a été l’objet de la vénération des premières mères qui aimaient à y venir prier et méditer à leur tour, afin d’obtenir l’esprit d’oraison de leur sainte fondatrice.

Dans toutes ses exhortations, Mme d’Youville s’efforçait d’inculquer à ses filles le goût et l’amour de l’oraison. « Elle voulut, dit un de ses biographes, que ses filles fussent toutes des filles d’oraison, qu’elles se rendissent familiers les exercices de la vie intérieure et vécussent de la vie de la foi. » « Nous nous plaisions, disaient plusieurs des sœurs qui avaient eu le bonheur d’entendre les avis et les entretiens de la fondatrice, nous nous plaisions à nous réunir autour d’elle, assises sur nos talons, et là nous goûtions toutes sortes de satisfactions à l’entendre discourir au milieu de nous. »[1]

Dans ces pieux entretiens, Mme d’Youville enseignait à ses filles l’obéissance, l’amour de la pauvreté et des pauvres, et surtout la confiance dans la Providence de Dieu, qui est le cachet particulier qu’elle a voulu imprimer à son Institut. C’est pour entretenir ses sœurs dans son abandon complet aux soins paternels de Celui qui l’a toujours si magnifiquement secourue que Mme d’Youville a ajouté aux différentes dévotions pratiquées dans sa communauté les litanies « de la Providence », récitées depuis la fondation de la maison.

Après la conquête, sa foi se manifeste, comme nous l’avons vu, par la crainte de voir la religion catholique disparaître de son pays, ce qui la remplissait de tristesse et lui faisait verser des larmes.

Elle observait rigoureusement les préceptes de cette religion qu’elle aimait tant. Nous avons dit avec quel bonheur elle allait chaque matin, malgré la rigueur de certaines saisons, entendre la sainte messe, pendant son veuvage et les commencements de sa vie religieuse. Et avec quelle foi et quelle dévotion elle s’approchait des sacrements de pénitence et d’eucharistie !

Elle honorait journellement les mystères de la Sainte-Trinité et de l’Incarnation par des invocations qui sont l’expression de sa foi et de sa confiance en Dieu et de son amour envers Jésus au tabernacle.

La dévotion à la sainte croix était l’une de celles pour lesquelles Mme d’Youville avait une prédilection. Heureuse pendant toute sa vie des épreuves que la Providence mettait constamment sur son chemin, Mme d’Youville a voulu en témoigner à Dieu toute sa reconnaissance en faisant de la croix l’objet de sa vénération particulière. Elle a choisi la fête de l’Invention de la Sainte Croix, le 3 mai, et celle de l’Exaltation de la Sainte Croix, le 14 septembre, comme les deux principales fêtes de son Institut, et en 1747 elle obtint du Souverain-Pontife une indulgence attachée à l’église de l’Hôpital Général pour ces deux fêtes.

Elle a voulu faire de ses religieuses des filles de la croix. Sur leur poitrine brille l’image de Jésus crucifié, qui leur rappelle sans cesse les souffrances et les humiliations de Celui qu’elles ont choisi comme époux et qui a dit : « Que celui qui veut venir après moi prenne sa croix et me suive. » Chaque jour ses filles doivent réciter plusieurs fois la strophe : « O crux, ave, spes unica ! »

Les Sœurs Grises ont adopté comme sceau de leur Institut une croix entourée d’une couronne d’épines, avec la devise : « In hoc signo vinces. » N’était-ce pas, en effet, le blason le mieux approprié aux filles d’une mère aussi crucifiée et aussi généreuse dans la souffrance ?

Cet amour de la croix portait naturellement Mme d’Youville à la dévotion et à la méditation de la passion du Sauveur. Chaque jour, elle honorait par une pratique de mortification corporelle les souffrances de Notre-Seigneur Jésus-Christ : le dimanche, Jésus priant au Jardin des Oliviers ; le lundi, Jésus flagellé ; le mardi, Jésus couronné d’épines ; le mercredi, Jésus condamné à mort ; le jeudi, Jésus portant sa croix ; le vendredi, Jésus crucifié ; le samedi, Jésus mort et enseveli. Et, chaque jour de la semaine, elle avait une pratique spéciale qui l’entretenait dans ses dévotions habituelles et qui en était comme l’expression : le dimanche, elle faisait une consécration à la Sainte-Trinité ; le lundi, une prière au Père Éternel ; le mardi, un acte de confiance à l’ange gardien ; le mercredi, un acte de consécration à saint Joseph ; le jeudi, une amende honorable au Sacré-Cœur de Jésus ; le vendredi, une consécration à la sainte croix ; le samedi, une prière à la Sainte-Vierge.

Mme d’Youville avait une grande dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Pour répandre cette dévotion à Ville-Marie, elle obtint du Saint-Siège, le 5 mai 1749, un indult qui lui permit d’ériger une confrérie du Sacré-Cœur dans l’église de son Hôpital, avec une indulgence plénière le jour de la fête du Sacré-Cœur et de plusieurs autres fêtes. M. Normant s’était inscrit le premier sur le registre de

M. LOUIS NORMANT, P. S.-S.
prêchant la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus
à Mme d’Youville et à ses pauvres.
cette confrérie, et toutes les Sœurs Grises l’imitèrent. Enfin, désireuse d’être un des premiers apôtres de la dévotion au Sacré-Cœur dans cette partie de la colonie, la fondatrice voulut qu’une des chapelles de son église lui fût dédiée.

Pour inspirer à ses filles cet amour du Sacré-Cœur, elle avait voulu leur rappeler les infinies tendresses de ce cœur adorable en faisant graver sur le crucifix suspendu sur leur poitrine l’emblème du cœur de Jésus, source où elles puiseront l’amour de la croix et la résignation dans les souffrances.

Parmi les mystères qu’elles méditent et qu’elles vénèrent, les âmes intérieures sont généralement portées à faire un choix, qui devient pour elles l’objet d’une dévotion spéciale. Dieu se plaît à multiplier à l’infini ses attraits et chaque âme que sa grâce pénètre devient comme une fleur d’un éclat et d’un parfum particuliers dans ce parterre varié.

La foi de Mme d’Youville en la puissance et la bonté infinies de Dieu lui fit éprouver une confiance sans limites dans la Providence et lui inspira une dévotion toute spéciale envers la personne adorable du Père Éternel. Elle était encore dans les liens du mariage lorsque son directeur, M. de Lescoat, lui avait annoncé sa future mission. Ce fut à ce moment qu’elle se sentit un attrait extraordinaire pour l’œuvre qu’elle entreprit ensuite, réalisant la prédiction qui lui avait été faite. Cet attrait, qui de l’intime de son âme avait répondu à cet appel prophétique, s’est exprimé dans une dévotion singulière au Père Éternel, qui fut depuis lors l’objet de sa plus entière confiance. « Comme dans ses communications avec Dieu, cette digne fondatrice, » dit M. Faillon, « avait appris que l’esprit propre de son Institut était une participation à cette divine paternité qui renferme en éminence tous les sentiments de charité, de tendre sollicitude, de compassion dont les sœurs doivent être animées à l’égard des pauvres, des malades, des orphelins, elle voulut que toutes ses filles allassent puiser à cette source universelle de tout don parfait l’esprit et les vertus de leur vocation. »[2] C’est dans ce but que Mme d’Youville a voulu que les sœurs récitassent tous les jours des litanies spéciales au Père Éternel, et cette coutume n’a jamais été interrompue dans la maison depuis 1770.

Dans ses besoins et ceux de ses pauvres comme pour l’expression de sa reconnaissance pour les bienfaiteurs de sa maison, le recours constant de la fondatrice était le Père Éternel. « Nous vous recommandons tous les jours au Père Éternel, » écrit-elle à une bienfaitrice de la maison. Et à une autre : Nous importunons souvent le Père Éternel pour qu’il vous conserve encore quelques années et vous récompense après d’une gloire éternelle. »[3]

Comme moyen nécessaire d’honorer dignement le Père Éternel, elle voulait que ses filles eussent recours à Jésus-Christ, qui est le seul médiateur auprès de son père et le distributeur de tous ses biens. « Car elle ne séparait pas dans son culte, » dit encore M. Faillon, « le Fils d’avec le Père, ou plutôt elle allait d’abord au Fils pour arriver plus sûrement par lui au Père Éternel, selon cette parole de Jésus-Christ lui-même : Personne ne vient à mon père que par moi. »[4]

La dévotion de Mme d’Youville pour la Sainte-Vierge était aussi vraiment filiale : comment aurait-elle pu ne pas aimer et vénérer Marie, la fille bien-aimée du Père Éternel, la mère de Notre-Seigneur et l’épouse du Saint-Esprit ? Elle recourait à elle dans tous ses besoins ; elle comprenait toute la puissance qu’a Marie sur le cœur de Dieu, qui ne sait rien lui refuser comme fille, comme épouse, comme mère. Aussi avons-nous vu cette pieuse femme, dès son entrée dans la maison où elle devait se donner à Dieu pour toujours, offrir par les mains de Marie le sacrifice de sa vie entière, désormais consacrée à Jésus-Christ qu’elle avait choisi pour époux.

Elle avait aussi une grande dévotion à saint Joseph. Ce grand saint, que Dieu a choisi pour le représenter sur la terre auprès de Jésus et de Marie, n’avait pas été oublié dans l’église de l’Hôpital. Peu de temps avant sa mort, Mme d’Youville avait fait peindre pour son église un grand tableau qui représentait saint Joseph portant l’Enfant-Jésus, ses outils de charpentier tout près de lui et une croix suspendue au-dessus de sa tête.

Enfin Mme d’Youville avait aussi proposé un autre modèle à la dévotion de ses filles : c’étaient les saints anges, à qui elle leur demandait de ressembler. Elle leur disait que, leur vocation les mettant en contact constant avec les vieillards et les enfants confiés à leurs soins, elles devaient s’efforcer d’être les anges visibles de ces pauvres malheureux et devenir, comme les anges célestes, des aides, des protectrices, des consolatrices pour les conduire au ciel.

Si la foi de la Vénérable s’exprimait par ses différentes dévotions envers Dieu et ses saints, elle paraissait encore dans le respect et la soumission qu’elle eut toujours pour ses supérieurs, qu’elle considérait comme les représentants de Dieu sur la terre. Pleine de déférence pour les avis de M. de Lescoat et de M. Normant, soit pour la direction de son âme, soit pour ses œuvres, elle se faisait un devoir de ne rien entreprendre sans les consulter et sans en être approuvée.

Cette soumission s’étendait même au temporel, et, lorsque les circonstances lui parurent favorables pour l’achat de la seigneurie de Châteauguay, on a vu qu’elle n’avait rien voulu conclure avant le retour du supérieur de son Institut, M. Montgolfier, qui se trouvait alors en Europe.

Son respect pour l’évêque ne fut pas moins complet et, quoique accusée par lui de manquer de franchise et presque soupçonnée de fraude dans ses emprunts pour l’Hôpital, elle ne sut répondre qu’avec la plus filiale déférence, tout en gardant vis-à-vis de lui l’attitude calme et digne de l’innocence.

Plus tard, quand Mme d’Youville demanda à Mgr de Pontbriand des règles pour le gouvernement de sa communauté, elle déclara qu’elle serait prête à recevoir celles qu’il jugerait à propos et, dans les engagements primitifs, elle eut soin de dire qu’elle et ses compagnes étaient prêtes à accepter de l’évêque tel supérieur qu’il voudrait bien leur donner.


L’espérance, qui puise sa force et sa vie dans la foi, fut, chez Mme d’Youville, à la hauteur de sa foi héroïque. Elle la manifesta dès sa jeunesse lorsque, Dieu lui ayant fait comprendre par des déceptions la fragilité du bonheur qui s’appuie sur des affections terrestres, elle renonça à tout ce qui peut entraîner et séduire ici-bas pour ne s’attacher qu’aux biens éternels promis par Jésus-Christ. Cette espérance lui a donné la force surnaturelle de suivre la voie que Dieu lui avait tracée et de correspondre à la grâce de sa vocation. Renoncer à tout plaisir mondain, mettre de côté toute parure, quitter les siens, ses enfants mêmes, pour adopter les idiots, les cancéreux et les malades de toutes sortes, voilà en abrégé les magnifiques résultats de sa fidèle correspondance à la grâce.

Cette espérance la portait à demander cette grâce, ces lumières qui sont le commencement du bonheur sans fin qui attend l’âme fidèle aux rivages de l’éternité.

En attendant la possession de Dieu au ciel, Mme d’Youville tâchait de vivre le plus possible en union avec son divin époux par une prière constante ; elle puisait dans l’oraison la grande force qui assurait le succès de ses œuvres et lui donnait la résignation et l’abandon parfait de tout son être à la volonté de son Créateur. « J’admire votre confiance en la Providence, » lui écrivait M. Montgolfier, « j’en ai connu des traits marqués depuis que j’ai l’honneur de vous connaître. »

Grâce à cette grande confiance en Dieu, on a vu Mme d’Youville souffrir les insultes, la calomnie et les maladies, acquitter les lourdes dettes de l’Hôpital, subir l’opposition des autorités, et malgré tout cela jeter les fondements d’une église, agrandir sa maison, entourer sa propriété d’un mur de trois mille six cents pieds de tour, subir deux incendies et, après le dernier, rebâtir l’Hôpital sur un plan plus vaste, nourrir et loger un nombre de pauvres qui augmentait chaque année, soigner les blessés et les prisonniers malades, aller porter en dehors de chez elle des secours aux sauvages atteints de la petite vérole, trouver le moyen de les recueillir et de les soigner chez elle, adopter les enfants trouvés, les incurables, les insensés, recevoir les femmes déchues et assurer par son travail et son dévouement le bonheur de tous ceux qui vivaient sous ses soins.

Cette ferme espérance, que tous les revers n’avaient pu ébranler, se manifesta encore, dans sa dernière maladie, par la soumission si parfaite avec laquelle elle accepta la mort, recevant avec une grande foi les derniers sacrements et, dès qu’elle eut recouvré l’usage de la parole, encourageant ses filles à se soumettre à la volonté divine. « C’est la volonté de Dieu, » leur répétait-elle, « il faut m’y soumettre ; soumettez-vous vous-mêmes à cette volonté, c’est Dieu qui exige ce sacrifice. »

Et voulant adoucir leur douleur par la pensée si consolante du ciel, elle ajoutait : « Ah ! que je serais heureuse si je me voyais au ciel avec toutes mes sœurs ! »


Mme d’Youville était profondément bonne, et cette bonté s’est manifestée, dans son enfance, par son affection et son respect pour ses maîtresses et sa soumission envers sa mère, qu’elle a aidée à un âge où les enfants ne songent d’ordinaire qu’à s’amuser, par sa tendresse pour ses frères et sœurs, dont elle était l’idole. Plus tard, lorsqu’elle se fut engagée dans le mariage, cette bonté la fit renoncer à tout amusement, même légitime, à tout désir de paraître, pour devenir martyre de son devoir en faisant les sacrifices les plus pénibles pour un mari si peu capable de les apprécier et même de les comprendre.

Mais lorsque son âme eut été subjuguée par l’attrait de la grâce et qu’elle eut répondu à l’appel de Dieu, qui la voulait parfaite, la bonté de Mme d’Youville, alimentée à la source de l’amour divin, se transforma et devint la plus grande de toutes les vertus : la charité. Elle comprit le bonheur goûté dans le sacrifice ; elle accepta sans se plaindre ceux qu’elle rencontrait au foyer domestique ; bien plus, elle eut soif de se donner, de se dépenser, de s’immoler ; sa charité rayonna autour d’elle et se manifesta aux yeux de tous.

Elle profita de la liberté qui lui était rendue par la mort de son mari pour s’enchaîner au service de Dieu et des délaissés, et, comme toutes les âmes qui ont pris Notre-Seigneur pour modèle de leur vie, rien n’arrêta plus son essor vers le bien. Elle renonça aux joies terrestres, à celles mêmes si légitimes de la famille, et, poussant jusqu’aux dernières limites son héroïque charité, elle quitta ses enfants pour devenir la mère et la servante de tous ceux que la société rejette et abandonne. Désormais sa famille sera composée de tous les souffrants, de tous les abandonnés, de tous les déshérités de la nature ; elle les logera, les nourrira, les consolera et les soignera comme une tendre mère, et pour cela elle donnera son travail et dépensera ses forces. L’amour de Dieu peut seul accomplir ces merveilles, réaliser ces admirables entreprises.

Cette charité de Mme d’Youville envers le prochain était alimentée par l’amour de Dieu. C’est l’une des vertus le plus en relief dans sa vie, qui en fut d’ailleurs un héroïque et continuel exercice.

Nous avons vu que toutes les œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle ont été pratiquées par la fondatrice. Depuis l’enfant abandonné dès son berceau jusqu’au vieillard penché vers la tombe, depuis le sauvage rongé par la fièvre jusqu’au criminel dans son cachot, toutes les misères ont trouvé un écho sympathique dans son cœur animé du souffle divin. Elle lisait le nom de Dieu partout et toutes les misères lui inspiraient le même sentiment ; elle soignait et pansait les plaies de l’étranger ; elle rachetait les captifs des mains de leurs ennemis ; comme épouse du Christ, elle embrassait toutes les âmes.

Souvent persécutée, calomniée, exposée même à perdre la vie, rien n’est venu interrompre le cours de ses bienfaits ni en tarir la source ; elle faisait le bien au milieu des revers avec la même ardeur que dans les succès, et jamais une plainte n’est sortie de ses lèvres contre aucun de ceux qui lui ont fait du mal, pas même contre ceux qui ont essayé de lui ravir l’honneur. De sorte qu’elle pouvait s’écrier avec saint Paul : « Qui me séparera de l’amour de Jésus-Christ ? Ce ne sera ni la vie, ni la mort, ni les persécutions, ni le glaive, ni la faim, ni aucune puissance. »

Mais si Mme d’Youville était si bonne et si charitable pour tous, quelle tendresse ne témoignait-elle pas à celles qui partageaient avec elle ses travaux et ses fatigues ? L’élévation de son caractère leur épargnait les mesquines exigences, les soupçons pénibles qui paralysent les meilleures natures. Droite et loyale, elle avait confiance dans les autres, et en retour elle possédait la confiance entière de ses compagnes, qui n’avaient aucun secret pour elle. Elle aimait surtout les novices, l’espoir de son Institut ; elle les regardait comme ses enfants bien-aimées, et celles-ci, en retour, la chérissaient comme la plus tendre des mères.

Et cependant, au sein de cette famille religieuse qu’elle avait formée avec tant de sollicitude, Mme d’Youville devait rencontrer — épreuve suprême — deux natures discordantes venant troubler la paix et l’union de sa communauté. Mais n’est-ce pas l’histoire de toute fondation religieuse ou même de toute bonne œuvre ? L’ennemi de la paix avait jeté un regard jaloux sur l’édifice élevé par la fondatrice au prix de tant de sacrifices ; jusqu’ici tous ses efforts avaient été impuissants à troubler la sérénité de Mme d’Youville et à la faire dévier du but qu’elle voulait atteindre : il essaya de nouveau de miner cette fondation qui promettait d’être glorieuse pour l’Église et de ravir tant d’âmes au mal, en suscitant l’envie au cœur de deux religieuses, dont l’une devait être expulsée.

Cette dernière épreuve, la plus cruelle de toutes, atteignit Mme d’Youville au cœur. Mais elle avait déjà surmonté tant d’obstacles et vaincu tant de difficultés qu’elle ne désespéra pas de triompher de celle-ci. « La douceur, » a dit saint Climaque, « est un rocher qui domine la mer, brise les flots irrités et demeure lui-même inébranlable. »

Avec la douceur, Mme d’Youville réussit à apaiser la discorde semée par les deux révoltées : l’une d’elles, nous l’avons dit, fut expulsée ; l’autre se repentit bien vite, et l’on oublia ses torts. La première, vaincue par la patience de la fondatrice, fut heureuse d’être admise plus tard au nombre des pauvres de la maison, avec lesquels elle finit ses jours. Chaque fois qu’elle assistait ensuite à une prise d’habit, elle versait des larmes et s’écriait : « En voilà encore une qui me remplace ! »



  1. M. Sattin.
  2. Page 268.
  3. M. Faillon, p. 269.
  4. Page 270.